Si Dollard revenait

La bibliothèque libre.


Bibliothèque de l’Action française (p. couv-27).


SI DOLLARD REVENAIT


Vous connaissez cette belle histoire de jeunesse héroïque.

Depuis plus de vingt ans, une terreur farouche sévit en la Nouvelle-France. La première puissance de l’Europe se laisse insulter et tenir en échec par une poignée de sauvages. Bourgade par bourgade, les Barbares ont détruit la nation des Hurons, alliée des Français ; ils ont supprimé les pourvoyeurs de fourrures, bloqué les voies du commerce, martyrisé les missionnaires ; et la France n’a pas bougé. Ils sont venus jusque dans l’Île d’Orléans capturer les Hurons fugitifs, et narguant le canon du fort, ont défilé devant Québec avec leurs trophées humains. Par petites bandes sournoises ils se répandent tout le long des défrichés ; et les femmes et les enfants sont enlevés, et les hommes sont scalpés dans leur champ ou réservés pour le supplice du feu dans les villages lointains. Et la France ne bouge pas.

La colonie crie en vain sa détresse. Les ambassades, plus de dix, se suivent sans résultats. En 1642, puis en 1644, Richelieu et la Régente veulent bien nous envoyer quarante, puis soixante soldats.

Nous sommes en l’année 1659. Enhardie par cette faiblesse qui ne sait point se défendre, la nation iroquoise a résolu le dernier coup. Au printemps prochain une armée de douze cents guerriers va s’assembler à la Roche-Fendue, près de Villemarie, puis de là courir à Québec y détruire le poste, se rabattre sur les Trois-Rivières et sur Villemarie.[1]

Dans la colonie où la nouvelle se répand c’est l’universelle épouvante. À Québec, on expose le Saint-Sacrement et l’on fait des processions. Le 19 mai, Mgr de Laval fait enlever les saintes espèces de l’église paroissiale et des chapelles des communautés. Sur l’ordre de l’évêque, les Ursulines et les Hospitalières évacuent leurs monastères et vont loger dans la forte maison des Jésuites, Gagnés par l’épouvante, les habitants des environs, depuis Sainte-Anne de Beaupré, se jettent eux aussi chez les Jésuites ou dans le fort. Et dans la petite ville terrorisée, des patrouilles vont et se croisent et se renvoient dans la nuit le solennel « Qui vive ? »

Plus de doute, pour le grand nombre c’est la fin de la Nouvelle-France. Les plus intrépides sont à bout, en ont assez de l’horrible cauchemar. Ils parlent de faire venir des vaisseaux de France pour rembarquer tous les colons. D’autres se demandent, avec angoisse, si quelqu’un survivra pour porter au vieux pays la funèbre nouvelle. Seul un petit groupe d’âmes confiantes, qui croient malgré tout en l’avenir de la colonie, regardent du côté du ciel et attendent un sauveur.

Le sauveur parut.

Il avait vingt-cinq ans. Il était commandant de la garnison au fort de Villemarie. Héros précoce, de bonne heure la gloire lui est venue. À vingt ans il commande dans l’armée française. Venu au Canada à vingt-deux ans, en 1657, à ce qu’il semble, il a pris son poste au point périlleux, dans Villemarie, la Marche de l’ouest. Et là, au fort, il vit dans la confiance de son chef, un saint et un héros qui s’appelle Chomedey de Maisonneuve, et dans l’intimité de cet autre qui s’appelle Lambert Closse.

Dans la colonie mystique et militaire du Mont-Royal c’est la contagion d’une exaltante générosité. Parmi ces hommes qui défrichent en priant, le fusil à côté d’eux, qui communient chaque jour, et, soldats de la sainte Vierge, s’offrent à tour de rôle à l’attente tragique de la mort, aucun qui soit au-dessous de l’héroïsme. Un jour qu’à l’un d’entre eux l’on fait le reproche de trop s’exposer, le major Closse, car c’est lui, fait cette réponse impatiente et caractéristique : « Messieurs, je ne suis venu ici qu’afin de mourir pour Dieu, en le servant dans la profession des armes ; et si j’étais assuré de ne pas donner ma vie pour lui, je quitterais ce pays et irais servir contre le Turc, afin de ne pas être privé de cette gloire. »

Depuis trois ans qu’il vit dans cette atmosphère, que s’opèrent en lui les germinations mystérieuses du surnaturel, chaque jour le héros grandit et s’épure en l’âme de Dollard.[2] Sa jeunesse enthousiaste le fait rêver de coups de mains plus hardis, de sacrifices plus beaux que les autres. Il en est là, dans l’effervescence de ces sentiments, quand arrive la nouvelle de l’invasion iroquoise. Que faire ? se demande-t-on autour de lui, pour écarter l’effroyable menace ? Le temps est passé des demi-mesures, des demi-sacrifices. C’est l’heure décisive. Les hommes de Villemarie, sentinelles avancées, soldats du premier front, n’ont pas à hésiter. Ils doivent par un coup d’audace arrêter l’envahisseur, ou se coucher pour mourir, sous les ruines de la colonie.

Le soir, sans doute, quand le péril devient plus grand, qu’il fait son inspection autour du fort, le jeune Dollard retourne dans son esprit la tragique alternative. Il est commandant de la garnison de Villemarie. Chef, il doit l’exemple : plus que les autres, il doit payer de sa personne, et il sait jusqu’où doit aller le sacrifice d’un soldat. Mais cette colonie embryonnaire, cette petite race au berceau, valent-elles la peine d’un holocauste ? Et Dollard écoute la rumeur de la grande nature. Du haut des bastions de la Pointe-à-Callières lui arrivent les grondements solennels du Sault Saint-Louis avec les mugissements de la forêt vierge. C’est la vie mystérieuse et haletante d’un monde en puissance qui fait appel au héros. Et par delà la montagne où chaque soir le soleil disparaît, le jeune homme mesure en esprit l’immense pays qui attend le réveil. Là-bas, plus haut que les « mers douces », sur des bourgades fraîchement dévastées, se lève, glorieux, le fantôme des martyrs. Eux aussi, ils appellent le héros. Il les entend qui lui disent : « Viens, fils de notre race et de notre foi ; nous nous sommes couchés ici pour que d’autres vivent. Viens, le sang est une prière et une rédemption, et depuis le Calvaire il faut cette rosée sanglante au germe de tout grand avenir. » Et le jeune homme redescend en lui-même ; il entend la voix de son âme de volontaire de la Sainte Vierge où habite le Christ de ses communions quotidiennes, le sublime recruteur de sacrifices. Et le rêve de Dollard est achevé et la détermination du martyr est arrêtée. Du fond de sa poitrine et du sein de la grande nature vierge, une voix monte, pressante et pareille et qui lui crie : « Va, petit commandant de Villemarie, sois le héros de la délivrance, et, s’il le faut, sois-en le martyr. »

Il lui fallait des compagnons ; il se mit à les recruter. Il n’eut qu’à se montrer, qu’à parler pour se faire suivre. Seize héros demandèrent à partir. Pour être libres du côté de la vie quelques-uns font leur testament et cèdent leurs biens. Puis, un matin du mois d’avril 1660, dans l’humble chapelle de l’Hôtel-Dieu, s’achevait la veillée d’armes. Les seize, Dollard à leur tête, entendent une dernière messe, communient et partent.

À peine ont-ils quitté le rivage qu’un premier malheur les arrête. Trois compagnons leur sont tués dans une embuscade. Ils reviennent à Villemarie. Très simplement ils inhument leurs morts ; de nouvelles recrues viennent combler les vides et la compagnie des héros reprend le chemin du sacrifice.

Leur plan est très simple. Un grand nombre d’Iroquois qui ont passé l’hiver à chasser dans le haut de l’Outaouais, vont descendre par là. Il s’agit d’aller au-devant de l’invasion, de lui barrer la route pendant quelque temps, d’infliger à l’ennemi des pertes si sanglantes que, pris d’effroi, il rebrousse chemin. Ce plan, vous savez ce qu’ils en ont fait. Le 1er mai ils sont au pied du Long-Sault. Et les envahisseurs les ont rejoints. Trois cents Iroquois se sont sentis trop peu pour faire face aux embusqués du petit fortin de pieux. En toute hâte, des courriers sont venus chercher l’avant-garde de l’invasion aux îles Richelieu. Bientôt les barbares sont huit cents à se lancer contre la palissade des Français. Le siège dure huit jours. Les assiégés combattent et prient ; des Hurons leur apportent du renfort et ensuite les trahissent. Au moment de l’assaut suprême, les Français se battent des deux mains, à coups d’épée et à coups de pistolet, « l’épée dans la main droite et le couteau dans la gauche », nous dit Dollier de Casson. L’un des derniers, Dollard succombe, puis, après lui, les trois ou quatre autres survivants, gardant jusqu’à la fin, comme leur chef et comme tous les seize, l’héroïque serment de ne pas demander quartier.

Vous savez le reste. Le combat fini, les Iroquois comptent leurs morts. Et c’est pour eux une stupéfaction. Épouvantés ils se disent, ainsi l’ont rapporté les Hurons déserteurs : « Si dix-sept Français n’ayant pour toute défense qu’un misérable réduit qu’ils ont trouvé là, par hasard, ont tué un si grand nombre de nos guerriers, comment serions-nous donc traités par eux, si nous allions les attaquer, dans des maisons de pierre, disposées pour se défendre, et où des hommes de pareil courage se seraient réunis ? Ce serait folie à nous ; nous y péririons tous. Retirons-nous donc, et reprenons le chemin de nos bourgades. »

La colonie était sauvée. À Québec on s’étonnait. On se demandait ce qu’était devenue l’armée des envahisseurs. Pendant ce temps-là, sur les rives de l’Outaouais sauvage, le vent dispersait les cendres des sauveurs et le Long-Sault mêlait à la voix de ses cataractes une rumeur d’épopée :

« Il faut donner la gloire, dira bientôt la Relation, à ces dix-sept Français de Montréal, et honorer leurs cendres d’une éloge qui leur est due avec justice… Tout était perdu s’ils n’eussent péri, et leur malheur a sauvé le pays… »

L’OPTION


Si Dollard revenait… ! Oh le joli scandale et le bel anachronisme, que ce chevalier de la sainte audace et du sacrifice, dans notre âge de peur et d’esprit pratique. Et pourtant l’hypothèse de son retour vaut la peine d’être posée dans les leçons opportunes et pressantes qu’elle peut fournir.

Si Dollard revenait, il me semble que voulant faire de sa vie comme autrefois, le plus noble, le plus parfait usage, il commencerait par s’accorder aux réalités présentes. Son premier acte serait alors de faire le choix de sa patrie et il opterait pour le Canada, sa patrie naturelle. Avez-vous songé qu’au début de son sacrifice, il a dû mettre, de toute nécessité, cette option initiale ? Rien ne l’obligeait d’aller jusqu’à la mort. Et nul ne va jusque là sans un motif qui suffise à ce dévouement. Si Dollard a choisi de mourir pour la Nouvelle-France, c’est sans doute qu’elle lui apparaissait comme un prolongement de l’ancienne, mais c’est aussi qu’il l’aimait déjà comme une patrie, c’est qu’il voyait en elle le pays d’élection de sa jeunesse ardente, celle qui aurait sa pensée et son labeur et qui perpétuellement garderait ses os. Des documents récents paraissent bien l’établir : le héros avait décidé de se fixer ici ; il avait pris une concession de terre ; il y avait même commencé des travaux de défrichement. Dollard, n’en doutons pas, a puisé dans son amour pour la Nouvelle-France, dans son option précise et définitive pour elle, le premier mobile de son sacrifice. Mais alors cette ouverture sur la psychologie du héros ne pourrait-elle nous expliquer la rareté chez nous du dévouement à la patrie ? Pour se dévouer à la patrie, il faudrait d’abord y croire, il faudrait avoir opté pour elle. Et comment ne pas songer, avec quelque tristesse, au nombre presque infini, qui n’a pas encore fait son choix, même parmi nous, les plus vieux habitants de ce pays ? Combien vivent toute une existence sans jamais rencontrer, parmi leurs motifs d’agir, la poussée patriotique ? Hélas ! il faut bien l’avouer : nos esprits et nos cœurs paraissent vides de pensées et de sentiments dont l’homme d’habitude ne se dépouille qu’en dernier lieu. Nous aboutissons à ce fait étrange que dans le vieux monde épuisé et sceptique, des hommes qui ont rejeté les vieilles règles du christianisme, s’attachent avec persistance à l’idée de patrie et à la morale du patriotisme et y soumettent scrupuleusement les actes de leur vie ; au lieu que dans notre jeune pays et dans notre société de Français catholiques qui admettons la morale de l’Évangile comme règle souveraine et universelle de la vie des peuples et des individus, nous pouvons vivre tranquilles dans l’ignorance et l’inobservance des devoirs les plus naturels.

Une rupture imprudente avec le passé et l’histoire, l’œuvre néfaste des professeurs du déracinement, et toutes ces actions et toutes ces causes renforcées et aggravées par le colonialisme ont presque annihilé chez nous la personnalité nationale pour ne laisser subsister qu’un vague patriotisme d’instinct. Ah ! ce n’est pas qu’après nous avoir déracinés, l’on n’ait tenté de nous créer des patries artificielles. Depuis moins de cent ans l’on a essayé de lier notre sort, tantôt, par lien politique ou sentimental, à celui de nos voisins du sud, tantôt au sort de deux nations d’Europe qu’on a appelées dévotement « nos deux mères-patries. » Et les résultats ? Nous les avons sous les yeux. Parce que le patriotisme ne se fait point contre la géographie et contre l’histoire, qu’il n’est au pouvoir des politiques de changer ni le passé d’un peuple ni le sol sous ses pieds, ces absurdes tentatives ont pu déterminer des élans éphémères, susciter quelques expatriés par le cœur et l’esprit, qui élèvent l’exotisme à la hauteur d’une religion, qui préfèrent d’autres pays à leur patrie et l’étranger à leurs frères. Mais regardez-y bien : la masse de notre peuple n’a pas trouvé d’écho en sa conscience pour ces chimériques appels ni ne s’est sentie fortifiée dans le seul patriotisme qui lui soit logique et naturel, l’amour du Canada.

Cette mutilation de nos consciences, en nous dépouillant de tout un ensemble de mobiles supérieurs, emporte avec elle de graves inconvénients. Elle abandonne aux poussées de l’intérêt et de l’égoïsme la collaboration à la vie publique. Peut-être aussi pourrait-elle nous expliquer le remplacement si facile chez nous du dévouement à la patrie par le dévouement aux partis, et de l’esprit national par l’esprit politique.

Notre génération évalue, tous les jours, en le subissant, le lourd héritage de ces égarements. Pendant longtemps les efforts les plus généreux, les initiatives les plus urgentes n’ont point trouvé où s’appuyer dans la conscience populaire. Que dis-je ? À certains moments notre peuple paraissait avoir perdu jusqu’à l’instinct de conservation. Et malgré le labeur et le réveil de ces dernières années trop d’indices ne viennent-ils pas nous avertir que la fraternité du patriotisme est encore impuissante à nous lier, impuissante à nous arracher les déterminations libératrices ?

Si Dollard revenait, avec quelle ardeur, quelle puissance de conviction il nous apprendrait à opter. Lui qui avait vécu à peine trois ans en la Nouvelle-France et qui avait déjà choisi, quel plaidoyer éloquent, pressant, ne saurait-il pas nous adresser alors que pour justifier sa volonté des mêmes sacrifices, il chercherait ses liens d’amitié avec ce pays ou ferait l’inventaire du passé ?

Le Dollard de 1919, patriote d’instinct et de conviction, nous tiendrait à peu près ce discours : « Oui, nous avons une patrie et même nous n’en avons qu’une. La patrie, a dit Mgr  Pâquet après saint Thomas, c’est le sol qui nous a vus naître et où nous avons grandi. » Et le sol qui nous a vus naître et où nous avons grandi, c’est, jusqu’à nouvel ordre, le Canada. Trois cents ans d’habitat dans cette partie du nord américain, le droit du premier occupant, du premier évangélisateur, du premier défricheur, un pied-à-terre solide un peu dans toutes les provinces, donne raison à la race française de considérer tout le Canada comme sa patrie.

« Mais dans la grande patrie, nous de Québec, nous avons aussi une petite patrie locale, notre province française. C’est entre Montréal et Tadoussac que résidèrent longtemps le berceau et le foyer de notre race. C’est dans ces limites ou à peu près que nous avons été enfermés après la conquête ; c’est sur ce territoire que nous avons vécu, souffert, grandi, que nous avons développé nos institutions et notre caractère ethnique. C’est ici, pour tout dire, que nous avons posé à jamais notre empreinte française. Et c’est l’autonomie de cet État et c’est notre particularisme national que nous avons fait reconnaître par le pacte fédératif de 1867. Que nous manque-t-il donc pour nous attacher à ce sol et nous déterminer à rester chez nous ? »

Dollard aborderait ensuite, sans vaine appréhension, l’examen de notre passé. « Le véritable patriotisme, a même écrit un jour Fustel de Coulanges, n’est pas l’amour du sol, c’est l’amour du passé, c’est le respect des générations qui nous ont précédés. » Ici encore, je n’en doute pas, Dollard trouverait des motifs suffisants d’être fier de son sang et de confondre les déracinés. Peu lui importerait qu’en ce domaine surtout il découvrit les ravages de l’ignorance et dût mesurer ce que nous a valu et nous vaut encore de mépris et de désertion, la prétendue pauvreté de notre patrimoine.

Parce que derrière nous ne se déroulent pas vingt siècles d’histoire, parce que peuple de défricheurs et de laboureurs, nous n’avons pu écrire que les poèmes du travail, l’épopée de la charrue, parce que le sceau des vertus morales brille seul à la place des lauriers immortels, Dollard verrait encore aujourd’hui des esthètes et des parvenus et aussi des amis que nous n’avons point su instruire, s’écarter avec une immense pitié et considérer notre peuple comme un type inférieur dans la famille française.

Mais Dollard ne s’arrêterait pas à ces vues superficielles. Il regarderait par lui-même dans ce passé que l’on méprise parce qu’on en ignore le premier mot. Et pour rassurer son patriotisme et exciter le nôtre, non, il ne serait pas à la peine de fouiller toutes les avenues, tous les recoins de l’histoire. Les grands ensembles, les lignes maîtresses lui suffiraient comme après tout elles doivent nous suffire. « Et sans doute, dirait-il, nous ne sommes pas une race millénaire et quelques fleurons peuvent manquer au front d’un peuple adolescent. Mais tout de même, ô déracinés dédaigneux, vous compterez peut-être pour quelque chose le mérite d’avoir pu, petite poignée de Français, explorer, évangéliser presque tout ce continent, d’en avoir été les maîtres pendant un temps, jetant un souvenir français sur toutes les grandes routes de l’Amérique, ne retraitant, à la fin, qu’au prix d’une épopée militaire, quand nos drapeaux étaient trop lourds de victoires, quand la France nous faisait banqueroute ? Et à ce mérite vous ajouterez peut-être cet autre assez estimable, d’avoir depuis cent cinquante ans, autre petite poignée de soixante-cinq mille au début, non seulement tenu tête à une effroyable force d’assimilation, mais chaque jour d’avoir continué notre développement normal, régulier, ne cédant pas d’un pouce, allant de l’avant toujours, marquant nos conquêtes du sol par le signe de nos clochers, nous emparant des libertés du vainqueur, le forçant à respecter les nôtres, retenant sans alliage nos qualités chrétiennes et françaises, notre langue, notre foi, nos mœurs, tous les éléments de notre diversité, demeurant enfin, dans le vaste océan anglo-saxon, avec notre moralité, l’une des plus hautes, avec notre culte de la bonté et de la justice, avec nos survivances apostoliques, un îlot intangible de granit catholique et latin ? Oui, voilà notre histoire immortelle, s’écrierait Dollard ; et la méprise qui voudra parmi les peuples plus riches. Mais quand des étrangers l’appellent eux-mêmes un miracle, je crois que, chez nous, elle peut suffire à la plus exigeante fierté. Et, pour la race qui l’a vécue, je demande un peu mieux que le sceau de l’infériorité et le reniement de ses fils. Et c’est pourquoi, continuerait encore Dollard, au risque de scandaliser davantage tous les professionnels de l’exotisme et du déracinement, quand nous serions au monde le seul débris de la race française, quand nous ne devrions appuyer que sur nous-mêmes notre volonté de durer, je n’hésite pas à le dire, notre seul passé, notre seul honneur, notre seul patrimoine spirituel, la seule valeur humaine que représentent nos ancêtres, nous seraient des motifs suffisants de ne pas démissionner de notre droit de vivre. »

Ainsi parlerait Dollard, professeur d’histoire canadienne, et ayant découvert ce fondement solide à une nouvelle option, il nous appellerait comme autrefois au service du pays. Et notre devoir ce serait de l’entendre et de le suivre. Mais quoi donc ! Dollard n’est-il pas un chef que déjà l’on écoute et l’on suit ? Une génération est en marche que nous pourrions appeler avec Barrès « la promotion de l’espérance », et qui porte toute l’histoire de notre race « chevillée à son âme. » Celle-là ne voudrait pas contenir dans son sein de ces hommes diminués qui n’ont rien du passé dans leur être et qui n’apparaissent si pauvres que parce qu’ils se commencent à eux-mêmes. Cela lui semble à elle d’une essentielle évidence qu’il lui faut vivre en s’appuyant sur la terre qui la porte, en contact avec la race dont elle est issue, dans la famille de ses vivants et de ses morts. Elle n’a pas renoncé pour cela à la culture ni à aucune forme de supériorité. Regardez quelques-uns de ses chefs. Leur talent à tous honore les causes qu’ils servent ; ils représentent une élite vers laquelle nous n’avions pas encore monté. Entre eux et les anciens il y a, par exemple, cette différence qu’autrefois la culture semblait déraciner et qu’aujourd’hui elle enracine plus profondément. Ces jeunes hommes qui ne prétendent pas, quoi que l’on dise, à l’indépendance intellectuelle, qui voire se réclament volontiers des influences françaises, se persuadent néanmoins que, devant elles, nous avons à garder une attitude de liberté. Le meilleur hommage à leur rendre, semblent-ils dire, est d’y aller chercher, non pas des puissances néfastes qui nous arrachent à nous-mêmes, à nos qualités natives, mais des ferments appropriés et généreux pour le libre développement de notre personnalité. Et cela ne veut pas dire, comme d’aucuns essaient de le faire croire, que l’on veuille cloîtrer son esprit ni s’interdire la vérité et la beauté universelles ; mais cela veut dire, par exemple, que l’on entend mettre sur toutes choses le reflet de son âme à soi, que l’œuvre originale vaut mieux que l’œuvre pastichée ; et qu’agir ainsi n’est point servir fanatiquement la vérité et la beauté de son pays, mais la vérité et la beauté dans son pays et qu’en conséquence le mérite et le bonheur d’avoir un instant éclairé les esprits, enchanté la sensibilité de ses frères sont placés plus haut que toutes les couronnes et toutes les palmes étrangères. Et cela veut dire encore, dans un autre ordre de choses, non pas l’exclusivisme pour les œuvres de chez nous, mais la préférence aux œuvres de chez nous. Cela veut dire enfin que si l’on a travaillé et s’est dévoué pour sa race, l’on se sent plus fier du bonheur d’avoir servi les siens, plus content d’un simple merci de ses compatriotes, que de toutes les médailles, tous les rubans, tous les titres opulents de consonnes germaniques qui récompensent le dévouement à l’étranger.

Et voilà bien ce qui fait la force de la génération présente. C’est qu’avec elle les forces traditionnelles aidées et dirigées par les meilleures forces de l’esprit vont recommencer de nous mouvoir et de nous guider. On aurait pu craindre que, par cette querelle de nos Anciens et de nos Modernes, le progrès ne fût pas assez chez nous la tradition, qu’il fût la nouveauté des jeunes, hasardeuse et anarchique. Grâces au ciel, ce sont aujourd’hui les jeunes qui sont les vieux. Ce sont les jeunes qui retournent au passé qu’on avait oublié ou qu’on leur avait caché et qui, quelquefois, s’en vont par-dessus la tête de leurs pères, renouer avec les ancêtres notre continuité historique.


* * *


LE DEVOIR DE L’ÉLITE


Si Dollard revenait, il applaudirait à ce réveil et il en serait le premier excitateur. Sa courte vie nous l’enseigne : il a cru au devoir spécial de l’élite. Si le premier il a songé au sacrifice du Long-Sault, c’est que noblesse oblige et que Dollard est commandant d’une garnison dans une colonie de soldats. C’est une élite qu’il a voulu appeler au partage de son héroïque aventure. Sur la Pointe-à-Callières les seize compagnons sont la fleur de la jeunesse. Tous, à l’exception de deux, qui ont trente et trente et un an, sont des jeunes hommes de vingt et un à vingt-huit ans au plus.

Pour Dollard le devoir de l’élite est le plus entier qui soit ; il va jusqu’à l’immolation totale de la personne et de la vie. Parmi ceux qui vont promettre leur dévouement à la Nouvelle-France, quelques-uns vont se dépouiller de leurs biens, et Blaise Juillet, l’un des premiers dix-sept, a femme et quatre enfants ; ils devront encore s’engager par serment à ne pas demander quartier ; ils ne pourront revenir que morte ou victorieux. « M. Dollard, dit la Sœur Bourgeoys, assemble seize ou dix-sept hommes des plus généreux pour aller attaquer les sauvages et à dessein d’y donner leur vie si c’était la volonté de Dieu.[3] Et si Dollard revenait, n’en doutons pas, ce serait pour reprendre son rôle de chef de l’élite et pour lui crier ses solennels devoirs. Ce ne serait plus, comme autrefois, du haut des bastions de la Pointe-à-Callières, l’appel confus d’une race encore à naître qui viendrait à lui, mais la voix inquiète et haletante d’un peuple dispersé aux quatre coins du continent et qui sent se reformer contre lui la coalition formidable de l’ancienne barbarie. Dollard entendrait cette autre voix plus lointaine et innombrable, voix solennelle et troublante des morts, voix de la patrie mêlée à nos instincts de race et qui, aux heures plus tragiques, quand l’avenir est menacé, s’élève au-dedans de nous, profonde et pressante, et, jusque dans le silence de nos cabinets d’étude, vient parfois nous ordonner les gestes de défense. Et Dollard qui aurait entendu, s’en irait comme jadis par la grande ville, le front gonflé par son rêve héroïque, hélant la jeunesse pensive et ardente pour le sacrifice jusqu’au bout, pour ce qu’il appellerait peut-être dans la langue de Péguy et de Maurras, « le salut éternel de notre race. »

L’élite pourrait-elle se dérober à l’impérieux appel ? Dollard ne l’appellerait pas à la mort, mais il l’appellerait à servir. Il lui prêcherait ses hautes responsabilités. « Mourir pour une cause, lui dirait-il avec Ozanam, c’est bien court ; la véritable dignité humaine, ce qui est long, ce qui dure, c’est de souffrir et de travailler autant que la vie. » Après tout, l’élite n’est l’élite que pour être candidate au dévouement. Elle ne prend son nom et sa dignité que de la noblesse des biens qu’elle peut sacrifier. De même que dans l’ordre matériel, les richesses prennent, de par la volonté divine, une sorte de destination sociale, ainsi, dans l’ordre spirituel, doit-il y avoir la part des pauvres. Il est des intelligences et des dévouements qui ne s’appartiennent pas en entier ; et les riches de l’esprit et du cœur doivent administrer leur superflu au profit de la patrie et de Dieu. Que fais-je autre chose que paraphraser en ce moment l’enseignement d’un grand pontife, Léon XIII : « Quiconque a reçu de la Bonté divine une plus grande abondance soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et tout ensemble, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. » (Rerum novarum.)

Partout où aujourd’hui existe une élite, elle a perdu le droit de se dérober. « Il n’y a pas de vie, écrit Ollé-Laprune, où, sur un point ou sur un autre, il n’y ait pas à tel moment à faire plus que le strict devoir. » Ainsi, dans la vie des peuples, y a-t-il des heures plus graves où quelques-uns, une élite à tout le moins, doit dépasser le simple devoir.

Notre bonheur et notre espérance c’est que déjà l’on accomplit plus que le devoir. Je songe en ce moment à cette élite conquérante qui depuis quinze ans, sort peu à peu de petits cénacles d’étude, après s’être mis au front et au cœur par beaucoup de labeur et beaucoup de prière, les vraies clartés et les grands stimulants ; qui, pour être de son temps et de sa race, unit étroitement à la volonté de l’avenir le culte du passé, élite qui a pour elle la force organisée, la jeunesse, l’ardeur enivrante, les promesses glorieuses d’un beau matin et qui se nomme l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française.

Et je songe aussi à une autre élite, dans la force de la vie celle-là, élite de croisés qu’on rencontre sur toutes les routes, portant avec eux quelque bon livre, quelque tract, quelque brochure de propagande, hardis et fiers, ayant aux lèvres les paroles de foi vaillante, apôtres du Sacré-Cœur, affichant son image dans les hôtels, guerroyant contre l’alcool, le blasphème, parlant français et faisant parler français, élite qui est ainsi sortie transfigurée et ardente du cénacle de la Villa Saint-Martin et qui s’appelle l’Association des Cercles catholiques des Voyageurs de Commerce.

Des élites il en est d’autres, et qui pourrait empêcher tous ceux-là qui ont voulu se rendre dignes de servir, d’accomplir en d’autres domaines, leur domaine à eux, une action identique ? N’est-il pas vrai que nous vivons aujourd’hui une heure magnifique où il y a du travail pour chacun ? Si jamais il fut un temps où trouvant en nous tous les éléments d’une belle vie, nous cherchions en vain à les organiser dans une action pratique, large, qui n’étoufferait rien, où se déploierait toute notre personnalité, tout son rêve intact, Dieu merci, ce temps semble passé pour toujours. Aujourd’hui, dans ce pays canadien-français, où passe un souffle nouveau, nous n’en sommes plus à ne pouvoir servir rien que des hommes et rien que des partis. Grâce aux programmes que l’on agite, grâce aux cadres qui se sont ouverts, les causes les plus dignes de l’homme, l’âme d’une race et d’une histoire, une culture et une foi appellent à leur service et à leur défense les plus grands et les plus modestes.

L’on me permettra de penser plus particulièrement ce soir, à notre élite intellectuelle. C’est à elle, ce me semble, qu’aurait voulu appartenir Dollard, désireux de réunir dans ses mains les meilleures formes d’action. Il eût choisi d’être parmi nous ce beau type de soldat latin, cultivé et vibrant que nous a décrit quelque part M. René Bazin. Or, cette élite de l’intelligence est celle qui, plus que les autres, doit répondre à de grandes espérances et à de grands devoirs. « Aujourd’hui, dit encore Léon Ollé-Laprune, les grands ce sont très particulièrement ceux qui pensent ou prétendent penser, ceux qui parlent, ceux qui écrivent. »

« Les politiciens sont désempanachés », a dit un jeune écrivain, M. Guy Vanier. Et le mot est en train de faire fortune parce qu’il répond à une indéniable réalité. Les dieux s’en vont ; ils s’en vont sans funérailles, sans oraison funèbre, et l’action politique que nous n’avons pas répudiée parce qu’elle s’impose, nous sommes en train de la remettre tout bonnement à sa place qui n’est pas la première. Quelques-uns parmi nos hommes politiques gardent encore du crédit, et même beaucoup ; ils ne le doivent plus, comme autrefois, à leur simple qualité de député ou de ministre, à je ne sais quel prestige magique dont la foule entourait le parlementaire ou le parleur de husting ; ils ne s’en sauvent que par une culture plus haute, une dignité plus parfaite du caractère, un sens plus généreux de leurs devoirs et des choses nationales. Les autres qui ne voudront pas monter jusque là, vont représenter de plus en plus un type inférieur, écrasés qu’ils seront par la hauteur des tâches prochaines. Oui, les politiciens s’en vont ; il ne restera plus que les politiques.

Mais ce n’est pas tout, penseront quelques-uns, de secouer cette vieille servitude et de fermer nos oreilles aux « verbaux mécaniques. » Il faut recueillir, avec de plus fermes lumières, la direction que les héritiers dégénérés de nos vieux parlementaires avaient cessé de donner. Il me semble qu’à l’heure où je parle, notre race attend une grande parole, une parole de clarté et de force qui nous entraîne unanimement vers un grand avenir. Des directions très précises sont demandées aux travailleurs de l’intelligence. Ils sont priés de nous donner avant tout cet esprit qu’Auguste Comte appelait « l’esprit d’ensemble », et qui n’est que la subordination des problèmes dans une vue totale. Les rivalités politiques nous ont tant divisés, tant émiettés ; l’atavisme historique nous avait si peu préparés au sens des responsabilités sociales et une longue absence de direction unanime et positive a jeté nos énergies en tant de directions anarchiques. Et pourtant, plus que jamais, nous avons besoin de coordonner nos ressources, d’utiliser les plus petites de nos forces, d’élever toutes nos énergies matérielles et morales à leur ultime rendement, n’ayant que ce moyen de faire tête à l’écrasante supériorité de nos rivaux. Veut-on que je précise davantage ? J’ajouterai : Ce n’est pas tout de nous ébranler aujourd’hui pour la colonisation, demain pour l’enseignement public, après demain ou hier pour les caisses populaires, les problèmes ouvriers, l’organisation économique, promenant notre effort tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, partageant tous les enthousiasmes, toutes les fièvres d’occasion. Ce qu’il faut et ce qui presse, c’est de rendre persévérant et un, un effort éparpillé et intermittent ; c’est de bien établir, dans notre œuvre de construction prochaine, le rapport des pièces au tout. C’est de proportionner et d’équilibrer toutes choses, de maintenir la hiérarchie des facteurs, pour que s’élève enfin l’édifice de la patrie dans une force solide et dans un ordre de beauté.

Or, tout ce travail d’orientation et d’unification exige une pensée qui y préside et y jette une vigoureuse ordonnance. Et la direction doit commencer sans retard parce qu’il faut que nous soyons sauvés et que nous n’avons plus le temps d’attendre. L’après-guerre commence déjà de nous pousser avec force vers des préoccupations utilitaires. L’ambition de regagner le terrain perdu, de faire vite et de rattraper nos concurrents nous mène vers les fins pratiques et immédiates, vers le développement des enseignements techniques, vers les hommes de réalisations hâtives. Du même coup, il faut en avoir peur parce que la mesure n’est pas le fait des peuples jeunes, nous allons nous acheminer vers une crise de l’idéalisme, vers le mépris des hautes disciplines spéculatives, alors que nous commencions à sourire à un réveil intellectuel, qu’un vrai besoin d’unité et d’ordre, de sage hiérarchie dans les buts à atteindre, se faisait sentir dans les esprits. Et voici bien où s’impose encore le rôle de la jeunesse libérale, je veux dire de culture humaniste et classique. Elle doit intervenir hardiment pour empêcher peut-être un désastre. C’est très bien de vouloir les fins pratiques et les prompts résultats, et nous avons de vastes efforts à faire en ce sens ; mais pourvu, toutefois, qu’on n’aille pas oublier que la pratique a toujours besoin de la théorie pour se soutenir et aller loin, et qu’il faut à un peuple plus d’esprit, plus d’idéalisme, à mesure que s’imposent la recherche et la culture de la matière ; pourvu encore que le souci pragmatiste ne relègue pas au second plan la primauté des forces morales ; pourvu enfin qu’il n’arrête pas l’essor des facultés esthétiques chez une race qu’un impératif de sa destinée oblige à la supériorité intellectuelle. Vous le voyez, l’heure est décisive et la tâche est immense. Si les veilleurs ne savent ou n’osent avertir, notre génération peut s’engager, sans retour possible, dans une fausse route, et notre race peut y compromettre à jamais le fond même de son originalité, ses qualités spirituelles de race latine.

Mais les veilleurs savent-ils au prix de quels sacrifices ils s’acquitteront de leur mission ? Savent-ils qu’ils devront commencer par s’imposer une sorte d’ascétisme intellectuel ? M. Georges Goyau le rappelait récemment en préfaçant un beau livre : « À la racine de toute action féconde, il y a, indispensablement, un effort d’ascétisme. »[4] Cet effort s’impose tout d’abord dans la longue préparation du dirigeant. N’assume pas qui veut l’auguste et redoutable magistère de la direction. Pour y prétendre, il faut d’abord posséder la vérité, l’absolue vérité. Tout l’ordre économique, tout l’ordre social et moral tiennent eux-mêmes à un ordre intellectuel, à un ordre de vérités. Et si l’on voulait y regarder de près, on verrait que les peuples n’ont de recul ou de déviation dans leur existence et n’ont de catastrophe dans leur histoire, que parce qu’un jour l’ignorance leur a dit l’erreur ou n’a pas su leur dire l’intégrale vérité, ou que la mauvaise foi cynique leur a dit criminellement le mensonge. Le spectacle actuel du monde n’est-il pas fait pour inviter les veilleurs à prendre garde aux enchaînements et aux répercussions implacables des doctrines ? Parce que, depuis quatre ans, ils ont affolé les peuples avec des promesses d’une démocratie effrénée, les conviant quelquefois jusqu’à la révolution ; parce qu’ils ont parlé ainsi des plus hautes tribunes et que leurs doctrines inflammables sont tombées parmi des masses déjà effervescentes, irritées par les souffrances de la guerre, voici que les peuples impatients et aigris se lèvent et appliquent les doctrines avec une rapidité foudroyante. L’incendie révolutionnaire menace toute l’Europe et des étincelles éclatent déjà jusque chez nous.

Puisse le spectacle éclairer ceux-là qui, parmi nous, prônent des réformes téméraires sans prendre assez garde qu’ébranler les approches des principes c’est ébranler les principes eux-mêmes, et qu’on ne protège jamais avec trop de prudence les assises sacrées des familles et l’avenir religieux de son pays.

L’ascétisme intellectuel, l’élite dirigeante le pratiquera ensuite dans l’acceptation austère de son travail. Là, ce serait un crime de faire place encore à la fantaisie, aux préférences personnelles. Non, l’élite ne peut, à une heure aussi étreignante, remplir sa mission et en même temps ne chercher dans l’étude que des jouissances d’esthètes, que les labeurs qui enchantent. C’est, au contraire, à y mettre toutes ses forces, toute sa vie, que Dollard la convierait impérieusement. Nous n’en sommes plus comme en 1660, dirait-il, à l’aventure d’un moment héroïque, au passage exalté des héros dans la gloire. Nous sommes au « poste de solitude » et nous y enchaînons toute notre existence. Pas de méprises qui seraient irréparables. C’est trop peu, pour arrêter des courants funestes et pour éclairer son temps, que des efforts intermittents, des travaux isolés, des œuvres d’occasion. L’élite intellectuelle ne fera tout son devoir et ne sauvera notre avenir de race française, que si elle veut se condamner aux longues réclusions, aux infatigables labeurs ; si elle décide de s’unir, de faire la coopération des ouvriers de l’esprit ; si tous les problèmes de l’heure reçoivent d’elle les solutions qu’ils attendent ; si son âme est assez haute qu’elle consente à rester pauvre parfois, à renoncer aux honneurs, aux faveurs des grands pour garder le droit de servir la vérité ; si elle aime assez son pays et le commandement de sa foi et de sa conscience qu’elle veuille devenir dans notre histoire prochaine une élite de sacrifiés.

De quelle grande espérance ne pourrait-elle pas alors se soutenir ! Dès cette vie le sacrifice est un multiplicateur de dévouement. Voyez quel magnétisme il a mis dans toute la personne de Dollard, dans ce jeune chef qui entraîne vingt jeunes gens à la mort. C’est à cette même condition que nos jeunes maîtres obtiendront d’être suivis. Une cause paraît toujours assez belle quand les chefs ont décidé d’y mettre leur vie.

Là ne s’arrête point la fécondité du sacrifice. Quand Dollard fut tombé avec ses compagnons, on put croire, dans le premier moment, à une décimation funeste, à une grande promesse brisée. Villemarie était veuve de son héros. Après le premier moment de gratitude et de souvenir, une telle pesanteur de plomb et d’oubli s’abattit sur cette mémoire que l’œuvre put paraître achevée avec l’holocauste. Pas une ligne, pas un mot ne restait du glorieux tombé. Et pourtant voici qu’il revit et qu’il revient, après plus de deux siècles et demi, voici que plus vivant qu’autrefois, il prend sa place parmi nos professeurs d’héroïsme et le jeune commandant Dollard s’appellera bientôt de son vrai nom : l’un des premiers maîtres de notre jeunesse.

L’ACTION EFFICACE


Cette fécondité du sacrifice exige pourtant une condition. Le sacrifice de l’homme est peu de chose si l’on n’y infuse un ferment divin, s’il ne s’élève jusqu’à la puissance surnaturelle.

Dollard avait compris cette vérité et il a voulu incorporer à son sacrifice et à celui de ses compagnons les plus nobles éléments spirituels. Vous vous rappelez cette veillée d’armes, cette messe dans la petite chapelle de Villemarie, où, sous le regard de leurs mères, de leurs sœurs, ou de leurs fiancées, sous le regard de leurs pères et de leurs amis, dans le bruit des sanglots étouffés, dix-sept jeunes gens qui avaient communié et qui allaient à la mort, laissaient se former dans leur poitrine une prière qui devait ressembler à celle-ci : « Ô Dieu de l’hostie et de la Nouvelle-France, Dieu qui êtes là, dans notre cœur comme au ciel, nous voici devant vous, nous la petite compagnie de Dollard qui s’en va mourir pour ce pays. Nous l’avons décidé parce que nous croyons à l’efficacité du sacrifice uni au vôtre, parce que de notre mort vous pouvez faire germer l’avenir. Nous allons tout quitter, nous allons laisser derrière nous nos sœurs, nos mères, des deuils et des larmes. Mais vous nous l’avez dit, ô Maître, le grain de blé qui meurt en terre, recrée une vitalité infinie… » Ils prient ainsi, les braves enfants ; et pendant que cette prière jaillit de leur cœur, sur l’autel le prêtre, dans ses mains tremblantes, prend leur sacrifice et l’unit à celui de Dieu. Et vous savez tout ce qui a jailli de cette union merveilleuse.

Si Dollard revenait il exigerait encore de ses compagnons qui voudraient le suivre, cette mise de surnaturel dans leur effort humain. Il leur dirait : « Vous qui voulez des résultats et qui êtes sincères, qui ne voudriez point, par votre faute, par un déficit volontaire, diminuer, pour la plus petite part, le rendement de votre action, ayez tout d’abord la loyauté d’entourer cette action de toutes les conditions de la puissance. »

La foi nous révèle des réalités pathétiques que nous ne pouvons négliger. Il faut, comme l’on dit aujourd’hui, une mystique à notre action. Elle ne doit pas être une simple application positive et extérieure, un pur déploiement d’activité mécanique. Elle doit procéder d’un psychisme intérieur puissant. Elle doit prendre son appui dans une doctrine de vérité et de charité qui lui communique avec de la flamme et de la constance, la plus grande mesure de l’efficacité.

Et c’est à tenir compte de cette mystique profonde et féconde que Dollard exhorterait aujourd’hui les volontaires du sacrifice. « À son terme, dirait-il, l’héroïsme français s’achève dans la sainteté française. » Et notre catholicisme serait nul s’il ne substituait en nous, selon le mot profond de Georges Dumesnil, « à une façon de penser, une façon d’être. »

Réfléchissons un instant au jeu des forces où nous sommes mêlés. Il y a le monde que nous voyons, les forces qui agissent sous nos yeux, que nous pouvons déclencher, dont la puissance peut être supputée. Mais il y a aussi le monde que nous ne voyons pas, les forces existantes, mais cachées dans l’atmosphère supérieure. Et ces deux dynamismes de l’un et l’autre mondes s’associent et se mêlent constamment, mais sous le gouvernement de celui d’en haut qui résume en lui les fins suprêmes. « Par une grâce unique, disait le bon Joseph Lotte, nous autres hommes, nous nous trouvons au point l’esprit recoupe la matière, au point d’intersection de l’immortel et du mortel. » Et notre honneur et notre incroyable puissance, c’est d’intervenir dans le dynamisme supérieur. Là même réside toute notre puissance. Puisque Dieu est la cause universelle et première, l’homme ne vaut que par ce qu’il peut obtenir d’action divine. En d’autres termes, ce n’est pas notre agitation d’un moment, notre petit effort humain qui peut de grandes choses, mais ce qui y entre de la coopération de Dieu. Et pour obtenir cette action divine, en faveur de son pays, par exemple, le patriote catholique peut même, s’il le veut, faire intervenir la communion de l’Église triomphante où résident les saints de sa patrie. Il n’est pour lui que d’adapter, par une intention et une volonté surnaturelles de foi, son activité à la causalité de Dieu, il n’a qu’à faire appel à la légion des ancêtres glorifiés, et, tout de suite, revêtu d’une dignité et d’une puissance agrandies, il entre dans cette région où se décide l’avenir des races, ou par une préordination magnifique, s’élaborent en faveur de la prière humaine, les plus généreux des plans divins. L’homme de foi qui pense, qui agit, qui parle, qui écrit, qui se bat en priant, n’est plus un homme ; il prend l’attitude d’un collaborateur sublime dans l’œuvre providentielle.

Vous apercevez de là, combien c’est rehausser les buts de la vie et fortifier les motifs de nos sacrifices que d’y faire entrer de l’éternel, la toute-puissance de l’Infini. L’aspect consolant de cette vérité c’est qu’ici la carrière s’ouvre à tous et large à chacun. Notre foi ne connaît plus de petites actions ni de petits agissants, quand uni étroitement au Christ comme les sarments au cep, on participe à la dignité et à la puissance infinies de ce Chef glorieux. J’en crois l’aveu de ce jeune philosophe chrétien, Jacques Maritain, agrégé de philosophie à Stanislas, qui écrivait naguère : « Il est sûr, en raison de cette solidarité surnaturelle, que non seulement la vie et la joie des convertis, mais encore les grâces actuelles reçues par tous ceux qui, sans confesser encore la foi catholique, aperçoivent déjà dans la beauté de l’Église l’éclat de la lumière éternelle, et parfois s’enorgueillissent de cette science, ont été payés exactement par les larmes de quelque contemplatif très humble, ou par un regard d’amour vers le Saint Sacrement, ou par des vies entières de pénitence héroïque, bref par cette une et innombrable messe où le Christ avec ses membres s’offre chaque jour à Dieu. »[5]

Mais combien plus ces fortes vérités doivent impressionner le volontaire du service intellectuel. Celui qui dévoue à Dieu son intelligence, sert au plus haut point l’ordre divin, parce que la vocation des chrétiens, dit encore Maritain, est une vocation contemplative. User son esprit et lentement dans la recherche et le combat de la vérité, c’est user le meilleur de l’homme et devenir une hostie d’élite. Instinctivement l’on se redit à soi-même le grand mot de Pascal : « Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ensemble ne valent pas le moindre mouvement de charité : cela est d’un ordre infiniment plus élevé. » Mais alors qui pourra concevoir que l’on veuille perdre quelque chose de la valeur d’un tel holocauste ? L’on se prend à penser, non sans une haute et généreuse envie, aux forces qui agiraient pour nous là-haut, le jour où ceux qui écrivent et qui parlent et qui veulent, aussi entièrement que Dollard, que leur effort serve la patrie, n’écriraient plus une ligne, plus un mot, sans se redire à eux-mêmes la réflexion saisissante d’Ernest Psichari à Paul Bourget : « C’est un tremblement que d’écrire en présence de la Très Sainte Trinité. » Qui sait ? Nous verrions peut-être s’évanouir l’écart toujours déprimant qui nous paraît exister ici-bas entre le meilleur dévouement de l’homme et les résultats qu’il obtient.

Voilà, les leçons et les exemples que revivrait Dollard revenu parmi nous et appliquant son action aux réalités nouvelles. Mais que parlons-nous de ce retour hypothétique ? Est-ce que le héros ne va pas revenir ? Est-ce que déjà il n’est pas revenu ? N’est-ce pas lui qui est au milieu de nous, depuis quelques années que nous revivons son souvenir, que nous célébrons son immortelle jeunesse ? Dans quelques mois il apparaîtra réel et palpable, sur une place de notre grande ville, dans le geste de sa victorieuse défaite, auréolé d’apothéose, pathétique et beau, tel qu’il est sorti du cerveau de Laliberté. Oh ! qu’il est temps que tu nous reviennes, ô commandant du vieux fort de Villemarie. Nous avons tant besoin d’un jeune chef comme toi et d’un pareil entraîneur d’hommes. Là-bas, regarde, à la frontière où tu tombas, une barbarie aussi envahissante que l’ancienne s’en vient et menace nos âmes françaises. Ici c’est l’œuvre d’une reconstruction et d’une réfection totale qu’il nous faut entreprendre. Lève-toi, ô Dollard, vivant sur ton socle de granit. Appelle-nous avec ton charme viril, avec tes accents de héros. Nous lèverons vers toi des mains frémissantes comme des palmes, ardentes de l’ambition de servir. Ensemble nous travaillerons, nous reconstruirons la maison de famille. Et pour la défense française et pour la défense catholique, si tu le commandes, ô Dollard, ô chef enivrant et magnétique, jusqu’à l’holocauste suprême nous te suivrons.






Conférence prononcée sous les auspices du Cercle Catholique des Voyageurs de Commerce de Montréal, en 1919.

  1. Marie de l’Incarnation. Lettre, 25 juin 1660.
  2. C’est bien là le vrai nom du héros, c’est bien ainsi qu’il a toujours signé, comme le démontre M. E.-Z. Massicotte, dans The Canadian Antiquarian. No 2. t. IX. 1912. Il faut espérer qu’on nous débarrassera enfin de ces Daulat et de ces Daulac, qui ne sont que des déformations de mauvais copistes.
  3. Faillon, t. II. p. 414.
  4. Albert Mahaut, Le Chrétien, homme d’action, p. IX.
  5. Cité par Agathon. Jeunes gens d’aujourd’hui p. 209.