Shirley/19

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 316-329).


CHAPITRE XIX.

Le lendemain.


Les deux jeunes filles ne rencontrèrent âme qui vive dans leur retour à la rectorerie. Elles rentrèrent sans bruit ; elles se glissèrent à l’étage supérieur sans être entendues : le jour naissant les éclairait suffisamment de ses premiers rayons. Shirley se dirigea immédiatement vers sa couche ; et, quoique le lieu lui parût étrange, car elle n’avait jamais couché à la rectorerie, malgré la scène de terreur et d’excitation à laquelle elle venait d’assister, elle eut à peine posé sa tête sur l’oreiller, qu’un rafraîchissant sommeil vint fermer ses yeux et calmer ses sens.

Une santé parfaite était un des bienfaits dont jouissait Shirley ; elle avait le cœur chaud et sympathique, mais n’était point nerveuse. De puissantes émotions pouvaient l’exciter et la dominer sans l’abattre : secouée et agitée pendant la tempête, elle retrouvait après l’orage toute sa fraîcheur et son élasticité habituelles. De même que chaque jour lui apportait ses stimulantes émotions, chaque nuit lui procurait un repos réparateur. Caroline la regardait en ce moment dormir, et lisait la sérénité de son âme dans la beauté et le calme heureux de son visage.

Quant à elle, étant d’un tempérament tout opposé, elle ne pouvait dormir. La vulgaire excitation du thé et de l’assemblée des écoles eût suffi seule pour la tenir éveillée toute la nuit : le souvenir du drame terrible qui venait de se jouer sous ses yeux n’était pas de nature à laisser longtemps son esprit en repos. Ce fut en vain qu’elle s’efforça de rester couchée : elle se releva bientôt et demeura assise à côté de Shirley, comptant les minutes et regardant le soleil de juin montant à l’horizon.

La vie s’épuise vite dans des veilles semblables à celles auxquelles Caroline était trop souvent soumise depuis quelque temps, veilles durant lesquelles l’esprit, n’ayant aucune nourriture agréable pour se repaître, aucune manne d’espérance, aucun rayon de miel de joyeux souvenirs, s’efforce de vivre avec la maigre chère des désirs ; puis, ne tirant de là ni plaisir ni soutien, et se sentant près de périr de besoin, se tourne vers la philosophie, la résolution, la résignation, implore de tous ses dieux l’assistance, mais l’implore vainement, et languit sans secours.

Caroline était chrétienne ; dans les moments d’affliction, elle formulait de nombreuses prières d’après la croyance chrétienne, les proférait avec une fervente ardeur, implorait la patience, la force, le secours. Mais ce monde, nous le savons tous, est un lieu de souffrances et d’épreuves ; et par le résultat de ses prières il lui semblait qu’elles n’étaient point entendues. Elle croyait quelquefois que Dieu avait détourné d’elle son visage. En certains moments elle était calviniste, et, tombant dans le gouffre du désespoir religieux, elle croyait voir planer sur elle le sceau de la réprobation.

Combien ont eu ainsi dans leur vie une période où ils ont pu se croire abandonnés ; où, ayant longtemps espéré contre l’espérance, et ne voyant jamais se réaliser leurs désirs, ils ont senti leur cœur languir et se dessécher dans leur poitrine ! C’est une heure terrible, mais c’est souvent le moment obscur qui précède le lever du jour ; cette période de l’année où le vent glacé de janvier sonne à la fois le glas de l’hiver qui expire et l’avènement du printemps qui commence ; mais, comme les oiseau qui périssent ne peuvent comprendre que ce vent qui les tue est l’avant-coureur des beaux jours, de même l’âme qui souffre ne peut reconnaître dans l’excès de son affliction l’aurore de sa délivrance. Que quiconque souffre s’attache cependant fermement à l’amour de Dieu et à la foi. Dieu ne le trompera et ne l’abandonnera jamais. « Il châtie celui qu’il aime. » Ces mots sont vrais ; on ne doit pas les oublier.

La maison s’anima enfin : les servantes se levèrent ; les volets du rez-de-chaussée furent ouverts. Caroline, en quittant le lit qui avait été pour elle une couche d’épines, sentit revivre cette vigueur que ramène toujours le retour du jour et l’action chez ceux que le désespoir et la souffrance n’ont pas tués entièrement : elle s’habilla, comme d’habitude, avec soin, et fit tous ses efforts pour que rien dans son extérieur ne trahit l’affliction de son cœur. Elle parut aussi fraîche que Shirley, lorsque toutes deux furent habillées, avec cette différence toutefois que les yeux de miss Keeldar étaient animés, et que ceux de Caroline avaient une expression de langueur.

« Aujourd’hui j’aurai beaucoup de Choses à dire à Moore, telles furent les premiers mots de Shirley, et l’on pouvait lire sur son visage que la vie était pour elle pleine d’intérêt, d’espérance et d’occupation. Il aura à soutenir un interrogatoire, ajouta-t-elle. Je suis sûre qu’il s’imagine m’avoir très-habilement dupée. Et c’est ainsi qu’agissent les hommes vis-à-vis des femmes, leur cachant toujours le danger, s’imaginant, je suppose, leur épargner par là de la peine. Ils ne se doutaient guère que nous savions où ils étaient cette nuit ; nous savons qu’ils étaient loin de conjecturer où nous étions nous-mêmes. Les hommes, je crois, s’imaginent que l’esprit des femmes ressemble un peu à celui des enfants. Eh bien ! c’est une erreur. »

Cela fut dit tandis que, debout devant la glace, elle arrangeait en boucles, en les enroulant sur ses doigts, ses cheveux naturellement flottants ; elle poursuivit ce thème encore cinq minutes, pendant que Caroline lui attachait sa robe et bouclait sa ceinture.

« Si les hommes pouvaient nous voir telles que nous sommes réellement, ils en seraient un peu étonnés ; mais les plus remarquables, les plus sensés, se font souvent illusion en ce qui concerne les femmes : ils ne les comprennent ni sous le rapport du bien ni sous celui du mal. Leur bonne femme est un être fantastique, moitié poupée, moitié ange ; leur méchante femme est presque toujours un démon. Il faut les entendre s’extasier sur les créations imaginaires, adorant l’héroïne de tel poème, de tel roman, de tel drame, qu’ils trouvent ravissante, divine ! Ravissante et divine peut-être, mais souvent aussi artificielle, aussi fausse que la rose de mon chapeau. Mais si j’exprimais toute ma pensée sur ce point, si je donnais mon opinion sur les principaux caractères féminins de certains ouvrages de premier ordre, qu’adviendrait-il de moi ? Je serais ensevelie sous une avalanche de pierres vengeresses avant une demi-heure.

— Shirley, vous babillez tellement que je ne puis finir de vous lacer : restez donc tranquille. Et, après tout, les héroïnes de nos auteurs valent bien les héros de nos bas-bleus.

— Vous vous trompez : les femmes tracent le caractère des hommes avec plus de vérité que les hommes celui des femmes. C’est ce que je prouverai dans quelque Magazine, un jour où j’aurai le temps ; seulement, mon travail ne sera jamais inséré ; il sera refusé avec des compliments et tenu à ma disposition dans les bureaux.

— Assurément ; vous ne pourriez écrire assez bien ; vous ne savez pas assez ; vous manquez d’érudition, Shirley.

— Dieu sait que je ne vous contredirai pas, Cary. Je suis ignorante comme une borne. Une chose me console cependant, c’est que vous n’êtes guère plus instruite que moi. »

Elles descendirent pour le déjeuner.

« Je voudrais bien savoir comment mistress Pryor et Hortense Moore ont passé la nuit, dit Caroline en faisant le café. Égoïste que je suis ! Je n’ai pas songé à elles jusqu’à ce moment. Elles auront entendu tout le tumulte ; Fieldhead et le cottage sont si proches ; et Hortense est très-peureuse pour ces sortes de choses. Il en est sans doute ainsi de mistress Pryor.

— Vous pouvez m’en croire, Lina, Moore a eu soin d’éloigner sa sœur ; elle s’en retourna hier avec miss Mann ; il l’a bien certainement fait rester là pour la nuit. Quant à mistress Pryor, j’avoue que j’ai quelque inquiétude de ce côté ; mais avant une demi-heure nous serons auprès d’elle. »

Pendant ce temps, la nouvelle de ce qui s’était passé à Hollow se répandait dans le voisinage. Fanny, qui était allée à Fieldhead chercher le lait, revint en hâte annoncer qu’il y avait eu un combat à Hollow, dans la fabrique de M. Moore, et que l’on disait qu’une vingtaine d’hommes avaient été tués. Élisa, pendant l’absence de Fanny, avait appris par le garçon du boucher que le moulin était brûlé. Toutes deux se précipitèrent dans le parloir pour annoncer la terrible nouvelle aux jeunes filles, terminant leur claire et fidèle narration par l’assertion qu’elles étaient sûres que leur maître avait été présent à tout cela ; que la veille, avec Thomas, le clerc, il était allé rejoindre Malone et les soldats. M. Malone aussi n’avait point reparu à son logement depuis la veille dans l’après-midi, et la femme et la famille de Joe Scott étaient dans la plus grande désolation, ne sachant ce qui était advenu de leur chef.

Ces nouvelles étaient à peine données, qu’un coup frappé à la porte de la cuisine annonça le domestique de Fieldhead, arrivé en toute hâte porteur d’un billet de mistress Pryor. Ce billet était écrit avec précipitation, et il pressait miss Keeldar de retourner immédiatement, attendu que le voisinage et la maison étaient menacés d’être dans la confusion, et qu’il y aurait certainement des ordres à donner qui ne pouvaient l’être que par la maîtresse du manoir. Dans un post-scriptum, mistress Pryor disait que Caroline ne pouvait rester à la rectorerie, et qu’elle ferait bien d’accompagner miss Keeldar.

« Il n’y a là-dessus qu’une opinion, dit Shirley en attachant son chapeau, et elle courut chercher celui de Caroline.

— Mais que feront Fanny et Élisa ? Et si mon oncle arrivait ?

— Votre oncle ne reviendra pas encore ; il a d’autre poisson à frire : il va être occupé à galoper de Briarfield à Stilbro’ et de Stilbro’ à Briarfield, éveillant les magistrats du tribunal et les officiers de la caserne. Fanny et Élisa pourront avoir la femme de Joe et celle du clerc pour leur tenir compagnie. D’ailleurs, il n’y a aucun danger à craindre maintenant ; des semaines se passeront avant que les émeutiers puissent se rallier ou concerter une autre attaque, et je serai bien trompée si Moore et Helstone ne profitent pas de l’attaque de la nuit dernière pour les anéantir tout à fait : ils vont entraîner les autorités de Stilbro’ dans d’énergiques mesures. J’espère seulement qu’ils ne seront pas trop sévères, qu’ils ne poursuivront pas trop implacablement les vaincus.

— Robert ne sera point cruel ; nous avons pu le voir la nuit dernière.

— Mais il sera sévère, répondit Shirley, et il en sera de même de votre oncle. »

Comme elles se dirigeaient rapidement par la pelouse et le sentier de la plantation vers Fieldhead, elles aperçurent la route au loin déjà couverte de cavaliers et de piétons se dirigeant vers Hollow. En arrivant au manoir, elles trouvèrent les portes de la cour de derrière ouvertes, et la cour et la cuisine semblaient remplies d’hommes, de femmes et d’enfants qui venaient chercher le lait, et auxquels mistress Grill, la femme de charge, cherchait en vain à persuader de prendre leur seau de lait et de partir. (Il est, ou il était d’usage dans le nord de l’Angleterre que les paysans qui habitaient des cottages sur le domaine d’un squire de campagne reçussent leur provision de lait et de beurre du manoir, sur les pâturages duquel un troupeau de vaches à lait était ordinairement nourri pour l’alimentation du voisinage. Miss Keeldar possédait un semblable troupeau, entièrement composé de ces belles vaches au fanon pendant, élevées au milieu des tendres herbages et des eaux limpides de la jolie Airedale ; et elle était fière de leur bonne apparence et de leur parfaite condition). Voyant l’état des choses et la nécessité de débarrasser la place, Shirley s’avança au milieu des groupes dont la conversation était des plus animées. Elle leur dit bonjour avec l’aisance franche et calme qui lui était naturelle lorsqu’elle parlait aux masses, surtout lorsque ces masses appartenaient à la classe ouvrière : elle était plus froide avec ses égaux, et même fière avec ceux qui étaient au-dessus d’elle. Elle leur demanda alors si leur lait était mesuré, et, sur leur réponse affirmative, elle voulut savoir ce qu’ils attendaient.

« Nous causions un peu de la bataille qui vient d’avoir lieu à votre moulin, maîtresse, répondit un homme.

— Vous causiez un peu ! dit Shirley. C’est une chose étrange que le monde soit si porté à causer sur les événements : vous causez si quelqu’un meurt subitement ; vous causez si un incendie éclate ; vous causez si un fabricant fait banqueroute ; vous causez s’il est assassiné. Quel bien peuvent faire vos causeries ? »

Il n’y a rien qui plaise tant aux classes inférieures que d’être traitées un peu librement et sans façon. Ils méprisent la flatterie autant qu’ils aiment une honnête et franche réprimande. Ils appellent cela parler clairement, et prennent un singulier plaisir à être l’objet de la mercuriale. La franchise un peu brusque de miss Keeldar lui gagna l’oreille de la foule en une seconde.

« Nous ne sommes pas plus coupables sous ce rapport que d’autres qui sont au-dessus de nous, n’est-ce pas ? lui demanda en souriant un de ces hommes.

— Ce n’est pas une excuse : vous qui devriez être des modèles d’activité, aimez autant le bavardage que les fainéants. À la rigueur on comprendrait que des gens riches et qui n’ont rien à faire perdissent ainsi leur temps : mais vous qui avez à gagner votre paie à la sueur de votre front, vous êtes tout à fait inexcusables.

— Voilà qui est singulier, maîtresse ; n’aurons-nous jamais un jour de congé parce que nous travaillons rudement ?

Jamais, répondit promptement Shirley ; à moins que, ajouta-t-elle avec un sourire qui enlevait une partie de la sévérité de ses paroles, à moins que vous n’en sachiez faire un meilleur usage que de vous réunir pour boire le rhum et le thé si vous êtes femmes, ou pour fumer et boire la bière si vous êtes hommes, puis médire de votre prochain. Allons, amis, ajouta-t-elle en passant de la brusquerie à la politesse, obligez-moi de prendre vos seaux et de retourner chez vous. J’attends aujourd’hui plusieurs personnes, et il ne conviendrait pas que l’entrée de la maison fût encombrée. »

Le peuple du Yorkshire est aussi obéissant à la persuasion qu’entêté à la compression : en cinq minutes la cour fut débarrassée.

« Merci, et au revoir, mes amis ! » dit Shirley en fermant les portes sur eux.

Que les plus raffinés cockneys viennent critiquer les mœurs et les habitudes du Yorkshire. Pris comme ils doivent l’être, la majorité des garçons et des filles de l’Ouest sont d’une convenance parfaite ; ce n’est que contre la sotte affectation et la futilité pompeuse d’un soi-disant aristocrate qu’ils se révoltent.

Entrant par derrière, les jeunes ladies se dirigèrent à travers la cuisine vers la salle de réception. Mistress Pryor descendit en courant l’escalier de chêne pour venir à leur rencontre. Elle était pleine d’effroi. Sa complexion ordinairement sanguine était pâle : son œil bleu, ordinairement calme, était errant, mobile, alarmé. Elle ne se perdit point cependant dans des exclamations, ou dans un récit précipité de ce qui était arrivé. Son sentiment prédominant avait été, dans le cours de la nuit, et était encore alors, un vif mécontentement d’elle-même de ne pouvoir se montrer plus ferme, plus froide, plus à la hauteur des circonstances.

« Vous savez, commença-t-elle d’une voix tremblante et avec le plus grand désir d’éviter l’exagération dans ce qu’elle était sur le point dédire ; vous savez qu’une bande d’émeutiers a attaqué cette nuit la fabrique de M. Moore. Nous avons entendu très-distinctement d’ici la fusillade et le tumulte ; personne de nous n’a dormi : ç’a été une triste nuit. La maison a été dans une grande agitation toute la matinée à cause des gens qui allaient et venaient : les domestiques se sont adressés à moi pour des instructions et des ordres que je ne me croyais réellement pas fondée à leur donner. M. Moore a, je crois, envoyé chercher des rafraîchissements pour les soldats et les autres personnes engagées dans la défense et aussi quelques objets nécessaires aux blessés. Je ne pouvais prendre sur moi la responsabilité de donner des ordres ou de prendre des mesures. Je crains que le retard n’ait été funeste en quelques cas ; mais cette maison n’est point la mienne : vous étiez absente, ma chère miss Keeldar ; que pouvais-je faire ?

— Est-ce que l’on n’a pas envoyé de rafraîchissements ? demanda Shirley, dont la contenance, tout à l’heure si calme, si bienveillante, si ouverte, même pendant qu’elle réprimandait les paysans, devint tout à coup sombre et animée.

— Je ne crois pas, ma chère.

— Et rien pour les blessés ? ni linge, ni vin, ni literie ?

— Je ne crois pas. Je ne puis dire ce qu’a fait mistress Gill ; mais il me semblait impossible en ce moment de disposer de votre propriété en envoyant des vivres aux soldats : des provisions pour une compagnie, c’est formidable. Je n’ai pas demandé combien ils étaient ; mais je ne pouvais consentir à leur laisser mettre la maison au pillage. J’avais l’intention d’agir pour le bien ; cependant, je l’avoue, je ne vois pas encore bien clairement cette affaire.

— Elle tient dans une coquille de noix, pourtant. Ces soldats ont risqué leur vie pour la défense de ma propriété ; il semble qu’ils ont quelque droit à ma gratitude. Les blessés sont nos semblables : il me semble que nous leur devons des secours. Mistress Gill ! »

Elle se retourna, et appela d’une voix plus claire que douce, qui traversa les massives portes de chêne de la salle et de la cuisine mieux que ne l’eût fait le bruit d’une sonnette. Mistress Gill, qui se trouvait occupée à pétrir, arriva avec des mains et un tablier qui témoignaient de son occupation : elle n’avait pas osé s’arrêter un instant pour ôter la pâte attachée aux unes et secouer la farine qui blanchissait l’autre. Jamais sa maîtresse n’avait appelé un domestique de cette voix, excepté une seule fois, lorsqu’elle vit d’une fenêtre Tartare engagé dans un combat avec deux chiens de charretier dont chacun l’égalait au moins en volume, sinon en courage, et qui avaient de plus les encouragements de leurs maîtres, tandis que Tartare n’avait personne pour le soutenir. Alors elle avait appelé John d’une voix qu’on eût pu prendre pour la trompette du jugement dernier ; et elle n’avait pas attendu qu’il vînt, mais s’était élancée dehors sans chapeau, et après avoir dit aux deux charretiers qu’ils ressemblaient moins à des hommes que les trois brutes qui se roulaient là devant eux dans la poussière, elle avait saisi de ses mains délicates le cou du plus gros des chiens et l’avait étreint de toutes ses forces, afin de lui faire lâcher l’œil sanglant et déchiré de Tartare, au-dessus et au-dessous duquel il avait inséré ses terribles crocs. Cinq ou six hommes se trouvèrent à l’instant sur les lieux pour lui prêter assistance, mais elle ne les remercia même pas. » Ils eussent pu venir plus tôt, si leur volonté était bonne, » dit-elle. Elle n’adressa la parole à personne pendant le reste du jour ; mais elle resta assise auprès du feu de la salle, surveillant et soignant Tartare, qui était étendu saignant et meurtri sur une couverture à ses pieds. Elle essuyait de temps en temps une larme furtive en lui adressant quelques mots de pitié et de sympathie, dont le vieux chien se montrait reconnaissant à sa façon en lui léchant les mains, alternativement avec ses propres blessures. Quant à John, Shirley fut pour lui, pendant une semaine, d’une froideur significative.

Mistress Gill, se rappelant cet épisode, arriva tremblante comme la feuille, selon son expression. D’une voix ferme et brève, Shirley se mit à poser des questions et à donner des ordres. Son esprit altier était piqué au vif de ce qu’en un semblable moment Fieldhead eût montré l’inhospitalité de la cabane d’un avare ; la révolte de son orgueil se lisait aux mouvements de son cœur, qui gonflait sa poitrine et agitait violemment la dentelle et la soie sous lesquelles cette poitrine était emprisonnée.

« Depuis combien de temps ce message est-il arrivé du moulin ?

— Depuis moins d’une heure, répondit la femme de charge d’un ton doucereux.

— Depuis moins d’une heure ! Vous dites cela comme vous diriez depuis moins d’un jour ! Ils auront eu le temps de s’adresser ailleurs. Envoyez immédiatement un homme leur dire que tout ce que cette maison contient est au service de M. Moore, de M. Helstone et des soldats. Faites cela d’abord. »

Pendant que l’on exécutait cet ordre, Shirley s’éloigna de ses amies et demeura debout en silence à la fenêtre de la salle. Lorsque mistress Gill revint, elle se détourna : la couleur pourpre qu’une pénible excitation produit sur des joues pâles animait alors les siennes ; l’étincelle que le mécontentement allume dans un œil noir illuminait son regard.

« Que tout ce qui se trouve dans l’office et le cellier soit à l’instant chargé sur des voitures et conduit à Hollow. S’il n’y a que peu de pain et de viande à la maison, allez chez le boulanger et le boucher, et dites-leur d’envoyer tout ce qu’ils pourront. Mais il faut que j’y aille moi-même. »

Elle sortit.

« Cet accès sera bientôt passé : dans une heure, elle n’y pensera plus, murmura Caroline à mistress Pryor. Montez à votre chambre, chère madame, ajouta-t-elle affectueusement, et tâchez de vous calmer et de vous remettre autant que vous le pourrez. Soyez sûre qu’avant la fin du jour Shirley se blâmera elle-même plus qu’elle ne vous a blâmée. »

Miss Helstone parvint ainsi à calmer l’agitation de la pauvre dame. Après l’avoir conduite à son appartement et avoir promis de la venir rejoindre aussitôt que tout serait arrangé, Caroline se demanda si elle ne pourrait pas se rendre utile. Elle trouva qu’elle pouvait être en ce moment très-utile, car les domestiques n’étaient rien moins que nombreux à Fieldhead, et leur maîtresse avait alors de la besogne pour occuper tous les bras dont elle pouvait disposer. Caroline, par la bonne humeur et l’activité avec lesquelles elle vint en aide à la femme de charge et aux autres servantes, quelque peu effrayées de la sévérité inaccoutumée de leur maîtresse, produisit un grand bien : elle leur apporta une assistance efficace, et apaisa leur directrice. Un regard et un sourire de Caroline provoquèrent bientôt un sourire de Shirley. La première montait l’escalier de la cave avec un lourd panier.

« C’est une honte ! s’écria Shirley en se précipitant au-devant d’elle ; vous allez vous meurtrir les bras ! »

Elle s’empara du panier et le porta elle-même au milieu de la cour. L’orage était passé lorsqu’elle revint ; l’éclair avait disparu de ses yeux ; le nuage qui assombrissait son front s’était évanoui ; elle reprit ses manières cordiales et enjouées, tempérées par un léger remords que lui causait l’injuste accès de colère auquel elle venait de se laisser entraîner »

Elle présidait encore au chargement d’un chariot, lorsqu’un gentleman entra dans la cour et s’approcha d’elle sans qu’elle s’aperçût de sa présence.

« J’espère que miss Keeldar va bien ce matin ? » dit-il en jetant un regard scrutateur sur son visage un peu animé encore.

Elle le regarda, puis se mit à continuer son travail sans lui répondre. Un sourire de plaisir se jouait sur ses lèvres, mais elle ne le laissa pas voir. Le gentleman répéta sa salutation, se penchant afin que ses paroles pussent arriver plus facilement aux oreilles de Shirley.

« Assez bien, répondit-elle ; et M. Moore aussi, il me semble. À dire vrai, je n’étais pas fort en peine de lui ; s’il lui était arrivé quelque petit malheur, il n’eût eu que ce qu’il mérite : sa conduite a été, nous dirons étrange quant à présent, en attendant que nous trouvions le temps de la caractériser par une épithète plus exacte. Cependant, puis-je lui demander ce qui l’amène ici ?

— M. Helstone et moi venons de recevoir à l’instant le message par lequel vous nous informiez que tout ce qui est à Fieldhead est à notre service. Nous avons pensé, d’après la formule de votre offre, que vous alliez vous donner beaucoup trop de mal : je vois que nous avions conjecturé juste. Nous ne sommes pas un régiment : une demi-douzaine de soldats, et autant de civils, pas davantage. Permettez-moi donc de retrancher quelque chose de ce trop abondant approvisionnement. »

Miss Keeldar rougit, et rit en même temps de sa générosité outrée, de ses calculs disproportionnés. Moore rit aussi, mais d’une manière très-calme ; puis, d’une manière très-calme aussi, il fit retirer du chariot panier sur panier, et renvoya au cellier vase sur vase.

« Le recteur apprendra cela, dit-il ; quelle jolie histoire il en fera ! Quel excellent fournisseur des armées eût fait miss Keeldar ! » Puis, riant de nouveau, il ajouta : « C’est précisément ce que j’avais pensé.

— Vous devriez me remercier, dit Shirley, et non vous moquer de moi. Que pouvais-je faire : pouvais-je jauger vos appétits ou deviner le nombre de vos hommes ? D’après ce que je savais, je pouvais croire qu’il y avait au moins cinquante bouches à nourrir. Vous ne m’avez rien dit ; et puis une demande de provisions pour des soldats suggère naturellement de vastes idées.

— Il y paraît, dit Moore, dirigeant de nouveau son regard perçant sur la jeune fille déconcertée. Maintenant, continua-t-il en s’adressant au charretier, vous pouvez conduire ce qui reste à Hollow. Votre charge sera un peu plus légère que celle que miss Keeldar avait préparée. »

Comme le véhicule sortait de la cour, Shirley, rassemblant ses esprits, demanda ce qu’étaient devenus les blessés.

« Il n’y a eu qu’un seul blessé de notre côté, lui fut-il répondu.

— Vous avez été blessé vous-même à la tempe, dit une voix douce, celle de Caroline, qui, dans l’ombre de la porte, et cachée derrière la large corpulence de mistress Gill, n’avait pas été jusque-là aperçue de Moore. Lorsqu’elle parla, il chercha à pénétrer l’obscurité de sa retraite.

« Êtes-vous grièvement blessé ? demanda-t-elle.

— Une égratignure, comme vous pourriez vous en faire une au doigt avec une aiguille en cousant.

— Soulevez vos cheveux, que nous puissions voir. »

Il ôta son chapeau et fit ce qu’on lui commandait, découvrant seulement une légère bande de taffetas. Caroline fit voir par un léger mouvement de tête qu’elle était satisfaite, et disparut dans le clair-obscur de l’appartement.

« Comment a-t-elle su que j’étais blessé ? demanda Moore.

— Elle l’aura entendu dire, sans doute. Mais c’est trop de bonté de sa part de se donner tant de peine pour vous. Pour moi, c’est à vos victimes que je pensais lorsque je demandais des nouvelles des blessés. Quelle perte ont éprouvée vos opposants ?

— Un des émeutiers ou des victimes, comme vous les appelez, a été tué, et six sont blessés.

— Et qu’avez-vous fait de ces hommes ?

— Ce que vous approuverez certainement. Le secours des médecins leur a été procuré immédiatement, et, aussitôt que nous pourrons nous procurer deux voitures couvertes et de la paille propre, ils seront transportés à Stilbro’.

— De la paille ! Ce sont des lits et des matelas qu’il faut. Je vais envoyer à l’instant ma voiture, convenablement garnie ; et M. Yorke, j’en suis sûre, enverra aussi la sienne.

— Vous devinez juste ; il s’est offert déjà ; et mistress Yorke, qui, comme vous, semble disposée à regarder les émeutiers comme des martyrs, et M. Helstone et moi comme des meurtriers, est en ce moment, je crois, très-assidûment occupée à les accommoder de lits de plume, de traversins, de voitures, etc. Les victimes ne manquent de rien, je vous le promets. M. Hall, votre curé favori, est avec eux depuis les six heures, les exhortant, priant avec eux, et même les soignant comme pourrait le faire une garde-malade ; et la bonne amie de Caroline, miss Ainley, cette vieille fille si laide, a envoyé une provision de charpie et de linge, quelque chose d’à peu près semblable pour la quantité à la provision de bœuf et de vin d’une autre lady.

— C’est bien. Où est votre sœur ?

— En sûreté. Je l’ai placée chez miss Mann. Ce matin même, toutes deux partent pour les eaux de Wormwood-Well, où elles séjourneront quelques semaines.

— C’est ainsi que M. Helstone m’a logée à la rectorerie. Vous vous croyez, vous autres gentlemen, d’une habileté remarquable ! Je vous félicite cordialement de cette idée, dont j’espère que la saveur, lorsque vous la méditez, vous cause un vif plaisir. Fins et astucieux comme vous l’êtes, que n’avez-vous aussi la science universelle ? Comment se fait-il que les événements transpirent sous votre nez même, sans que vous en ayez le moindre soupçon ? Il faut que cela soit ainsi ; autrement, le plaisir exquis de vous mener par le nez nous serait inconnu. Ah ! ami, vous avez beau scruter ma contenance, jamais vous ne la pourrez lire. »

L’attitude de Moore semblait donner raison à Shirley.

« Vous me regardez comme un dangereux spécimen de mon sexe, n’est-ce pas ? continua-t-elle.

— Un spécimen singulier au moins.

— Mais Caroline est-elle singulière, elle ?

— À sa façon, oui.

— Sa façon ? Quelle est sa façon ?

— Vous la connaissez aussi bien que moi.

— Et la connaissant j’affirme qu’elle n’est ni excentrique ni difficile à conduire. N’est-ce pas vrai ?

— Cela dépend…

— Cependant il n’y a rien chez elle de masculin.

— Pourquoi appuyez-vous si fortement sur le mot elle ? Est-ce que, sous ce rapport, vous la considérez comme faisant contraste avec vous-même ?

— C’est ce que vous faites sans doute, vous ? mais cela ne signifie rien. Caroline n’est ni masculine, ni ce que l’on est convenu d’appeler une femme ardente.

— Je l’ai vue s’enflammer, cependant.

— Moi aussi, mais non d’un feu viril. C’était une brève et vacillante lueur, qui parut, brilla et s’évanouit.

— Et la laissa effrayée de son audace. Vous pouvez appliquer votre description à d’autres qu’à Caroline.

— Le point que je tiens à établir, c’est que miss Helstone, quoique douce, traitable et assez candide, est cependant parfaitement capable de défier même la pénétration de M. Moore.

— Qu’avez-vous donc fait, vous et elle ? demanda Moore tout à coup.

— Avez-vous déjeuné ? monsieur Moore.

— Quel est donc votre mystère mutuel ?

— Si vous avez faim, mistress Gill va vous servir quelque chose à manger. Entrez dans le parloir aux boiseries de chêne et agitez la sonnette. Vous serez servi comme dans une auberge ; ou, si vous le préférez, retournez à Hollow.

— Je n’ai pas le choix de l’alternative. Il faut que je m’en retourne. Au revoir : je vous reverrai au premier instant de loisir qui me sera laissé. »