Shakspeare et la musique

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Shakspeare et la musique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 428-445).
SHAKSPEARE ET LA MUSIQUE


Shakspeare in music, by Louis C. Elson ; London, 1901, David Nutt.


Suivons le même ordre que pour Dante : commençons par étudier Shakspeare dans la musique, et puis nous rechercherons ce qu’il y a de musique en lui.


I

Shakspeare a peut-être plus souvent que Dante inspiré la musique. Il n’y a pas de grand poète pour lequel, — et contre lequel aussi, — elle ait fait davantage. La musique, plusieurs du moins l’ont ainsi définie, est l’art du sentiment. Et le sentiment, encore plus que l’idée, forme le royaume de Shakspeare, son royaume immense en étendue comme en profondeur. On assure également que la musique a pour mission d’exprimer le côté dynamique et non statique des passions, ou, si vous préférez un langage moins barbare, leur force, leurs degrés et leurs mouvemens plutôt que leurs qualités et leur nature. Or, il n’est pas douteux que, dans cet ordre de l’action ou de l’activité de l’âme, de ses crises et de ses transports, Shakspeare encore n’offre au génie même de la musique une matière qu’il n’épuisera pas. Si enfin, comme Wagner a cru le découvrir et n’a fait en réalité que le rappeler, la musique a pour objet « le purement humain, » c’est-à-dire le sentiment en soi, dégagé de toute particularité et de toute contingence, elle trouvera dans Shakspeare le fond ou l’essence de la pure humanité. Ainsi la poésie de Shakspeare peut servir le drame lyrique moderne, qui se flatte, on le sait, d’être tout intérieur et prendrait volontiers pour devise la parole du moraliste : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. »

Mais Shakspeare ne représente pas les âmes isolées et abstraites. Il les fait vivre au sein et comme dans l’atmosphère de l’universelle vie. Une part est donnée en son œuvre aux accessoires et aux alentours : aux choses, à la nature, à la couleur historique ou locale, au spectacle enfin, que le théâtre de son temps était incapable de fournir aux yeux, mais que chacune de ses pièces, et parfois un seul de ses mots, suggère à l’imagination. par-là, par l’abondance des élémens ou des détails extérieurs, par le décor, par l’appareil ou l’attirail scénique, le génie shakspearien s’est adapté sans peine au genre musical qui précéda le drame lyrique, et c’est de ce point de vue que l’un des innombrables commentateurs du poète a pu regarder son œuvre comme une station sur la route de l’opéra[1].

De cette œuvre immense une partie seulement, — une parcelle même, au regard de l’ensemble, — a passé jusqu’ici dans la musique ou du moins s’y est conservée. Le catalogue dressé dans le volume qui fait le sujet, ou l’occasion, de ces pages est riche de noms inconnus. Au premier rang des autres, des plus glorieux, on lit celui de Coriolan. Coriolan, dans l’histoire de la musique, ne désigne qu’une ouverture, mais elle est de Beethoven, et si le drame pour lequel elle fut composée n’est pas celui de Shakspeare, on peut au moins reconnaître dans 1 âpre et brève symphonie, dans le conflit de sentimens qu’elle représente, une ébauche et comme un raccourci de l’âme du héros shakspearien.

A peu d’années de distance, mais à l’autre pôle de l’art, l’Otello de Rossini paraît aujourd’hui, — sauf deux pages au dernier acte, — une caricature du véritable Othello. De ces deux pages, l’une a pour texte une terzine de Dante et nous l’avons récemment rappelée ; la seconde n’est pas de Shakspeare, il s’en faut, pour les paroles, — mais, par le sentiment, elle est digne de lui. Bulle, trop belle peut-être d’ordonnance et d’eurythmie, la romance du Saule est un air d’opéra, presque de concert. Elle se divise en trois couplets. Une harpe, touchée par la jeune fille, l’annonce longuement et jusqu’à la fin l’accompagne. On peut critiquer la régularité du partage et la durée de la ritournelle ; s’étonner aussi de voir et d’entendre, — si longtemps, en un pareil moment, — une harpe aux mains de Desdemona. La vérité dramatique en souffre quelque offense, que rachète heureusement la beauté de la musique, la tristesse, la noblesse et la pureté de la mélodie. Celle-ci revient trois fois, je le sais. Mais il dépend de l’interprète qu’elle ne revienne pas la même. Et d’ailleurs elle ne l’est pas ; ou plutôt, identique au fond et par les notes essentielles, elle se transforme, grâce aux notes de passage ou d’ornement, aux traits, aux vocalises qui la parent et la fleurissent, de fleurs qu’il est aisé de rendre sombres et presque funéraires. La Malibran et sa sœur Mme Viardot ne firent-elles pas ainsi ? Un grand poète en a porté témoignage. Dans un article de ses Mélanges sur les débuts de Pauline Garcia, Musset a célébré les deux illustres et fraternelles cantatrices. Ailleurs, en quelques vers du Saule, il avait déjà donné de la fameuse romance la plus juste et la plus éloquente analyse :


La terreur brise, étend, précipite les sons.
…….
Mais quand, au dernier chant, la redoutable flamme
Pour la troisième fois vient repasser sur l’âme
Déjà prête à se fondre, et que dans sa frayeur
L’enfant presse en criant sa harpe sur son cœur…


La pensée, ou plutôt la passion, la suite et le progrès de la tragique élégie, tout est compris et décrit en ces vers. Il n’est pas jusque la harpe que ne nous fasse accepter, admirer même, la vision de ce geste et de cette poignante étreinte. Dans la poésie comme dans la musique, Shakspeare est présent ici. La musique, on le sait, a ses airs de bravoure ; elle en a d’épouvante aussi, et celui-là compte parmi les plus beaux.

Si la romance du Saule passe à juste titre pour un reste ou pour une relique (j’aimerais mieux « relique ») du vieil opéra italien, l’Hamlet d’Ambroise Thomas porte en maint endroit le caractère ou la marque du grand opéra français. « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. » De même, dans la philosophie et dans les rêves du prince de Danemark, il y a plus de choses, ou du moins il y a des choses que la musique n’a peut-être ni la mission ni la faculté de rendre. Mais cela n’empêche pas que l’œuvre d’Ambroise Thomas ne renferme quelques passages vraiment shakspeariens. La scène de l’esplanade est du nombre, avec la sombre introduction qui la prépare, avec ses récitatifs d’un style si grave, avec l’adjuration d’Hamlet, filialement douloureuse et tendre, avec la mélopée du spectre, traînante comme le brouillard, froide comme la mort et la nuit ; enfin, avec ces fanfares de trompettes, de « trompettes hideuses, » qui sonnent au loin dans le palais illuminé. Le roi meurtrier « passe la nuit à boire au milieu de l’orgie, et la timbale et la trompette proclament ses toasts triomphans. »

Les divers effets de cette belle scène, imités fidèlement de la poésie shakspearienne, sont permis et même réglés par elle. Dans un autre épisode, le plus fameux peut-être de l’opéra, l’esthétique du genre commandait quelques libertés ; elles ont été heureusement prises, et la beauté de l’original, par exception, n’en a pas souffert. Malgré le ballet déplacé mais obligatoire ; malgré l’étalage de virtuosité que la tradition impose à toute représentation vocale de la démence féminine (voir Lucia, le Pardon de Ploërmel et l’Étoile du Nord), la scène de l’égarement et de la mort d’Ophélie, sans traduire tout Shakspeare, ne le trahit pas non plus. Les librettistes, que volontiers j’appellerais ici poètes, nous montrent à l’Opéra ce qu’ailleurs la reine Gertrude ne fait que décrire, et deux vers d’Horace peuvent les justifier :


Segniùs irritant animos demissa per aurem,
Quam quæ sunt oculis subjecta


On voit à l’Opéra « les trophées champêtres » de la fair Ophelia « tomber avec elle dans le ruisseau en pleurs. » On la voit, on l’entend elle-même, « soutenue un moment, nouvelle sirène, chanter des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature formée pour cet élément. »

Il est dommage qu’elle chante autre chose : une valse, et des roulades plus fâcheuses encore, avec notes piquées et fioritures. D’un style moins pur que les vocalises du Saule, celles-ci ne sont pas des fleurs et n’ont rien de commun avec le : « sweets on the sweet » de la reine, honorant la douce morte. Mais l’entrée d’Ophélie et ses récitatifs, étonnés, interdits ; la phrase : Hamlet est mon époux, avec sa « chute mourante, » aurait dit le duc Orsino, du Soir des Rois ; enfin et surtout la ballade, chanson du Nord froide et pâle comme l’onde, tout cela vraiment est délicieux. J’aime, derrière la scène restée vide, le murmure attirant de l’invisible chœur, les derniers soupirs d’Ophélie, et jusqu’au thème d’amour qui revient et qui passe avec la forme blanche vaguement entrevue et mélodieuse encore.

La poétique de l’opéra transpose ici le sujet ou l’idéal, mais elle ne le dégrade ni ne le dénature. C’est bien l’esprit de Shakspeare qui flotte sur ces eaux. Les meilleurs juges, qui dans un pareil cas ne sont peut-être pas les musiciens, mais les écrivains purs, gardiens aisément jaloux du génie littéraire, ne s’y sont pas trompés. Voici comment l’un d’eux, et non des moindres, a parlé de cette scène : « Il y a dans le quatrième acte d’Hamlet une romance divine, dont le compositeur français a, dit-on, emprunté le thème à un chant populaire du Nord. Ces quelques mesures d’une mélancolie nostalgique et désespérée passent et repassent sans cesse dans la plainte d’Ophélie, tandis qu’autour d’elle ses compagnes vont et viennent, dansant et chantant elles aussi, et c’est le contraste, toujours poignant pour le cœur, de la vie qui s’égaie, qui se déploie, insoucieuse, autour de l’âme en proie à la passion solitaire, au douloureux martyre de sa plaie intime… « Ah ! soupire-t-elle, heureuse l’épouse au bras de l’époux ! » Et sa raison s’en va dans ce soupir… Et elle marche vers le fleuve qui coule, qui coule, promettant la couche où toute souffrance s’oublie… Non, laissez-la, vous toutes à qui elle a distribué les fleurs de son bouquet avec sa grâce blessée, laissez-la s’en aller vers cette eau, — moins trompeuse que le cœur de l’homme, moins mouvante que l’espérance, moins rapide dans sa course que la fuite de l’heure douce, — et y noyer, avec le souvenir de la joie perdue, son inguérissable amour. « Adieu, soupire-t-elle encore, adieu mon doux ami. » La vie peut continuer de rire et de tournoyer, le printemps de prodiguer la lumière et les parfums, l’âme malade est affranchie pour jamais[2]. »

On a rarement donné de la mort d’Ophélie un plus fidèle et plus touchant commentaire. Et, puisqu’il nous revient à propos de la musique et pour ainsi dire à travers elle, c’est donc que la musique ici, loin d’offusquer ou d’altérer la beauté de Shakspeare, a su la faire mieux comprendre et plus tendrement aimer.

Deux grands maîtres, — Français encore, — se sont en quelque manière partagé Roméo et Juliette. L’Hamlet musical, — je parle de celui qui serait un chef-d’œuvre, — reste à faire, ou du moins, si peut-être il est impossible, à tenter ; mais il semble bien que Berlioz et Gounod aient comme exprimé de Roméo toute la musique dont le drame était capable.

Le Roméo de Shakspeare, qui n’est pas seulement amour, est d’abord et surtout cela. Et c’est cela (Berlioz ayant pris le reste) que le génie de Gounod mieux que nul autre a su rendre ; c’est en cela que le musicien a quelquefois égalé le poète.

Il ne faut pourtant pas oublier que le Roméo de Berlioz contient une scène d’amour admirable. Beaucoup d’artistes la tiennent pour le chef-d’œuvre du maître, et Berlioz fut le premier à penser ainsi. Le thème principal de cet adagio symphonique est d’une qualité supérieure : sa noblesse, sa grandeur, sa passion n’ont d’égale que sa pureté. Le timbre des violoncelles ajoute à sa courbe sonore, qui se ferme et se noue, l’ardeur et le frémissement d’une étreinte. Pourtant, si beau que soit l’épisode, il semble, étant unique, inégal à tant d’amour. Encore, si tout le sentiment, toute la tendresse du couple immortel s’y était condensée ! Mais il faut avouer que plutôt elle s’y délaie. Ici, comme souvent, le génie, qu’on est convenu d’appeler symphonique, de Berlioz, ne l’est qu’à moitié, consistant beaucoup plus dans l’invention et le groupement (d’ailleurs merveilleux) des sonorités que dans le développement d’abord, puis dans la reprise d’une idée maîtresse. Pour admirable que soit le thème qui nous occupe, il se répète, au lieu de s’étendre et de se ramasser tour à tour. Il manque, en ce demi-chef-d’œuvre, avec l’évolution et le progrès, le raccourci qui concentre dans le prélude d’un Tristan, par exemple, l’essence ou l’âme d’une double et sublime destinée d’amour.

D’un bout à l’autre de l’opéra de Gounod, on entend cette âme chanter. Elle anime les trois pages maîtresses de l’ouvrage, qui sont trois duos : l’un de fiançailles, l’autre d’hymen, et le dernier de mort ; duos d’amour tous les trois, mais non du même amour. Modo cantat amor esuriens, modo fruens amor. Gounod, qui citait volontiers saint Augustin, a connu cette distinction, et l’a respectée.

En sa musique toujours tendre, le désir, la joie et la souffrance d’amour n’ont pas des accens pareils. Plus encore peut-être que le charme et les grâces coutumières, plus que la grandeur tragique et vraiment sublime (voir la scène des Tombeaux et maint éclat du duo de l’Alouette), il faut admirer dans Roméo l’abondance et la variété. C’est un chef-d’œuvre à cet égard que l’acte du balcon tout entier. Chef-d’œuvre par la diversité des formes et par leur souplesse, il l’est aussi par le naturel et la liberté du dialogue ; il l’est enfin par la vérité des moindres détails, par la juste et fine expression des nuances les plus délicates. La musique est ici non moins que la parole une merveilleuse ouvrière d’analyse et de psychologie. Le cœur de Juliette, ce cœur exquis et parfait, complexe aussi (du moins en cette scène) entre tous les cœurs de femme, ce cœur où toutes « les passions de l’amour » se mêlent comme en un jeu délicieux et changeant, a trouvé dans la musique de Gounod un miroir aussi fidèle que la poésie de Shakspeare, et peut-être encore plus profond.

Si maintenant on cherchait quel élément de la musique pure donne à Roméo comme à Faust la tendresse qui fait le caractère sentimental ou l’éthos de l’art de Gounod, on trouverait peut-être que c’est la mélodie, et dans la mélodie la cadence. On rapporte que, de toutes les notes d’un chant, les dernières touchaient le plus Shakspeare ; il leur trouvait la même beauté qu’aux paroles des mourans. « Le coucher du soleil, a-t-il dit, le finale d’une mélodie, — l’arrière-goût des douceurs en est toujours le plus doux, — restent gravés dans la mémoire[3]. » S’il avait connu certaines mélodies que son Roméo devait inspirer un jour, il les aurait aimées pour le charme de leur désinence et pour leur arrière-goût de douceur.

Entre Shakspeare et la musique, la plus récente rencontre n’a pas été la moins heureuse. Pour que leur union, trop souvent inégale, fût digne de l’un et de l’autre, on sait quel musicien-poète s’est entremis. Il a fait davantage : il s’est oublié. Avec tout son talent et tout son cœur, M. Boito a voulu n’être que l’artisan, — quand il en pouvait être l’élu, — de ces noces mystérieuses Otello, Falstaff, deux chefs-d’œuvre de la « musique shakspesrienne, » en ont été les fruits. C’est au contact du génie de Shakspeare que le génie de Verdi a jeté ses derniers feux, peut-être les plus éclatans. Dans le vieil et grand musicien d’Italie, un connaisseur, un créateur d’âmes s’est révélé, qu’on ne soupçonnaît guère. Otello et Desdemona, Falstaff et les joyeuses commères, existaient déjà par les mots ; désormais ils vivent aussi par les sons. Shakspeare leur avait donné la plénitude de l’être ; ils en devront à Verdi la surabondance.

Cette nouvelle vie a tout accru de l’ancienne, sans en rien altérer. Par des exemples et des comparaisons, il serait aisé de l’établir : la vérité, la vérité morale, ou passionnelle, ou pathétique ; la vérité dans la joie et dans la souffrance ; ici la vérité criante, comme on dit, et là riante, comme on serait tenté de dire, voilà le signe glorieux, — et nouveau, — des deux opéras shakspeariens de Verdi. Situations, caractères, la musique d’Otello et de Falstaff, loin de rien fausser, a renforcé tout. Elle a rempli son office, étrange et supérieur, de musique. Elle a fait sensible au cœur la vérité, que le langage humain, pour admirable qu’il soit, manifeste surtout à l’intelligence. Elle a, comme toujours, — et peut-être comme jamais depuis qu’elle se mesure avec la poésie de Shakspeare, — élevé la beauté de l’ordre de l’esprit à l’ordre de l’âme. Et qu’une telle fortune soit échue à la musique italienne, il n’y a là qu’un juste retour. On sait par quelles attaches ou par quelles racines le drame et la comédie de Shakspeare tiennent aux vieux récits italiens. Les deux Italies que Montégut distinguait volontiers, l’Italie tragique et la rieuse Italie, avaient contribué jadis à former le génie du poète anglo-saxon. Par Otello et par Falstaff, par tout ce que la musique a mêlé ou rendu de beauté latine à l’œuvre de douleur et à l’œuvre de joie, elles n’ont fait l’une et l’autre que rentrer en quelque sorte dans leurs apports glorieux.

Aussi bien que les personnages de Shakspeare, la musique a su parfois évoquer leur « milieu, » comme on dit, ou, — comme on devrait dire, — leur entourage. Le premier acte de l’Otello de Verdi se passe dans un paysage sonore et changeant, qui va, par une dégradation exquise, de la plus furieuse tempête au lever de l’étoile d’amour dans le ciel redevenu serein. Les trois premiers actes de Falstaff ne sont que de comédie ; mais le quatrième, dès le début et presque en entier, appartient à la nature. Le rideau se lève sur une clairière du parc de Windsor et le fameux chêne de Herne. Les trompes des gardes-chasse se répondent ; la lune resplendit. Une voix alors se fait entendre, une jeune, une amoureuse voix. Elle chante un sonnet délicieux, dont les paroles ont la grâce un peu maniérée de certains sonnets de Shakspeare, et dont la mélodie, non moins exquise et subtile, filtre au travers du feuillage et vient mourir sur le gazon. Pour l’équilibre de l’œuvre, un contraste, une compensation était ici nécessaire. Après tant d’action et de mouvement, il fallait ce repos ; après l’agitation et les intrigues des hommes, la paix et la simplicité des choses sereines, le mystère, presque le silence et les doux bienfaits de la nuit.

La musique shakspearienne compte encore d’autres nocturnes. Au second acte du Roméo de Gounod, sans parler du prélude et de l’épilogue instrumental, telle phrase de l’amant ou de l’amante, et par exemple celle-ci, de Roméo : O nuit ! sous tes ailes obscures abrite-moi ! enveloppe le balcon de Juliette de parfums et d’ombre étoilée. Qui ne connaît et n’admire le principal épisode, pittoresque et presque imitatif autant que passionné, du duo nuptial : celui « de l’Alouette » ? Shakspeare paraît avoir été sensible au chant des oiseaux, ou seulement à leur présence. Rappelez-vous la remarque, tragique par sa grâce même, de Duncan et de Banquo arrivant au château de Macbeth, qui va leur être fatal :


DUNCAN. — La situation de ce château est charmante ; l’air se recommande légèrement et doucement à nos sens délicats.

BANQUO. — Cet hôte de l’été, le martinet familier des temples, prouve, par sa chère résidence, que l’haleine du ciel a ici des caresses embaumées… J’ai observé qu’où cet oiseau habite et se multiplie, l’air est très pur.


Shakspeare, qui regardait l’hirondelle, ne l’a pas, comme Dante, écoutée. Et la musique d’après Shakspeare n’a pas imité son chant ou son cri. Mais, dans l’opéra de Gounod, elle a noté celui de l’alouette ; avec cinq ou six notes cristallines, elle a su, mieux encore que la poésie, évoquer un paysage d’aurore et faire entrer dans la chambre nuptiale toute la fraîcheur et toute la lumière du matin.

Grand paysagiste et grand décorateur, voilà ce que, dans son Roméo, Berlioz est peut-être le plus. Le prologue, dont Gounod se souvint en écrivant le sien, est admirable de vie et de vérité pittoresque. La « Fête chez Capulet » égale en coloris les somptueuses compositions de l’école vénitienne, et je doute si, par le mouvement et la fougue, elle ne les surpasse point. Mais le chef-d’œuvre de la partition et l’un des chefs-d’œuvre de Berlioz, c’est la rêverie de Roméo dans le jardin solitaire et silencieux. Sur le fond, obscur à dessein, de l’orchestre, le frisson attardé d’un tambour de basque, un souvenir du bal, un couplet que s’en vont chantant là-bas de jeunes compagnons, jettent tour à tour de pâles et furtives lueurs. La musique ici ne décrit pas : avec une puissance qui tient à sa brièveté même, elle indique, elle suggère seulement. Elle réalise en quelques traits la beauté du lieu et celle de l’heure. Si vaste que soit le champ ouvert par la poésie à notre imagination, la musique le remplit tout entier. Elle fait passer dans l’ordre sonore la vision shakspearienne de la nature, comme ailleurs elle y introduit l’idéal shakspearien de l’humanité.

Elle évoque même parfois le décor de la féerie et du rêve, et nous ne saurions clore la liste des musiciens qu’inspira le poète, sans en rappeler un qu’on affecte d’oublier aujourd’hui : le Mendelssohn du Songe d’une nuit d’été. On ne cite plus guère, — avec ironie, — que la marche, nuptiale entre toutes : celle dont quelqu’un a dit plaisamment qu’elle est, avec la Marseillaise, le morceau qui a conduit le plus de gens à la bataille. Mais le sens ou la valeur shakspearienne de la musique de Mendelssohn n’est pas là : elle est dans l’expression d’une vie légère et subtile animant les esprits de l’air ; que dis-je, elle est, plus profondément encore, dans la représentation par les sons de l’air lui-même, de tout un ordre de phénomènes et de beautés, d’un élément enfin de la nature, dont la comédie de Shakspeare est le poème et la partition de Mendelssohn la symphonie.

Ainsi, dans une certaine mesure, la musique a fait siens les deux mondes : celui de la nature et celui de l’âme, qu’un Shakspeare avait créés. Oui, vraiment, elle les a faits siens ; elle a pris quelque chose à Shakspeare, pour le lui rendre au centuple ; non pour dépouiller le poète, mais pour l’enrichir, pour l’embellir encore et mettre le comble à sa gloire ainsi qu’à notre joie. La musique d’ailleurs, — j’entends la vraie, la grande, — n’agit pas autrement en ses rencontres avec la poésie. Elle n’est pas le miroir passif et seulement fidèle ; elle est le foyer de cristal qui rassemble en faisceau les rayons de la vérité et de la vie.


II

Voilà Shakspeare musical, j’allais écrire « musicable. » Et voici maintenant Shakspeare musicien. Il l’a été doublement J’entends d’abord qu’il a beaucoup parlé de la musique et je veux dire aussi que souvent c’est par la musique même qu’il a parlé.

Il a parlé de toute la musique et comme s’il n’avait rien ignoré, surtout rien dédaigné d’elle : aucun de ses élémens, aucune de ses formes ni de ses beautés. Il eut le goût du chant, et le goût le plus pur. Dans une scène du Roi Lear, telle suite de quatre notes dont la succession était alors interdite est citée comme un signe de désordres et un présage de malheurs. Le dialogue suivant, des Deux Gentilshommes de Vérone, trahit un sentiment raffiné des exigences et même des convenances de la voix. La scène se passe entre Lucette et Julia.

Lucette se baisse et ramasse un papier.


JULIA. — Quelque amoureux à vous, qui vous aura écrit en bouts-rimés.

LUCETTE. — Pour que je puisse les chanter, madame, donnez-moi un air. Votre Grâce sait mettre les choses en musique.

JULIA. — Aussi mal que possible de pareilles sornettes. Chantez-les sur l’air de Léger amour[4]

LUCETTE. — Ces vers sont trop graves pour un air si léger.

JULIA. — Trop graves ! La note doit être en bourdon.

LUCETTE. — Elle doit être la mélodie même, si c’est vous qui la chantez.

JULIA. — Et pourquoi pas vous ?

LUCETTE. — Je ne puis atteindre cette note-là.

JULIA. — Voyons votre chanson. (Elle prend le papier et fredonne.)

LUCETTE. — Continuez sur ce ton jusqu’à la fin. Et pourtant, à vrai dire, votre ton ne me plaît guère.

JULIA. — Il ne vous plaît guère ?

LUCETTE. — Non, madame, il est trop haut.

JULIA. — Et vous, mignonne, vous êtes trop impertinente.

LUCETTE. — Maintenant, il est trop bas[5].


Ce petit débat musical atteste une délicatesse de l’oreille et de l’esprit assez rare, que peut seule satisfaire l’observance des moindres rapports, la parfaite corrélation des paroles non seulement avec le caractère, mais avec la tonalité même et la hauteur de la mélodie.

Shakspeare aimait aussi la danse, et particulièrement la danse chantée, fort en usage alors. En plus d’une de ses pièces, (le Soir des Rois, Beaucoup de bruit pour rien), il est question, parfois avec détail, de diverses sortes de danse. L’une des plus souvent citées est la morisque. Originaire d’Espagne, elle se mêla très vite en Angleterre à certaine pantomime qui figurait les faits et gestes de Robin Hood. Un célèbre danseur du temps y excellait : Kemp, qui fut l’ami de Shakspeare et créa même en ses ouvrages de petits rôles, comme celui de Pierre dans Roméo.

Le poète n’était pas moins sensible au son des instrumens qu’à celui de la voix. Nous disons : des instrumens, et non de l’orchestre, qui ne faisait guère que de naître. Moins avancée que l’Italie, l’Angleterre pourtant connaissait et pratiquait déjà certaines combinaisons instrumentales : le consort whole, formé par des instrumens de même famille et, dans le cas contraire, le broken consort. Un des instrumens les plus en vogue au temps d’Elisabeth s’appelait le virginal, espèce de clavecin primitif, dont les cordes étaient touchées par des becs de plume. Bien que sa royale protectrice en jouât elle-même, Shakspeare n’y a fait qu’une seule allusion, mais dans un sonnet délicieux :


Que de fois, ô ma vivante musique, quand tu joues de la musique sur ce bois bienheureux dont la vibration résonne sous tes doigts harmonieux, quand tu règles si doucement l’accord métallique qui ravit mon oreille,

J’envie les touches qui, dans leurs bonds agiles, baisent le tendre creux de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir cette récolte, restent près de toi, toutes rouges de la hardiesse du bois !

Pour être ainsi caressées, elles changeraient bien d’état et de place avec les louches dansantes sur lesquelles les doigts se promènent d’une si douce allure, rendant le bois mort plus heureux que des lèvres vivantes.

Puisque ces petites effrontées en sont si joyeuses, donne-leur tes doigts à baiser, mais donne-moi tes lèvres.


A travers le théâtre de Shakspeare, on entend résonner en quelque sorte tous les instrumens de son temps. Inégaux en dignité, la viole et le luth étaient parmi les plus usités. Si nous en croyons Shylock, on faisait peu de cas du fifre. « Eh quoi ! s’écrie le juif, il y aura des masques ? Écoutez-moi, Jessica : fermez bien mes portes, et quand vous entendrez le tambour et l’ignoble fausset du fifre, n’allez pas grimper aux croisées, ni allonger votre tête sur la voie publique pour contempler ces fous de chrétiens aux visages vernis. » Dans Coriolan, il suffit de quelques noms d’instrumens et d’une image éclatante pour donner l’impression d’une symphonie triomphale : « Écoutez ! les trompettes, les saquebuttes, les psaltérions, les fifres, les tambours, les cymbales et les acclamations des Romains font danser le soleil. »

Parmi les plus belles comparaisons de Shakspeare, il en est d’empruntées aux instrumens : « You are a fair viol, » dit Périclès à la fille d’Antiochus. Dans le Roi Henry IV (1re partie), un mot du prince Henry : « J’ai touché la corde la plus basse de l’humilité, » rappelle un peu la définition que Chopin donnait de lui-même : « Je suis comme le mi d’un violon sur une contrebasse. » Ailleurs, c’est Norfolk banni qui se plaint en ces termes :


Sentence rigoureuse, mon souverain Seigneur !… L’idiome que j’ai appris depuis quarante années, mon anglais natal, je dois désormais l’oublier. Et désormais ma langue me sera aussi inutile qu’une viole ou une harpe sans cordes, qu’un bon instrument enfermé dans son étui ou mis entre des mains qui ne savent pas le toucher.


Faut-il rappeler enfin le fameux dialogue d’Hamlet et de Guildenstern :


HAMLET. — Voulez-vous jouer de cette flûte ?

GUILDENSTERN. — Monseigneur, je ne suis pas.

HAMLET. — C’est aussi facile que de mentir. Promenez les doigts et le pouce sur ces soupapes ; soufflez ici avec la bouche et cela proférera la plus parfaite musique. Voyez, voici les trous.

GUILDENSTERN. — Mais je ne puis forcer ces trous à exprimer aucune harmonie. Je n’ai pas ce talent.

HAMLET. — Eh bien ! voyez maintenant quel peu de cas vous faites de moi. Vous voulez vous jouer de moi, vous voulez avoir l’air de connaître mes trous, vous voulez arracher l’âme de mon secret, vous voulez me faire résonner tout entier, depuis la note la plus basse jusqu’au sommet de la gamme. Et pourtant, ce petit instrument qui est plein de musique, qui a une voix admirable, vous ne pouvez arriver à le faire parler. Sang dieu ! Croyez-vous qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une flûte ? Prenez-moi pour l’instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais jouer de moi.


Cela ne rappelle-t-il pas le roseau pensant de Pascal et jamais l’imagination d’un poète a-t-elle mêlé ainsi l’âme d’un instrument à l’âme de l’humanité ?

Joueurs de flûte, de luth ou de viole, chanteurs et trouvères errans, le moyen âge anglais avait traité les musiciens en général, — au moins les exécutans et les professionnels, — avec un mépris dont l’œuvre de Shakspeare a gardé les traces. Mercutio s’indigne quelque part qu’on le qualifie de ménestrel. Leur culture d’esprit correspondait souvent à leur condition. On assure qu’il n’était pas impossible, — il y a trois siècles, — de rencontrer « des personnes douées par la nature d’une belle voix, et dont l’éducation n’avait pas été poussée plus haut que leur gosier[6]. » D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que les chanteurs — alors — ne comptaient pas toujours parmi les artistes les plus intelligens. Ils étaient déjà de ceux qui se font le plus longtemps prier, et dans ses comédies Shakspeare s’est moqué maintes fois de leurs façons et de leurs cérémonies.

Il a médit souvent des musiciens, mais jamais de la musique elle-même. Il aurait pu se vanter, avant notre Beaumarchais, de l’avoir aimée « sans inconstance et même sans infidélité, » mais d’un amour autrement passionné, sérieux et pur. Il l’aimait pour toutes ses grâces et pour toutes ses puissances, pour toutes ses beautés et tous ses dons ; pour sa joie, et peut-être encore davantage pour sa tristesse. Plus d’un personnage de Shakspeare cherche et trouve dans la mélodie « jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique. » — « Je ne suis jamais gaie, murmure Nérissa pensive, lorsque j’entends une musique douce. » Jacques, dans le Soir des Rois, s’écrie : « Encore, je t’en prie, encore ! Je puis sucer la mélancolie d’une chanson comme une belette suce un œuf. » Feste, le bouffon du Soir des Rois, a des chansons tristes à mourir, et quand le duc lui jette sa bourse et ce remerciement : « Voilà pour ta peine ! » le clown lui répond avec un sourire étrange : « Aucune peine, monsieur, je chante pour mon plaisir. » Enfin, quel dilettante, et quel dilettante amoureux, a jamais senti plus délicatement que le duc Orsino, la douceur furtive des sons qui naît d’un souffle et qu’un souffle, hélas ! peut faire évanouir ? « Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours, donnez-m’en à l’excès, que ma passion saturée en soit malade et expire ! Cette mesure encore une fois ! Elle avait une cadence mourante. Oh ! elle a effleuré mon oreille comme le suave zéphyr qui souffle sur un banc de violettes, dérobant et emportant un parfum… Assez, pas davantage ! Ce n’est plus aussi suave qu’auparavant[7]. »

Un connaisseur tel que ce prince, et tel que Shakspeare lui-même, demande à la musique non seulement la beauté, mais la convenance ; ou plutôt la convenance est pour lui la suprême beauté. Il sait tout ce qu’ajoute au pouvoir des sons le prestige des lieux ou de l’heure.

« Une musique ! Ecoute, Nérissa, » dit la Portia du Marchand de Venise :


NERISSA. — C’est la vôtre, madame, celle de la maison.

PORTIA. — Rien n’est parfait, je le vois, qu’à sa place. Il me semble qu’elle est bien plus harmonieuse que le jour.

NERISSA. — C’est le silence qui lui donne ce charme, madame.

PORTIA. — Le corbeau chante aussi bien que l’alouette pour qui n’y fait pas attention, et je crois que, si le rossignol chantait le jour quand les oies croassent, il ne passerait pas pour meilleur musicien que le roitelet. Que de choses n’obtiennent ainsi qu’à leur saison leur juste assaisonnement de louanges et de perfection[8] !


Sur la vertu morale de la musique, il semble que Shakspeare hésite, ou plutôt qu’il varie. Ses personnages tiennent à ce sujet des propos divers. « Il est bon, dit l’un d’eux (le duc, dans Mesure pour mesure), il est bon d’aimer la musique, quoiqu’elle ait souvent le don magique de changer le mal en bien et de provoquer le bien au mal. » Pour l’honneur de la musique, on peut regretter sans doute que Iago, « un scélérat, » l’ait aimée, ou que du moins, sans l’aimer peut-être, il l’ait fait servir à ses mauvais desseins et à la perte de Cassio[9]. Aussi bien, dans l’œuvre entière de Shakspeare abondent les témoignages contraires, qui relèvent notre art et le glorifient. On trouve dans Shylock un des plus célèbres et des plus éclatans : « L’homme qui n’a pas de musique en lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines. Les mouvemens de son âme sont mornes comme la nuit et ses affections noires comme l’Erèbe. Défiez-vous d’un tel homme. »

De même que Dante n’avait pas mis de musicien dans l’enfer, Shakspeare n’a pas mis d’enfer dans l’âme des musiciens. Il a senti que la musique est amour. L’un des premiers, et peut-être le seul de son temps, il a compris le sens et même le devoir social, — ou, plus simplement, et comme on disait autrefois, — charitable, de la musique, lorsqu’il a tiré de l’harmonie cette profonde et magnifique leçon :


Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu si mélancoliquement la musique ? Ce qui est doux ne heurte pas ce qui est doux ; la joie se plaît à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu goûtes ainsi sans gaîté, ou du moins goûtes-tu avec plaisir ce qui t’attriste ?

Si le juste accord des notes assorties, mariées par la mesure, blesse ton oreille, ce n’est que parce qu’elles te grondent de perdre dans un solo la partie que tu dois au concert.

Remarque comme les cordes, ces suaves épousées, vibrent l’une contre l’autre par une mutuelle harmonie : on dirait le père et l’enfant et la mère heureuse, qui tous, ne faisant qu’un, chantent une même note charmante !

Voix sans paroles, dont le chant multiple, quoique semblant unique, te murmure ceci : « Solitaire, tu t’anéantis ! »


Mais ce que Shakspeare a dit de la musique est peu de chose auprès de ce qu’il l’a chargée elle-même d’exprimer. A chaque instant, il l’a prise pour auxiliaire, pour collaboratrice, et ce recours direct est parmi les plus précieux hommages qu’elle ait jamais reçus. Shakspeare est, depuis les Grecs, le premier grand poète de théâtre qui ait fait dans son œuvre une place à la musique. Il est même en réalité le seul. Tandis que les chœurs d’Esther ou d’Athalie, voire l’ouverture et les « mélodrames » d’Egmont, ne constituent que l’accessoire, ou la parure, des deux tragédies de Racine et de la pièce de Gœthe, la musique entre comme un élément nécessaire, essentiel, dans la comédie et dans le drame shakspearien. De cette multitude de faits et de sentimens qu’est le théâtre de Shakspeare, la musique est le témoin et l’interprète, à côté, presque à l’égal de la poésie. Musique de joie et musique de deuil, marches triomphales, ou funèbres ; musique de fête, de danse, de banquet et quelquefois d’orgie ; musique d’amour, fraîches aubades et sérénades mélancoliques ; musique de chasse et de guerre, fanfares de trompettes mêlées à la décharge des mousquets et sonneries de cor au fond des bois ; spirituels couplets de clowns ou de bouffons, grossiers refrains de corps de garde ou de taverne ; vieilles et simples ballades, que les Pileuses travaillant au soleil, les « libres filles qui tissent avec la navette, » ont coutume de chanter ; naïves et tristes complaintes qui passent comme des ombres sur l’âme égarée d’Ophélie ou sur l’âme inquiète de Desdemona : on trouve dans Shakspeare non seulement toutes les paroles, mais toute la musique de la vie et toute celle aussi de la mort.

Elle existe réellement, cette musique ; elle est notée, et l’ouvrage qui nous a fourni l’idée de la présente étude en contient de nombreux et authentiques fragmens. Il ne serait pas sans intérêt de comparer la musique originale des pièces de Shakspeare, — musique populaire le plus souvent, — avec la musique inspirée par les mêmes sujets ou les mêmes personnages, aux maîtres de l’opéra que nous avons appelé shakspearien. On verrait alors à l’œuvre le génie qui transforme et transfigure, à moins que, par une rencontre fortuite, et de lui-même ignorée, il ne fasse qu’imiter ou reproduire. Ce dernier cas fut une fois celui de Verdi, et le scherzetto fameux de Falstaff : « Quando erò paggio del duca di Norfolk, » rappelle de très près non seulement par les paroles, mais par le mouvement, par le rythme et les valeurs musicales, certain rondeau : « When that I was a little tiny boy, » que chante Feste, le clown, à la fin du Soir des Rois.

Aussi bien la question, ou plutôt la conclusion n’est pas là. Qu’importe, malgré l’intérêt que nous y avons pu prendre, la musique dans Shakspeare, d’après ou selon lui ? Voici quelque chose de plus précieux, de plus digne, au moment de finir, d’être signalé et retenu. C’est dans l’admirable scène du Roi Lear, au dernier acte :

« Entrent Cordelia et Kent. Au fond du théâtre, Lear est sur un lit, endormi. Un médecin, un gentilhomme et des serviteurs sont auprès de lui. MUSIQUE.


CORDELIA, au médecin. — Comment va le roi ?

LE MEDECIN. — Madame, il dort toujours.

CORDELIA. — O dieux propices, réparez la vaste brèche faite à sa nature accablée ! Oh ! remettez en ordre les idées faussées et discordantes de ce père redevenu enfant !

LE MEDECIN, à Cordelia. — Je vous en prie, approchez. Plus haut, la musique !

CORDELIA, penchée sur son père. — O mon père chéri ! Puisse la guérison suspendre son baume à tes lèvres, et ce baiser réparer les lésions violentes que mes deux sœurs ont faites à ta majesté !… Quand tu n’aurais pas été leur père, ces boucles blanches auraient dû provoquer leur pitié. Cette tête était-elle faite pour être exposée aux vents ameutés, pour lutter contre le tonnerre redoutable et profond, contre le terrible fer croisé des rapide » éclairs, pour veiller, pauvre sentinelle perdue, sous ce mince cimier !… Le chien de mon ennemie, quand il m’aurait mordue, serait resté cette nuit-là au coin de mon feu. Et tu as été forcé, pauvre père, de te loger avec les pourceaux et les misérables sans asile sur un fumier infect ! Hélas ! hélas ! c’est merveille que la vie et la raison ne t’aient pas été enlevées du même coup.


« MUSIQUE. » — Parmi les indications matérielles d’une telle scène, pourquoi celle-ci, la dernière pourtant, domine-t-elle toutes les autres ? Pourquoi ce mot écrit en haut de cette page ? Pourquoi faut-il que la musique accompagne, même au risque de les couvrir, d’aussi magnifiques paroles ? C’est premièrement parce qu’elle eut toujours le divin pouvoir d’apaiser, de consoler et de guérir. Mais c’est encore, et la raison est plus profonde, parce qu’un Shakspeare même, comme un Dante, à quelquefois douté, peut-être désespéré de la poésie ; parce qu’à certains momens, il a touché pour ainsi dire les limites du verbe, et senti que la musique seule était capable de les franchir.

Ce n’est pas tout, et, parmi tant de paroles sur la musique, celle-ci, qui sera la dernière, nous paraît la plus haute :


Vois, — dit à Jessica Lorenzo, lui montrant la nuit étoilée, — vois comme le parquet du ciel est partout incrusté de disques d’or lumineux. De tous ces globules que tu contemples, il n’est pas jusqu’au plus petit qui, dans son mouvement, ne chante comme un ange, en perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie pareille existe dans les âmes immortelles ; mais, tant que cette argile périssable les couvre de son vêtement grossier, nous ne pouvons l’entendre.


Pour le coup, Shakspeare ici rejoint Dante. Ces concerts célestes, le plus grand des poètes mystiques les avait entendus ; ils sont demeurés inouïs au plus grand des poètes humains. Mais celui-ci du moins en eut l’intuition, le désir et l’espérance ; et, si Shakspeare a fait de la musique la compagne surtout de notre vie mortelle, il a cru, ne fût-ce qu’un moment, à son immortalité.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Barret Wendell (cité par M. Elson).
  2. M. Paul Bourget, Un cœur de femme.
  3. Richard II.
  4. Le chant : Léger amour semble avoir été l’une des ballades favorites de Shakspeare. à est également cité dans Beaucoup de bruit pour rien.
  5. Cette citation est empruntée, comme toutes les autres, à la traduction de F. V. Hugo.
  6. M. Elson.
  7. Le Soir des Rois.
  8. On peut lire sur le même sujet, dans les Études et Portraits de M. Paul Bourget, des pages intitulées : Paradoxe sur la musique, et qui ne sont que l’analyse ingénieuse d’une profonde vérité.
  9. Voyez la scène de l’ivresse au premier acte d’ Othello.