Signor Formica/Chapitre 3

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Chapitre II Signor Formica Chapitre IV



III
Signor Pasquale Capuzzi paraît dans la demeure de Salvator
Rosa. Manœuvre adroite que Rosa et Scacciati conduisent
à bonne fin, et ce qui en résulte.

Antonio ne fut pas médiocrement surpris d’entendre le lendemain matin Salvator lui décrire, de la manière la plus minutieuse, le genre de vie de Capuzzi, dont il avait la veille épié les démarches.

« La pauvre Marianna, lui dit Salvator, est tourmentée de la manière la plus horrible par ce vieux enragé. Il soupire, il fait le galant du matin au soir, et, ce qu’il y a de pire, pour émouvoir son cœur il lui chante tous les airs d’amour imaginables qu’il a ou qu’il suppose avoir composés. Avec cela il est jaloux jusqu’à la démence, au point qu’il ne permet pas même à la pauvre enfant d’être servie par une domestique de son sexe, de peur des intrigues auxquelles pourrait se prêter une soubrette facile à séduire. À sa place se montre, le matin et le soir, un petit monstre hideux, aux yeux caves, aux joues blafardes et pendantes, pour remplir l’office de chambrière auprès de l’aimable Marianna ; et cet épouvantail n’est autre que cet avorton de Pitichinaccio, qui est obligé pour cela de s’habiller en femme : si Capuzzi s’absente, il ferme et verrouille soigneusement toutes les portes ; et en outre, un méchant coquin, un ci-devant bravo, enrôlé dans les sbires, et qui loge au rez-de-chaussée, fait l’office de sentinelle. Forcer le logis me parait, en conséquence, assez difficile : et cependant, mon cher Antonio, je vous promets que, dès la nuit prochaine, vous serez introduit dans la chambre de Capuzzi et que vous verrez votre Marianna, pourtant cette fois-ci du moins, en présence de son tuteur.

« Que dites-vous ? s’écria Antonio dans l’ivresse, la nuit prochaine verra se réaliser ce qui me semble à moi impossible ? — Paix, Antonio, continua Salvator, laissez-nous réfléchir tranquillement aux moyens d’exécuter avec sûreté le plan que j’ai médité. —

« D’abord il faut que vous sachiez que je suis en relation, sans m’en douter, avec signor Pasquale Capuzzi. Vous voyez cette misérable épinette reléguée là au coin, elle appartient au vieux, et je dois lui en payer le prix exorbitant de dix ducats… Dans ma convalescence, j’étais avide de musique, mon soulagement et ma consolation suprêmes ; je priai mon hôtesse de me procurer l’épinette que voici. Dame Catterina fut instruite sur-le-champ que dans la rue Ripetta logeait un vieux garçon qui avait une jolie épinette à vendre. On m’envoya l’instrument, je ne m’informai ni de son prix, ni de son possesseur, et je n’ai su qu’hier au soir, et par un pur hasard, que c’était l’honnête signor Capuzzi qui avait prétendu m’avoir pour dupe avec sa vieille épinette délabrée. Dame Catterina s’était adressée à une de ses connaissances qui demeure dans la maison de Capuzzi et précisément sur le même palier. Vous pouvez maintenant deviner sans peine d’où je tiens toutes ces belles nouvelles.

« Bon ! s’écria Antonio, dès lors l’accès nous est ouvert… votre hôtesse…

« Je sais, Antonio, ce que vous m’allez dire, interrompit Salvator, vous songez à l’entremise de dame Catterina pour vous frayer le chemin jusqu’à votre Marianna. Mais c’est un mauvais calcul ; dame Catterina est trop bavarde, elle n’a pas un grain de discrétion, elle ne doit nullement intervenir dans nos affaires. Écoutez-moi avec attention. — Chaque soir, à la nuit, quand le petit eunuque a fini son service de chambrière, signor Pasquale le reporte chez lui, sur ses bras, bien qu’il en sue souveut sang et eau, et qu’il en ait les jambes à moitié rompues. Car, pour tout au monde, le peureux Pitichinaccio ne mettrait pas les pieds à cette heure-là sur le pavé. — Ainsi donc, pourvu… »

En ce moment on frappa à la porte de Salvator, et, au grand étonnement des deux artistes, parut signor Pasquale Capuzzi dans tout l’éclat de sa magnificence. À peine eût-il aperçu Scacciati, qu’il s’arrêta court, aussi raide qu’un homme perclus de tous ses membres, écarquillant les yeux et humant l’air bruyamment, comme si l’haleine lui manquait. Mais Salvator s’empressa de l’aborder, lui prit les deux mains et s’écria : « Mon digne signor Pasquale ! combien je suis honoré de votre présence dans ce chétif réduit ; — certes, c’est l’amour de l’art qui vous y amène : vous voulez voir mes plus récents ouvrages, peut-être même m’en commander un ? — Parlez, mon cher signor Pasquale, en quoi puis-je vous être agréable ?

« J’ai à vous entretenir, mon cher signor Salvator, bégayait Capuzzi avec peine, mais seulement tête-à- tête. Permettez donc que je me retire pour revenir dans un moment plus opportun. — Point du tout, disait Salvator, en retenant le vieux d’une main ferme, mon cher Signor, vous ne me quitterez pas. Vous ne pouviez arriver ici plus à propos ; car un aussi grand partisan du noble art de la peiuture que vous, un ami de tous les artistes distingués, sera charmé assurément que je lui présente ici le premier peintre de notre époque, Antonio Scacciati, dont le tableau merveilleux, la ravissante Madeleine aux pieds du Christ, provoque dans Rome entière tant d’admiration et d’enthousiasme ! et vous-même, je le parie, êtes plein des mêmes transports, et vous brûliez, à coup sûr, de connaitre l’auteur de ce chef- d’œuvre. »

Un violent tremblement s’empara du vieillard ; le frisson de la fièvre le glaçait, et ses regards enflammés de colère dévoraient le pauvre Antonio, mais lui s’avança droit à son encontre, s’inclina d’un air dégagé et assura qu’il s’estimait trop heureux de se voir mis en rapport si inopinément avec signor Pasquale Capuzzi, dont on savait apprécier, non-seulement à Rome, mais dans toute l’Italie, les connaissances profondes en peinture aussi bien qu’en musique, et il se recommanda à sa protection.

Voir Antonio feindre de le rencontrer pour la première fois et lui adresser des paroles si flatteuses, remit soudain le vieux dans son assiette. Il grimaça un petit sourire de satisfaction, releva gracieusement sa moustache d’un coup de pouce, bredouilla quelques mots sans suite, et s’adressa enfin à Salvator pour entamer la question du paiement des dix ducats, prix de l’épinette vendue.

Mon bon Signor, nous arrangerons cette misérable bagatelle tout-à-l’heure. Mais trouvez bon d’abord que je vous soumette l’ébauche de ce tableau que je viens d’esquisser et que je vous offre un verre de ce généreux vin de Syracuse. » — En parlant ainsi, Salvator disposa l’esquisse sur le chevalet, approcha un siége au vieillard, et, l’ayant fait asseoir, lui présenta une grande et superbe coupe dans laquelle pétillait le noble vin de Syracuse.

Le vieux buvait de très-grand cœur un verre de bon vin quand il n’était pas obligé d’en faire les frais. Réjoui en outre par l’espoir de toucher dix ducats pour une épinette disloquée et vermoulue, assis enfin devant un tableau supérieurement conçu, et dont il savait à merveille estimer l’originalité et le mérite transcendant, devait-il se trouver tout à fait à son aise ? Aussi il manifesta son contentement par un sourire gracieux au possible, fermant à demi ses petits yeux, se caressant le menton et la moustache et murmurant coup sur coup : « délicieux ! exquis ! » sans qu’on sût au juste sur quoi il s’extasiait, du vin on du tableau.

Dès que Salvator vit le vieux bien dispos, il commença tout d’un coup : « Mais, à propos, mon digne Signor, on dit que vous avez une nièce délicieuse, ravissante, appelée Marianna. Tous nos jeunes gens courent à l’envi et plein d’un délire amoureux dans la rue Ripetta, et c’est à qui gagnera le torticolis à regarder au haut de votre balcon pour entrevoir un seul instant votre charmante Marianne et recueillir le moindre de ses regards célestes. »

En un clin d’œil disparut sur le visage du vieillard et le sourire flatteur et l’air de gaîté que le vin y avait allumés. Le regard immobile, il dit d’une voix sombre et altérée : « Oui ! telle est la profonde corruption de cette jeunesse criminelle. Des enfants servent de but à leurs œillades sataniques, les séducteurs exécrables ! Car, c’est comme je vous le dis, mon cher Signor, ma nièce Marianna n’est encore qu’un enfant, un tendre enfant à peine revenu de nourrice… »

Salvator entama d’autres propos, et le vieillard reprit contenance. Mais à l’instant où, les traits rassérenés, il allait de nouveau porter le verre plein à ses lèvres, Salvator recommença à l’interpeler : « Mais dites-moi donc, mon cher Signor, cette nièce de seize ans, votre gentille Marianna a-t-elle effectivement les mêmes cheveux brun-châtain, et ce même regard angélique et rayonnant des joies célestes, que la Madeleine d’Antonio, comme tout le monde s’accorde à l’affirmer ?

« Je n’en sais rien ! répondit le vieux d’un ton encore plus bourru qu’avant ; mais laissons-là ma nièce une fois pour toutes. N’avous-nous pas un sujet d’entretien plus intéressant dans l’art précieux auquel me raméne le charme de ce joli tableau ? »

— Cependant Salvator, chaque fois que le vieux jaloux se disposait à boire, réitérant ses questions sur la jolie Marianne, Capuzzi sauta à la fin de sa chaise, exaspéré, renversa la coupe sur la table si violemment qu’il faillit la briser, et cria d’une voix aigre : « Par l’infernal et noir Pluton ! par toutes les furies de l’enfer ! vous me faites du poison de ce vin ; — ouais ! je m’aperçois que, de concert avec l’impertinent Antonio, vous voulez vous jouer de moi, mais cela vous réussira mal. — Payez-moi sur-le-champ les dix ducats que vous me devez, et que je vous abandonne à tous les diables vous et votre digne acolyte Antonio. »

Salvator aussitôt s’exclamant comme emporté par le courroux le plus violent : « Quoi ! vous osez me traiter de la sorte dans ma demeure ? — Moi vous payer dix ducats pour cette carcasse pourrie dont les vers ont pompé dès longtemps toute la moelle et tous les sons ! — Dix ducats ! pas même cinq, — pas mème trois, pas même un seul de votre épinette ; mais elle ne vaut pas un quattrino ! Hors d’ici cette machine démembrée ! — et en même temps Salvator chassait des pieds, tout autour de la chambre, le pitoyable instrument dont les cordes résonnèrent avec des grincements aigus.

« Ah ! brailla Capuzzi, il y a encore des lois à Rome. — En prison, en prison ! je vous ferai plonger dans le plus profond des cachots ! » Et en grondant et en se débattant il voulait se précipiter dehors.

Mais Salvator le prit vigoureusement par les deux bras, le poussa dans un fauteuil, et lui dit d’une voix enjouée : « Eh, mon doux signor Pasquale, ne voyez-vous que ce n’est que pour plaisanter ? Vous allez recevoir, non pas dix, mais trente ducats pour votre épinette. » Et il répéta si souvent : « trente ducats, bien comptès, bien contrôlés, » que Capuzzi finit par dire, d’une voix éteinte et étouffée : — « Que dites-vous, mon cher Signor ? trente ducats pour l’épinette et en l’état où elle est ? » — Alors Salvator lâcha prise et lui déclara, en s’engageant sur l’honneur, que l’épinette, avant une heure, vaudrait trente, quarante ducats, et que Capuzzi les toucherait bel et bien.

Le vieillard soupira profondément, et, reprenant haleine, il marmottait : « trente ducats, quarante ! puis, s’adressant au peintre : Mais signor Salvator, dit-il, c’est que vous m’avez fortement chagriné. — Trente ducats ! » répéta Salvator. — Le vieux sourit, mais il reprit : « Oh ! vous m’avez touché au cœur. — Trente ducats, interrompit de nouveau Salvator, trente ducats ! » et il le répéta tant de fois aux oreilles de Capuzzi, que celui-ci, tout en affectant de faire la moue, finalement dit, tout content : « Mon cher Signor ! si je peux recevoir pour mon épinette trente ou quarante ducats, tout sera pardonné et oublié.

« J’ai pourtant, ajouta Salvator, avant de remplir ma promesse, à vous faire une petite condition qu’il vous sera bien facile de remplir, mon digne et excellent signor Pasquale Capuzzi di Senigaglia. Vous êtes le premier compositeur de toute l’Italie, et en outre, le chanteur le plus parfait qui existe. J’ai entendu avec ravissement la grande scène de l’opéra des Noces de Thétis et Pélée, que cet infâme Francesco Cavalli vous a volée si effrontément, et qu’il est si incapable d’avoir composée. — Si vous daigniez, pendant que je vais m’occuper de réparer l’épinette, nous chanter cet air ? Il n’est rien au monde, en vérité, qui puisse m’être plus agréable. »

Le vieux Capuzzi se démit presque la mâchoire pour effectuer le sourire le plus doucereux, et disait, en clignotant ses petits yeux gris : « On reconnaît aisément que vous êtes vous-même fort bon musicien, mon cher Signor, car vous avez un goût sûr, et vous savez mieux apprécier les talents distingués que ces ingrats Romains. — Ecoutez l’air, le chef-d’œuvre des airs ! »

En même temps le vieillard se leva, se haussa sur la pointe des pieds, ouvrit de grands bras, et ferma les yeux, de façon qu’il ressemblait tout à fait à un coq qui s’apprête à chanter ; et soudain il se mit à beugler si fort que les murs en résonnaient et qu’immédiatement dame Catterina et ses deux filles arrivèrent en toute hâte dans l’atelier, persuadées que ces cris horribles et lamentables annonçaient quelque malheur. — Toutes stupéfaites elles s’arrêtèrent sur le seuil en voyant l’incroyable virtuose, à qui elles formèrent ainsi un auditoire complet.Cependant Salvator avait relevé l’épinette, il renversa le couvercle, prit sa palette, ses pinceaux, et commença d’une main ferme, sur cette mince planchette, un dessin qui tenait du prodige. L’idée principale était empruntée à l’opéra de Cavalli, les Noces de Thétis ; mais à travers cette scène, d’un aspect tout fantastique, surgissaient et se confondaient vingt autres personnages. Au milieu d’eux, l’on distinguait Capuzzi, Antonio, Marianna fidèlement reproduite d’après le tableau d’Antonio, Salvator lui-même, dame Catterina et ses deux filles, tous parfaitement reconnaissantes, sans en excepter le docteur Pyramide ; et l’ensemble était si bien ordonné. si ingénieusement conçu, qu’Antonio ne revenait point de sa surprise de tant d’imagination et d’habileté.

Capuzzi ne se borna pas à la scène qu’avait mentionnée Salvator, mais il chanta, ou plutôt massacra, dans le transport de sa frénésie musicale, vingt ariettes diaboliques l’une après l’autre, se débattant au travers des récitatifs les plus inextricables.

Cela pouvait avoir dure deux heures ; alors il tomba sans haleine sur le fauteuil, la figure d’un brun de cerisier. Mais à l’instant même Salvator avait mis son croquis à l’effet et rendu ses figures si vivantes, qu’à peu de distance on croyait voir un tableau achevé. « J’ai tenu parole et voici l’épinette, mon cher signor Pasquale, » dit-il doucement à l’oreille du vieillard. Celui-ci se réveilla comme d’un profond sommeil, et son regard tomba en même temps sur la peinture placée devant lui. Soudain il se frotta les yeux, doutant si c’était ou non un miracle, il raffermit sur sa perruque son chapeau pointu, prit sous son bras sa canne à bec, s’élança d’un seul bond, arracha le couvercle des charnières, l’éleva en triomphe au-dessus de sa tête, franchit la porte comme un enragé, descendit les escaliers quatre à quatre, et se sauva à toutes jambes, pendant que dame Catterina et ses deux filles riaient aux éclats derrière lui. — « Le vieil avare, disait Salvator, sait qu’il n’a qu’à porter ce couvercle peint au comte Colonna ou à mon ami Rossi, pour recevoir en échange quarante ducats, et peut-être davantage. »

Les deux peintres, Salvator et Antonio, se concertèrent sur le plan d’attaque prémédité pour la nuit suivante. — Nous allons bientôt savoir ce qu’entreprirent nos deux aventuriers, et quel fut le succès de leur tentative.

Quand la nuit fut venue, signor Pasquale, après avoir fermé toutes ses portes à renfort de clefs et de verroux, porta, comme d’habitude, son petit monstre d’eunuque à sa demeure. Le nabot miaulait et coassait tout le long du chemin, se plaignant d’être déjà trop peu récompensé pour se dessécher le gosier et risquer la phthisie en chantant les ariettes de Capuzzi, et pour se brûler les mains à faire cuire les macaroni, sans qu’on le surchargeât d’un service qui ne lui rapportait que des coups de pied bien appliqués et de violents soufflets, dont Marianna le gratifiait largement chaque fois qu’il tentait de s’approcher d’elle. Capuzzi le consola de son mieux, et lui promit une meilleure provision de sucreries que de coutume ; il s’engagea même, le petit ne cessant de pleurnicher et de geindre, à lui faire tailler un petit habit d’abbate dans une vieille veste de peluche noire qu’il avait plus d’une fois convoitée d’un œil avide ; mais le nain déclara qu’il voulait, en outre, une perruque et une épée. Tout en débattant sur ce chapitre, ils arrivèrent dans la rue Bergognona, car c’est là que logeait Pitichinaccio, à quatre maisons de distance seulement de celle de Salvator.

Le vieux déposa le nain à terre avec précaution, ouvrit la porte, et tous deux grimpèrent, le petit en premier et le vieux par derrière, l’escalier tortueux et étroit qu’on ne pouvait mieux comparer qu’à l’échelle d’un poulailler ; mais à peine avaient-ils fait la moitié du trajet, qu’en haut dans le corridor s’éleva un horrible tapage, et l’on entendit la voix grossière d’un homme ivre et brutal qui, jurant par tous les diables de l’enfer, demandait le chemin pour sortir de la maudite maison. — Pitichinaccio se serra contre le mur, et supplia Capuzzi, au nom de tous les saints, de passer devant lui ; mais Capuzzi avait à peine gravi quelques marches que le chenapan tombant du haut de l’escalier, entraina comme un tourbillon Capuzzi qu’il fit rouler avec lui, la porte étant restée ouverte, jusqu’au beau milieu de la rue. Ils étaient étendus, le vieillard sur le pavé, et l’autre, comme une outre pleine, l’écrasant de son poids. — Capuzzi se mit à crier d’une voix lamentable au secours ! aussitôt deux hommes s’approchèrent et dégagèrent, non sans peine, signor Pasquale d’avec l’ivrogne qui, une fois remis sur ses jambes, s’éloigna en chancelant et en pestant.

« Jésus ! que vous est-il arrivé, signor Pasquale ? comment vous trouvez-vous ici au milieu de la nuit ? quelle mauvaise affaire avez-vous eue dans cette maison ? » — Telles étaient les questions empressées d’Antonio et de Salvator, car les survenants n’étaient autres que nos deux peintres.

« Ah ! c’est ma dernière heure ! disait Capuzzi en gémissant : ce chien d’enfer m’a rompu tous les membres, je ne puis plus bouger…

« Faites-moi voir…, » dit Antonio en tâtant le vieux partout le corps, et il le pinça tout d’un coup si vivement à la jambe droite, que Capuzzi jeta un cri effroyable. « Par tous les saints, s’écria Antonio d’une voix consternée, mon cher signor Pasquale ! vous vous êtes cassé la jambe gauche à l’endroit le plus dangereux ; si l’on ne vous secoure au plus vite, vous serez mort avant peu, ou vous resterez au moins estropié pour la vie. »

Capuzzi fit entendre un hurlement affreux. « Calmez-vous seulement, mon cher Signor, continua Antonio. Quoique je sois bien peintre à présent, je n’ai pas oublié l’art du chirurgien. Nous allons vous porter au logis de Salvator, et je vous panserai sur-le-champ. — Mon bon signor Antonio, gémissait Capuzzi, vous m’en voulez, je le sais… — Ah ! interrompit Salvator, il n’est plus question ici d’aucune animosité ; vous êtes en danger, et cela suffit au brave Antonio pour qu’il emploie tout son art à vous secourir. — Un coup de main, ami Antonio ! »

Tous deux relevèrent avec précaution le vieillard se récriant sur l’affreuse douleur qu’il ressentait à sa jambe cassée, et le portèrent au logis de Salvator.

Dame Catterina assura qu’elle avait pressenti vaguement quelque malheur, ce qui l’avait empêchée d’aller se coucher. Dès qu’elle eut vu Capuzzi, et qu’elle sut ce qui lui était arrivé, elle éclata en reproches amers sur sa manière de vivre et d’agir. — « Oh ! je connais bien, signor Pasquale, disait-elle, celui que vous reportiez chez lui. Vous vous imaginez, bien que votre jolie nièce Marianna vive auprès de vous, pouvoir vous passer d’une domestique de son sexe, et vous abusez déshonnêtement de ce pauvre Pitichinaccio, en l’affublant ainsi de jupons ; mais entendez ceci : Ogni carne ha il suo osso, point de chair sans os. — Si vous voulez avoir une fille avec vous, il vous faut avoir des femmes : Fate il passo secondo la gamba, — réglez vos dépenses selon vos besoins. Ne demandez à votre Marianna que ce qui est convenable, ne la tenez pas renfermée comme une prisonnière, ne faites pas un cachot de votre maison : Asino punto convien che trotti, — à force de marcher l’on arrive.6 Vous avez une jolie nièce, et vous devez régler d’après cela votre manière de vivre, c’est-à-dire, vous conformer en tout à la volonté de la jolie nièce ; mais vous êtes un homme bourru, au cœur sec, et peut-être, par là-dessus, — je désire me tromper, — peut-être, avec vos cheveux blancs, amoureux et jaloux ! — Excusez-moi de vous parler ainsi sans réserve ; mais, chi ha nel petto fiele non puo sputar miele, ce qui est dans le cœur sort par la bouche. Eh bien ! là, si vous ne mourez pas de votre fracture, comme il faut l’espérer, c’est une leçon qui vous profitera, n’est-ce pas, signor Pasquale ? vous laisserez à votre nièce la liberté d’agir à sa guise, et d’épouser certain jeune et gentil garçon qui ne m’est pas inconnu. »

Tout cela fut lâché d’une seule bordée pendant qu’Antonio et Salvator déshabillaient le vieillard avec mainte précaution, et le disposaient sur le lit. Les paroles de dame Catterina s’enfonçaient dans son cœur comme autant de coups de poignard ; mais, dès qu’il songeait à prendre la parole, Antonio lui faisait comprendre qu’il y avait pour lui du danger à parler, et il se voyait ainsi contraint de boire le calice. Salvator éloigna enfin dame Catterina, en l’envoyant chercher de l’eau glacée comme l’avait prescrit Antonio.

Nos deux peintres se convainquirent que l’homme, apposté par eux dans la maison de Pitichinaccio, avait complètement bien exécuté sa mission ; hors quelques tâches bleuâtres, Capuzzi n’avait reçu aucune contusion fâcheuse de cette chute si terrible en apparence.

Antonio appliqua des éclisses et serra le pied droit du vieillard de manière à ce qu’il ne pût le mouvoir ; il l’enveloppa, en outre, de serviettes trempées dans de l’eau à la glace, pour prévenir, disait-il, l’inflammation, si bien que Capuzzi frissonnait de tout son corps comme agité par la fièvre.

« Mon bon signor Antonio, gémissait-il tout bas, est-ce que c’en est fait de moi ? suis-je condamné à mourir ? —

« Bon, répondit Antonio, tranquillisez-vous seulement, signor Pasquale : puisque vous avez supporté avec tant de fermeté, et sans tomber en défaillance, la pose du premier appareil, tout danger est passé, je l’espère ; mais votre position néanmoins réclame les soins les plus assidus, et jusqu’à nouvel ordre le chirurgien ne doit pas vous perdre de vue un seul instant.

« Ah ! Antonio, soupira le vieux, vous savez si je vous aime et combien j’estime vos talents : ne m’abandonnez pas ! Donnez-moi votre précieuse main ! comme cela… n’est-ce pas, mon bon, mon cher fils, que vous ne m’abandonnerez pas ? —

« Quoique je ne sois plus chirurgien, dit Antonio, et que j’aie décidément renoncé à ce métier, objet de ma haine, cependant, pour vous, signor Pasquale, je me départirai de ma résolution, et je consens à me charger de votre traitement, à la seule condition que vous me rendrez votre confiance et vos bonnes grâces : car vous m’avez traité bien rigoureusement, signor Pasquale.

« Ne parlons plus de cela, mon digne Antonio, dit le vieux en gémissant. — Mais votre nièce, reprit Antonio, va se lamenter de votre absence et mourra de chagrin si elle se prolonge ; vous êtes, pour votre état, assez dispos et assez fort ; ainsi donc, dès qu’il va faire jour, nous vous transporterons chez vous : là, je donnerai un nouveau coup-d’œil à l’appareil, j’arrangerai votre lit comme il doit l’être, et j’instruirai votre nièce de tout ce qu’il y a à faire pour hâter votre rétablissement. »

Le vieillard exhala un profond soupir, et garda quelques instants le silence, les yeux fermés. Puis, étendant la main vers Antonio, il l’attira tout près de lui et lui dit à voix basse : « N’est-il pas vrai, mon brave Signor, ce que vous m’avez dit de Marianna n’était qu’un badinage, une idée joviale, comme il en passe dans les jeunes têtes ?

« Mais ne songez donc plus à cela, signor Pasquale, répartit Antonio. Votre nièce, il est vrai, m’avait un peu donné dans l’œil ; mais à présent, ma foi, j’ai bien d’autres affaires en tête, et franchement, s’il faut vous l’avouer, je me félicite que vous ayez si net coupé court à mes folles sollicitations. — Je croyais être amoureux de votre Marianna, et dans le fait, ce n’était qu’un beau modèle de ma Madeleine que je voyais en elle ; c’est pour cela, sans doute, que mon tableau à peine achevé, Marianna m’est devenue complètement indifférente.

« Antonio ! s’écria le vieux avec transport ; faveur divine !… tu es ma consolation, mon soulagement, mon secours ! puisque tu n’aimes plus Marianna, je n’ai plus ni douleur, ni mal.

« En vérité, disait Salvator, signor Pasquale, si l’on ne vous savait pas un homme grave et sensé, incapable d’oublier les convenances qu’impose la maturité de l’âge, on vous supposerait vous-même égaré d’un fol amour pour votre nièce de seize ans. » — Le vieillard ferma les yeux de nouveau et recommença à gémir, se plaignant d’un vif redoublement de ses douleurs maudites.

L’aube naissante rayonnait au travers des carreaux ; Antonio prévint Capuzzi que l’heure était venue de le transporter à la rue Ripetta. Signor Pasquale répondit par un soupir piteux et étouffé. Salvator et Antonio le soulevèrent et le couvrirent d’un vaste manteau, que fournit dame Catterina de la défroque de son défunt mari. — Le vieux se confondit en supplications pour se faire ôter les serviettes trempées d’eau glacée dont sa pauvre tête chauve était enveloppée, et pour reprendre sa perruque et son chapeau à plumes, voulant aussi qu’Antonio lui rajustât sa moustache, afin que Marianna ne fût pas tant effrayée à sa vue. — Deux porteurs avec une civière attendaient tout prêts à la porte. Dame Catterina, sans cesser de sermoner Capuzzi, et accumulant toujours force proverbes, descendit des matelas, et le vieux, bien emballé et escorté de Salvator et d’Antonio, fut porté jusqu’à sa demeure.

Marianna n’eut pas plutôt aperçu son oncle dans cet état pitoyable, qu’elle jeta des cris perçants, fondit en larmes, et, sans faire attention à ses compagnons, au bien-aimé, saisit les mains du vieillard qu’elle porta à ses lèvres en déplorant l’épouvantable malheur qui lui était arrivé. Telle était la profonde compassion de la sensible et généreuse enfant pour celui qui la tourmentait et la persécutait avec sa frénésie amoureuse. Mais à l’instant même se manifesta l’instinct intime du caractère féminin ; car il suffit d’un coup-d’œil significatif de Salvator, pour lui faire tout comprendre à merveille. Alors seulement elle jeta un regard furtif à l’heureux Antonio, tout en rougissant à l’excès ; et rien de plus séduisant que le sourire victorieux et plein de malice qui se fit jour à travers ses larmes.

Du reste, Salvator trouva la jeune fille encore plus jolie et plus merveilleusement belle qu’il ne l’avait imaginée, même d’après le tableau de la Madeleine, et il était presque jaloux du bonheur d’Antonio ; il n’en sentit que mieux la nécessité de tirer la pauvre Marianna, quoi qu’il pût en coûter, des mains de l’indigne Capuzzi.

Signor Pasquale, accueilli si tendrement par sa charmante nièce, bien qu’il ne le méritât guère, oublia son accident et sa jambe ; il souriait en minaudant, se pinçant les lèvres, et poussait des soupirs, non de malade, mais de berger amoureux. Antonio disposa le lit artistement, et, après y avoir couché Capuzzi, il serra de nouveau les bandages, et emmaillota pareillement la jambe gauche du vieux, obligé ainsi à rester couché immobile comme une poupée de bois. Salvator se retira laissant nos amoureux à leur bonheur.

Capuzzi était enfoui dans un amas de coussins et d’oreillers ; Antonio lui avait roulé autour de la tête une immense serviette bien imbibée d’eau, de sorte qu’il ne pouvait absolument rien entendre du chuchotement des deux amants. Ceux-ci échangèrent enfin mutuellement le secret de leurs âmes et ils se jurèrent, avec des pleurs et de doux baisers, une fidélité éternelle. Le vieux ne pouvait pas se douter de ce qui se passait à ses côtés, Marianna s’enquérant à chaque minute comment il se trouvait, et même le laissant faire quand il se risqua à porter à sa bouche sa petite main blanche.

Quand il fit grand jour, Antonio s’empressa de partir, sous prétexte d’aller chercher les remèdes nécessaires, mais, dans le fait, pour aviser aux moyens d’aggraver la position du patient, au moins durant quelques heures, et pour délibérer avec Salvator sur ce qu’il leur restait à faire.


Chapitre II Signor Formica Chapitre IV
NOTES DU TRADUCTEUR

6. Littéralement : L’âne aiguillonné, il faut qu’il trotte. Hoffmann, comme on l’a déjà vu, rend ces proverbes italiens par d’autres équivalents, mais non pas identiques. Ainsi le précédent, Fate il passo, etc., signifie : Le pas doit se mesurer à la jambe, et celui cité plus bas, Chi a nel petto, etc. : qui a du fiel dans le cœur ne peut pas cracher du miel.


Chapitre II Signor Formica Chapitre IV