Sigurd, tradition épique selon l’Edda et les Niebelungen/02

La bibliothèque libre.

SIGURD[1]
TRADITION ÉPIQUE,

J’ai peu de mots à dire sur l’essai qu’on va lire.

J’ai voulu faire pour une légende poétique ce que font les architectes quand ils reconstruisent un monument avec des ruines, ce que font les géologues et les naturalistes, quand avec quelques fragmens de roche ou quelques débris fossiles, ils recomposent une création perdue. Long-temps occupé à recueillir, et à rassembler les membres dispersés, non d’un poète, mais d’une poésie tout entière, j’ai cédé à la tentation de les rapprocher, de les ranimer s’il était possible, de sorte qu’on vît la tradition vivre, et se mouvoir au milieu de nous après l’avoir contemplée endormie sous la poussière des âges.

Dans ce travail de restauration, d’évocation pour ainsi dire, j’ai suivi surtout l’Edda, que je regarde, ainsi que je l’ai dit, comme la source la moins altérée de la tradition ; là où les Niebelungs en ont conservé quelque élément qui a péri dans l’Edda, je l’ai emprunté aux Niebelungs, mais dans ce cas j’ai tâché d’effacer le coloris comparativement plus moderne, qui, souvent dans ce poème, recouvre le fonds primitif. J’ai cherché alors à traduire les Niebelungs dans la langue de l’Edda, à remonter plus haut que les minnesingers, jusqu’aux scaldes ; car ce que je voulais, c’était refaire un fragment de la vieille épopée barbare.

Outre les deux sources principales, l’Edda et les Niebelungs, j’ai aussi puisé dans les Sagas, dans les chants populaires danois du moyen âge, dans ceux des îles Feroë qui vivent encore : là où tout me manquait, où la tradition m’offrait des lacunes, j’ai osé tenter de les combler en m’inspirant de son esprit. Je proteste n’avoir mis du mien dans ce travail qu’à la dernière extrémité ; tant que j’ai pu traduire, je me suis gardé d’inventer.

Dans son état actuel, le poème s’arrête à la mort de Brunhilde.




PREMIÈRE AVENTURE.
SIGURD TUE LE DRAGON FAFNIR.
LE NAIN.

Sigurd, c’est ici la bruyère
Où dans son nid le dragon dort ;
C’est ici que Fafnir, mon frère,
De son corps rampant sous la terre,
La nuit, le jour couve cet or
Pour lequel il tua mon père.

SIGURD.

Réveillons ce dragon dormant ;
Tu m’as promis d’être mon guide,

Si ta promesse fut perfide,
De ta mort voici le moment !

LE NAIN.

Le nain qui t’a forgé ton glaive
Ne se venge pas à demi ;
Ce que j’entreprends, je l’achève.
Tu perceras ton ennemi.
Creusons une fosse profonde
Pour détourner le sang immonde
Qui va ruisseler de son flanc.

SIGURD.

Creusons gaîment ; ce monstre horrible
Mourra ; d’un ennemi terrible
Heureux qui voit couler le sang !

LE NAIN.

Chaque soir, pour boire à la rive,
Fafnir passe ici.

SIGURD.

Fafnir passe ici. Qu’il arrive !

LE NAIN.

Prends garde, Sigurd, arme-toi,
Il n’est pas loin, voici son heure ;
Il vient, il vient !

Il vient, il vient ! Pâle d’effroi,
Le nain s’enfuit, Sigurd demeure.

Sigurd descend dans le fossé ;
Sous les pas du monstre placé,
Le laisse approcher en silence
Et lui plonge son glaive au cœur ;
Fafnir jette un cri de douleur.
Alors Sigurd vers lui s’élance,
Et l’homme et le monstre, un moment,
Se regardèrent fixement.

FAFNIR.

Quel est ton nom ? quel est ton père ?
Qui sut exciter ta valeur
À me chercher sur la bruyère,
Guerrier qui m’as percé le cœur ?

SIGURD.

Sigurd est le nom qu’on me donne ;
Mon père était Sigmund le fort,
Je n’avais besoin de personne
Pour te porter le coup de mort.

Savant dragon, sage, infaillible,
Rien n’est mystérieux pour toi.
Du monde à nos yeux invisible,
Ce que tu sais, apprends-le-moi.

FAFNIR.

Veux-tu savoir d’où vient le monde ?
Il sortit de la nuit profonde,
De la nuit semblable au néant ;
Au fond du ténébreux espace,
Il naquit du feu, de la glace
Et du cadavre d’un géant.
Ses os furent les monts sauvages ;
Les astres brillans sont ses yeux,
De son crâne on forma les cieux,
Et de son cerveau les nuages.

SIGURD.

Autre chose je veux savoir,
Le destin que je dois avoir.

FAFNIR.

Veux-tu savoir où vont les âmes
Quand elles ont quitté leur corps ?
Tous ceux qui dans leur lit sont morts,
S’en vont chez Héla dans les flammes,

Parmi les brumes et la nuit,
Au sein des espaces sans bruit,
Ceux qui tombent dans les batailles
Montent, après les funérailles,
Dans le palais brillant d’Odin ;
Au sein d’une éternelle ivresse
Ils boivent la bierre et le vin ;
Un sanglier renaît sans cesse,
Qui sans cesse apaise leur faim.
Le banquet fini, de son glaive
Chacun est prompt à se saisir,
Jusqu’à ce que le jour s’achève,
Ils se combattent par plaisir ;
Puis chacun d’eux se relève,
À son ennemi tend la main,
Du palais reprend le chemin,
Et le combat leur semble un rêve.

SIGURD.

Autre chose je veux savoir.
Le destin que je dois avoir.

FAFNIR.

Veux-tu savoir le jour suprême
De l’univers et des Dieux même ?
Voici le grand embrasement !
Du ciel qui se fend, se détachent
Les astres, les nains se cachent,
Et soupirent lugubrement.
Le vaisseau des morts fuit la plage,
Le grand serpent bondit de rage,
La flamme touche au firmament.
Odin meurt, le loup le dévore.
Mais de cet univers trop vieux,
Un monde nouveau vient d’éclore :
Sur d’autres hommes, d’autres cieux,
Se lève une nouvelle aurore.

SIGURD.

Autre chose je veux savoir,
Le destin que je dois avoir.

FAFNIR.

Sigurd, ton nom sera célèbre,
Après toi, dans le monde entier,
Il le sera bientôt. — Guerrier,
Bientôt luira ton jour funèbre.

SIGURD.

Mais, tandis que je vis encor,
Je vais m’emparer de ton or
Que ta force a mal su défendre.
Toi, chez Héla tu vas descendre.

FAFNIR.

Tu triomphes, guerrier vaillant,
Ton âme à l’espoir est ouverte,
Et moi je ris. Cet or brillant,
Cet or, Sigurd, sera ta perte.

SIGURD.

Tout homme aime l’or éclatant.
Fafnir, ta vie est terminée,
Meurs, pour Sigurd le même instant
Viendra bientôt, Sigurd l’attend,
Nul n’échappe à sa destinée.




DEUXIÈME AVENTURE.


SIGURD VA CHEZ LA VALKYRIE.


La vierge habite seule au flanc de la colline,
C’est la vierge d’Odin, la vierge de la mort,

La belle Valkyrie, — et sur son bras s’incline
Son front penché qui dort.

Car Odin courroucé de ce que la guerrière
A frappé sans son ordre un de ses bien-aimés,
De la verge magique a touché sa paupière,
Et de Brunhilde au jour les yeux se sont fermés,
Et les sanglans combats et la douce victoire
Désormais lui sont refusés,
Et ses jours passeront usés
Dans de terrestres nœuds, sans éclat et sans gloire.
Mais la Valkyrie a juré
De ne jamais être la femme
Que du guerrier qui franchirait la flamme
Dont son palais brille entouré,
Et toujours à la peur aurait fermé son âme.

Sigurd la voit dormir, et la croit un guerrier.
Il approche, — son casque enlève,
Et du tranchant de Gram le fidèle et bon glaive,
Il fend du haut en bas la cuirasse d’acier.
Brunhilde alors sur son bras se soulève,
Brunhilde sur son bras se soulève à demi,
Et dit : j’ai bien long-temps dormi,
Voilà bien long-temps que je rêve !
De la terre je plains les tristes habitans,
Les douleurs qu’on y souffre, elles durent long-temps !
Salut au jour, après la nuit sa mère,
Salut au ciel et salut à la terre,
Salut aux dieux, aux déesses, à toi,
Guerrier divin, qu’ils conduisent vers moi.
Je t’apprendrai les runes redoutables
Que les géans m’ont révélés,
Et les préceptes véritables
Que les sages m’ont dévoilés.


I.

Sigurd, je t’apprendrai les runes des tempêtes ;
Grave-les sur ton noir vaisseau,
Et quand l’orage en feu volera sur vos têtes,
Quand le vent creusera les abîmes de l’eau,
Tu verras la nue embrasée
Se dissoudre en fraîche rosée,
Au sein calmé du firmament.
Tu verras de l’onde apaisée
Sous l’esquif la rage épuisée
Se prosterner docilement.


II.

Sigurd, je t’apprendrai les runes de la guerre :
Grave-les sur ton bouclier,
Et les traits ennemis ne t’inquiéteront guère ;
Et ton bras ne pourra plier ;
Grave-les sur ta forte épée,
Et quand elle aura soif d’un sang encor vivant,
À son désir s’en abreuvant,
De ce sang dans la plaie elle rira trempée.


III.

Je t’apprendrai les runes de l’amour ;
Grave ceux-là sur la plage mouvante,
Et la vierge qui s’épouvante
De l’éclat et des bruits du jour,
Avec la nuit viendra se glisser sous ta tente.


SIGURD.

Brunhilde, j’ai vraiment plaisir à t’écouter,
Des runes, je le vois, tu connais les usages.
Redis-moi maintenant les préceptes des sages,
Ce qu’il est bon d’apprendre est bon à répéter.


LA VALKYRIE.
I.

Sois prudent avant tout, ô Sigurd, et prends garde
Quand tu poses le pied sur un sol étranger ;

Regarde autour de loi, dans tous les coins regarde,
Partout se cache le danger.


II.

L’étranger vient de loin, il vient par la montagne,
Qu’il s’asseie au festin, — car ses pieds sont lassés ;
Réchauffe ses genoux glacés.
Ce qu’on donne à l’hôte, on le gagne.


III.

Honneur au chef vaillant craint de ses ennemis !
Honneur au chef qui donne, il aura des amis.


IV.

Le seuil de ton ami, que ton pied le connaisse,
Qu’entre vous deux toujours le chemin soit frayé.
Ne souffre pas que l’herbe naisse
Sur le chemin de l’amitié.


V.

Prétendre conserver la paix avec la femme,
C’est comme de vouloir vivre au sein de la flamme,
Ou de marcher dans les airs suspendu ;
C’est comme de croiser sans mâts pendant l’orage
Sur un vaisseau par les écueils fendu,
Ou de croire saisir des rennes au passage
Sur un rocher glissant où la neige a fondu.


VI.

Glace nouvelle,
Toit qui chancelle,
Ciel qui sourit,
Maître qui rit,
Lame émoussée,
Pleurs de fiancée,
Serpent qui dort,
Calme du port,
Un champ qu’on sème,
Un fils qu’on aime,

Neige d’hier,
Soleil d’hiver,
L’amour, la vie,
L’onde et le vent ;
À ces choses point ne te fie,
Car ces choses trompent souvent.


SIGURD.

Que ta sagesse est grande, ô Valkyrie !
Autant que toi, nul homme n’est savant,
Entre toutes, c’est toi, toi que j’aurais choisie.
Brunhilde répondit : « Et moi pareillement. »
Sigurd dit : « Il faudra qu’alors tu m’appartiennes.
— Je le veux bien, dit-elle, et j’en fais le serment
En plaçant mes mains dans les tiennes.
Mais Sigurd se leva. — Les fils d’Hunting riraient,
Eux de qui j’ai juré la mort dans ma colère,
Quand les Sagas diraient
Que Sigurd s’arrêta quelque part sur la terre,
Avant d’avoir vengé son père.


TROISIÈME AVENTURE.


SIGURD VENGE SON PÈRE.


Qu’on mette à flot mon grand serpent de mer[2],
A dit Sigurd avec un rire amer ;
Que les enfans d’Hunting vaillamment se défendent :
Faisons hâte, les loups attendent.
À la voix de Sigurd les farouches guerriers
Le long du bord rangent les boucliers,

Chacun s’assied à côté de sa lance ;
D’un bond au milieu d’eux s’élance
Grani, le roi des bons coursiers,
Et sous ses pieds la planche aux vagues aguerrie
Tremble et crie.

L’orage était aux cieux de nuages couverts,
Le vent du nord d’écume éclairait les flots verts.
Ces guerriers que nul vent n’arrête
S’embarquent pendant la tempête.
Grani, les naseaux entre-ouverts,
Secoue en hennissant sa crinière et sa tête.
Le vent redouble, il fait craquer les mâts,
Sigurd et ses amis ne s’en alarment pas ;
Quand la mer à plein bord entre dans leur navire,
On les voit, ces guerriers, la défier et rire ;
Semblables dans leur joie au blanc oiseau des mers
Qui, quand l’orage approche, en criant fend les airs ;
On les voit secouer, comme l’oiseau son aile,
Leurs pesantes peaux d’ours d’où la vague ruisselle.
De la foudre qui gronde à chaque roulement
Ils répondent en chœur par un long hurlement.

Il est nuit, la tempête a caché les étoiles.
Levez, cria Sigurd, levez toutes les voiles,
Le vrai fils de la mer la dompte en la bravant ;
Le lâche seul fuit le naufrage.
Notre pilote, c’est l’orage.
Allons où nous pousse le vent ;
Le vent nous jettera toujours sur quelque plage.

Courage, ô mon vaisseau, mon dragon bondissant,
Et si ton écorce fragile
Sait vaincre le flot rugissant,
Pour te payer ta course agile,
Je te ferai nager dans des vagues de sang.

Debout sur un sommet de leur âpre rivage,
Les princes des Finois chantaient un chant sauvage,
C’est celui qui tourmente et soulève les flots,
Celui qui suscita la tempête aux héros.
Des magiciens hagards et des femmes hideuses,
Sachant du Seida les pratiques honteuses,
S’efforçaient d’interdire aux braves d’approcher,
On les voyait ces nains, ces monstrueuses femmes,
Avidement tour-à-tour se pencher
Sur le chaudron magique entouré par les flammes.
Du brasier la rouge lueur
Éclairait leurs traits difformes,
Leurs regards clignotans et leurs têtes énormes
Leurs fronts baignés d’une impure sueur.

Qu’est ceci ? dit Sigurd, notre vaisseau s’arrête ;
Mais si leurs chants le peuvent arrêter,
Ils n’empêcheront pas la mer de nous porter.
Il dit, et sur Grani plonge dans la tempête.
Alors chaque guerrier, de colère enflammé,
Sur son écu de cuir au sein des flots s’élance,
Et ramant avec sa lance,
Bientôt sur le rivage a bondi tout armé.

Les magiciens tremblaient, et leurs genoux plièrent ;
Mais des chefs à Sigurd, de loin, les voix crièrent :
Où donc était Sigurd ! nous l’attendions ici,
Le bon guerrier ne tarde pas ainsi.
Étais-tu chez les morts, étais-tu chez les Ases ?
— Ne l’avez-vous pas su dans vos tristes extases ?
Tandis que, déposant vos corps,
Et devenus de loups immondes,
Vous erriez, vils Finois, dans vos forêts profondes,
Où vous rongiez les os des morts,
Pour vous punir, je venais sur les ondes ;
Ne l’avez vous point su ? peuple impur et maudit.
— Les oiseaux ont parlé, les oiseaux nous ont dit :

Ne craignez point Sigurd, Sigurd est un infâme,
Il laissera refroidir sans remord,
Tout occupé de gagner une femme,
La cendre de son père mort.

Alors Sigurd frémit d’un horrible transport,
La colère d’Odin descendit sur son âme ;
Il gravit le rocher d’un pied rapide et fort,
Et sur ses pas ses guerriers accoururent.
Mais voilà qu’à leurs yeux mille géans parurent,
De ceux qui de l’enfer de glace et de frimats
Habitent loin du jour les désolés climats.
Pour le combat, l’un d’eux amène
Un animal étrange, à voix humaine
Et fort comme trente guerriers.
Soudain fut entendu le choc des boucliers.
Les haches étincellent,
Les flots de sang ruissellent,
Les membres s’amoncellent
Aux cris des loups de l’air[3] ;
Les armures se fendent,
Les coups pesans descendent
Sur les casques de fer ;
Des cuirasses brisées,
Les têtes divisées
Roulent jusqu’à la mer.
Sigurd combat aux lueurs de l’éclair :
Contre son front des oiseaux de ténèbres
Venaient heurter leur vol sans bruit ;
Le monstre l’appelait avec des cris funèbres :
À travers le sang et la nuit,
Sigurd s’élance et le poursuit ;
Mais le fer ne saurait l’atteindre,
Et le héros commence à craindre

De ne pouvoir en triompher.
Il le saisit pour l’étouffer,
Le monstre échappe et rit dans l’ombre ;
Alors Sigurd le traîne au brasier sombre
Que les nains avaient allumé,
Et sur son corps à demi consumé
Il renverse d’un coup la magique chaudière.
Le monstre jette un hurlement
Dont retentit la plage entière,
Et puis on n’entend plus que le pétillement
De la flamme, et des os le dernier craquement,
Et du vent de la mer le morne sifflement.

Alors brilla dans l’ombre une clarté douteuse,
Car la guerrière merveilleuse
Venait chevauchant par les airs,
Avec sa lance lumineuse,
Sur un pont de pâles éclairs.
Lorsqu’à travers le ciel[4], une de ces guerrières,
Vers les combats sanglans, son blanc coursier conduit,
On voit rougir sur les bruyères
Ces reflets fugitifs, ces mobiles lumières,
Vagues aurores de la nuit ;
C’est du coursier l’ondoyante crinière,
D’où jaillissent ces feux indécis et changeans ;
Ce sont les tourbillons d’éclatante poussière
Dans les sentiers du ciel sous leurs pas voltigeans.

Pleins de courage et de furie,
Les héros combattaient encor ;
Du haut des airs la Valkyrie
Étend sur eux sa lance d’or ;
Elle ordonne aux fantômes
De retourner dans leurs muets royaumes,

Au front des combattans elle pose sa main,
Et choisit cent guerriers pour le palais d’Odin.
Sigurd marchait à la lueur divine
Au pied d’un rocher noir, au fond d’une ravine ;
Les fils d’Hunting l’attendaient en tremblant.
L’un veut fondre sur lui, mais Sigurd le devine,
Et dans sa farouche poitrine
Il enfonce à deux mains le fer étincelant ;
L’autre songeait à fuir ; le fort Sigurd l’enlève,
Et de la pointe de son glaive
Sur le dos du vaincu grave un aigle sanglant.
Puis il chanta : J’ai bien vengé mon père,
Le meurtrier dans ses fils est puni,
Leurs corps sont couchés sur la terre,
Les corbeaux sont repus, le combat est fini,
Je suis content ; de la vierge divine
Regagnons maintenant la lointaine colline.



QUATRIÈME AVENTURE.

SIGURD VA CHEZ LES NIFFLUNGS.

Sur son cheval Grani Sigurd long-temps voyage,
Si long-temps Grani va marchant,
Et tant Sigurd va chevauchant,
Que d’un fleuve ils touchent la plage.
Des rochers escarpés bordaient son lit profond,
À flot rapide et clair l’onde courait au fond ;
C’est des Nifflungs le pays sombre,
Affreux pays de brume et d’ombre.

Les trois frères Nifflungs à table étaient assis ;
Le premier, c’est Gunar, guerrier triste et perfide ;
Le second, c’est Hogni, sombre et de sang avide ;

Le troisième est Guttorm aux obliques sourcils,
Pâle, féroce et timide.

Grani devant le seuil s’arrête en hennissant.
Sigurd s’avance vers la salle,
Et sous la porte colossale,
Le héros entre en se baissant.

Les trois Nifflungs lèvent la tête ;
La corne à boire dans leur main
Reste pleine à moitié chemin,
Et leur faim tout-à-coup s’arrête.
Sigurd parle : On m’a dit en un pays lointain
Qu’ici je trouverais des braves.
Levez-vous de votre festin
Et combattons, je suis certain
De vous tuer ou de vous faire esclaves.
Gunar, à ces mots tressaillant,
Presse son couteau sur son flanc ;
Hogni de son pied redoutable
Repousse et renverse la table ;
Et Guttorm dont le cœur, par la frayeur glacé,
En secret dans son sein frissonne,
Se cache au creux d’une colonne
Pour fondre comme un loup de son antre élancé,
Pour achever Sigurd quand on l’aura blessé.

Sigurd dit en riant : Aux animaux de proie
Nous allons préparer un grand sujet de joie.
Voyez autour du toit voleter ces corbeaux,
Au combat leurs cris nous excitent,
Écoutez, gaîment ils s’invitent
À se partager vos lambeaux.

Mais des Nifflungs Grimma la mère,
Pâle Vola[5], triste sorcière !

Vers eux se penche et dit tout bas :
Mes enfans, ne combattez pas
Ce héros à la mine altière.

Il tua le dragon puissant.
C’est Sigurd, Sigurd l’invincible,
De Fafnir il a bu le sang ;
Au fer il est inaccessible.

Gunar répond : Mon glaive fend l’acier,
Mon glaive entamera le corps de ce guerrier.
Hogni répond : Quand l’ours vers moi se dresse,
Sur ma poitrine je le presse
Et je finis par l’étouffer ;
Mes bras l’étoufferont s’il émousse mon fer.

Guttorm menace aussi, terrible à ce qu’il semble ;
Mais regardez Guttorm de plus près, son corps tremble.
Enfin Grimma s’emporte et dit :
Celui qui le touche est maudit.

Ainsi parle Grimma, la puissante sorcière :
Tantôt louve, au sein des forêts
Elle hurle dans un repaire ;
Tantôt sur les rochers, sous les abris secrets
Rampe et siffle, horrible vipère.
Les guerriers à l’instant sont frappés de stupeur,
Car de leur mère un seul mot leur fait peur.

Assieds-toi, guerrier redoutable,
Assieds-toi, disent-ils, et mange à notre table.
Sigurd s’assied, il boit avidement,
Et sans rien dire il mange largement.

Alors Grimma prépare une corne remplie
D’un breuvage délicieux ;
À l’entour sont gravés des traits mystérieux,
Les runes par qui l’on oublie ;
Elle l’offre à Gunar, dès-lors la Valkyrie

(Des runes de l’oubli pouvoir prodigieux !)
Est loin de sa pensée autant que de ses yeux.

Sigurd se lève et dit : Je n’ai plus de colère ?
À table vous avez fait asseoir l’étranger,
Vous l’avez fait boire et manger.
Si vous voulez je serai votre frère,
Nous irons ensemble à la guerre,
À vos côtés j’aurai place au festin,
Et nous partagerons ensemble le butin.
Les Nifflungs à ces mots bien fort se réjouirent.
Pour enchaîner Sigurd par un pacte puissant,
Gunar, ensuite Hogni le blesse en l’embrassant,
Dans une corne à boire ils mêlèrent leur sang,
En burent une part, et l’autre ils l’enfouirent,
Ils sont frères dès ce moment,
De se défendre ils ont fait le serment.

Mais la sœur des Nifflungs, de sa haute demeure,
A vu Sigurd vers eux s’avancer sans frémir,
Et depuis ce moment elle y songe à toute heure,
Et la nuit y pensant, elle ne peut dormir.
Ses yeux le suivent quand il passe,
Nul plus souvent n’atteignit à la chasse
L’élan au pied rapide, aux rameaux tortueux ;
Nul plus souvent de sa main n’y terrasse
Le loup féroce ou l’uroch monstrueux.
Quand les Nifflungs s’en vont en guerre,
Le fort Sigurd ne manque guère
D’en rapporter de l’or brillant.
Nul front plus que le sien n’est chargé de poussière,
Plus que le sien, aucun bras n’est sanglant.
Hilda[6], la fière Hilda, sourit à cette vue,
Et la vierge se dit secrètement émue :

Je voudrais que Sigurd m’offrît cet or brillant,
M’entourât de ce bras sanglant.
Un soir de main en main courait l’ardent breuvage,
Et les guerriers buvaient. Soudain s’offre à leurs yeux
Hilda, son air était farouche et gracieux,
Ses cheveux blonds tombaient sur son visage,
Ses grands yeux bleus lançaient un feu sauvage.
Sigurd d’abord ne vit pas sa beauté ;
Son âme était ailleurs, était sur la montagne
Où Brunhilde, sortant du sommeil enchanté,
Le fit asseoir à son côté,
Et jura d’être sa compagne.
Mais dès qu’il a touché la magique liqueur,
Tout souvenir s’efface de son cœur.
Il voit Hilda, la voit et sent comme elle est belle.
D’un feu subit son regard étincelle :
Vaillans Nifflungs, dit-il, donnez-moi votre sœur.
— Que nous donneras-tu ? lui demandent les frères.
— Je vous promets dans trois prochaines guerres
Ma part entière du butin.
Alors Hilda dit ces paroles fières :
À moi seule, à moi seule appartient mon destin,
Guerrier ; fais-moi des promesses sincères,
— Que me donneras-tu pour le don du matin ?[7]
— Je te donnerai des esclaves,
Et des fourrures et de l’or ;
Je te donnerai plus encor,
Des fils de la race des braves.
— Tes sermens, dit Hilda, sont beaux si tu les tiens,
Eh bien ! vaillant Sigurd, prends-moi, je t’appartiens.
Au-devant des époux, les torches resplendirent,
Les guerriers leurs glaives brandirent,
Avec des cris perçans bondirent

En frappant sur leurs boucliers.
Sigurd bondit plus haut que les autres guerriers.
Dans la corne d’un bœuf sauvage,
Ensemble des époux ils goûtent le breuvage.
La peau d’un ours tué depuis trois jours
Fut la couche de leurs amours.
Hilda se réjouit, dans le fond de son âme,
Du plus vaillant des chefs de se sentir la femme.
Sigurd n’a point connu de semblable transport
Depuis que de son père il a vengé la mort.
Quand Sigurd dans ses bras serra sa jeune proie,
Ce fut pour le héros une pareille joie
Que le jour où, vainqueur du dragon rugissant,
Il le vit se débattre et rouler dans son sang.



CINQUIÈME AVENTURE.

GUNAR ÉPOUSE BRUNHILDE.

Grimma dit à Gunar : Mon fils, je te conseille
D’aller sur la montagne où Brunhilde sommeille.
Brunhilde est belle et tu l’épouseras :
Elle est terrible aussi ; pourtant tu la vaincras,
Pourvu que Sigurd t’accompagne.
Gunar dit à Sigurd : Allons sur la montagne.
Sigurd joyeux répond : Allons ! et les guerriers
S’assirent pesamment sur leurs puissans coursiers.

Quand il fallut franchir la flamme merveilleuse,
Sigurd dit à Gunar d’une bouche railleuse :
Pourquoi ton bon cheval ne peut-il avancer
Vers ce palais éclatant de lumière ?
— En avant j’ai beau le pousser,
Au travers de la flamme il ne veut, point passer,
Mais toujours m’emporte en arrière.

— Prends le mien, dit Sigurd, et Gunar s’applaudit :
Il monte ; mais Grani, hennissant de colère,
En se cabrant sous lui, bondit,
Et brisé le renverse à terre.

Sigurd rit : Mon cheval ne veut porter que moi.
Eh bien ! je changerai de figure avec toi.
Il trace un rune alors dont il connaît l’usage,
Et tous deux ont changé de traits et de visage.

Lors un grand fracas retentit,
La terre sous leurs pieds s’agite,
Sur Grani que sa voix excite,
L’ardent Sigurd se précipite,
Et la flamme les engloutit.
Le héros presse de son glaive
Les flancs fumans de son coursier.
Il s’abat, Sigurd le relève.
À travers le feu qui s’élève,
Reluit son armure d’acier.

Sigurd a fourni sa carrière
Et franchi ce brûlant chemin.
Brunhilde attendait, calme et fière,
Dans sa parure de guerrière,
Portant au front casque et visière,
Tenant un glaive dans sa main,
Et lui parle ainsi la première :
Quel es-tu, toi, qui viens sur ton fumant coursier ?
Hors un guerrier, j’ai cru qu’il n’existait personne
Qui pût percer le mur de feu qui m’environne,
Et Sigurd était ce guerrier.
— Je m’appelle Gunar, et Giuki fut mon père :
C’est un nom fameux dans la guerre.
Ta promesse, il faut la tenir.
Chez les Nifflungs il faut venir. —

— Es-tu digne de moi, Gunar, par ta vaillance ?
Jusqu’ici tous les rois qui croyaient m’obtenir,

Je les ai percés de ma lance.
— Ta promesse, il faut la tenir.
Chez les Nifflungs il faut venir. —
Brunhilde balançait, incertaine, irritée.
Tel un cygne flottant sur une onde agitée.

Lui l’étreint de son bras d’acier,
Et la place d’une main forte
Sur la croupe de son coursier,
Qui d’un bond tous deux les emporte.

Or, Sigurd avait le pouvoir
De se rendre aux yeux invisible.
Quand elle eut avec lui franchi le feu terrible,
Brunhilde s’étonna de ne le plus revoir.
D’où ce prodige peut-il naître ?
Gunar, qu’elle a vu disparaître,
Gunar s’avance et vient la recevoir.
Chez les Nifflungs par Gunar emmenée,
Brunhilde suit, interdite, indignée,
Se défiant tout bas de quelque enchantement,
Mais ferme et résolue à tenir son serment.

Des noces voici la journée,
Brunhilde est morne et consternée.
Quelque chose lui dit qu’elle n’a pas l’époux
Que lui devait la destinée.
Pâle de stupeur, de courroux,
Elle voit là Sigurd qui, penché sur son glaive,
Autour de lui promène un œil errant,
Et d’un regard indifférent
Contemple près d’Hilda la noce qui s’achève.

Oh ! dans son cœur brisé quels douloureux combats !
D’un froid de mort ce cœur frissonne.
Elle ne se plaint à personne,
Et s’assied muette au repas.
Le repas commença ; quand les Scaldes chantèrent,

Ses oreilles les écoutèrent ;
Mais son âme n’entendait pas.



SIXIÈME AVENTURE.

SIGURD LUTTE AVEC BRUNHILDE.

Brunhilde, d’un pas triste et lent,
Vers le lit de Gunar, pâle s’est avancée,
Telle que retournant sous sa tombe glacée,
Sur la neige la nuit glisse un fantôme blanc.

Et Gunar s’applaudit, au fond de sa pensée,
De tenir dans ses bras pressée
La Valkyrie au cœur de fer ;
Celle qu’environnait l’auréole brillante,
Lorsque sur la mêlée elle planait dans l’air,
Qui de sa lance étincelante
Des combattans marquait les sorts ;
Et de sa main froide et sanglante
Pour Odin choisissait les morts.

Gunar éteint la torche de Melêse
Dont l’éclat vacillait sur les grands murs de bois ;
Puis s’avance, transporté d’aise,
Et souriant pour la première fois.
Croyant déjà saisir la Valkyrie,
Auprès d’elle il vient se coucher,
Mais la guerrière avec furie
Lui défendit de l’approcher.
Si vous prenez cette main dans la vôtre,
Si vous touchez à mon blanc vêtement,
Vous verrez au même moment

Qui des deux est plus fort que l’autre.
D’une voix sourde et l’œil ardent,
Gunar répondit en grondant :
Je ne crains le fer ni la flamme ;
À dix rois j’ai fait rendre l’âme,
Je n’aurai pas peur d’une femme ;
Et de la vierge en ses efforts brûlans
Il déchira les voiles blancs.
Elle, pour punir cette injure,
Saisit la magique ceinture
Qui jour et nuit ceignait ses flancs,
Attache de Gunar et les bras qui combattent,
Et les pieds qui long-temps de fureur se débattent ;
Ensuite, déployant son pouvoir plus qu’humain,
L’enlève sans effort de sa robuste main,
Et le suspend à la muraille,
Puis de sa couche ainsi le raille :

— Il sera beau, Gunar, quand le matin viendra,
De te voir suspendu par la main d’une femme.
Ce guerrier ne craignait ni le fer ni la flamme :
Il fit à dix rois rendre l’âme,
Dira-t-on, puis du doigt chacun te montrera,
Et l’on rira. —

Comme un vaisseau ployant sous la tempête,
Sous ses discours amers, Gunar courbe la tête.
Tout triste et tout humilié,
Il veut parler, sa voix s’arrête :
Sa honte à voir ferait pitié.
Enfin ces humbles mots soulèvent sa poitrine :
— Brunhilde, je vois bien que ta force est divine,
Mais de ces nœuds délivre-moi,
N’expose pas à la risée
Ma vigueur désormais des enfans méprisée,
Je n’aurai garde sur ma foi
De lutter encore avec toi. —

Par un sombre serment Gunar alors s’engage
Et de ses forts liens Brunhilde le dégage,
Mais il n’ose plus l’approcher,
Ni son vêtement blanc du bout du doigt toucher.

Le lendemain, Gunar l’œil baissé vers la terre,
Le front lugubre et soucieux,
À l’écart marchait solitaire.
Sigurd s’approche, et dit : Qu’as-tu, mon frère,
Je n’étais pas ainsi morne et silencieux
Le matin où d’Hilda, si belle et si farouche,
Je venais de quitter la couche ;
Mon œil était brillant, mon front était joyeux
Comme en un jour victorieux,
Quand on a pris d’assaut quelque forte muraille
Où d’un riche ennemi se cachaient les trésors,
Comme le lendemain d’une grande bataille
Où l’on compte beaucoup de morts. —
D’abord Gunar ne put répondre, car la honte
Serrait ses dents, mais enfin il la dompte,
Et quand trois fois il a gémi,
Ouvre, parlant bien bas, son cœur à son ami.
— De cette guerrière intraitable,
Dit Sigurd, nous viendrons à bout,
Nul obstacle n’est indomptable
Au cœur qui fermement résout. —
Le soir Hilda tenait dans ses mains enlacées
De son terrible époux les rudes mains pressées,
Quand Sigurd disparaît par son enchantement.
Hilda s’écrie avec étonnement :
Mon époux était là, mes mains tenaient les siennes,
Qui donc vient d’arracher ses mains d’entre les miennes ?

Il est avec Gunar, la salle est sans clarté.
Gunar se tait et retient son haleine,
Et sur la couche de la reine
Le vaillant Sigurd est monté.

Tout près du lit, Gunar, caché dans l’ombre, écoute,
Et de son noble ami, nul affront ne redoute.

À peine à ses côtés Brunhilde le sentit,
Que d’être venu là Sigurd se repentit.
À terre, en un clin d’œil sa forte main le lance,
Sigurd tombe avec violence
Et sur un banc sa tête retentit.
L’homme fort sur ses pieds se dresse
Et dans ses bras veut l’enlacer,
Mais c’est elle, au moment qu’il croit la terrasser,
Qui rudement contre le mur le presse.
Elle serra ses mains d’un effort si puissant,
Que des ongles jaillit du sang.
Elle veut attacher ses bras comme la veille,
Mais de Sigurd enfin la colère s’éveille ;
Il s’arrache à ces nœuds qu’il brise en rugissant,
Et de toute sa force à son tour la pressant,
Il fait crier les os de la guerrière.
Alors Brunhilde en rougissant
Ainsi parla d’une bouche moins fière :
Gunar, écoutez-moi, je jure dès ce jour
De ne m’opposer plus à votre noble amour ;
Rien n’aurait fait ployer mon âme,
Mais je vois que vous méritez
Que l’on cède à vos volontés.
Vous savez dompter une femme.
À ce discours Gunar content
S’approche et se place auprès d’elle,
Sigurd s’échappe, et depuis cet instant,
La guerrière qu’on craignait tant,
Devint comme une autre mortelle.

Mais Sigurd, dans la lutte, a repris l’anneau d’or
Qu’il lui donna sur la montagne,
Et que son doigt portait encor.
Puis Sigurd va dormir auprès de sa compagne.

Or, cet anneau fatal était un talisman
Qui, par sa puissance plus forte,
Détruit chez celui qui le porte
L’effet de tout enchantement.
Comme un songe au réveil rentra dans sa pensée
De son premier serment la mémoire effacée.
Du trésor de Fafnir venait l’anneau maudit,
D’un destin malfaisant la puissance cachée
À cet or était attachée,
Et comme à son vainqueur Fafnir l’avait prédit,
Ce fut cet or qui le perdit.



SEPTIÈME AVENTURE.

BRUNHILDE APPREND QU’ON L’A TROMPÉE.

Un jour avec Hilda Brunhilde la guerrière
Allait pour se baigner au bord de la rivière.

HILDA.

Pourquoi, sœur Brunhilde, pourquoi
Ainsi passes-tu devant moi,
Et dans le fleuve entres-tu la première ?

BRUNHILDE.

De nos époux Gunar est le premier,
Car Gunar est un roi, Sigurd n’est qu’un guerrier.

HILDA.

Au nom de ce guerrier tous les rois s’épouvantent ;
Tous les scaldes le vantent,
Il s’élance en avant des héros qu’il conduit
Comme devant les flots courent ses promptes voiles.
Quand les fers sont tirés, son glaive seul reluit,

Comme la lune pleine, en une froide nuit,
Efface l’éclat des étoiles.

BRUNHILDE.

Sigurd est vaillant, j’en conviens,
De ses hauts faits je me souviens.

HILDA.

Sigurd tua Fafnir.

BRUNHILDE.

Sigurd tua Fafnir. Gunar franchit la flamme.

HILDA.

Ce ne fut point Gunar ; sous ses traits déguisé,
Sigurd lui seul franchit le rempart embrasé.

BRUNHILDE.

Voilà ce que toujours a soupçonné mon âme ;
D’un lâche ainsi je suis la femme.
Tu possèdes Sigurd, qui m’était destiné,
À ton époux le mien cède en vaillance,
C’est un malheur qui veut vengeance
Et ne sera point pardonné.

HILDA.

Tu ne mérites pas l’époux qu’on t’a donné,
Toi qui, reine déshonorée,
Aux bras de Sigurd t’es livrée.

BRUNHILDE.

Hilda !

HILDA.

Hilda ! J’en ai la preuve ici.
C’est ton anneau ; regarde à mon doigt, le voici.

Brunhilde alors se tut et devint pâle,
Puis retourna lentement vers sa salle,
Et là, dans l’ombre s’enfermant,
Elle en clôt avec soin la porte,
Et sur son lit se jette comme morte.

Là repoussant tout aliment,
Sans écouter une parole
Qui la plaigne ou qui la console,
Elle resta sept jours sans voix, sans mouvement.

Mais Sigurd, du passé le souvenir l’oppresse.
Il dit avec douleur : J’ai faussé ma promesse.
Il plaint Brunhilde et lui, séparés pour toujours.
Le héros supporta ce poids durant sept jours,
Puis s’en fut vers Brunhilde accablé de tristesse,
Et tous les deux se tinrent ces discours.

SIGURD.

Pourquoi depuis sept jours inflexible et farouche,
Brunhilde, as-tu voulu demeurer sur ta couche
Dans le silence et dans l’obscurité ?

BRUNHILDE.

Mes yeux refusent la clarté,
Seule et dans l’ombre enveloppée,
Je veux rester ici, parce qu’on m’a trompée.
Ce n’était pas Gunar qui, sur Grani monté,
Dans ma retraite merveilleuse,
Vint un jour à travers la flamme périlleuse.
Ce n’est point avec lui que Brunhilde a lutté,
Ce faible roi, ma main l’aurait dompté.

SIGURD.

C’est moi qui traversai la flamme menaçante,
C’est moi seul qui te fis plier
Sous l’effort de ma main puissante,
Et contraignis la guerrière à prier.

BRUNHILDE.

Ta parole à mort m’a frappée,
C’est toi, Sigurd, qui m’as trompée !

SIGURD.

Nous fûmes le jouet d’un pouvoir inconnu ;
Rien n’était plus doux à mon âme

Que de penser que tu serais ma femme ;
Mais dès qu’ici je suis venu,
Mon esprit du passé ne s’est plus souvenu.

BRUNHILDE.

De douleur une âme rongée
Par des mots n’est point soulagée ;
Sigurd, ce n’est pas tout encor,
Hilda de toi reçut mon anneau d’or,
Et ses discours m’ont outragée.

SIGURD.

Ainsi les sœurs se querellent toujours,
Hilda ne tiendra plus de semblable discours.

BRUNHILDE.

Oh ! que ne suis-je encor vierge sur mes montagnes,
Où pour planer sur les combats,
De mon coursier dans l’air faisant voler les pas
Près des guerrières mes compagnes !

SIGURD.

Ne t’a-t-il pas donné, Gunar, ce roi puissant,
Ce pourquoi toute femme incessamment soupire ?
Des parures, de l’or, de l’or éblouissant.

BRUNHILDE.

Plus que l’or ce que je désire,
C’est que le glaive te déchire,
Que la terre boive ton sang.

SIGURD.

Il ne me reste pas beaucoup de jours à vivre,
Dès long-temps je connais mon sort,
Et toi, de près, tu dois me suivre
Dans les demeures de la mort.

BRUNHILDE.

Guerrier maudit, guerrier funeste,
Toi seul as fait tout mon malheur,

Et ton âme qui me déteste
Se réjouit de ma douleur.

SIGURD.

Brunhilde, mon âme est la même,
Loin de te détester, je t’aime,
Et je voudrais pouvoir, sans manquer à ma foi,
Monter dans ta couche avec toi.

BRUNHILDE.

J’appartiens à Gunar, sa sœur est ton épouse ;
Demeure avec Hilda, je n’en suis point jalouse ;
Mais promise à chacun de vous,
La Valkyrie en sa demeure
Ne veut pas avoir deux époux,
Il faudra qu’un de vous deux meure.

SIGURD.

Ô sort pesant ! ô longs regrets !
Ô Brunhilde, que je voudrais
Qu’au monde Hilda ne fût jamais venue,
Qu’au moins Sigurd ne l’eût jamais connue !

BRUNHILDE.

Moi je voudrais, que me font tes remords ?
De mon joug être dégagée,
De toi, Sigurd, être vengée,
Je voudrais que nous fussions morts



HUITIÈME AVENTURE.

MORT DE SIGURD.

Un soir elle était seule et rêvait à ses maux ;
La douleur la força de prononcer ces mots :

« Beau guerrier, brillant de jeunesse,
Sigurd, qui me fais tant souffrir,
Il faut que dans mes bras je te tienne et te presse
Il le faut… ou mourir !

J’ai dit un mot dont se repent mon âme,
De Sigurd une autre est la femme ;
Rien ne peut finir mes malheurs,
À Gunar je suis enchaînée ;
Ô Valkyrie infortunée,
Urda la sombre destinée
T’a réservé bien des douleurs ! »

Souvent, le soir, quand son ennui l’assiège,
Elle marche au hasard sur la glace et la neige,
Les sapins l’entendent gémir
Quand vient l’heure où Sigurd près d’Hilda va dormir.

Dans sa tristesse elle se noie ;
Puis, se livrant à son courroux :
En me privant de mon époux,
On m’a ravi toute ma joie,
Eh bien ! je remplirai mon sort,
Je me réjouirai dans des pensers de mort !

Près de Gunar elle se précipite,
Au meurtre de Sigurd sa rage ainsi l’excite :
— Tu me perdras, Gunar, et tu perdras mon or ;
De moi tu n’auras plus une seule caresse,
Si vainement ma voix te presse ;
J’emporterai tout mon trésor,
Je retournerai vers mon frère,
Vers Atli, ce roi de la guerre,
Si tu désobéis, Gunar, à ma colère.

Gunar fut triste en l’entendant parler,
D’abord il veut la consoler ;
Mais d’un regard morne et farouche

Brunhilde lui ferme la bouche :
— Tu jettes tes discours au vent,
Mais ne crois pas, Gunar, approcher de ma couche,
Si ce soir Sigurd est vivant. —

Elle sort, et Gunar en silence demeure,
Il demeura pensif ainsi durant une heure,
Puis il va vers son frère, il le va consulter,
— Que faire Hogni ? Brunhilde est prête à me quitter.
Elle veut que Sigurd périsse ;
Que faire Hogni ? Faut-il que j’obéisse ?
Par un refus la faut-il irriter ?
À toute autre je la préfère,
Je ne veux pour rien sur la terre
Perdre Brunhilde et son trésor.

HOGNI.

Deux biens sont précieux pour une âme guerrière :
La beauté de la femme et la splendeur de l’or ;
Couche Sigurd dans la poussière.
Brunhilde se plaint, c’est assez,
Nous sommes en elle offensés.
L’affront rouille le fer du brave
Jusqu’au jour où le sang le lave.

GUNAR.

Si nous tuons Sigurd, nous perdons plus en lui
Que si de quatre fils dans la même journée
La jeunesse était moissonnée !

HOGNI.

Les Nifflungs n’ont jusqu’aujourd’hui
Jamais eu besoin d’un appui ;
Notre allié, c’est notre glaive,
Il suffit à nous protéger,
Du moins le butin que j’enlève
Ne sera plus à partager.

GUNAR.

Mais nous avons juré de le défendre.

HOGNI.

Je te dirai, Gunar, le parti qu’il faut prendre,
Notre frère Guttorm, le plus jeune de nous,
N’a rien juré, c’est lui qui portera les coups.

Ils vont trouver leur jeune frère ;
Pour exciter cette âme sanguinaire,
Ils promirent de l’or… Guttorm fut interdit,
Puis en pâlissant répondit :
Certes sa mort est desirable,
Mais notre mère nous a dit
Que Sigurd est invulnérable.
— Notre mère en sait plus qu’elle ne t’a conté,
Connais, lui dit Hogni toute la vérité :
Quand le sang de Fafnir coula sur la bruyère,
Ce sang remplit la fosse entière
Où Sigurd descendit et baigna tout son corps,
Qui devint aussi dur que l’acier ; mais alors
D’un tilleul, près de là croissant parmi les saules,
Les feuilles en tombant couvrirent ses épaules.
À cet endroit, si tu sais le frapper,
Ne crains pas qu’à la mort Sigurd puisse échapper.
Guttorm en l’écoutant jeta trois cris de joie,
Comme un milan sauvage en déchirant sa proie.
Ce guerrier si fameux qui le faisait trembler,
Sans péril sous sa lance, il le verra rouler !
— Mais s’il meurt, son fils doit le suivre,
Ne laissez pas ce jeune loup survivre,
Car il le vengerait s’il devient grand et fort,
Ou nous ferait payer la rançon de sa mort. —
Ses deux frères le lui promirent,
Dans son dessein ils l’affermirent.

Puis à Sigurd ils offrirent tous trois
D’aller chasser ensemble au fond des bois.

Portant de lourds épieux, dans la forêt immense
Ils s’enfoncent ensemble et la chasse commence.
Sur Grani, son noble coursier,
Sigurd galoppe seul et loin de tout sentier,
À travers les sapins dont le sommet murmure,
Et les taillis que brise en passant son armure.

Le héros s’ennuyait de ne rien découvrir,
Quand par bonheur tout-à-coup se présente
Un grand ours noir, à la marche pesante,
Qui sur lui commence à courir.

L’ours approche, lève la tête.
De lui-même Grani s’arrête,
Et le héros au même instant
Descend de cheval et l’attend.
Le monstre se dresse, il l’embrasse ;
En un clin d’œil il le terrasse,
Attache à son coursier l’animal effrayant,
Et vers ses compagnons il retourne en riant.
— Voyez, dit-il, si j’ai fait bonne chasse,
Puis le détache, et libre au milieu d’eux le place.
Ces guerriers, que la peur n’atteint pas aisément,
À cet aspect s’étonnent un moment.
D’un air sombre, à l’entour la bête furieuse
Promenait un regard stupide et menaçant,
Elle semblait chercher en rugissant
Qui saisirait d’abord sa dent insidieuse ;
Et sa langue en espoir déjà léchait du sang ;
Elle n’attendit pas long-temps. Dans sa poitrine
Sigurd plongea sa longue javeline.
Ensuite il dit : L’ours est à bas ;
J’ai faim, prenons notre repas.
Sur l’herbe humide de rosée

Furent placés les mets : c’étaient de grands quartiers
D’ours, d’uroch, d’élan et des chevreuils entiers.
Lorsque sa faim fut apaisée,
Sigurd eut soif ; suivi des trois autres guerriers,
Il marcha vers une fontaine.
Guttorm sentait faillir son audace incertaine.
Gunar, Hogni, le rassurent à peine,
En montrant d’un geste caché
Le glaive de Sigurd dans le gazon couché.

Enfin, quand il le voit sur la source penché,
Le dos tourné sans défiance,
D’une froide sueur baigné, les yeux ardens,
Derrière lui, Guttorm s’avance à pas prudens :
Il regarde avec méfiance
Si ses frères sont là prêts à le secourir,
Fait encor quelques pas sans bruit, d’un bond s’élance
Porte à Sigurd un coup de lance,
Le coup fatal, le seul dont il pouvait mourir.

Sigurd tomba ; mais la hache de pierre,
Que, vers son ennemi fuyant,
Lança son bras en tournoyant,
Frappa le lâche par derrière.
Son chef roula dans la poussière.
Vainqueur à son heure dernière,
Le brave mourut en riant.



NEUVIÈME AVENTURE.

MORT D’HILDA. DOULEUR DE BRUNHILDE.

Un jour il arriva qu’Hilda voulant mourir,
Le cœur navré d’ennui, sans paraître souffrir,

Dévorant ses maux dans son âme,
Se pencha sur Sigurd mort ; son œil fut sans pleur,
Elle ne tordit pas ses mains dans sa douleur
Comme aurait fait une autre femme.

On vit auprès d’Hilda les Iarles accourir,
Qui, pour la consoler, doucement lui parlèrent ;
Mais leurs propos point ne la consolèrent ;
Toujours ses pleurs coulèrent ;
Toujours elle voulait mourir.

Puis, des Iarles puissans les femmes et les mères
S’en furent vers Hilda toutes brillantes d’or,
Et chacune conta ses pertes bien amères :
Hilda ne put pleurer encor.

D’abord parla Gisla, la vénérable aïeule,
Elle dit : — Mes malheurs sont les plus grands de tous ;
J’ai perdu quatre fils, trois filles, deux époux,
Et maintenant je reste seule.

Hilda ne put donner de larmes à son sort,
Tant son âme était oppressée,
Tant l’accablait cette pensée :
Sigurd est mort ! Sigurd est mort !

Giafloga dit : — J’ai vu les fils de mes entrailles,
Mes douze fils tomber sur les champs de batailles,
Mon père et mon époux mourir le même jour,
Et de douleur ma mère expirer à son tour ;
Et de tous je menai seule les funérailles.
Hélas ! un an suffit pour me ravir
Tout ce que j’aimais sur la terre,
Et puis je fus prise à la guerre ;
J’eus un maître, il fallut servir.
L’épouse de mon maître était jalouse et fière ;
Elle me maltraitait, moi, pauvre prisonnière.
Son langage, rude et hautain,
De mon cœur creusait la blessure.

Il me fallait la parer le matin,
Le soir, délier sa chaussure.

Hilda ne put donner de larmes à son sort,
Tant son âme était oppressée,
Tant l’accablait cette pensée :
Sigurd est mort ! Sigurd est mort !

Ah ! vous savez bien peu ce qui soulage une âme,
Ce qui peut être bon à cette jeune femme,
Dit alors Guldranda. — Puis sa main dévoilant
De Sigurd renversé le cadavre sanglant :
Regarde, Hilda, c’est lui ! prends ses mains dans les tiennes,
Colle tes lèvres sur les siennes,
Embrasse ton époux comme tu fis souvent,
Comme tu l’embrassais quand il était vivant.
Alors les yeux d’Hilda de larmes se mouillèrent
En s’attachant sur son époux.
Des larmes sur son sein à grands flots ruisselèrent
Et tombèrent sur ses genoux.

En entendant gémir Hilda comme expirante,
En entendant les cris de sa voix déchirante,
Brunhilde fut joyeuse et rit de tout son cœur.
Gunar dit, indigné : — Malheur sur toi ! malheur !
Tu ne porteras pas bien loin ta triste joie ;
Du trépas, sur ton front, je vois l’ombre courir ;
Tu pâlis ; on dirait qu’Héla cherche une proie,
Il semble que tu vas mourir. —
Brunhilde répondit par un sombre murmure.
— Pourquoi ma destinée a-t-elle été si dure ?
Pourquoi vint-on m’arracher à mon sort ?
Que ne me laissait-on dans mon magique asile ?
Pourquoi troubler celle qui vit tranquille
Et réveiller celle qui dort ?
Mon cœur n’est point changeant ; jusqu’à ce moment même
Je n’ai jamais aimé qu’un guerrier, et je l’aime ;
On me l’avait ravi, je l’aurai par la mort. —

D’un air serein, Brunhilde alors se lève,
Revêt son casque et son armure d’or,
Se place sur son lit, rit une fois encor,
Et froidement se perce de son glaive ;
Puis dit à son époux : — Gunar, j’attends de toi
De ne pas rejeter mon unique prière.
Ce que je veux, promets-le-moi,
Cette demande est la dernière :

Qu’on dresse dans la plaine un bûcher large et haut,
Pour que nous ayons, moi, mes serviteurs, mes femmes,
Tous ceux qu’avec Sigurd doivent brûler ses flammes,
Autant de place qu’il nous faut.

Que l’on range à l’entour mes plus riches tentures,
Des boucliers de fer, des tapis, des armures,
Et des guerriers choisis entre tous mes guerriers ;
À côté du héros qu’on me brûle moi-même,
Et de l’autre côté les esclaves que j’aime,
Ses chiens dressés et ses bons éperviers ;
Que deux soient à sa tête et deux soient à ses pieds,

Et qu’on place entre nous, de peur qu’il ne me touche,
Son glaive redoutable à tous ses ennemis,
Puisque jamais il ne nous fut permis
De dormir dans la même couche.

Alors du Val-Halla la porte étincelante
Devant Sigurd et moi ne se fermera pas,
S’il s’avance entouré d’une escorte brillante,
Si tant de morts suivent nos pas.

J’ai dit la vérité, j’en dirais davantage
Sans le glaive. — Je sens ma blessure s’ouvrir ;
Ma voix faiblit, non mon courage ;
C’est ainsi qu’il fallait mourir.


j.-j. ampère.
  1. Voyez la première partie, livraison du 1er août.
  2. Nom poétique des vaisseaux dans le langage des Scaldes.
  3. Les oiseaux de proie.
  4. On attribuait aux Valkyries les effets des aurores boréales.
  5. Espèce de prophétesse ou magicienne dans la mythologie scandinave.
  6. J’ai donné ce nom à ce personnage, qui s’appelle Chrimhilde dans les
    Niebelungs, et Gudruna dans l’Edda.
  7. Le don que l’épouse recevait de l’époux le lendemain des noces, suivant une coutume commune aux divers peuples germaniques.