Perspectives sur le temps présent/01

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Perspectives sur le temps présent
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 194-210).
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PERSPECTIVES
SUR
LE TEMPS PRÉSENT


DE L’IDÉE DE MONARCHIE UNIVERSELLE.


Une des présomptions les plus amusantes et les plus curieuses de notre époque, c’est une certaine fatuité propre à nos contemporains qui consiste à leur faire penser que les lois qui ont régi jusqu’à présent l’humanité ont changé subitement depuis leur naissance, et qu’ils n’ont plus à redouter ce qui troubla la vie de leurs pères. Cette aveugle fatuité est tellement enracinée, que l’expérience elle-même ne peut les en corriger. — La veille de 1848, de fortes têtes politiques vous auraient affirmé que l’Europe n’avait pas à craindre de nouvelles révolutions, et le lendemain tous les peuples étaient soulevés, toutes les armées étaient sur pied, et deux années remplies d’émeutes, de sièges, de combats et de ruines suffirent à peine pour épuiser cet accès de fiévreuse agitation. — Lorsque la question d’Orient eut éclaté, il était clair pour tout esprit à peu près sensé que la guerre en sortirait infailliblement ; cette désastreuse conséquence ressortait nécessairement de l’ensemble des faits, de la situation de la Turquie, des tendances avouées du gouvernement russe, du caractère bien connu du tsar. Cependant l’Europe entière a refusé de croire à la guerre ! — Quoi ! la guerre dans une époque de chemins de fer et de trois pour cent ! la guerre lorsque nous avons tant de moellons à tailler, et tant de quintaux de coton à tisser ! la guerre lorsque nos intérêts veulent absolument que la paix continue ! — Ainsi raisonnait un chacun prenant ses désirs pour des réalités et ses intérêts pour des lois invariables. Néanmoins la guerre a éclaté, une guerre confuse et difficile, engagée en faveur d’un empire qui ne se soutient qu’à force d’héroïsme contre un empire plein de ressources, dans des pays de races diverses, toutes ou à peu près tièdes pour leurs maîtres et sympathiques à l’agresseur ou sans mauvais vouloir envers lui. Elle a éclaté, cette guerre à laquelle personne ne voulait croire et dont personne ne voulait ; en dépit de la prépondérance des intérêts matériels, elle a passé au travers des mailles subtiles des protocoles diplomatiques ; elle a éclaté pour nous apprendre que définitivement nous sommes gouvernés par les mêmes lois que nos pères, et que nous devons nous résigner à vivre et à mourir en vertu des mêmes lois qui les ont fait vivre et mourir. La cause de cette guerre est également un mobile qu’on n’aurait pas cru de notre temps, l’esprit d’envahissement, mais qui existe et qui existera jusqu’à ce que l’Europe ait retrouvé son unité perdue, ou pour mieux dire jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son unité nouvelle. C’est là un fait du plus haut intérêt et qui mérite bien quelques développemens.


I.

Qu’est-ce que cet esprit d’envahissement ? — C’est l’aspiration à la domination universelle. — Ce désir, qui semble le rêve d’un fou, a été pourtant le mobile déterminant de tous les actes de quelques-uns des souverains les plus remarquables, les moins enthousiastes du monde moderne, le mobile du sagace Charles-Quint comme du fanatique Philippe II, du magnifique Louis XIV comme du pratique Pierre Ier. Que cet esprit soit bon ou mauvais en lui-même, il faut donc avouer que, puisqu’il a exercé une si forte influence sur les desseins et les actes de tant de grands personnages, il est autre chose encore qu’un esprit de convoitise ou qu’un rêve insensé. Pour trouver son origine, il faut remonter au XVIe siècle, à l’époque de la grande scission qui a divisé l’Europe en deux camps et rendu nécessaire l’existence d’un équilibre européen. À partir de cette époque, la passion de l’unité est devenue la passion dominante de tous les hommes zélés pour l’autorité. Le catholicisme, en se brisant contre la réforme, a enfanté une sorte de catholicisme politique qui a été la monarchie absolue, catholicisme qui jusqu’à présent n’a jamais trouvé son pape, mais qui l’a toujours obstinément cherché. Génération après génération, toute une série de grands hommes, Charles-Quint, Philippe II, Ferdinand II, Louis XIV, se passent l’un après l’autre, comme les coureurs de Lucrèce, cette idée désastreuse à notre sens. Pour savoir de quel système sort cette idée, il suffit de nommer les personnages qui ont voulu l’appliquer et les pays où ils ont régné. pensé, gouverné, commandé des armées, — la France, l’Espagne, l’Autriche. C’est le catholicisme qui en est l’inspirateur, le défenseur et l’interprète, et il est remarquable, au point de vue historique, qu’aucun des grands princes protestans n’a jamais été possédé de ces désirs ; vous ne les retrouverez ni chez Élisabeth, ni chez Gustave-Adolphe, ni chez Cromwell, ni chez les deux Guillaume d’Orange. Le plan de république européenne de notre semi-protestant Henri IV indique assez qu’il n’était converti que pour la forme, et qu’en embrassant le catholicisme, il n’avait pas embrassé ce qui en fait la vie et ce qui en est l’âme ; car partout où vous trouverez un homme convaincu que la monarchie universelle est une impiété, que les nations ont le droit de se gouverner indépendamment les unes des autres, que les pays chrétiens doivent former une confédération, mais n’ont pas besoin d’être soumis à une unité temporelle et d’être absorbés par un seul membre tout puissant, vous avez trouvé un protestant. L’esprit du protestantisme est essentiellement opposé à cet esprit d’envahissement décoré chez nous des noms magnifiques d’unité et de monarchie européenne.

Et que l’on ne pense point que cette idée ait été tout simplement propre à quelques souverains ambitieux et orgueilleux, enivrés de leur puissance et saisis du vertige que donne l’autorité. L’existence d’un ordre célèbre, la société de Jésus, et l’histoire d’un fait immense, la révolution française, sont là pour prouver que ce désir de la domination universelle n’a pas saisi seulement les rois. Il s’est trouvé un groupe d’hommes obscurs, humbles, pieux, se succédant de génération en génération, n’ayant pour défense que les armes dangereuses et mortelles que donnent l’humilité et la patience, qui ont conçu le même projet que Charles-Quint et Louis XIV, et qui de siècle en siècle en ont essayé l’exécution. Ils ont été partout chassés, persécutés, poursuivis, condamnés : rien n’a pu les dompter. Ils présentent, quelque chose qu’on puisse penser d’eux, l’exemplaire le plus mémorable du dévouement à un idéal invisible et de la croyance à un absolu qui n’a pas de récompenses matérielles à donner à ses serviteurs et à ses fidèles. C’est là, dans cet esprit de désintéressement moral, plutôt que dans de misérables intrigues aussitôt découvertes que nouées, plutôt que dans des attentats aussitôt punis qu’exécutés, qu’il faut chercher le secret de la force de cette société célèbre. La passion de l’unité lui a tenu lieu de tout et l’a soutenue contre tous ; elle lui a tenu lieu de richesses, de pouvoir, et même quelquefois de vertu et d’honneur ; elle l’a soutenue contre le péril, la persécution, la calomnie et même contre la vertu et la vérité. Ces Charles-Quint obscure et ces anonymes Philippe II ont eu exactement les mêmes projets que les rois dont ils étaient les conseillers, moins la soif d’élévation politique et de domination ostensiblement exercée ; leur vie était dirigée par les mêmes principes et tendait au même but.

D’un autre côté, le peuple sous la révolution française a été pris de la même ambition. Il a cherché, lui aussi, à sa manière, la monarchie universelle et l’unité du monde, pour d’autres motifs sans doute que les souverains des XVIe et XVIIe siècles, mais avec autant d’ardeur, de violence et d’ambition. L’opinion de certains révolutionnaires modernes, qui ont voulu voir dans les jacobins d’excellens catholiques et dans les septembriseurs des missionnaires de la foi, tout odieuse qu’elle soit, n’est pas, au point de vue politique, entièrement dépourvue de justesse. Il est certain que les idées qui sont au fond du système catholique, l’idée de l’autorité et celle de l’unité, se retrouvent perverties et faussées sans doute, mais bien entières et très absolues, dans le système des conventionnels. La révolution française, qui n’eut d’abord d’autre ambition que celle de propager ses principes, en vint bientôt, lorsqu’elle eut été attaquée et combattue, à vouloir les imposer par la force à l’Europe entière. Le drapeau tricolore, qui devait faire le tour du monde comme emblème de la fraternité moderne des peuples, le fit en effet, mais comme étendard triomphant et signe de domination politique ; et comme s’il eût voulu clairement montrer que cette idée de domination universelle par le peuple était au fond identique à l’idée de domination universelle par les rois, le destin suscita un homme qui, réunissant en lui-même les deux ambitions, celle du peuple dont il était issu et qui l’avait sacré, celle des rois dont il avait relevé la couronne et dont il héritait, poussa ce rêve plus loin qu’aucun de ses prédécesseurs, plus loin que Charles-Quint et que Louis XIV.

Nous savons maintenant d’où cette idée de monarchie universelle est sortie. C’est une idée essentiellement romaine et catholique, que les peuples protestans ont toujours repoussée avec autant de violence que les peuples catholiques en mettaient à vouloir l’imposer. L’histoire moderne tout entière n’est que le récit de la longue lutte engagée entre ces deux tendances. Les guerres religieuses du XVIe siècle, la guerre des Pays-Bas et la guerre de trente ans, les deux révolutions d’Angleterre, les luttes de la révolution et de l’empire elles-mêmes, n’eurent pas d’autre cause et ne contiennent pas d’autre enseignement.


II.

Cette idée de monarchie universelle, sous quelque belle apparence qu’elle se présente, a deux grands défauts cependant : c’est une impiété, et c’est en outre un non-sens politique. À quel propos et de quel droit voudrait-on imposer aux peuples une même domination ? Sur quel droit peut-on s’appuyer pour démontrer que toutes les nations doivent se courber devant un même pouvoir, qui non-seulement n’est pas de leur choix, mais qui n’est pas de leur race et de leur croyance ? Selon la religion chrétienne, il y a un maître pour tous les hommes, et il n’y en a qu’un : Dieu, — et c’est parce qu’elles reconnaissent toutes le même Dieu que les nations chrétiennes ne sont point étrangères les unes aux autres, ni instinctivement ennemies les unes des autres, qu’elles ont formé au moyen âge et qu’elles peuvent former encore une même grande confédération. C’est là, dans cette idée d’une confédération universelle des peuples, et non pas dans l’idée de la monarchie universelle, qu’est contenue la solution de cette grande question de l’unité du monde. Toutes les différences de gouvernement, de culte, de civilisation, peuvent être acceptées sans que pour cela l’unité morale soit en danger. Que sont en effet toutes ces différences, sinon de purs accidens de forme, résultat ici du développement original, et nous dirions volontiers de l’allure qu’a prise la civilisation dans tel ou tel pays, là d’une influence naturelle des objets physiques sur l’homme, ailleurs du tempérament de telle ou telle race, plus loin de souvenirs et de traditions contre lesquels est venue se briser la toute-puissance du temps ? Pures choses de hasard, purs accidens que la mer de la vie a apportés avec son flux chez tel ou tel peuple, et qu’elle a oublié de remporter dans son reflux ! Et cependant ce sont tous ces accidens extérieurs, ce sont toutes ces différences de forme qui donnent à la vie des peuples sa beauté et son charme, qui arrêtent l’œil du contemplateur, qui enflamment l’imagination du poète, qui enfantent les diverses littératures et les diverses écoles d’art ; c’est grâce à elles que ce monde vaut à peine d’être habité et que l’existence a tout son prix.

Au fond d’ailleurs, en quoi ces différences détruisent-elles l’unité ? L’unité est-elle une chose spirituelle, morale, intangible, infinie de son essence et inaccessible à l’analyse ? ou bien est-elle une chose tangible qui se pèse et se mesure ? Est-elle une des conditions nécessaires de l’humanité ? ou bien n’est-elle que le produit d’un système et le résultat d’une volonté énergique ? Si la première de ces deux hypothèses est la vraie, qu’est-ce donc que l’idée de la monarchie universelle, sinon une impiété religieuse et un non-sens politique ? pour que l’unité existe dans l’humanité, il n’est pas nécessaire que tous les hommes soient liés par les mêmes chaînes matérielles, qu’ils soient garrottés dans les mêmes formes extérieures ; il suffit qu’ils s’accordent sur les quelques choses essentielles et sur les quelques faits éternels qui sont les bases inaccessibles à tout changement de l’ordre du monde, des sociétés et de la vie individuelle. C’est là l’unité qui peut et qui doit arriver, et qui s’exprimera par une confédération des peuples ; mais l’unité par la monarchie universelle, qu’est-ce autre chose que le triomphe des formes extérieures, que l’hypocrisie de l’apparence, que la tyrannie et la contrainte des âmes, et le règne artificiel d’un système ou d’une force mécanique substitué sur toute la surface du monde civilisé au libre développement de la vie et à l’expression spontanée des forces intimes de l’être ? Je ne m’étonne pas que partout où cette idée a passé, elle ait empoisonné les sources de la vie, énervé les caractères, et qu’à un certain moment, les peuples qui y ont été soumis en soient arrivés à ne plus savoir reconnaître la vertu, la religion, le devoir en eux-mêmes et dans leur essence, et qu’ils aient pris pour ces saintes choses les dévotieuses images plus ou moins imparfaites qu’on leur avait représentées comme étant ces choses elles-mêmes.

Là où ce système n’a point passé, là où il a été repoussé, la vie a grandi et s’est multipliée dans des proportions extraordinaires. La Suède, la Hollande, l’Angleterre, ont montré qu’il n’était pas besoin d’ambitions démesurées et de visions asiatiques pour arriver à la grandeur. Ces pays ont montré que pour s’agrandir il suffisait du travail de l’homme, et que pour arriver à la vie morale il suffisait d’une vie temporelle pratique et patiente. Ils ont été récompensés de leur modération et de leur confiance en eux-mêmes par la possession de tous les biens temporels désirables, la richesse et le pouvoir, et par une manière de vivre saine, pratique, grâce à laquelle ils ont échappé aux folies qui nous tourmentent et nous minent. C’est là que s’est formée la vie moderne, c’est là que depuis la mort de Louis XIV ont habité la fortune et les bons génies de l’humanité, c’est là qu’a été formulée et déterminée la règle morale des peuples et des temps nouveaux. Ainsi partout où cette idée de la domination universelle a pris racine, l’orgueil et la superstition se sont unis pour dessécher et tarir toutes les sources non-seulement de la vie morale, mais même du bonheur terrestre et de la prospérité matérielle ; et si la France, malgré tant de secousses et de malheurs, a échappé au sort commun des peuples qui ont été possédés de cette diabolique ambition, c’est beaucoup, je le crois, pour avoir hésité entre les deux tendances qui ont divisé le monde depuis trois cents ans. Ses hésitations ont engendré tous ses malheurs, mais elles ont été en même temps son moyen de salut. Si elle ne doit pas se convertir définitivement, puisse-t-elle hésiter longtemps !


III.

Ce système de la monarchie universelle, qui a été tenté si souvent, n’a jamais pu réussir à s’établir même un seul jour, et nous ne pouvons savoir en conséquence les résultats qu’il eût produits. Cependant nous pouvons logiquement imaginer les suites qu’aurait eues le succès de chacune de ces tentatives ; elles eussent été presque toujours absurdes. Si Charles-Quint eût réussi complètement, nous aurions eu une contrefaçon de l’Europe du moyen âge : un pape et un empereur ; mais dans cette résurrection impossible, le pape aurait été nécessairement inférieur à l’empereur. Le ministère de la parole divine eût été dominé par le ministère de la force temporelle. Ces deux puissances, qui s’étaient à peu près balancées au moyen âge, auraient été nécessairement inégales, et peut-être aurions-nous eu en Europe le système inauguré en Russie par Pierre le Grand, la prise de possession violente et arbitraire de l’administration spirituelle par l’administration laïque. Si l’Espagne à son tour avait triomphé sous Philippe II, nous aurions eu le règne de la théocratie ; le pouvoir d’une caste ecclésiastique aurait dominé même la royauté ; l’Europe eût été gouvernée par un concile permanent qui aurait étendu aux choses politiques l’infaillibilité qu’il se serait attribuée dans les choses spirituelles. Mais un tel système, qui eût dépassé le moyen âge, comment aurait-il pu prendre racine au XVIe siècle ? pour établir un tel système, il aurait fallu vaincre non-seulement la réforme, mais encore la renaissance. La science toujours croissante des laïques aurait suffi pour empêcher le succès d’un tel régime, comme la simple invention de l’artillerie aurait suffi pour empêcher le rétablissement des deux pouvoirs du moyen âge. En Allemagne et en Espagne, on tenta donc non-seulement des choses insensées, mais encore (les choses insensées réussissent parfois) des choses impossibles. Si la France à son tour, ayant Louis XIV à sa tête, avait réussi à établir sa domination sur l’Europe, que serait-il arrivé ? N’ayons point de faux patriotisme et voyons les choses telles qu’elles sont. Nous aurions eu le règne de la superstition monarchique, une sorte de religion semi-espagnole, semi-française de l’autorité, le triomphe des formes et des convenances sociales et le despotisme de la vanité. Telles sont quelques-unes des conséquences que n’aurait pas manqué de produire le succès de chacune de ces tentatives.

Mais ces tentatives étaient condamnées d’avance. Un juste châtiment n’a jamais manqué d’atteindre ces accès d’orgueil. La prostration morale ou une démence furieuse s’est emparée des pays où régna cette idée et des peuples qui ont voulu l’imposer. Ils y ont perdu les vertus qui leur avaient inspiré ces désirs, et ils n’en ont pas regagné d’autres. Comme j’exposais dernièrement à un des artistes les plus distingués de ce temps-ci, le mieux informé peut-être de toutes les choses de l’histoire et de la philosophie, les désastres auxquels la passion de la monarchie universelle avait poussé les peuples qui avaient été sa proie, il me répondit avec un optimisme qui n’est pas toujours dans sa nature : « Il ne faut pas se plaindre de ces tentatives, elles ont donné lieu à de belles choses que nous n’aurions pas connues sans elles. En soulevant toutes les passions d’un peuple, en surexcitant outre mesure toutes ses forces morales, en enivrant son esprit d’espérances impossibles, ces désirs ont forcé le génie national de ce peuple à donner de lui-même une expression plus complète et plus énergique que celle que nous aurions eue sans cela. » Peut-être ; mais, même en admettant ce raisonnement, on peut dire que ce désir de domination a imposé encore sa tyrannie sur le génie de ce peuple, et en a souvent perverti l’expression. Regardez les Espagnols : de peuple plus virilement, plus énergiquement doué, il n’en exista jamais. Regardez ses héros et ses grands hommes, Fernand Cortez, Philippe II, le duc d’Albe, Alexandre Farnèse, Torquemada, Ignace de Loyola, et dites si votre conscience n’est pas effrayée de porter un jugement sur leur compte, et si l’admiration qu’ils vous inspirent ne vous cause pas un frisson d’épouvante. Deux siècles et demi nous séparent d’eux à peine, et déjà nous les comprenons moins que les hommes de temps bien plus reculés. Les héros de la Grèce fabuleuse, les sauvages enfans de la Rome primitive, les barbares des forêts germaines, sont plus faciles à comprendre, plus explicables pour l’homme moderne que les habitans de l’empire le plus puissant et le plus civilisé du XVIe siècle. Il faut un effort d’esprit remarquable pour saisir les mobiles qui firent agir tous ces personnages terribles, et pour reconnaître le genre de grandeur qui les caractérise. Il faut aussi un effort pour leur rendre justice ; l’impartialité coûte à leur égard. Il faut oublier toutes les règles éternelles de morale auxquelles ont cru les hommes, et consentir à des explications que l’intelligence peut comprendre, mais que la conscience refuse d’accepter. Leur histoire est une histoire exceptionnelle, anormale, monstrueuse ; leurs vertus, leur génie, leur héroïsme, qui sont très réels et de la trempe la plus solide, sont frappés de stérilité, et n’ont en eux aucun principe fécondant. Ils ne peuvent être imités, ils ne peuvent servir de modèles aux hommes, ils ne peuvent leur être proposés comme exemplaires de sagesse, de vertu et de courage. Ces héros, s’ils étaient imités, ne pourraient produire que des bandits ; ces saints (quelques-uns le sont bien réellement) ne pourraient produire que des monstres. Un esprit satanique a perverti toutes ces vertus étonnantes, et a engendré ces anomalies et ces énigmes historiques si difficiles à déchiffrer au bout de deux cents ans. Et la littérature de ce grand peuple, est-elle assez abondante, assez riche, assez passionnée ! Et cependant qu’est-ce qu’on en accepte et qu’est-ce qu’on en veut accepter ? Toutes ces œuvres singulièrement naïves et fortes, expression franche, sincère, ardente, de la foi et de la vie du peuple espagnol, sont, comme l’héroïsme de ses grands hommes et les vertus de ses saints, privées d’un principe fécondant. Ce sont des œuvres espagnoles et non humaines, catholiques (dans le sens contraire d’universel toutefois) et non chrétiennes. Un seul livre surnage dans toute cette littérature, le Don Quichotte, le seul livre universel, humain, que l’Espagne ait produit. — Et cela est bien heureux, me disait un jour tristement un Espagnol, car si nous n’avions pas ce livre, l’Espagne n’aurait aucune voix pour s’exprimer devant l’Europe, elle n’aurait aucun témoignage de son génie et de son ancienne grandeur.

Si après l’Espagne nous considérons la France du XVIIe siècle, nous verrons bien en effet que le génie français s’éleva à cette époque à son plus haut point de perfection ; mais nous doutons que l’ambition de Louis XIV ait eu aucune influence sur le développement de ce génie. N’a-t-elle pas été punie d’ailleurs, cette ambition ? Il est remarquable que le pays dans lequel la monarchie a été presque une religion politique soit devenu le pays régicide par excellence. Ce peuple ami de la royauté est devenu le peuple sans-culotte et jacobin que nous avons connu. Ainsi l’ambition de la royauté a tué la royauté elle-même, et les adulations dont nos pères l’enivrèrent se changèrent, avant même la mort du grand roi, en murmures, qui à leur tour ne tardèrent pas à se changer en menaces, en insultes et en défis. Je suis de ceux qui considèrent le XVIIIe siècle comme n’étant autre chose qu’une réaction fatale contre les superstitions sur lesquelles Louis XIV voulut trop appuyer son pouvoir. Malgré tous les revers du grand roi, l’Europe laissa la France intacte ; et comme si la Providence eût voulu séparer la cause du peuple français de celle de son souverain, la France conserva les conquêtes de Louis XIV, mais se chargea de fournir des vengeurs à l’Europe : les encyclopédistes furent les hommes qui vengèrent les dangers que la monarchie française avait fait courir à l’équilibre des états et les terreurs qu’elle avait inspirées au continent.


IV.

Cependant cette pensée d’orgueil, toujours fatale aux peuples et toujours suivie d’un prompt châtiment, n’a pas disparu du monde. Deux nations colossales, faibles encore, mais faibles seulement parce qu’elles n’ont pas eu le temps d’assembler et de concentrer leurs forces énormes, se sentent prises à leur tour de ce vertige de domination : l’Amérique et la Russie. De ces deux ambitions, une seule est jusqu’à présent redoutable, celle de la Russie. Jamais ambition démesurée ne s’est encore révélée sous des formes aussi dangereuses et aussi habiles. Tous les peuples qui ont aspiré à la domination universelle ont étalé leurs désirs en plein soleil, ils ont proclamé à haute voix leurs tendances. L’Allemand brutal et sincère a marché vers son but avoué à visage découvert ; l’Espagnol, ivre d’orgueil et de pensées de destruction, a loyalement déclaré à la terre entière une guerre sans trêve ni merci ; le Français, vaillant, susceptible et toujours satisfait de lui-même, a ri au nez des peuples dont il méditait la conquête, et déclaré plaisamment qu’il ne ferait d’eux tous qu’une bouchée. Le premier peuple qui n’ait pas avoué son but est )e peuple russe. Humble, discret, modeste, spirituel et poli, comment le redouterait-on ? Cet homme qui causera avec vous pendant des mois entiers d’une manière si charmante de futilités qui sembleraient ne pouvoir fournir l’étoffe d’une conversation de dix minutes, et qui pendant des mois entiers aussi n’abordera jamais une question sérieuse, quel péril peut-il vous-faire courir ? Cette surface tout unie, toute brillante et gracieuse, vrai miroir aux alouettes, faite pour séduire des femmes et des dandies, quelle âme peut-elle recouvrir sinon une âme uniquement occupée de pensées de plaisir et de vanités mondaines ? Regardez la physionomie du Russe : vous n’y découvrirez pas un trait, pas une ride qui dénote les tourmens de l’ambition, de l’orgueil et du mépris ; aucune passion violente n’y a laissé des traces. Ces physionomies sont celles d’honnêtes bourgeois lorsqu’elles sont respectables, celles de spirituels vauriens lorsqu’elles ne le sont pas. Il n’est ni gênant, ni gêné ; pour ne point vous choquer, il renoncera aisément à ses habitudes, si tant est qu’il en ait jamais eu ; il se fera tour à tour Français, Anglais, Allemand avec une étonnante facilité d’assimilation. Il consentira à vous traiter de grand peuple, à accepter vos leçons, vos idées et vos goûts ; il renoncera à tous ses préjugés russes, vous demandant seulement grâce pour son empereur, c’est-à-dire pour la seule chose qui au fond fasse la vie et soit l’âme de la Russie. Sauf cette unique et importante exception, il ne vous importunera nullement de son patriotisme. Et voilà précisément où réside la force du caractère national russe ; le peuple russe est le plus circonspect et peut-être le moins sot des peuples. C’est là ce qui peut lui permettre d’en être facilement et avec le moins de dangers le plus agressif.

Le plus agressif et le plus difficile à abattre et à dompter ! car ce peuple ne donne aucune prise à ses adversaires ; il sacrifiera tout à son but, mais en renonçant même aux moyens qui pourraient l’y mener le plus sûrement, si ces moyens, quoique avantageux dans le présent, peuvent être périlleux pour l’avenir, s’il y a la moindre chance qu’ils puissent un jour se retourner contre lui. Il n’apporte avec lui aucun de ces mobiles d’amour-propre qui rendent les peuples si dangereux à un moment donné, mais qui donnent si aisément prise sur eux, et qui les rendent si faciles à réduire après leur moment de triomphe passé : il n’a ni point d’honneur espagnol, ni vanité française, ni entêtement germanique, ni respectabilité anglaise. Peu importe aux Russes d’avoir raison, pourvu qu’ils gagnent ; ils reculeront s’il le faut, en dépit du point d’honneur militaire ; ils accepteront les quolibets et se laisseront volontiers traiter de Cosaques, pourvu qu’ils avancent d’un pouce de terrain. Nulle fausse honte, pas de respect humain, nul bruyant amour de la gloire. Voilà leur force ; ils sont en ce sens le plus moderne des peuples ; ils le sont même plus que les Anglais. Quelle est la manière moderne de comprendre la vie ? Arriver à son but et y arriver en sacrifiant toutes les idoles auxquelles les peuples avaient élevé un culte, — la gloire, le courage militaire, l’enivrement du succès ; y arriver modestement, à pied, en habit noir et de tous les jours ; triompher, en un mot, sans le vain appareil des triomphateurs, sans les ovations, les fanfares et le cortège. C’est là, comme on sait, la méthode qui a rendu l’Angleterre si puissante et si grande, c’est cet héroïsme obscur, ce dévouement à un but, quelque restreint et modeste qu’il soit, ce sacrifice de l’amour-propre et de l’éclat. Faire tout simplement ce qu’on a à faire, quand on peut, comme on peut, avec les outils qu’on a sous la main, tel a été le moyen de succès de tous ses hommes d’état, de tous ses capitaines et de ses plus humbles enfans eux-mêmes. Lutter contre un sol rebelle ou affronter des glaces, défricher des forêts ou creuser des railways, se battre indifféremment, selon que l’occasion ou la nécessité l’exige, contre un alligator ou un Indien, pendre un rajah rebelle ou abattre la puissance de Napoléon, peu importe le but à atteindre et le genre d’entreprise à mener à fin : il s’agit de les atteindre tous également bien et de les mener toutes également abonne fin. C’est dans la connaissance de cette vérité, — que toutes les vertus sont égales et en fin de compte rendent tous les buts de la vie égaux, quelque différens qu’ils soient en apparence, — c’est dans cet héroïsme obscur et modeste que l’Angleterre a trouvé sa force et sa grandeur. Mais il est une dernière idole à laquelle l’Angleterre ne renoncera jamais. Un Anglais peut consentir à bien des choses ; il peut consentir à mourir bravement tout en laissant un nom ignoré, il peut consentir à se laisser railler pendant des années entières, s’il est persuadé de l’importance du projet qu’il a conçu ; il peut consentir à tous les sacrifices d’amour-propre : jamais il ne consentira à abdiquer sa dignité. L’Anglais est capable de cruautés, capable d’exactions, jamais d’une lâcheté ou d’un mensonge. En dépit de son Bentham, il n’a jamais su la valeur exacte d’un vice, l’utilité qu’il contient et le parti qu’on en peut tirer. Or le peuple russe semble (je dis semble) au contraire posséder à fond cette science tout à fait nouvelle, et sur laquelle jamais peuple n’a réfléchi d’une manière suivie et persistante. Qu’on tire de ce fait la conclusion générale qu’on voudra.

Ce n’est point par-là seulement que le peuple russe est profondément moderne. Il a une autre force très appréciée de notre temps, il a l’art des formes et des apparences, il sait présenter des surfaces. Le Russe peut avoir tous les vices, il n’a aucun défaut. Les défauts de l’esprit allemand, de l’esprit anglais, de l’esprit français, chacun les connaît ; mais quel est le défaut de l’esprit russe ? Les hommes nous blessent bien moins par leurs vices que par leurs défauts, cela est très vrai ; mais en revanche ils sont bien plus dangereux par leurs vices, car quiconque a le malheur d’avoir un défaut trop visible est déjà à demi vaincu.

Redoutable par son caractère, le peuple russe trouve encore dans l’état de l’Europe des armes dangereuses. Pour résister efficacement à la Russie, il ne faudrait pas seulement résister à ses troupes, il faudrait aussi résister à son esprit et à ses idées, et, j’ai regret de le dire, je trouve cet esprit et ces idées répandus à doses diverses dans toutes les contrées de l’Europe. De fausses doctrines, des désirs immoraux, des libertés non réfrénées par la contrainte morale, l’envie démocratique, la passion de l’égalité, le dédain de tout ce qui n’est pas avantage terrestre immédiat, ont conduit l’Europe à un état où ce rêve de monarchie universelle est bien plus dangereux qu’au temps de Charles-Quint et de Philippe II, —, époque où toutes les forces aristocratiques du continent, princes temporels, docteurs protestans, capitaines hérétiques, écrivains de la renaissance, luttaient ligués ensemble contre une théorie contraire à leurs principes et contre une servitude que leur nature refusait d’accepter. Aujourd’hui, grâce au progrès moderne, il n’y a plus d’aristocrates de naissance, et il y en a moins encore de cette catégorie bien plus noble et bien plus puissante qui jusqu’à présent a, sous un nom ou sous un autre, gouverné le monde : il n’y a plus d’aristocrates d’intelligence, de caractère et de vertu. Rien n’est fatal comme une fausse idée de l’égalité. Si cette idée, la plus enracinée dans le cœur de l’homme, sortant des justes limites dans lesquelles elle doit être renfermée, arrive à devenir une passion et prend un développement démesuré, elle étouffe l’idée de liberté, et avec l’idée de liberté disparaît le contre-poids qui sert à tenir la balance politique en équilibre. Alors le plateau dans lequel pèse l’idée d’autorité l’emporte outre mesure, la tyrannie commence, et c’est ainsi qu’une démocratie trop absolue fraie les voies au despotisme. Ce système s’établit sans obstacle, car la résistance est impossible là où les individus ne sont plus rien et où le principe aristocratique a disparu. Alors il ne reste plus en présence que deux puissances, les masses populaires et le souverain. Un accord tacite s’établit entre ces deux puissances, car les masses populaires ne sont jamais fortes et ont toujours besoin d’un protecteur, et le souverain ne peut jouir de la plénitude de son pouvoir qu’autant que lui seul est élevé au-dessus de la masse de ses sujets et n’a pas à craindre de rivaux d’influence. Cet état est presque celui de l’Europe moderne. Quel beau moment pour rêver la monarchie universelle ! Il n’y a plus maintenant de Calvin pour fonder des républiques et de Guillaume le Taciturne pour les maintenir. L’homme qui viendra au nom de l’égalité soulever les populations, qui, — en échange d’une liberté utile seulement au petit nombre d’hommes destinés à faire pour le genre humain exactement les mêmes choses que le despote, mais à les faire plus noblement, — étendra sur les sombres et muettes masses humaines la protection qui les assurera contre leurs propres excès et promettra de donner à tous une part égale dans une gamelle commune, — celui-là, si l’on n’y prend garde, réussira infailliblement. L’égalité par la force sinon autrement, la fraternité par le knout sinon autrement ! Et maintenant ouvrez M. de Haxthausen et les rares voyageurs qui ont su voir et pénétrer le génie de la Russie, et dites si cette idée de l’égalité par le tsar et du nivellement par la souveraine puissance ne s’y trouve point. La Russie ne me paraît si dangereuse que parce que ses tendances politiques se trouvent juste au niveau des dispositions morales de l’Europe.

Enfin, troisième et suprême danger, la Russie est la main des peuples slaves. C’est elle qui en est l’armée et le moyen d’action. Toutes les qualités du génie latin, qui se traduisent sous des formes excessives et violentes en Espagne, passionnées et sensuelles en Italie, ont trouvé en France leur forme modérée et pratique. Toutes les qualités du génie germanique ont trouvé leur expression modérée et pratique en Angleterre. Il en est ainsi de la Russie vis-à-vis des peuple slaves ; elle représente leur génie et leurs mœurs sous une forme étrange, mais modérée et pratique aussi : facilité de vivre, soif du bonheur, douceur de caractère, gouvernement patriarcal, vif sentiment de la fraternité humaine, tous les instincts des Slaves sont également ceux des Russes. La Russie représente en outre une pensée de vengeance. Il n’y a pas eu de peuples aussi malheureux que les peuples de l’Europe orientale, à quelque race qu’ils appartiennent. La Bohème, deux fois écrasée par l’Allemagne, a vu changer sa population, disparaître sa noblesse et abolir sa religion ; la Hongrie meurt tout entière à Mohacz en quelques heures, et passe sous la domination de l’Autriche pour échapper à celle du musulman ; la Pologne se voit trois fois déchirée toute vivante et rayée du rang des nations. Les peuples chrétiens de l’empire grec passent sous le joug des Turcs. La Russie, subjuguée par les Tartares, voit ses boyards réduits à l’état de serfs et ses femmes nobles à la condition de servantes. À chaque instant, sur toute cette vaste région, qui est le théâtre naturel de la lutte entre l’Europe et l’Asie, lorsque l’Asie envahit l’Europe, passent les armées ennemies. Lorsque le Turc s’est retiré, l’Allemand arrive. Soumis ainsi à des oppressions et à des exactions sans nombre, les peuples slaves n’ont pu jouir des bienfaits de la civilisation moderne. Ils ont été arrêtés dans leur développement normal et forcés de croupir dans le moyen âge. Les nobles institutions du moyen âge, excellentes pour un temps, sont devenues chez eux semblables à un marais stagnant, plein d’exhalaisons impures. Leur vie en a été empoisonnée. Pour eux, il n’y a pas eu de monarchie moderne, pas de Henri IV, pas de Louis XIV ; pour eux, il n’y a pas eu de renaissance et de culture intellectuelle générale, pas de réformation ; ils n’ont eu que les échos de ces grands mouvemens. Ils n’ont pas eu d’industrie, et par conséquent aucune des transformations sociales que l’industrie a amenées dans le monde ; ils n’ont pas eu de classes moyennes, et leur société, composée de nobles et de serfs, est restée scindée en deux par un abîme énorme. Ils se sont arrêtés sur le seuil du monde moderne, et n’ont jamais pu y entrer qu’individuellement. En masse et comme nation, ils en ont été exclus par la fatalité des circonstances, par la violence de la guerre, par la tyrannie des gouvernemens. Dans un de ses rêves, le poète anonyme de la Pologne met en scène le Vengeur des opprimés de l’ancien monde, et le décrit comme le fils d’un pirate grec de l’Archipel et d’une vierge barbare des bords de la Baltique. À son tour, voilà que le vengeur de ce monde oriental se lève, issu, lui aussi, d’un Grec et d’une barbare, et unissant en lui l’astuce du Byzantin à la sauvagerie du Cosaque. Oh ! comme elle est vraie, cette loi de l’histoire et de la morale que nous appelons de noms divers, selon le système que nous avons adopté, rétribution, châtiment, expiation ! Les injustices accumulées finissent par devenir un germe de mort pour les oppresseurs et pour les innocens à la fois. La violence subie trouve sa récompense, et un jour des débris amoncelés par les tyrannies barbares des Tartares et des Turcs, par la tyrannie savante des gouvernemens civilisés, par l’indifférence des peuples puissans et heureux, sort un empire redoutable, armé de pied en cap, qui vient troubler dans ses joies et dans ses plaisirs, dans ses affaires et sa poursuite de la richesse et du luxe, l’Europe heureuse et tranquille, et pousse un cri que tout le monde a pu entendre : « À ton tour, Turquie, tu paieras l’impôt de la capitation, et tu achèteras le droit de vivre ! À ton tour, Allemagne, tu subiras le sort de la Pologne ! À ton tour, l’Europe, tu recevras d’étrangers et d’ennemis la tyrannie que tu n’as pas voulu accepter de tes princes nationaux, et l’Orient t’imposera le système que tes propres despotes n’ont pu faire triompher ! »


V.

Je m’arrête à regret. Cette question de la monarchie universelle demanderait, pour être examinée dans tous ses détails, un de ces énormes traités politiques dont le XVIe siècle se montra si prodigue dans ses controverses ; mais si la pensée de la domination est de toutes les époques, en revanche les in-folios ne sont guère de notre temps. J’ai voulu tout simplement faire l’historique de cette idée, en montrer tous les dangers, non-seulement pour les peuples qu’elle menace, mais pour les peuples qui l’adoptent et essaient de la faire triompher. J’ai voulu montrer la Russie reprenant à son tour cette idée fatale, et la reprenant dans les conditions les plus redoutables pour l’Europe. Dès la nouvelle apparition de cette chimère qui a fait couler tant de sang et qui a exténué tant de peuples, l’Europe s’est émue, et les nations se sont serrées l’une contre l’autre par un même sentiment de péril et un même mouvement de crainte. La Russie sera certainement repoussée, elle rentrera pour un temps dans ses steppes. Prudente et patiente comme elle l’est, elle reculera sans honte et consentira à reculer pour attendre en sûreté le moment de tomber de nouveau sur sa proie ; mais que la Russie recule et consente à reculer, là n’est pas la question : il faut des garanties pour l’avenir, ainsi que disent les orateurs du parlement anglais ; oui, des garanties non-seulement matérielles, mais morales.

Les précautions morales que l’on peut prendre contre la Russie sont nombreuses ; nous en signalerons quelques-unes seulement, en laissant au lecteur le soin de suppléer à ce que nous ne dirons pas. Ce n’est pas la Russie qui a inventé la première cet esprit d’envahissement à outrance qui la caractérise, ni ce rêve de monarchie universelle qu’elle a repris à son tour, ni cette utopie de l’unité par le pouvoir politique qu’elle célèbre et préconise. Tout cela est parti d’ailleurs et de bien des points divers. Tous les peuples ont été coupables tour à tour de ces chimères impies qui ont engendré des réalités sanglantes, et est-il bien sûr que l’Europe en soit guérie ? Il ne manque pas de gens d’une orthodoxie trop ardente qui sont tout prêts à regretter l’insuccès de Philippe II, ou de gens d’un patriotisme trop opiniâtre qui sont tout disposés à regretter l’insuccès de Louis XIV. On pourrait trouver des prôneurs d’autorité à tout prix faisant profession de croire, en leur âme et conscience, à l’infaillibilité des gouvernemens et des mécanismes politiques ; les plus intelligens sont encore ceux qui croient à l’infaillibilité de la force, contre laquelle en effet il n’y a pas à résister. À leur tour, les philosophes cosmopolites vous répondront que le but de l’humanité est d’arriver à n’avoir qu’un seul costume pour tous les peuples, qu’une seule langue pour exprimer partout les mêmes sottises ; puis les révolutionnaires avoueront que le monde ne sera sauvé que lorsqu’il aura passé tout entier sous les fourches caudines de leurs principes. Nous ne sommes donc pas si loin de croire, nous aussi, à la monarchie universelle. Si nous voulons résister efficacement à la Russie, ne croyons point aux mêmes principes qu’elle, car qu’importeraient les succès de la guerre, si son esprit devait triompher, et ses défaites matérielles, si la victoire morale devait en fin de compte lui rester ?

Il faut donc résister à la Russie par les armes ; mais, chose plus importante, il faut lui résister par les principes sur lesquels les sociétés se sont toujours appuyées jusqu’à une date très récente (la fin du dernier siècle, si l’on veut), et que les despotes les plus absolus ont toujours implicitement reconnus et n’ont jamais osé trop ouvertement violer. L’esprit russe, c’est la haine de l’individu et son absorption dans l’état au profit du pouvoir despotique. Ce système politique, qui est tout simplement une impiété, est nécessaire aujourd’hui à l’établissement de la monarchie universelle. C’est une justice à rendre à l’Allemagne, à l’Espagne et à la France, à Charles-Quint, à Philippe II et à Louis XIV, qu’ils n’ont jamais, pour arriver à leur but, fait appel aux passions démocratiques. La nature élevée de leur pouvoir, dont l’origine se perdait dans la nuit du moyen âge, l’organisation aristocratique de la société, le génie humain, qui, dans les siècles où ils vécurent, arriva à sa plus grande fécondité, s’opposaient également à cette introduction dans les affaires humaines d’une force aveugle, brutale et muette. Mais la Russie n’a pas dédaigné de faire parfois appel à ces passions, et, en y faisant appel, elle agit conformément à ses principes. Là où l’individu n’a aucune part au gouvernement et où son influence est nulle, le despotisme sera facile ; car, ainsi que nous l’avons dit, les masses populaires ne lui résisteront pas, et même elles l’appelleront de tous leurs vœux. N’ayant plus auprès d’elles aucune protection locale, elles se retourneront naturellement vers le pouvoir central et feront entendre le cri des paysans russes : « Ah ! si Dieu n’était pas si haut et l’empereur si loin ! » Qu’un tel système puisse être appliqué dans des pays où l’aristocratie n’a jamais existé, ou bien dans des pays où l’influence aristocratique a été funeste et où l’individu a mal usé de son pouvoir, c’est là un fait malheureusement incontestable ; mais ce fait ne prouve rien, grâce à Dieu, contre un principe qui est absolument nécessaire aux états, soit qu’on veuille une société sensée et pratique, bien gouvernée et moralement conduite, soit qu’on rêve une société idéale et abstraitement ordonnée.

Le pouvoir de l’individu a toujours existé dans les sociétés humaines : on l’a quelquefois contesté, quelquefois combattu ; jamais on ne l’a nié avant notre époque. Il est vrai de dire en revanche que l’individu réclamait sa part de légitime influence avec un acharnement et un courage qui devaient lasser les plus terribles despotes. Il s’avançait humblement, timidement ; il réclamait, pétitionnait, suppliait, s’agenouillait, et lorsque tous ces moyens respectueux étaient épuisés en vain, lorsqu’il ne lui restait plus de ressources, il prenait bravement son parti et se redressait de toute sa hauteur. L’histoire du moyen âge et celle du XVIe siècle, époque où l’influence individuelle a été souvent combattue, sont pleines de ces revendications, humbles d’abord, hautaines et courageuses ensuite, des droits de la conscience humaine. Au XVIIe siècle, sous le monarque le plus fier qui se soit assis sur un trône, cette influence n’a jamais été contestée, et on peut dire qu’à cette époque chacun des hommes dont le nom est resté célèbre a obtenu la part de respect et de pouvoir qui lui était due. Ce n’est qu’à notre époque que l’individu a perdu ses droits. Que l’Europe moderne retourne aux principes qui ont toujours fait sa force, c’est pour elle le plus sûr moyen d’échapper à l’influence russe, car une civilisation ne vaut la peine d’être sauvée que lorsqu’elle diffère sur tous les points importans de la civilisation ennemie qui cherche à l’anéantir. Et ce qui compose précisément la civilisation traditionnelle de l’Europe, c’est que l’équilibre n’a jamais été rompu entre cette action continue, permanente de l’autorité établie, et l’action exceptionnelle, temporaire, discontinue de la liberté humaine et de l’influence individuelle.

Je voudrais résumer en deux lignes la pensée de cette esquisse, et je dirai donc ; L’ambition de la monarchie universelle a toujours causé la mort des peuples, et elle ne l’a causée que parce qu’elle s’est brisée contre des obstacles impossibles à franchir ; mais si l’on suppose que les dispositions morales des peuples menacés soient exactement les mêmes que celles du peuple qui menace, cette ambition, qui jusqu’à présent n’a été qu’une chimère, pourrait devenir réalisable. Cette ambition existe maintenant en Russie, et, si nous voulons la vaincre, non-seulement matériellement, mais en principe et en esprit, de manière à ce qu’il n’en reste plus trace, purifions-nous, dépouillons-nous de tout ce qui peut lui donner prise et action, non-seulement sur nos corps, mais sur âmes.


EMILE MONTEGUT.