Signor Formica/Chapitre 1

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Signor Formica >> Chapitre II



I
Le célèbre peintre Salvator Rosa vient à Rome, et est atteint
d’une grave maladie. Ce qui lui arrive à cette occasion.

On dit ordinairement, à tort ou à raison, beaucoup de mal des personnages célèbres. C’est ce qui advint aussi à l’excellent Salvator Rosa, l’auteur de ces tableaux pleins de vie dont l’aspect, cher lecteur, t’a certainement pénétré d’un plaisir tout particulier.

Alors que la réputation de Salvator était établie à Naples, à Rome, en Toscane, et se propageait par toute l’Italie, au point que les autres peintres devaient tâcher, pour plaire au public, d’imiter son style extraordinaire ; alors même la malignité et l’envie travaillaient, par les bruits fâcheux semés sur son compte, à noircir odieusement la glorieuse renommée acquise à l’artiste. On prétendait que Salvator, à une époque antérieure de sa vie, s’était jeté dans une bande de brigands, et qu’il fallait attribuer à cette affiliation infâme, les figures sinistres et sauvages, les costumes fantastiques retracés par son pinceau, de même que ses paysages étaient de fidèles portraits des sombres et horribles déserts, des Selve Selvaggie du Dante, qui avaient dû lui servir de repaire. Mais le pire grief qu’on lui imputât, était d’avoir trempé dans l’affreuse conspiration ourdie à Naples par le fameux Mas’Aniello. On n’omettait aucune particularité à l’appui de l’accusation, et voici ce qu’on racontait à cet égard.1

Aniello Falconi était un peintre de batailles, l’un des meilleurs maîtres de Salvator, et que le meurtre d’un de ses parents, tué dans un tumulte par des soldats espagnols, enflamma de fureur et d’un désir effréné de vengeance. Il rassembla bientôt une bande de jeunes hommes résolus, peintres pour la plupart, leur fournit des armes et les nomma la Compagnie de la Mort. En effet, cette troupe justifia son nom terrible en répandant l’horreur et l’épouvante, parcourant Naples du matin au soir, et tuant sans pitié chaque Espagnol qu’elle rencontrait. Les malheureux mêmes qui cherchaient dans les asiles sacrés un refuge contre la mort, s’y voyaient poursuivis par leurs implacables adversaires et inhumainement égorgés. — La nuit, ces jeunes gens se réunissaient chez leur chef, le farouche et cruel Mas’Aniello, qu’ils peignaient à la lueur rougeâtre des flambeaux, de sorte qu’en peu de temps des centaines de ces portraits furent en circulation dans Naples et dans les environs.

On disait donc que Salvator Rosa avait pris part à cette œuvre sanguinaire, non moins ardent aux massacres du jour qu’assidu au travail nocturne. — Un célèbre critique, Taillasson je crois, apprécie bien notre maître, en disant : « Ses œuvres portent un caractère d’âpre fierté dans les idées et d’énergie bizarre dans l’exécution. La nature ne se révèle pas à lui dans l’aménité touchante des vertes prairies, des champs émaillés, des bosquets odorants, des sources murmurantes, mais dans l’effrayant spectacle des rochers gigantesques confusément entassés, ou des bords escarpés de la mer, ou des forêts sauvages et inhospitalières ; ce n’est point le doux bruissement des feuilles ni le chant plaintif du vent du soir, c’est le rugissement de l’ouragan, c’est le fracas de la cataracte qui ont une voix dont il s’émeuve. En contemplant ses déserts arides et les individus à mine étrange qu’il a peints rôdant, çà et là, tantôt seuls, tantôt en troupes, on se sent assiégé de pensées funèbres. Là, se dit-on, a été commis quelque meurtre affreux : là le cadavre ensanglanté fut lance dans le précipice…, et ainsi du reste. »2

Que tout cela soit vrai, que Taillasson ait même raison, quand il dit que le Platon de Salvator, que son saint Jean lui-même, annonçant dans le désert la naissance du Sauveur, ont un peu l’air de voleurs de grand chemin, la critique fût-elle juste, encore ne le serait-il pas de juger l’auteur d’après ses œuvres, et de croire que celui qui a doué de la vie des images terribles et sauvages doive lui-même avoir été un homme sauvage et terrible. Tel à qui l’épée fournit maint propos est fort mal habile à la manier ; et plus d’un conçoit dans le fond de son âme toute l’atrocité des plus horribles forfaits, de manière à les manifester réellement a l’aide de la plume ou du pinceau, qui est assurément le moins capable d’en rien commettre. — Bref, je ne crois pas un mot de tous les méchants rapports qui présentent le brave Salvator comme un brigand dissolu et un assassin, et je souhaite bien, cher lecteur, que tu partages mon sentiment ; sinon, je craindrais que tu n’accueillisses avec défiance ce que j’ai à te raconter de notre maître. Car le Salvator de mon récit doit t’apparaitre, je l’imagine ainsi, comme un homme bouillant et plein d’énergie, il est vrai, mais en même temps d’un caractère franc et généreux, capable même bien souvent, de maitriser cette ironie amère qu’engendre, chez tous les hommes doués d’un esprit profond, l’expérience des misères humaines. — Il est d’ailleurs bien avéré que Salvator était aussi bon poète et musicien que bon peintre. Triple rayonnement, réfraction magnifique de son génie intérieur ! — Encore une fois, loin de croire que Salvator ait été complice des méfaits sanglants de Mas’Aniello, je pense, au contraire, que l’effroi de cette époque de terreur le chassa de Naples à Rome, et ce fut comme un pauvre fugitif, et dépourvu de tout, qu’il y arriva, dans le même temps où Mas’Aniello venait de tomber.

Vêtu d’une manière qui n’était pas précisément somptueuse, une mince petite bourse avec une paire de pâles sequins dans la poche, it attendit après la tombée de la nuit pour se glisser dans la ville, et il parvint, sans y avoir pris garde, sur la place Navona. Là il avait autrefois, dans des jours meilleurs, habité une belle maison voisine du palais Pamfili. Il regarda avec amertume les grandes croisées, brillant, ainsi que des glaces, aux rayons de la lune, dont les reflets y scintillaient comme des éclairs. « Hum ! dit-il sourdement, il en coûtera de la toile et des couleurs avant que je rétablisse là-haut mon atelier. » Mais tout-à-coup il éprouva un saisissement douloureux dans tous les membres, et se sentit abattu et découragé comme il ne l’avait jamais été de sa vie. « Pourrai-je donc, murmura-t-il entre ses dents, en se laissant tomber sur les degrés du pierre du palais, pourrai-je en livrer assez de toile peinte conforme au goût des sots ?… Ah ! il me semble que je suis à bout. »

Le vent froid et piquant de la nuit soufflait dans les rues. Salvator reconnut la nécessité de chercher un gîte. Il se leva avec peine et gagna en chancelant le Corso, d’où il tourna dans la rue Bergognona. Là il s’arrêta devant une petite maison, n’ayant que deux fenêtres en largeur, et qu’habitait une pauvre veuve avec ses deux filles. Elle l’avait hébergé à peu de frais lorsqu’il était venu à Rome, pour la première fois, inconnu et sans réputation, ce qui lui faisait espérer de retrouver chez elle un asile approprié à sa triste situation actuelle.

Il frappa à la porte avec confiance en déclinant plusieurs fois son nom. Enfin il entendit la vieille, péniblement arrachée à son sommeil, s’avancer en traînant la pantoufle jusqu’à la fenêtre, où elle se mit a pester rudement contre le vaurien qui la troublait au milieu de la nuit, jurant que sa maison n’était pas une auberge, etc. Il y eut bien des propos d’échangés jusqu’à ce qu’elle reconnût, à sa voix, son ancien locataire ; et quand Salvator lui eût raconté, d’un accent plaintif, comment il s’était sauvé de Naples, et comment il ne savait où trouver un abri a Rome : « Ah ! s’écria la vieille, par le Christ et par tous les saints ! est-ce vous, signor Salvator ? — Eh donc ! votre petite chambre en haut donnant sur la cour est encore vacante, et le vieux figuier a maintenant poussé ses branches et ses feuilles au niveau des fenêtres, de sorte que vous pourrez vous reposer et travailler comme sous un riant et frais berceau ! — Ah ! combien mes filles se réjouiront de vous voir ici de nouveau, signor Salvator ! — Mais savez-vous bien que Marguerite est devenue très grande et très jolie ? — Dam ! vous ne la balancerez plus sur vos genoux ! Et votre petite chatte, Signor ! qui est morte, il y a trois mois, pour avoir avalé une arête de poisson. Eh, mon Dieu ! la tombe est notre héritage à tous. Mais, à propos, vous souvient-il de la grosse voisine dont vous avez ri si souvent, que vous avez si souvent et si drôlement dessinée ? eh bienl croiriez-vous qu’elle a épousé pourtant ce jeune homme…, le signor Luigi ! Ah ! nozze e magistrati sono da dio destinati3. — Les mariages se concluent au ciel, voilà…

« Mais, dit Salvator en interrompant la vieille, mais signora Catterina, je vous conjure au nom de tous les saints, laissez-moi d’abord entrer, puis vous me conterez de votre figuier, de vos filles, de la petite chatte et de la grosse voisine. — Je tombe de fatigue et de froid.

« Oh ! que d’impatience, dit la vieille. Chi va piano va sano, chi va presto more lesto.4 Hâtons-nous doucement, là ! Mais vous êtes fatigué, vous avez froid : Vite donc les clés, les clés ! vite ! »

Toutefois il fallut que la vieille réveillât d’abord ses filles, puis qu’elle allumât le feu, posément, et enfin elle alla ouvrir la porte au pauvre Salvator ; mais à peine était-il entré sous le porche qu’il tomba de lassitude et d’épuisement. Par bonheur le fils de la veuve, qui d’ordinaire demeurait à Tivoli, se trouvait chez elle. On lui fit quitter son lit pour le malade, et ce fut bien volontiers qu’il céda sa place à l’ami de la maison.

La vieille aimait extrêmement Salvator, elle le mettait, quant à son art, au-dessus de tous les peintres du monde, et trouvait d’ailleurs un charme particulier dans la moindre de ses actions. Par contrecoup, le déplorable état de l’artiste l’avait mise hors d’elle-même, et elle voulait incontinent courir au couvent voisin quérir son confesseur pour qu’il vint combattre la puissance maligne par des cierges bénits ou quelque autre moyen efficace. Le fils était d’avis, au contraire, qu’il vaudrait peut-être mieux tâcher de trouver un bon médecin, et il courut sur-le-champ à la place d’Espagne, où demeurait à son escient le célèbre docteur Splendiano Accoramboni. Dès que celui-ci eut appris que le peintre Salvator Rosa gisait malade dans la rue Bergognona, il se prépara aussitôt à se transporter près du patient.

Salvator était sans connaissance et dans le paroxysme de la fièvre. La vieille avait suspendu au-dessus du lit deux images de saints et priait avec ferveur. Les filles baignées de larmes s’efforçaient de temps en temps de faire avaler au malade quelques gouttes de la rafraichissante limonade qu’elles avaient préparée, pendant que le fils, assis à son chevet, essuyait la sueur froide de son front. Le jour était arrivé lorsque la porte s’ouvrit bruyamment, et le célébre docteur signor Splendiano Accoramboni entra.

Si Salvator n’eût pas été en danger de mort et s’il n’eût pas éveillé autant d’anxiété autour de lui, nul doute que les deux jeunes filles, gaies et mutines comme elles l’étaient d’habitude, eussent éclaté de rire à la singulière tournure du docteur, au lieu qu’en cette occasion elles se retirèrent timidement et toutes craintives à l’écart. Il ne messied pas de dire quel air avait le petit homme qui parut au point du jour chez la dame Catterina dans la rue Bergognona. En dépit de toutes les dispositions à la croissance la plus parfaite, monsieur le docteur Splendiano Accoramboni n’avait pas cependant pu tout à fait atteindre à la taille majesteuse de quatre pieds. Dans son enfance pourtant la structure de ses membres offrait les proportions les plus élégantes, et avant que sa tête, dès l’origine un peu difforme, eût acquis un volume démesuré, grâce à des joues énormes et à un double menton prodigieux, avant que son nez eût pris un peu trop d’embonpoint en largeur par suite de l’emploi surabondant du tabac d’Espagne, avant que son petit ventre fût devenu un peu trop proéminent par la pâture du maccaroni, le costume d’abbate qu’il portait alors lui allait à ravir. On pouvait, à bon droit, l’appeler un charmant bout d’homme : aussi les dames romaines l’appelaient-elles en effet caro pupazetto, leur cher petit poupon. Cela était passé de mode à cette époque il est vrai, et un peintre allemand disait, non sans raison, en voyant le docteur Splendiano Accoramboni traverser la place d’Espagne, qu’il semblait qu’un gaillard de six pieds et fort en proportion eût en courant laissé tomber sa tête juste sur le corps d’un polichinelle de marionnettes, contraint depuis à la porter comme la sienne propre.

Cette piètre et drôlatique figure s’était affublée d’une quantité déraisonnable de damas de Venise à grands ramages ajustée en robe de chambre ; elle portait bouclé sous la poitrine un large ceinturon de cuir auquel pendait une rapière longue de trois aunes, et, sur sa perruque blanche comme la neige, elle avait posé un bonnet haut et pointu qui ressemblait passablement à l’obélisque de la place de Saint-Pierre ; et comme la susdite perruque, pareille à un tissu embrouillé et ébouriffé, lui descendait jusqu’au bas du dos, elle pouvait, en quelque sorte, passer pour le cocon servant de résidence à ce beau ver à soie.

Le digne Splendiano Accoramboni regarda d’abord à travers ses grandes lunettes resplendissantes le malade, puis dame Catterina, et prenant la vieille à part : « Voilà, dit-il à voix basse, voilà le brave peintre Salvator Rosa malade à la mort chez vous, dame Catterina, et il est perdu si mon art ne le sauve. — Dites-moi un peu, depuis quand est-il arrivé chez vous ? a-t-il apporté avec lui beaucoup de beaux grands tableaux ?

« Ha ! mon cher docteur, répliqua dame Catterina, ce n’est que cette nuit que mon pauvre fils est entré ici, et, quant aux tableaux, je n’en sais rien encore ; mais il y a en bas une grande caisse dont Salvator m’a recommandé d’avoir bien soin avant qu’il perdît connaissance comme vous le voyez à présent. Peut-être bien qu’elle renferme emballé quelque joli tableau qu’il aura peint à Naples. » — Ceci était un mensonge que faisait dame Catterina : mais nous apprendrons bientôt quel bon motif elle avait pour en conter de la sorte à monsieur le docteur.

« Ah !… » fit le docteur, en souriant et en se caressant la barbe ; puis il s’approcha du malade de l’air le plus grave qu’il put se donner avec sa longue rapière qui s’accrochait aux chaises et aux tables, lui prit la main et tâta son pouls, en soufflant et en aspirant de manière à produire un effet étrange au milieu du silence profond et religieux qu’observait tout le monde. Puis il énuméra, par leurs noms grecs et latins, cent vingt maladies que Salvator n’avait certes pas, ensuite presqu’autant d’autres qu’il aurait pu avoir, et conclut en disant qu’il ne saurait, en vérité, désigner, au juste pour le moment, la maladie de Salvator, mais qu’il lui trouverait sous peu un nom précis et en même temps les remèdes convenables pour la guérir. Là-dessus, il se retira aussi gravement qu’il avait paru, laissant tout le monde dans l’inquiètude et dans les transes.

En bas, le docteur demanda à voir la caisse de Salvator. Dame Catterina lui en montra une, en effet, où étaient enserrés quelques manteaux, usés de son défunt mari avec de vieilles chaussures. Le docteur frappa en souriant le long de la caisse, et dit d’un air satisfait : « Nous verrons, nous verrons ! » — Au bout de quelques heures, le docteur revint avec un très beau nom pour la maladie de Salvator, et plusieurs grands flacons pleins d’une boisson nauséabonde qu’il ordonna d’entonner sans relâche au malade. — Cela coûta quelque peine, car la médecine, qu’on eût dit puisée au fond de l’Achéron, excitait chez le peintre une répugnance et une aversion horribles. Mais soit que sa maladie, qui, depuis qu’elle avait reçu un nom de Splendiano, représentait vraiment une réalité, fût arrivée à son plus aigu période, soit que la potion travaillât trop violemment dans ses entrailles, toujours est-il que le pauvre Salvator devint chaque jour et d’heure en heure plus affaissé. Et, malgré les assurances du docteur Accoramboni, qui prétendait qu’après l’atonie complète des forces vitales, il donnerait à la machine, ainsi qu’au pendule d’une horloge, l’impulsion d’un mouvement plus actif, chacun désespérait du rétablissement de Salvator et soupçonnait le docteur d’avoir déjà donné peut-être au pendule une impulsion tellement forte qu’il l’avait totalement brisé.

Un jour il arriva que Salvator, qui semblait à peine en état de remuer un membre, fut saisi tout-à-coup d’une fièvre brûlante qui lui donna la force de sauter à bas de son lit. Il s’empara des flacons pleins de l’odieux breuvage, et les lança par la fenêtre avec fureur. Le docteur Splendiano Accoramboni allait précisément entrer dans la maison ; il se trouva donc atteint par plusieurs flacons qui se brisèrent sur sa tête, et la noire liqueur se répandit avec abondance sur la perruque, le visage et la fraise du docteur. Aussitôt il se précipita dans la maison en criant comme un possédé : « Signor Salvator est devenu fou, il est tombé en frénésie ! Il n’y a plus d’art pour le sauver : il est mort avant dix minutes. À moi le tableau, dame Catterina ! il m’appartient. C’est le moindre prix de mes peines, à moi le tableau, dis-je ! »

Mais lorsque dame Catterina eut ouvert le coffre et que le docteur Splendiano vit les vieux manteaux et les vieilles chaussures, ses yeux tournèrent dans leur orbite comme une paire de roues flamboyantes ; il trépigna, il grinça des dents, et, vouant le pauvre Salvator, la veuve et toute la maison à tous les diables de l’enfer, il s’échappa du logis avec la vitesse d’une baguette chassée de la bouche d’un canon.

Après les transports de son accès de fièvre, Salvator tomba dans un accablement presque léthargique. Dame Catterina crut réellement qu’il touchait à son heure dernière, et elle s’empressa d’aller chercher au couvent le père Bonifacio pour qu’il administrât l’extrême-onction au moribond. Quand il eut vu le malade, le père Bonifacio, familiarisé à distinguer les traits précis qu’imprime sur la face de l’homme la mort qui s’approche, reconnut qu’aucun symptôme ne s’en révélait jusqu’ici dans l’évanouissement de Salvator, et qu’il restait des chances de secours dont il allait user sur-le-champ, à condition seulement que le sieur docteur Splendiano Accoramboni, avec ses noms grecs et ses bouteilles infernales, ne passerait plus le seuil de la porte.

Le bon père se mit aussitôt en route, et nous allons voir l’effet de sa promesse et de ses bons secours.

Quand Salvator sortit de son état de syncope, il lui sembla qu’il était couché dans un bosquet odoriférant, car au-dessus de sa tête s’entrelaçaient des branches et des feuilles vertes, et il ne souffrait plus, sinon qu’il sentait son bras gauche engourdi et comme enchaîné. — « Où suis-je ? » demanda-t-il d’une voix faible. — Alors un jeune homme, de bonne mine, qui se tenait debout devant son lit et qu’il n’avait pas aperçu plus tôt, se jeta à genoux, prit sa main droite, la baisa, la mouilla de larmes chaudes, et s’écria coup sur coup : « Oh ! mon digne Monsieur, oh ! mon grand maître, tout va bien maintenant : vous êtes sauvé !… vous êtes sauvé ! »

— « Mais dites-moi, » reprit Salvator. Soudain le jeune homme l’interrompit, en le priant de ne pas se fatiguer à parler dans son état de faiblesse et s’offrant à lui raconter ce qui s’était passé. « Or, continua-t-il, mon cher grand maître, vous étiez bien malade quand vous veniez d’arriver de Naples ici, mais non pas en danger de mort, et des remèdes simples, ordonnés à propos, avec votre nature vigoureuse, vous auraient en peu de temps remis sur pied, si, par la maladresse de Carlo, qui, dans la meilleure intention du monde, courut tout de suite chez le médecin le plus voisin, vous n’étiez tombé entre les mains de ce maudit docteur Pyramide, qui prenait toutes ses mesures, ma foi, pour vous expédier dans l’autre monde.

« Quoi ! s’écria Salvator en riant de tout son cœur, malgré son peu de force, que dites-vous ? du docteur Pyramide ?… Oui, oui ! oh, tout malade que j’étais, je l’ai bien vu ce petit bout d’homme enveloppé de damas qui me condamna à cet infâme breuvage d’enfer. Il portait sur sa tête l’obélisque de la place de Saint-Pierre, et c’est pour cela que vous l’appelez le docteur Pyramide.

« Dieu du ciel ! dit le jeune homme en riant pareillement de toutes ses forces, c’est donc que le docteur Splendiano vous a apparu dans son bonnet de nuit sous lequel on le voit chaque matin resplendir à sa fenêtre, sur la place d’Espagne, comme un météore de mauvais augure ! mais ce n’est nullement à cause de ce bonnet qu’on le nomme le docteur Pyramide, il y en a une toute autre raison. Le docteur Splendiano est un très grand amateur de tableaux, et il en posséde en effet une collection parfaitement bien composée qu’il s’est procurée par un procédé tout particulier. — Il tend des pièges aux peintres et abuse de la maladie contre le malade. Les artistes étrangers sont surtout l’objet de son zèle malicieux. Ont-ils seulement une fois mangé deux pincées de maccaroni de trop, ou bu un verre de vin de Syracuse de plus qu’il n’est convenable, il sait les amorcer dans ses filets, il leur endosse tantôt une maladie, tantôt une autre qu’il a soin de baptiser d’un nom prodigieux, et puis il traite et guérit d’estoc et de taille. Pour prix de la cure il se fait promettre un tableau, et le recueille d’ordinaire dans la succession du pauvre peintre étranger qu’on a été ensevelir à la Pyramide de Cestius : car il n’y a que des tempéraments solides et opiniâtres qui osent résisterà ses remèdes corroborants. L’enceinte funéraire voisine de la Pyramide de Cestius, voilà le champ qu’ensemence et cultive diligemment le docteur Splendiano Accoramboni, et c’est pour cela qu’on l’appelle le docteur Pyramide. — Dame Catterina avait, par surcroît, fait entendre au docteur, assurément dans un but louable, que vous aviez apporté à Rome un tableau superbe, et maintenant je vous laisse à penser de quel zèle il élaborait vos breuvages. Par bonheur pour vous que dans le délire de la fièvre vous avez jeté au docteur ses bouteilles à la tête, par bonheur encore qu’il vous a délaissé dans sa colère, et par bonheur enfin que dame Catterina a fait venir le père Bonifacio pour vous administrer les sacrements ! car elle vous croyait arrivé à l’agonie. Père Bonifacio, qui s’entend un peu en médecine, jugea parfaitement bien votre état, et il me manda… — De sorte que vous aussi êtes médecin ! demanda Salvator d’une voix basse et dolente. — Non, répondit le jeune homme dont le visage se couvrit d’une vive rougeur, non, mon cher grand maître, je ne suis nullement médecin à la façon de signor Splendiano Accoramboni, mais bien… chirurgien. — Quand père Bonifacio m’apprit que Salvator Rosa était au lit, presque mourant dans la rue Bergognona, je crus que j’allais être anéanti de terreur et de joie : j’accours, je vous ouvre la veine au bras gauche : vous étiez sauvé !… Nous vous transportâmes ici dans cette chambre fraîche et aérée, votre ancienne demeure. Regardez autour de vous : voici le chevalet que vous avez laissé en partant, par là sont plusieurs croquis de votre main que dame Catterina avait mis en réserve comme une relique. — Voici votre maladie vaincue. Des médicaments simples que père Bonifacio prépare, et de bons soins vous rendront bientôt toutes vos forces. Et à présent souffrez que je baise encore une fois cette main, cette main créatrice, qui pénètre et résout les secrets les plus magiques de la nature vivante. Permettez que le pauvre Antonio Scacciati épanche le ravissement de son cœur, et rende au ciel d’ardentes actions de grâce de ce qu’il m’a permis de sauver la vie au grand, à l’excellent maître Salvator Rosa ! » En parlant ainsi, le jeune homme s’agenouilla de nouveau, pressa la main de Salvator, et la couvrit, comme auparavant, de baisers et de larmes brûlantes.

« Je ne sais pas, disait Salvator, qui s’était soulevé un peu avec beaucoup de peine, mon cher Antonio, quel sentiment secret vous inspire pour me témoigner tant de vénération. Vous êtes, dites-vous, chirurgien, et cette profession n’est guère communément disposee à sympathiser avec les beaux-arts.

« Quand vous serez plus dispos, répondit le jeune homme en baissant les yeux, je vous confierai, mon cher maître, bien des choses qui me pèsent maintenant lourdement sur le cœur.

« Volontiers, répliqua Salvator : prenez en moi pleine confiance, vous le pouvez, car je ne sache pas un regard d’homme qui m’ait ému plus profondément, ni qui peignît mieux la sincérité que le vôtre. Plus je vous considère, et plus votre visage me semble évidemment empreint de ressemblance avec le jeune homme divin… avec Sanzio ! »

Les yeux d’Antonio lançaient des éclairs à éblouir… En vain il chercha des mots pour répondre…

Dans le même moment dame Catterina entra avec le père Bonifacio, et celui-ci présenta à Salvator une potion artistement préparée qui fit meilleure bouche au malade, et lui valut mieux que la liqueur achérontique du docteur Pyramide Splendiano Accoramboni.


Signor Formica >> Chapitre II
NOTES DU TRADUCTEUR

1. La manière dont Hoffmann intercalle ici l’épisode, inventé ou réel, des excès imputés en partie à Salvator Rosa dans la révolution de Naples, prête un peu à une confusion qu’il nous était interdit de faire disparaître dans notre système de traduction exacte. Il a traduit ce paragraphe d’une notice sur la vie de Salvator qui précède une édition italienne de ses satyres, publiée à Amsterdam en 1715. D’après cette relation, Aniello Falcone, le peintre de batailles, aurait en effet organisé la compagnie de la mort, et agi de concert avec Mas’Aniello ou Thomas Aniello, le pêcheur, instigateur en chef du soulèvement de Naples en 1647. Et c’est de celui-ci, Thomas Aniello, qu’Hoffmann fait mention en parlant de la multitude de ces portraits, reproduits par les compagnons et amis du peintre Aniello Falcone. — Voir le fragment historique sur la révolution de Naples, trad. de l’allemand de Meisner. Paris, 1789, in 8°. — Salvator est mort en 1673.

2. Cette citation est empruntée à un ouvrage intitulé : Observations sur quelques grands peintres ; Paris, 1807, in 8°. — L’auteur, Jean-Joseph Taillasson, né à Blaye en 1746, embrassa la profession de peintre, malgré la résistance de sa famille, pour obéir à une vocation invincible. Il fut élève de Vien, passa quatre ans en Italie, fut reçu membre de l’académie de peinture sur son tableau d’Ulysse enlevant à Philoctète les flèches d’Hercule, et mourut le 11 nov. 1809. — Le livre en question est écrit avec une élégante simplicité, et fort remarquable par la saine critique qui l’a dicté et la finesse des réflexions. On ne sera sans doute pas fâché de pouvoir comparer l’original à l’extrait incomplet et rapporté de mémoire par l’auteur allemand. Voici le passage correspondant de l’écrivain français :

« Une fierté sauvage, une bizarre, dure et brûlante énergie, une sorte de barbarie dans les pensées et dans la manière de les rendre, sont les caractères distinctifs de Salvator Rosa. Jamais il ne sentit ce que la nature a d’aimable, de doux et d’attendrissant ; il y vit ce qu’elle a de singulier, d’extraordinaire, d’effrayant. Il n’a choisi dans les campagnes que des sites sauvages, piquants par une effrayante nouveauté ; il ne peint jamais des plaines riantes, de riches vallons ; il peint d’arides déserts, de tristes rochers ; il choisit les plus affreux, et s’ils ne le sont pas, ils le deviennent par la manière dont il les rend.

» Ses arbres ne sont pas revêtus de cet épais et vert feuillage dont l’ombre est l’asile des bergers et des troupeaux. Il a peint ces troncs immenses qui portent dans leur forme terrible l’empreinte des ans et des tempêtes : sur leurs cimes nues, élevées, se reposent les aigles et les vautours ; ils ressemblent à ces grands vaisseaux long-temps tourmentés par les vents et par les combats, qui, sur les mers bruyantes, élèvent orgueilleusement leurs mâts dépouillés.

» En admirant ses paysages pittoresques, on ne désire jamais d’habiter de pareilles demeures. Soit par le choix qu’il a fait des sites, soit par la manière de les imiter, ils ressemblent toujours à ces lieux favorables aux assassinats, à ces chemins écartés de toute habitation, où l’on ne passe jamais la nuit, et que le jour on traverse avec rapidité, sur lesquels on vous dit : Là, un voyageur fut égorgé ; là, son corps sanglant fut trainé et jeté dans les précipices.

» ..... La plupart des figures qu’il a placées dans ses tableaux, et principalement dans ses paysages, sont des guerriers ajustés d’une manière singulière et nouvelle, d’un costume qui tient de plusieurs et qui ne ressemble à aucun ; ils nous offrent l’image des sbires, des contrebandiers et des voleurs. — Il a gravé lui-même à l’eau forte, avec beaucoup d’esprit, une suite de ces bizarres héros.

» Dans le choix de tous ses sujets, Salvator Rosa est encore le même. — La vue de ses ouvrages fait réfléchir et rêver sombrement ; et chez lui, la philosophie ne présente jamais que de dures vérités. — C’est ainsi qu’il a peint tour à tour, Régulus enfermé dans un tonneau hérissé de clous, Polycrate, tyran de Samos, attaché au gibet, Samuel apparaissant à Saül, Glaucus et Scylla, le monstre assoupi par Jason, les Titans foudroyés, Démocrite errant au milieu de tombeaux ruinés, parmi des ossemens confondus d’hommes et d’animaux, etc. — On conçoit aisément qu’un tel homme devait bien peindre des batailles ; c’est aussi dans ce genre qu’il a principalement excellé, c’est là que se déploie avec aisance l’énergique et originale âpreté de son caractère. »

3. Nozze e magistrati sono da dio destinati ; litt. : Mariages et magistrats sont prédestinés par Dieu.

4. Traduction littérale : Qui va modérément va sûrement, qui va à la hâte meurt vite.


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