Sieyès, sa vie et ses travaux

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SIEYES,
SA VIE ET SES TRAVAUX.

Emmanuel-Joseph Sieyes naquit à Fréjus le 3 mai 1748. Il fut destiné à la carrière ecclésiastique. Ce hardi novateur, cet esprit fier et peu obéissant, fut d’abord élevé dans un séminaire. Il acheva ses études à l’université de Paris, et prit sa licence en Sorbonne.

Mais il reçut une autre éducation que celle de l’église. Né au moment où le dix-huitième siècle acquérait tout son caractère, il respira pleinement les idées de ce siècle. Il grandit au milieu des ruines intellectuelles du passé, dont il vit tomber une à une toutes les croyances. Il apprit à rejeter l’autorité des traditions et à n’avoir confiance que dans le raisonnement. Appartenant à la seconde période de ce siècle, où les droits de l’esprit étaient reconnus sans que ceux de la société fussent encore admis, et où l’on éprouvait le besoin de passer des idées aux réformes, les institutions politiques devinrent l’objet principal de ses études et de son examen. Il s’accoutuma à regarder les arrangemens sociaux provenus de la conquête comme des abus, et les distinctions produites par l’inégalité comme des injustices. Il se prépara à n’accorder son obéissance qu’à la loi, et à ne reconnaître d’autre différence entre les hommes que le mérite. Il pressentit la religion du droit, et il adopta avec ardeur, pour le réaliser plus tard, le dogme nouveau de l’égalité sociale, qui était le christianisme politique du monde.

Les ouvrages qui le frappèrent d’abord le plus et qui convenaient le mieux à ses goûts, furent les ouvrages de métaphysique : « Aucun livre, dit-il lui-même, ne m’a procuré une satisfaction plus vive que ceux de Locke et de Condillac[1]. » La théorie du langage, la marche philosophique de l’esprit humain, les méthodes intellectuelles l’occupèrent alors fortement. Il pensa beaucoup, mais il n’écrivit rien. Il examina le système des économistes qui fondaient la richesse, non sur le travail de l’homme, mais sur les productions du sol. Il le trouva supérieur à la routine ancienne, mais il le regarda comme étroit et insuffisant. Il avait alors vingt-six ans. En 1775, il quitta Paris pour se rendre en Bretagne où il avait obtenu un canonicat. Peu de temps après, l’évêque de Chartres l’appela auprès de lui et le nomma successivement chanoine, vicaire-général et chancelier de son église. Facilement remarqué partout où il était, le clergé de Bretagne l’avait élu son député aux états de la province. Le diocèse de Chartres, à son tour, le choisit pour son conseiller-commissaire à la chambre supérieure du clergé de France. M. Sieyes prit part au gouvernement général d’un corps qui avait fourni à la monarchie de si habiles politiques, et qui devait donner quelques-uns de ses chefs les plus remarquables à la révolution. Il apprit alors la pratique des affaires, et de métaphysicien il devint politique et administrateur. Il partageait son temps entre ses fonctions et ses études. Il passait une partie de l’année à la campagne chez l’évêque de Chartres ; et c’est là qu’il se livra à de profondes méditations sur l’organisation de la société et le mécanisme du gouvernement. Il ne suivit ni l’école historique de Montesquieu, ni l’école logique de Rousseau. Il n’admit pas la constitution du passé, et repoussa la démocratie pure. Il préféra la démocratie représentative[2]. Il crut que cette forme politique consacrait le droit de tous les citoyens, et portait à la tête de l’état et à la direction des affaires les hommes les plus capables. Il pensait, à la différence de Rousseau, que l’individu devait être le but et non le pur instrument de l’état ; en un mot, que l’homme passait avant le citoyen, le droit avant la loi, la morale éternelle avant les règles mobiles et changeantes des sociétés. Il voulait la monarchie, mais il la voulait restreinte, couronnant et ne supportant pas l’édifice. Les vieilles sociétés lui paraissaient des pyramides renversées qu’il fallait remettre sur leur base.

Passant de ses théories à leurs applications, il n’avait pas seulement arrêté les principes, mais les institutions et le langage même. On en jugera par l’anecdote suivante. En 1788, dans un de ses fréquens voyages de Paris à Chartres, il se promenait un jour aux Champs-Élysées avec l’un des plus illustres membres de cette académie[3]. Il fut témoin d’un acte de brutalité commis par le guet qui était alors chargé de la police de Paris : une marchande occupait dans les Champs-Élysées une place où elle ne devait pas se tenir, et d’où le guet l’expulsa violemment ; tous les passans s’arrêtèrent et firent éclater des murmures ; Sieyes, qui était du nombre, dit : Cela n’arrivera plus lorsqu’il y aura des gardes nationales en France.

Le moment vint bientôt où les contemporains de Sieyes emportés vers les plus hardies et les plus complètes innovations, le prirent pour le représentant de leurs désirs et le rédacteur de leurs pensées. La révolution s’avançait à grands pas. Les réformes que réclamait le vœu public et qu’exigeaient les nécessités du temps, avaient été refusées par les corps privilégiés de l’état. La royauté, animée des meilleures intentions, n’avait pu les réaliser administrativement. Le désordre des finances, pour le rétablissement desquelles on avait vainement convoqué deux assemblées des notables, précipita encore le cours des choses, et força la couronne d’en appeler aux états-généraux, qui n’avaient pas été réunis depuis cent soixante-quinze ans.

Mais comment convoquer les états-généraux ? les réunirait-on comme en 1614, en les faisant voter par ordre, ou adopterait-on un mode nouveau en les faisant voter par tête ? Si on les faisait voter par tête, doublerait-on les députés du tiers-état, ou les maintiendrait-on à leur ancien nombre ? En un mot, substituerait-on la loi des majorités au suffrage des classes, l’intérêt public à l’intérêt privé, le droit au privilége, et une assemblée puissante et réformatrice aux assemblées paralysées d’avance de l’ancienne monarchie ? Telles furent les questions posées par le gouvernement lui-même.

M. Sieyes se hâta d’y répondre, et pour la première fois il comparut devant le public. Dans la tentative de réforme naguère faite par voie administrative, il avait été nommé membre de l’assemblée provinciale d’Orléans. Il avait vu la profondeur du mal, et l’inutilité du remède que la couronne avait employé pour le guérir. Il proposa alors le sien dans trois écrits qu’il publia coup sur coup en 1788 et au commencement de 1789. Ces trois écrits furent : 1o Son Essai sur les priviléges ; 2o sa célèbre question : Qu’est-ce que le tiers-état ? 3o les Moyens d’exécution dont les représentans de la France pourront disposer en 1789[4].

Toutes ses vues étaient exposées dans ces écrits qui devinrent le symbole politique de la révolution. Rien n’égale l’effet que produisit sa brochure sur le tiers-état. Ce manifeste de la classe moyenne se résumait en trois questions et en trois réponses :

1o Qu’est-ce que le tiers-état ? Tout.

2o Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.

3o Que demande-t-il ? À devenir quelque chose.

Dans cet écrit, qui prépara la victoire et le gouvernement de la classe moyenne, M. Sieyes s’attacha à prouver, et je me sers de ses propres expressions, que le tiers-état formait une nation complète[5], qu’il pouvait se passer des deux autres ordres, qui ne sauraient exister sans lui ; et il alla jusqu’à dire : Si la noblesse vient de la conquête, le tiers-état redeviendra noble en devenant conquérant à son tour[6]. Il prévit que la gloire allait, comme tout le reste, être bientôt roturière.

Il soutint que le tiers-état, composé de vingt-cinq millions de personnes, devait avoir un nombre de députés au moins égal à celui des deux autres ordres qui ne comptaient pas plus de quatre-vingt mille ecclésiastiques et de cent vingt mille nobles ; qu’il devait choisir ses députés dans son propre sein et non parmi les gens d’église, les gens d’épée et même les gens de robe, ainsi qu’il l’avait fait autrefois ; qu’il devait renoncer à ses propres priviléges, parce qu’on n’est pas libre par des priviléges de corps, mais par des droits de citoyens qui appartenaient à tous[7].

Il prétendit qu’il n’existait pas de constitution ; qu’il était nécessaire d’en créer une ; que la nation seule en avait le droit et la mission ; qu’il fallait se garder avec soin d’imiter la constitution anglaise, produit du hasard et des circonstances, ouvrage, selon lui, étonnant pour l’époque où elle avait été fixée, mais trop grossier et trop compliqué pour être au niveau des progrès faits par l’art social dont elle marquait l’enfance. « Quoiqu’on soit tout prêt, dit-il, à se moquer d’un Français qui ne se prosterne pas devant elle, j’oserai dire qu’au lieu d’y voir la simplicité du bon ordre, je n’y aperçois qu’un échafaudage de précautions contre le désordre[8]. » Cette constitution ayant organisé en Angleterre la vieille société du moyen-âge, ne convenait ni à l’esprit rigoureux de Sieyes, ni à l’état social plus avancé de la France. Sieyes ne voulait pas constituer des différences, mais parvenir à l’unité, relever tout ce qui était tombé, mais faire mouvoir tout ce qui restait vivant. Une société homogène, un droit uniforme, un gouvernement représentatif exercé par procuration, la liberté individuelle uniquement limitée par la loi, la liberté de penser et d’écrire ne s’arrêtant dans son exercice que devant les droits d’autrui, une administration nationale et commune, et, pour faciliter et affermir ces grands changemens, une nouvelle circonscription du territoire qui anéantît les anciennes provinces avec leur existence séparée, leurs limites embarrassantes, leur rivalité intraitable, et leurs priviléges inopportuns ; voilà les idées qu’il soutint, les innovations qu’il recommanda. On aimera sans doute à connaître en quels termes il proposa, dans son plan de délibérations pour les assemblées de bailliage, cette grande transformation territoriale qui, réalisée d’après ses vues en 1789, a plus que toute autre chose fait la France moderne : « Ce n’est, dit-il, qu’en effaçant les limites des provinces qu’on parviendra à détruire tous les priviléges locaux. Ainsi, il sera essentiel de faire une nouvelle division territoriale par espaces égaux partout. Il n’y a pas de moyen plus puissant et plus prompt de faire sans trouble de toutes les parties de la France un seul corps et de tous les peuples qui la divisent une seule nation[9]. » C’était là une idée de génie. La France lui doit sa forme, son égalité, la grandeur de ses ressources et la facilité de son action.

Qui appelait-il à accomplir cette révolution ? Le tiers-état. Comment ? Il faut ici l’écouter encore lui-même et constater ou sa prévoyance ou sa puissance : sa prévoyance, s’il aperçut l’avenir ; sa puissance, s’il l’amena. Il invita le tiers-état, qui, selon lui, n’était pas un ordre, mais la nation, à se constituer en assemblée nationale, c’est son expression, si le clergé et la noblesse ne voulaient pas se réunir à lui pour délibérer en commun et par tête[10].

« Le tiers-état seul, dira-t-on, ne peut pas former les états-généraux. Ah ! tant mieux ! ajouta-t-il ; il composera une assemblée nationale ! — Mais on s’écrie que si le tiers-état s’assemble séparément pour former, non les trois états dits généraux, mais l’assemblée nationale, il ne sera pas plus compétent à voter pour le clergé et la noblesse que ces deux ordres ne le sont à délibérer pour le peuple. D’abord les représentans du tiers-état auront incontestablement la procuration de vingt-cinq ou vingt-six millions d’individus qui composent la nation, à l’exception d’environ deux cent mille nobles ou prêtres. C’est bien assez pour qu’ils se décernent le titre d’assemblée nationale. Ils délibéreront donc, sans aucune difficulté, pour la nation entière[11]. » M. Sieyes allait même plus loin à cet égard que les autres ; car il prétendait que le vote par tête était aussi peu juste que le vote par ordre, les représentans des deux cent mille privilégiés n’ayant pas un droit égal aux représentans des vingt-six millions de citoyens. Il portait dans ses projets d’innovations la rigueur de ses théories. Du reste, il en convenait lui-même : « Je sais, disait-il, que de pareils principes vont paraître extravagans à la plupart des lecteurs. Mais, dans presque tous les ordres de préjugés, si des écrivains n’avaient consenti à passer pour fous, le monde en serait aujourd’hui moins sage. La vérité ne s’insinue que lentement dans une masse aussi grande que l’est une nation. Ne faut-il pas laisser aux hommes qu’elle gêne le temps de s’y accoutumer ; aux jeunes gens qui la reçoivent avidement, celui de devenir quelque chose ; et aux vieillards, celui de n’être plus rien ? En un mot, veut-on attendre pour semer le temps de la récolte ? Il n’y en aurait jamais[12]. »

Mais ses idées allèrent plus vite et pénétrèrent plus profondément qu’il ne semblait le croire. Elles servirent alors de ralliement à l’opinion, et, plus tard, de modèle aux réformes.

Le doublement du tiers-état fut décidé, et les bailliages furent appelés à envoyer des députés aux états-généraux, que le gouvernement convoqua pour le mois de mai 1789. Sieyes, après avoir dirigé l’opinion, et avant de conduire les états-généraux, rédigea, pour guider les électeurs dans leurs choix et dans leurs cahiers, un plan de délibérations à prendre par les assemblées de bailliage qui contenait la révolution. Les électeurs de Paris décidèrent, conformément à ses conseils, que leurs suffrages ne se porteraient ni sur un noble ni sur un prêtre. Ils avaient vingt députés à nommer. Après en avoir choisi dix-neuf, ils rapportèrent leur arrêté pour élire Sieyes.

Les difficultés qu’il avait prévues entre les ordres se présentèrent au début même des états-généraux. Comme il les attendait, il les trancha. Il avait sur les autres membres des communes l’ascendant de la réputation, et l’avantage d’une pensée nette et d’un but précis. Aussi fut-il l’ame de leurs délibérations. Les deux premiers ordres ayant refusé, pendant près d’un mois, de se réunir au troisième pour vérifier les pouvoirs en commun, il proposa de couper le câble qui retenait encore le vaisseau au rivage[13]. Il fit décréter la vérification des pouvoirs, tant en l’absence qu’en la présence des députés privilégiés ; il décida les communes, ainsi qu’il l’avait écrit une année auparavant, à se constituer en assemblée nationale. Quelques jours après, l’assemblée qu’il avait portée à s’ériger audacieusement en premier pouvoir public, ayant été privée du lieu de ses séances, elle se réunit au jeu de paume, où Sieyes rédigea le serment célèbre et décisif prêté par tous ses membres, de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce qu’ils eussent fixé la constitution et opéré la régénération de l’ordre public[14]. Enfin la couronne, dans la séance royale du 23 juin, ayant cassé tous les arrêtés précédens des communes, et ayant prescrit à ses membres de se séparer, Sieyes, après l’éloquente et fougueuse apostrophe de Mirabeau au grand-maître des cérémonies, se contenta de dire à ses collègues : Nous sommes aujourd’hui ce que nous étions hier… Délibérons[15]. On délibéra, et la révolution fut faite.

Sieyes, qui avait érigé le tiers-état en nation par sa fameuse brochure, qui venait de constituer le gouvernement de la classe moyenne en substituant l’assemblée des communes aux états-généraux du royaume, remania un peu plus tard la France de fond en comble, en brisant les anciennes provinces qu’il fit diviser en départemens. Le premier de ces changemens contenait la révolution de la société ; le second, celle du gouvernement[16] ; la troisième, celle du territoire et de l’administration.

Quoique cette dernière mesure ait été présentée à l’assemblée constituante par Thouret, elle était l’œuvre de Sieyes[17]. Il y tenait comme à une propriété exclusive, et je me souviens que lui ayant demandé, après 1830, s’il n’était pas le principal auteur de la division de la France en départemens. — « Le principal ! me répondit-il vivement et avec un juste orgueil ; mieux que cela, le seul ! »

Après ces grands travaux, il prit part aux délibérations de l’assemblée sur d’autres points importans, quoique moins capitaux. Mais il rencontra des oppositions ou des dissidences, et, comme il était impérieux et absolu, il se refroidit et s’éloigna peu à peu. L’une des premières causes de sa retraite politique fut la discussion sur les biens du clergé. Il regardait la dîme comme l’impôt territorial le plus onéreux et le plus incommode pour l’agriculture. Il voulait donc qu’on l’abolît. Mais, comme elle représentait environ 70,000,000 de rente, il pensait qu’on ne devait pas en faire cadeau aux propriétaires fonciers, mais obliger ceux-ci à la racheter, afin de se servir de l’argent qui proviendrait du rachat pour payer la dette publique et diminuer les impôts. Son opinion n’ayant point prévalu, et la dîme ayant été simplement supprimée, il dit le fameux mot : Ils veulent être libres et ne savent pas être justes.

Attaqué à cause de ce mot, il prit de l’humeur et commença à se taire. Ses théories sur le jury qu’il voulait établir en matière civile comme en matière criminelle, en séparant le jugement du fait de l’application du droit, ayant succombé devant l’opinion des légistes de l’assemblée, son humeur s’accrut encore, et il se renferma dans un silence plus obstiné. Aussi, lorsqu’en mai 1790, on discuta le droit de paix et de guerre, et que Mirabeau, si puissant dans cette grave discussion, présenta à l’assemblée son projet d’arrêté en faveur du pouvoir royal, il s’écria à la fin de son premier discours :

« Je ne cacherai pas mon profond regret que l’homme qui a posé les bases de la constitution et qui a le plus contribué à votre grand ouvrage, que l’homme qui a révélé au monde les véritables principes du gouvernement représentatif, se condamnant lui-même à un silence que je déplore, que je trouve coupable, à quelque point que ses immenses services aient été méconnus, que l’abbé Sieyes… je lui demande pardon, je le nomme… ne vienne pas poser lui-même, dans sa constitution, un des plus grands ressorts de l’ordre social. J’en ai d’autant plus de douleur… que je n’avais pas porté mon esprit sur cette question, accoutumé que j’étais de me reposer sur ce grand penseur de l’achèvement de son ouvrage. Je l’ai pressé, conjuré, supplié au nom de l’amitié dont il m’honore, au nom de la patrie… de nous doter de ses idées, de ne pas laisser cette lacune dans la constitution ; il m’a refusé ; je vous le dénonce. Je vous prie à mon tour d’obtenir son avis qui ne doit pas être un secret ; d’arracher enfin au découragement un homme dont je regarde le silence et l’inaction comme une calamité publique. »

Malgré ces glorieuses et retentissantes provocations, Sieyes demeura inflexible. Depuis cette époque, il n’intervint plus que rarement dans les débats de la constitution. Il refusa d’être nommé évêque de Paris. Élu membre de l’administration départementale de la Seine avec plusieurs de ses amis politiques, il se démit de ses fonctions après l’assemblée constituante, et se retira à la campagne. Il y demeura pendant toute l’assemblée législative. Il ne prit dès-lors aucune part à la grande lutte qui éclata entre les révolutionnaires de la première et de la seconde époque. Aussi, lorsque la monarchie eut été renversée au 10 août, il fut nommé membre de la convention par les départemens de la Sarthe, de l’Orne et de la Gironde. En arrivant dans cette nouvelle assemblée, aux sentimens qu’il aperçut, au langage qu’il entendit, il comprit que son temps était passé ou qu’il n’était pas encore venu. Il y trouva, cependant, quelques anciens amis, et il y devint l’objet des respects reconnaissans des membres modérés et libres encore. Aussi fut-il nommé président de l’assemblée presque à son début, et il fit partie de plusieurs comités importans. Dans une tragique circonstance, il n’ajouta point à son vote les paroles qu’on lui a reprochées. Il ne se mêla point au mouvement chaque jour plus passionné des partis. Il se borna à présenter quelques projets d’organisation. Celui qu’il proposa sur l’administration de la guerre était trop régulier pour n’être pas rejeté. Croyant, non sans motif, que son nom nuisait à ses idées, il essaya d’être utile sous le nom d’autrui. Il chargea M. Lackanal, alors membre comme lui du comité d’instruction publique et plus tard de cette académie, d’un vaste plan sur l’enseignement général. Mais le comité de salut public l’ayant su, fit rejeter son projet d’organisation et le raya lui-même du comité de l’instruction publique. Ce n’était pas le moment des lois, mais des passions ; des lumières, mais des combats ; de la liberté, mais de la dictature. Sieyes vit s’évanouir ses espérances et succomber ses amis. Silencieux et morne, il s’enveloppa dans son manteau. Resté debout sur le tillac du vaisseau battu par cette tempête, il attendait d’un instant à l’autre le coup de vent qui devait le renverser. Il traversa ainsi les longs et terribles orages déchaînés sur la France jusqu’au 9 thermidor ; et lorsqu’un de ses amis lui demanda plus tard ce qu’il avait fait pendant la terreur : — « Ce que j’ai fait ? lui répondit Sieyes, j’ai vécu. » — Il avait en effet résolu le problème pour lui le plus difficile de ce temps, celui de ne pas périr.

Après le 9 thermidor, il fut l’un des chefs du parti légal et modéré de la convention. Il proposa et il obtint la rentrée des girondins proscrits. Voulant mettre désormais l’assemblée à l’abri des factions extérieures, il fit adopter la loi martiale contre les émeutes et désigner la ville de Châlons-sur-Marne pour son lieu de refuge et de réunion, si l’on attentait encore à sa liberté. Nommé président de la convention et membre du nouveau comité de salut public, il coopéra aux premières ébauches de pacification intérieure et aux premiers traités que la révolution française négocia avec les vieux états de l’Europe résignés à son existence et convaincus par ses victoires. Il alla lui-même en Hollande conclure un traité d’alliance qui fut signé à la quatrième conférence. Les traités de Bâle avec la Prusse et avec l’Espagne, en 1795, auxquels Sieyes prit une fort grande part comme l’un des principaux chefs du gouvernement, détachèrent ces deux puissances de la coalition européenne. La révolution française consacra par les traités ce qu’elle avait acquis par l’épée, le droit de vivre et d’être grande, son existence et ses conquêtes.

Le but que paraît s’être proposé à cette époque Sieyes fut la pacification et la grandeur de son pays. Il ne songea ni à le constituer, ni à le régir. En effet, appelé à préparer la constitution directoriale de l’an iii, il ne contribua point à sa rédaction. Nommé l’un des cinq directeurs, il déclina cette part de souveraineté. Il ne consentit donc à être ni législateur, ni gouvernant, et il attendit un moment plus favorable pour ses idées et pour son autorité. Il rentra volontairement dans l’inaction.

Ce fut à cette époque que l’un de ses compatriotes du département du Var, l’abbé Poulle, se présenta chez lui et lui tira un coup de pistolet à bout portant. Une balle lui fracassa le poignet, une autre lui effleura la poitrine. Il montra beaucoup de sang-froid. Appelé en témoignage, et voyant à l’audience que les penchans des juges étaient pour l’accusé, de retour chez lui il dit spirituellement à son portier : « Si Poulle revient, vous lui direz que je n’y suis pas. »

Quelque temps après, l’occasion de consolider et d’étendre l’œuvre pacificatrice à laquelle il avait travaillé vers la fin de la convention s’étant présentée, Sieyes, qui avait refusé d’être directeur, accepta les fonctions de ministre plénipotentiaire à Berlin. Le moment était beau et grand. Les victoires qui avaient conduit aux traités de paix avec la Prusse, la Hollande et l’Espagne, avaient été suivies de victoires encore plus éclatantes et plus décisives, qui avaient obligé l’Autriche à accepter la paix de Leoben. Toutes les vieilles armées aristocratiques de l’Europe avaient succombé devant ces bourgeois d’abord dédaignés et alors redoutés, dont le temps était venu, qui forcés de prendre l’épée s’en étaient servi comme naguère de la parole, comme auparavant de la pensée ; qui étaient devenus d’héroïques soldats, de grands capitaines, et avaient ajouté à la formidable puissance de leurs idées les prestiges de la gloire militaire et l’autorité de leurs conquêtes.

La paix était faite avec toutes les puissances continentales qui avaient été en guerre avec la France ; les conditions en avaient été réglées avec l’Autriche à Campo-Formio, et allaient être discutées avec l’empire germanique à Rastadt. Le jeune vainqueur de l’Italie, ne trouvant plus de guerre en Europe, était allé exercer son génie et continuer sa gloire en Égypte. Il ne restait en dehors des puissances pacifiées que l’Angleterre et la Russie. Ce fut sur ces entrefaites que Sieyes fut envoyé extraordinairement à Berlin.

Le directoire craignait une nouvelle coalition de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche, dans laquelle on chercherait à entraîner la Prusse. Il donna pour mission à Sieyes, dans ses instructions secrètes, de proposer au gouvernement prussien une alliance offensive et défensive, à laquelle prendraient successivement part l’Espagne, la Suède, le Danemarck, la Hollande, et plusieurs princes de l’Empire. Il devait lui offrir, en cas de guerre, des agrandissemens vers le nord et vers l’est, en exécutant la sécularisation des états ecclésiastiques, qui fut réalisée trois ans plus tard à Lunéville, et de former une confédération germanique que Napoléon organisa après la paix de Presbourg. S’il ne réussissait pas dans cette proposition, il devait se replier sur la neutralité de la Prusse et la maintenir avec force. On avait fait choix du négociateur le plus favorable au système prussien et le plus considéré en Allemagne.

En remettant ses lettres de créance au jeune roi de Prusse, qui venait à peine de monter sur le trône, Sieyes lui dit : « Sire, j’ai accepté la mission qui m’a été confiée, parce que je me suis constamment prononcé dans ma patrie et au milieu de toutes les fonctions auxquelles j’ai été appelé, en faveur du système qui tend à unir par des liens intimes les intérêts de la France et de la Prusse ; parce que les instructions que j’ai reçues étant conformes à mon opinion politique, mon ministère doit être franc, loyal, amical, convenable en tout à la moralité de mon caractère ; parce que ce système d’union d’où dépendent la bonne position de l’Europe et le salut peut-être d’une partie de l’Allemagne eût été celui de Frédéric II, grand parmi les rois, immortel parmi les hommes ; parce que ce système enfin est digne de la raison judicieuse et des bonnes intentions qui signalent le commencement de votre règne[18]. »

Mais il ne réussit point dans la première partie de sa mission. Il trouva un gouvernement circonspect, une société hostile, un roi nouveau, un ministre indécis qu’il appelait le ministre des ajournemens, qui redoutait les conversations comme les engagemens, et qui croyait gagner toutes les affaires qu’il évitait de traiter. Toutefois, si le représentant de la révolution essaya vainement d’engager le cabinet prussien dans une alliance avec elle, ses ennemis tentèrent tout aussi vainement de la précipiter dans une coalition contre elle. Sa prudence, excitée par le souvenir de ses désastres de 1792, résista aux menaces de la Russie et aux offres de l’Angleterre. De son regard pénétrant et sûr, Sieyes vit sur-le-champ que la Prusse ne renoncerait à sa neutralité pour personne, l’annonça au directoire avec une opiniâtre assurance, lorsque le prince Repnin, le comte de Cobenzel, lord Elgin, lord Grenville, se succédaient à Berlin, et même après que la coalition se fut déclarée par l’attentat de Rastadt.

Quant à lui, nommé coup sur coup député aux cinq-cents par le département d’Indre-et-Loire et membre du directoire, il quitta Berlin en mai 1799, après y être demeuré un peu moins d’une année. Il y était arrivé avec la réputation d’un publiciste profond ; il en partit avec celle d’un observateur habile, d’un homme grave et spirituel, d’un politique supérieur, qui avait représenté son pays avec dignité et avait su convaincre de sa puissance. Pendant la durée de cette mission, il écrivit une correspondance restée inédite et qui est un monument de sagacité, de prévoyance, de vigueur, et où les jugemens fins de l’homme d’esprit abondent à côté des vues fermes et élevées de l’homme d’état[19].

Arrivé à Paris, il ne trouva que faiblesse et anarchie. Le désordre était partout. Le gouvernement directorial touchait à son terme. La constitution de l’an iii, provisoire et impuissante comme les autres, n’avait pu imposer la paix aux partis et donner l’ordre à la France. Le directoire l’avait violée contre les conseils, au 18 fructidor ; les conseils la violèrent à leur tour contre le directoire, qui fut contraint de sacrifier trois de ses membres. Entouré de ruines, voyant les vieilles passions s’agiter encore avec fougue malgré leurs fatigues, ne trouvant plus ni loi respectée, ni puissance forte, ni ressort moral, apprenant même que la gloire et la sûreté de la révolution étaient compromises en Italie et menacées en Hollande et en Suisse, Sieyes, vers lequel se tournaient toutes les espérances, crut le moment venu d’opérer un changement définitif qui pût asseoir la société française dans l’ordre et la liberté. Il pensa que sa constitution pouvait s’établir, et il conçut dès-lors ce qu’il réalisa quelques mois plus tard au 18 brumaire. Mais comment et par qui exécuter ce dessein ? Depuis quelque temps l’instrument des mutations politiques n’était plus le peuple, mais l’armée. Sieyes chercha dès-lors un général, et son mot fut : Il me faut une épée. Il espéra l’avoir trouvée dans Joubert. Il lui fit donner le commandement de l’armée d’Italie, pour qu’il y acquît de la gloire et qu’il la mît ensuite au service de ses idées. Mais la Providence, qui se joue des volontés humaines et qui appelle dans ses voies et à ses œuvres les hommes les plus propres à y marcher et à les accomplir, lui destinait un autre coopérateur. Joubert fut tué à Novi. Aux désordres intérieurs se joignirent alors les revers militaires. Le directoire regrettait d’avoir envoyé si loin le plus puissant de ses défenseurs et la plus glorieuse de nos armées. Il chargea M. de Bouligny, ministre d’Espagne à Constantinople, de négocier avec la Porte l’évacuation de l’Égypte et le retour de l’armée et du général qui l’avaient conquise. L’un de nos confrères, M. Reinhart, ministre des affaires étrangères à cette époque, écrivit, le 18 septembre 1799, au général Bonaparte :

« Général, le directoire exécutif m’a chargé de vous dire qu’il s’intéresse avec sollicitude à votre situation, à celle de vos généreux compagnons d’armes et de travaux ; qu’il regrette votre absence et qu’il désire ardemment votre retour… Il vous attend, vous et les braves qui sont avec vous. Il ne veut pas que vous vous reposiez sur la négociation de M. de Bouligny. Il vous autorise à prendre, pour hâter et assurer votre retour, toutes les mesures militaires et politiques que votre génie et les évènemens vous suggéreront[20]. »

Cette lettre mémorable et restée secrète jusqu’à ce jour, ne parvint pas à celui qu’elle appelait et qui venait tout seul vers ses grandes destinées. Presqu’au moment où elle partait de Paris, le général Bonaparte débarquait à Fréjus. Ce qu’on désirait en France, il l’avait deviné en Égypte, et, se fiant à sa fortune et au besoin que le monde avait de lui, il était parti seul sur un vaisseau, avait traversé la Méditerranée et les escadres anglaises, et apporté son sauveur à la France et à l’Europe son vainqueur.

Des côtes de Provence à Paris, le général Bonaparte se vit l’objet de la curiosité universelle et de l’attente publique. Il fut fêté, admiré, s’empara des imaginations et fut maître des volontés. Mais il ne pouvait rien sans Sieyes, pas plus que Sieyes sans lui. Ces deux hommes extraordinaires à des titres si divers, et dont l’un allait perdre sa tranquille lumière dans les rayons éblouissans de l’autre qui se levait comme un soleil nouveau pour tout faire pâlir et tout éclipser, désiraient vivement se voir. Sieyes le craignait cependant un peu, et ce n’était pas sans raison. On les rapprocha, et ils s’entendirent pour accomplir ensemble le 18 brumaire.

Dans cette journée célèbre, qui fut à proprement parler la dernière de la vie historique de Sieyes, le philosophe montra peut-être plus de sang-froid et de résolution que le général. Le lendemain Sieyes perdit le reste de ses illusions constitutionnelles. Il avait prévu que son inégal associé s’approprierait leur victoire commune en disant, lorsqu’on les avait rapprochés : « Vous verrez où il nous mènera, mais il le faut. » — Il dit alors : « Nous avons un maître ; il peut tout ; il sait tout, et il veut tout. » Dès ce moment, Sieyes termina volontairement son rôle. Il ne consentit point à être second consul, et jugeant que le temps des idées était passé, et que celui de la force était venu, il abdiqua. Avec lui finissait la souveraineté des théories.

Cependant sa constitution, pour laquelle il avait entrepris le 18 brumaire, fut en partie adoptée par le premier consul, qui l’accommoda à son usage. Sieyes avait senti qu’il fallait une révolution d’ordre en 1800, comme il en avait fallu une de renouvellement en 1789. Pour y arriver, il avait projeté une constitution différente de toutes celles qui l’avaient précédée, propre, selon lui, à entretenir le mouvement social sans le précipiter, et à modérer la puissance de la parole, qui lui semblait avoir beaucoup contribué à tout perdre. Dans cette constitution, il faisait juger ce qu’auparavant on avait fait délibérer. Le corps législatif était un tribunal muet de judicature, devant lequel le tribunat, avocat de la nation, et le conseil d’état, avocat du gouvernement, plaidaient la loi. Le jury constitutionnaire, qui devint le sénat conservateur, veillait au maintien de la loi, et recevait dans son sein les grands ambitieux pour les absorber et les vieux serviteurs de l’état pour les récompenser. Un grand électeur couronnait cet édifice, possédant la plus haute position sans avoir la suprême autorité, nommant parmi les candidats du peuple les membres des grands corps de l’état, mais ayant la mission de choisir sans avoir le droit de gouverner. Sieyes espérait ainsi concilier la liberté et l’ordre, le mouvement et la stabilité, l’action nationale et la force du pouvoir.

Le premier consul rompit ce savant équilibre et se joua de ces prévoyantes et vaines combinaisons. Il avait l’ambition et le génie du commandement. Ses contemporains étaient d’ailleurs ses complices. Ils avaient besoin d’un grand homme, et ils semblaient craindre que la volonté qui pouvait pacifier les partis fut contenue, que la main qui pouvait relever les ruines fût arrêtée, et qu’on ne laissât point libre l’épée qui devait défendre la France. Le premier consul accepta la dictature que lui décernait son temps. Il prit dans les idées de Sieyes ce qui pouvait faciliter son propre pouvoir. Depuis 1800 jusqu’en 1814, toutes les constitutions se modelèrent en grande partie sur les plans de Sieyes, dont le génie original fournit ainsi à la révolution ses idées fondamentales, et à l’empire ses formes législatives.

Quant à lui, il ne voulut plus rien être. Cependant, bien qu’il eut refusé la place de second consul, quelques honneurs allèrent encore le chercher sans qu’il les désirât : le sénat conservateur le choisit pour son président, et l’empereur le nomma comte ; mais il se démit de la présidence du sénat, et ne prit part ni aux conseils ni aux actes de l’empire. Pendant toute cette époque, il s’effaça politiquement. Membre de cette classe des sciences morales et politiques de l’Institut, au sein de laquelle l’avaient appelé les premiers les travaux de toute sa vie, il avait passé dans l’Académie française lorsque cette classe avait été supprimée, pour y revenir lorsqu’elle a été rétablie. Il vivait alors avec quelques amis, restes des anciens temps, et conservateurs des idées qui n’avaient péri un moment que pour renaître sous une forme plus réelle et plus durable. L’empire avait renversé ses plans, la restauration bouleversa son existence. Après avoir souffert dans ses idées, il fut privé de son pays. Il passa quinze ans en exil, depuis 1815 jusqu’en 1830. À cette époque, l’octogénaire M. Sieyes, qui avait coopéré aux plus grands évènemens du dernier siècle, assisté aux prodiges et aux catastrophes de celui-ci, vit se terminer la révolution de 1789 par celle de 1830, vint jouir, dans sa patrie recouvrée, de la liberté dont il avait été l’un des principaux fondateurs, et finir dans le repos et l’obscurité une vie qui s’est éteinte à quatre-vingt-huit ans, désirant être jugé sur ce qu’il avait fait, et ne croyant pas avoir besoin de laisser des explications à la postérité pour être grand devant elle.

C’est ici le moment d’apprécier cet esprit puissant et singulier, et de le faire avec le respect dû à un confrère illustre, mais avec l’impartialité qu’exige l’histoire à laquelle il appartient. Sieyes était plus un métaphysicien politique qu’un homme d’état. Ses vues se tournaient naturellement en dogmes. Il avait prodigieusement d’esprit et même de causticité, plus de clarté et de vigueur de style que d’éclat, et moins d’art que d’arrangement. Mais il manquait de talent oratoire, et quoiqu’il fût très fin et connût bien les hommes au milieu desquels il avait vécu, il n’aimait pas à les mener, et peut-être n’avait-il pas ce qu’il fallait pour le faire. Il savait prendre de l’ascendant, mais il ne travaillait pas à le conserver. Il cherchait peu à se produire. Hardi d’esprit, et dans l’occasion courageux de caractère, il était circonspect et timide par orgueil. Il ne se livrait aux évènemens comme aux hommes que lorsqu’ils le recherchaient et pour ainsi dire le gâtaient. Sinon, il se retirait en lui-même, avec un dédain superbe, et voyait passer le monde devant lui en observateur et presque en indifférent. À chaque époque, il fallait qu’on acceptât sa pensée ou sa démission. Appartenant à une génération qui avait plus vécu jusque-là dans les abstractions que dans les réalités, il croyait que tout ce qui se pensait se pouvait. Il s’exagérait, comme la plupart de ses contemporains, la puissance de l’esprit ; il tenait plus compte des droits que des intérêts, des idées que des habitudes ; il avait quelque chose de trop géométrique dans ses déductions, et il ne se souvenait pas assez, en alignant les hommes sous son équerre politique, qu’ils sont les pierres animées d’un édifice mouvant. Cependant il a laissé la forte empreinte de son intelligence dans les évènemens. Il a été l’ami ou le maître des hommes les plus historiques de notre temps. Beaucoup de ses pensées sont devenues des institutions. Il a vu, avec un coup d’œil sûr, arriver une révolution qui devait se faire par la parole, se terminer par l’épée ; et il a donné la main, en 1789, à Mirabeau, pour la commencer, au 18 brumaire à Napoléon pour la finir : associant ainsi le plus grand penseur de cette révolution à son plus éclatant orateur et à son plus puissant capitaine.


Mignet.
  1. Notice sur la vie de Sieyes, pag. 8. Paris, chez Muradat, 1794.
  2. « Le système du gouvernement représentatif est le seul qui soit digne d’un corps d’associés qui aiment la liberté, et pour dire plus vrai, c’est le seul gouvernement légitime. » (Plan de délibérations à prendre par les assemblées de bailliage, par M. Sieyes.) Ce système était le système monarchique. Il écrivit dans le Moniteur du 6 juillet 1791 les motifs de sa préférence. « Je le préfère, dit-il, parce qu’il m’est démontré qu’il y a plus de liberté pour le citoyen dans la monarchie que dans la république. »
  3. On sait que la notice de M. Mignet a été lue le 28 décembre à l’Académie des Sciences morales et politiques.
  4. Le dernier de ces écrits fut composé avant les deux autres, quoiqu’il n’ait été imprimé qu’après eux.
  5. Qu’est-ce que le tiers-état ? chap. ier.
  6. Ibid., chap. ii.
  7. Qu’est-ce que le tiers-état, chap. ii, § i et ii.
  8. Ibid., chap. iv, § vii.
  9. Plan de délibérations, etc. ; Opinions politiques et vie de Sieyes, pag. 103, in-8o, Paris, chez Goujon, an viii.
  10. Qu’est-ce que le tiers-état ? chap. iii, § iii, et chap. vi.
  11. Ibid., chap. vi.
  12. Qu’est-ce que le tiers-état ? chap. vi et dernier.
  13. Opinions et vie de Sieyes, pag. 116.
  14. Ibid., pag. 133.
  15. Mémoires de Bailly, vol. Ier, pag. 216.
  16. Sa Déclaration des droits servit en outre de fondement aux principes qui furent réalisés par l’assemblée.
  17. Moniteur, année 1789, no 79.
  18. Correspondance de Prusse, année 1798, aux Archives des affaires étrangères.
  19. Cette correspondance est renfermée dans trois volumes in-folio sur la Prusse, années 1798 et 1799, et se trouve aux Archives des affaires étrangères.
  20. Correspondance de Turquie, année 1799, aux Archives des affaires étrangères.