Situation politique de l’Allemagne en 1845/02

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Situation politique de l’Allemagne en 1845
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SITUATION


POLITIQUE


DE L'ALLEMAGNE


EN 1845.




II.[1]

LE PARTI CONSTITUTIONNEL EN PRUSSE.

FREDERIC-GUILLAUME IV, LE PRINCE DE METTERNICH.




La question constitutionnelle qui préoccupe si vivement la Prusse, et, avec la Prusse, l’Allemagne tout entière, présente en ce moment un objet d’étude assez sérieux pour qu’on puisse l’examiner avec fruit. Ce ne sont plus seulement des vœux lointains, de vagues désirs, qu’il s’agit de signaler ; ce sont aussi des faits, des évènemens graves. Il y a long-temps sans doute que la Prusse convoite ces destinées constitutionnelles qui lui ont été annoncées en 1815 ; jusqu’ici pourtant, elle attendait sans trop de peine. Tant que l’ancien roi vivait, elle semblait craindre de troubler la vieillesse d’un monarque vénérable et qui avait dignement partagé, aux plus mauvais jours, les souffrance de la patrie ; elle ajournait donc depuis vingt-cinq ans ses libres espérances. Aujourd’hui, tout est bien changé : à ces désirs patiens ont succédé, depuis l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, les réclamations les plus énergiques. Or, ces demandes sont si pressantes, la certitude de triompher est si forte, que déjà, devançant l’époque où la constitution prussienne sera enfin publiée, les différens partis se préparent ; bien plus, ils sont formés dès à présent, ils sont en armes, et la discussion s’est ouverte comme au sein d’une assemblée représentative.

C’est en 1840 que Frédéric-Guillaume IV est monté sur le trône. On comprend que tout ce qui s’est passé depuis cette date ait dû singulièrement encourager les publicistes. Quand un pays entier est mûr pour une de ces révolutions intérieures, les évènemens qui surviennent, grands ou petits, ne font que hâter le dénouement inévitable vers lequel tout conduit les intelligences. En ce moment même, l’agitation religieuse et les problèmes infinis qu’elle soulève au sein des églises catholique et protestante ne semblent-il pas être une circonstance décisive, un avertissement irrésistible ? Le ministère saxon ne peut conjurer tous les périls qui menacent le culte évangélique qu’en d’adressant aux chambres, en délibérant avec elles, en leur soumettant les pétitions qui se succèdent sans relâche. La situation de la Prusse est plus difficile encore ; c’est dans l’Allemagne du nord, c’est à Berlin, à Halle, à Breslau, à Kœnigsberg, qu’a éclaté, avec le soulèvement des nouveaux catholiques, la discorde des églises protestantes. Assurément, si, depuis un an surtout, on a pu croire et annoncer très haut qu’une constitution serait prochainement octroyée à la Prusse, ces bruits sont maintenant plus fondés que jamais. Aussi, voyez comme les différens partis se dessinent avec plus de netteté ! Le monde des publicistes offre tout l’aspect d’une assemblée politique ; celui-ci représente le centre droit, celui-là est le chef du centre gauche. Il n’est plus permis, à Berlin, de demeurer neutre en ces vives questions. Des voyageurs qui viennent de passer un an loin de leur pays retrouvent, au retour, une société émue, passionnée, et sont obligés de choisir leur drapeau. En un mot, la vie politique, avec ses mouvemens et ses inquiétudes, existe enfin dans ce pays, et peut-être est-il permis de répéter, à propos des libertés nouvelles, ce que M. Mignet a dit de la convocation des états-généraux en 89 : Quand le ministère prussien déclarera que la Prusse est un pays. constitutionnel, il ne fera que décréter une révolution déjà faite.

Je dis que cette révolution est déjà faite dans les esprits ; je dis que les partis se forment et se combattent, comme si la chambre était ouverte à Berlin et que les chefs eussent déjà inauguré la tribune. Cela n’empêche pas assurément de reconnaître les difficultés sérieuses qui s’opposent encore à l’accomplissement du vœu public. Quelles sont les dispositions de Frédéric-Guillaume IV ? Quel obstacle le parti constitutionnel doit-il rencontrer dans l’influence de l’Autriche, dans l’habileté si redoutable du prince de Metternich ? Voilà, certes, des questions graves. J’essaierai d’indiquer où en est aujourd’hui l’Allemagne ; j’essaierai de découvrir dans le caractère de Frédéric-Guillaume, dans la politique du cabinet de Vienne, les chances diverses qui peuvent préparer ou retarder le succès du parti constitutionnel. Examinons d’abord ce parti lui-même, sachons bien quelles sont ses forces, donnons-nous enfin, ce spectacle que j’annonçais tout à l’heure, le spectacle d’un pays qui, impatient, avide des libertés promises, n’attend pas l’heure où ces libertés doivent lui être accordées, et suscite par avance des représentans pour délibérer comme à la tribune. C’est là l’intérêt véritable de la situation. Je n’ignore pas quelle large part est laissée à l’action de la diplomatie ; mais, ne l’oublions pas cependant, nous ne sommes plus au temps où la diplomatie toute seule règle et conduit les affaires humaines. Ce n’est qu’avec le concours de il lui est ordonné de tenir un compte sérieux des idées, de l’esprit public, du mouvement de la société. C’est ce mouvement, toujours plus vif, plus hardi, que je veux interroger à Berlin, avant de connaître ses chances de succès ou de discuter les oppositions qui le menacent.

L’avènement de Frédéric-Guillaume IV, en 1840, est une date féconde dans l’histoire contemporaine de la Prusse. L’esprit public, long-temps endormi, se réveilla ; il y eut comme un frémissement généreux dans toute l’Allemagne du nord ; mille espérances, mille projets animèrent les cœurs ; on eût dit l’aurore d’une journée glorieuse. D’où venait ce réveil joyeux, cette vie soudaine ? De deux causes particulièrement. D’abord le nouveau roi devait s’attendre aux sérieuses réclamations que le respect du peuple avait épargnées à son père. Si la nation prussienne avait craint d’affliger les derniers jours d’un vieillard éprouvé si souvent, les demandes, long-temps contenues, pouvaient enfin se faire entendre ; 1840 devait acquitter les promesses de 1815. Ce n’est pas tout : au moment où le roi de Prusse montait sur le trône, des bruits de guerre se répandaient ; la France, trahie par l’Europe, lui jetait un défi par les voix irritées de la presse, et l’Allemagne se croyait menacée Au milieu de cette crise, le souvenir de 1813 se réveilla avec plus de vivacité : or, quand on vit bientôt que la paix européenne ne serait pas troublée, l’enthousiasme si ardemment excité ne fut pas perdu ; les esprits se tournèrent vers le gouvernement prussien pour réclamer d’une voix plus ferme les libertés intérieures qu’attendait le pays. Cette coïncidence de l’avènement du nouveau roi et de la crise politique de 1840 n’est pas un fait de médiocre importance et qu’il soit permis de négliger. Aussi bien Frédéric-Guillaume parut se prêter de bonne foi à ce rôle qu’on exigeait de lui ; il aimait à rappeler lui-même ces guerres de 1813 dont le souvenir est si cher à nos voisins ; les noms des hommes éminens de cette époque, les noms de Münster, de Stein, de Hardenherg, étaient coiitinuellent dans sa bouche, et il avait prononcé, en des occasions solennelles, cinq ou six discours très vagues, très indécis, mais dont l’éclat, dont les formes religieuses avaient singulièrement séduit la candeur allemande. Il disait à la ville de Kœnigsberg : « Je m’engage à la face de Dieu, et devant tous les témoins qui m’entendent, je m’engage à fonder le bien-être, la prospérité, l’honneur de tous les états qui composent mon royaume. Tournons-nous donc vers Dieu, ajoutait-il, vers ce Dieu qui sacre les princes, qui leur concilie le cœur des peuples, et qui en fait des hommes selon sa volonté suprême, propices aux bons, terribles aux méchans. » Quelques jours après, à Berlin, il s’écriait, en présence des nobles du royaume venus pour le féliciter : « Je sais, messieurs, que je tiens ma couronne de Dieu seul, et qu’il m’appartient de dire : Malheur à qui la touche ! mais je sais aussi, et je le proclame devant vous tous, je sais que cette couronne est un dépôt confié à ma maison par ce Dieu tout-puissant ; je sais que je dois lui rend compte de mon gouvernement, jour par jour, heure par heure. Si quelqu’un d’entre vous demande une garantie à son roi, je lui donne ces paroles ; il n’aura ni de moi, ni de personne sur la terre, une caution plus solide. Oui, ces paroles me lient plus fortement que toutes les promesses gravées sur le bronze ou inscrites sur les parchemins, car ils sortent d’un cœur qui bat pour vous, et elles prendront racine dans la foi de votre ame. » Ces accens très germaniques, ces paroles assez indécises, comme on voit, et peut-être un peu trop bruyantes, mais empreintes d’une loyauté sincère, enthousiasmèrent les esprits. L’enthousiasme fut bien plus vif encore le jour où le roi, sur le balcon de son palais, s’adressa à toute la foule, et sembla résumer tous ses précédents discours dans une allocution solennelle adressée au pays tout entier. Il terminait ainsi : « Que de sources de larmes dans le chemin des rois ! et qu’ils sont dignes de pitié, si le cœur et l’esprit de leur peuple ne leur prêtent une vigoureuse assistance ! Aussi, messieurs, dans la ferveur de l’amour que je porte à ma noble patrie et à mon glorieux peuple, je vous adresse à tous, en cette heure si sérieuse, cette sérieuse question. Si vous le pouvez, comme je l’espère, répondez-y en votre nom et au nom de ceux qui vous ont envoyés. Chevaliers, bourgeois, paysans, et vous tous, parmi cette foule innombrable, vous tous qui pouvez m’entendre, voici la question que je vous adresse : Voulez-vous, en cœur et en esprit, en paroles et en actes ; voulez-vous, avec la fidélité sainte d’un cœur allemand, avec l’amour plus saint encore d’une ame chrétienne, voulez-vous m’aider à maintenir la Prusse telle que je l’ai décrite tout à l’heure, telle qu’elle doit être pour ne pas périr ? Voulez-vous m’aider à développer plus richement chaque jour les ressources vivaces qui ont fait de ce pays, malgré son petit nombre d’habitans, une des grandes puissances de la terre ? Ces ressources, vous les connaissez ; c’est le sentiment de l’honneur, la loyauté, l’amour de la lumière, l’amour du droit et de la vérité, et l’ardent désir de toujours marcher en avant, avec l’expérience de l’âge mûr et l’héroïque intrépidité de la jeunesse. Or, êtes-vous bien résolus à ne point m’abandonner dans cette tâche, à y persévérer au contraire, à vous y obstiner avec moi dans les bons et dans les mauvais jours ? Répondez-moi donc par le son le plus clair et le plus joyeux de la langue maternelle, répondez-moi avec acclamations : Oui ! » Les acclamations si franchement sollicitées éclatèrent ; la foule immense qui pressait sous le balcon, sur la place et dans toutes les rues d’alentour, répéta au loin ce oui solennel dont le roi lui donnait le signal. Cette joie naïve se propagea rapidement ; les journaux en furent remplis ; les esprits les plus sévères cédèrent à l’enivrement universel, et un publiciste, moins confiant aujourd’hui, M. Charles Brüggemann, faisait remarquer très gravement que ce chiffre 40 avait toujours été favorable à la Prusse : c’est en 1640 que le grand-électeur est monté sur le trône ; en 1740, ce fut le jeune et brillant prince qui devait être Frédèric-le-Grand ; que ne devait-on pas attendre de 1840 et de l’avènement du nouveau roi ! Je m’arrête. Ce singulier rapprochement montre assez avec quelle candeur s’éveillaient les espérances publiques.

Ces espérances étaient-elles bien légitimes ? les paroles même que nous venons de rapporter justifient-elles complètement cette ferveur de l’opinion ? Non, sans doute. Les esprits, plus calmes aujourd’hui, ne trouvent guère, en relisant ces discours, qu’un mélange assez confus de principes qui se combattent. Le roi parle très bien des ressources vivaces de la Prusse, de sa mission, qui est de marcher dans les voies du monde moderne : il fait sonner courageusement ces mots de jeunesse, d’intrépidité, d’héroïsme ; mais en même temps il n’oublie pas de proclamer que sa couronne lui vient de Dieu, et quand il s’écrie : « Malheur à qui la touche ! » il semble donner une promesse formelle aux envoyés de la noblesse, et ajourner indéfiniment les projets de constitution. Ou bien, s’il n’y renonce pas tout-à-fait, l’affectation avec laquelle il apostrophe ces trois ordres, chevaliers, bourgeois, paysans, fait pressentir sa pensée secrète et semble annoncer l’espèce d’organisation féodale qu’il voudrait établir. Quand nous parcourons à présent ces documens de 1840, nous y découvrons surtout des révélations sur l’esprit du roi ; cet esprit, nous le voyons déjà très élevé, très distingué à coup sûr, brillant et original, mais imprudent, mobile, fantasque, et, s’il faut le dire, peu propre au maniement de la chose publique. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce sujet, quand les actes du nouveau gouvernement auront mieux éclairé pour nous le caractère de Frédéric-Guillaume IV. À cette date de 1840, on n’était pas si instruit, et, grace à la sympathie populaire, grace à cette ouverture de cœur, si prompte encore citez les Allemands, on ne vit d’abord que le côté éclatant, le ton sincère et généreux des promesses royales.

Certes, les paroles du nouveau monarque étaient pleines de séductions ; mais quand il fallut s’entendre, quand on prétendit réaliser ces espérances si belles, on fut bien vite désabusé ; les difficultés éclatèrent presque aussitôt. Le 7 septembre 1840, dans l’assemblée extraordinaire convoquée pour rendre hommage à Frédéric-Guillaume, les députés de Koenigsberg, après avoir remercié le roi de sa généreuse ardeur, lui rappelaient respectueusement les promesses de 1815, et ils ajoutaient : « Fidèle, comme toujours, à sa royale parole, Frédéric-Guillaume III, le père, l’ami du peuple, commença l’œuvre qu’il avait annoncée, et, donnant à la Prusse des états provinciaux, il légua à son successeur l’accomplissement de sa tâche. Confians dans la bienveillance auguste de votre majesté, nous sommes sûrs qu’elle ne tardera pas à constituer le développement des états provinciaux, et que, marchant dans les voies de son père, elle donnera à ses fidèles sujets cette représentation nationale qui leur a été promise. » La demande était claire ; il n’était guère possible, à ce qu’il semble, d’éluder la question ; pourtant la réponse du roi, prolongea quelque temps encore l’erreur et la confiance de l’assemblée. Le roi répondit, il est vrai, qu’il n’entendait point ce développement des états provinciaux dans le sens d’une représentation générale du peuple. Il n’admettait, disait-il, qu’une constitution dont les bases seraient empruntées aux traditions de l’Allemagne ; mais il ajoutait que sa volonté était de donner à cette constitution, ainsi fondée sur les souvenirs historiques et sur le droit du pays, tous les développemens qu’elle comportait et les libertés les plus sûres. L’assemblée des états accueillit avec empressement cette réponse ; elle y vit la promesse d’une représentation sérieuse, bien différente, par conséquent, de ces états provinciaux, lesquels ne devaient être, selon l’ordonnance de 1815, qu’un essai, un acheminement vers une constitution réelle et tout-à-fait sincère. La joie ne fut pas de longue durée. Trois semaines après, le 4 octobre 1840, une circulaire ministérielle rejetait absolument cette interprétation des paroles royales. Tel fut le signal des hostilités qui allaient s’envenimer chaque jour. La circulaire ne disait pas qu’elle devait être l’interprétation véritable, elle n’expliquait pas ce que le roi avait promis à son peuple quand il avait parlé du développement des institutions représentatives. Il était clair toutefois que le roi et les états provinciaux, malgré ces longs discours si brillans, ou plutôt à cause de cela même, ne s’entendaient pas, et la défiance remplaça peu à peu la foi si enthousiaste des premiers jours.

Le ministère cependant s’occupait avec activité du projet annoncé par le roi en termes si obscurs. Puisqu’on avait rejeté l’interprétation faite par les états, il importait de ne pas laisser trop long-temps l’opinion dans l’incertitude ; une décision était urgente. Rappelons ici, en peu de mots, ce qu’avait fait l’ancien règne, et sachons dans quel état Frédéric-Guillaume trouvait la question constitutionnelle.

Jusque-là, les seuls titres importans des espérances libérales en Prusse, c’était d’abord l’article 13 du pacte fédéral, et puis l’ordonnance du 22 mai 1815. On connaît la teneur de l’article 13 : « Il y aura des assemblées d’état dans tous les pays de la confédération. » Rien n’est plus vague à coup sûr, et cette prudente indécision engageait peu les gouvernemens. L’ordonnance du 22 mai 1815 est tout autrement expressive. Cette ordonnance, publiée par Frédéric-Guillaume III et contresignée par le prince de Hardenberg, proclame ouvertement qu’une représentation sera donnée au peuple prussien. Toutefois il y est dit que le gouvernement veut agir avec lenteur, avec circonspection. Les états provinciaux seront formés d’abord, puis de ces états sortira (on ne dit pas comment) l’assemblée qui doit représenter non plus telle ou telle province, mais le royaume tout entier. Les derniers articles de l’ordonnance annonçaient en outre qu’une commission allait être réunie sans délai ; c’était à elle que serait confiée cette double tache, la formation des états provinciaux d’abord, puis de l’assemblée qui siégerait à Berlin. La commission fut nommée le 30 mars 1817 ; elle se réunit sous la présidence du roi actuel, alors prince royal. Les travaux se prolongèrent beaucoup plus qu’on n’avait pensé, et ce n’est que six années après, le 5 juin 1823, que fut promulguée enfin la loi des états provinciaux.

Tels sont, sur ce point, les seuls actes de Frédéric-Guillaume III. Ainsi, des deux promesses du 22 mai 1815, la première seulement avait été remplie ; il avait des états provinciaux, mais la représentation générale n’existait pas encore. Nous avons vu tout à l’heure comment, dès les premiers jours du nouveau règne, l’opinion avait sollicité et espéré avec enthousiasme l’accomplissement de cette œuvre si grave. Eh bien ! le 29 février 1841, par un décret, une proposition, qui forme aujourd’hui, avec l’ordonnance du 22 mai 1815, le document le plus considérable, la base du droit public en Prusse. Le roi avait promis d’étendre, de développer l’institution des états conformément à l’ordonnance de 1815 ; or, c’est le décret de février 1841 qui allait réaliser cet engagement. On voit quelle est l’importance de ce titre ; il convient de l’examiner avec attention.

Les premiers articles du décret s’occupaient d’abord des états provinciaux et proposaient plusieurs mesures qui devaient assurer et étendre leurs droits. La publication des débats était autorisée : il n’était pas permis encore de proclamer les noms des orateurs ; mais les opinions, les discours, pouvaient être rapportés dans les journaux, et ce commencement de publicité était déjà une précieuse conquête dans un pays où les tribunaux même sont secrets. Cette excellente mesure donnait enfin aux états provinciaux une importance qui leur avait manqué trop long-temps ; ces assemblées devenaient ainsi plus populaires, la nation était initiée à leurs travaux, et l’on pouvait espérer qu’il s’établirait entre elles et l’esprit public quelques-unes de ces sympathies efficaces sans lesquelles il n’y a pas de représentation sérieuse. Les travaux des états devaient être aussi plus fréquens, plus rapprochés ; les assemblées étaient appelées à se réunir tous les deux ans, tandis que, depuis 1815, il y avait au moins un intervalle de trois ans entre chaque session. Le décret de 1841 s’appliquait particulièrement, comme on voit, à fortifier l’institution des états provinciaux. Ce n’est pas tout. On n’avait pas seulement promis d’accroître l’importance des états, on avait annoncé le projet de former, du sein de ces états provinciaux, une représentation générale du royaume. C’était là la question brûlante, c’était le problème dont on attendait impatiemment la solution. Le décret de 1841 ne pouvait s’abstenir d’en parler. Voici quelles furent les propositions du gouvernement. On instituait une diète où les états provinciaux envoyaient chacun un certain nombre de délégués ; cette assemblée siégeait à Berlin, et ses attributions étaient de deux sortes : d’abord, sur tous les points où les états provinciaux avaient émis des vœux qui se combattaient, c’était à la diète générale de Berlin de clore le débat ; elle devait oublier les intérêts particuliers et ne songer qu’au bien de la patrie commune. La diète pouvait aussi être consultée par le gouvernement sur toutes les questions qui intéressaient le bien de tous et dans tous les cas où le roi voudrait s’appuyer sur l’avis des hommes éclairés du pays.

Il est facile de voir ce que vaut le décret de 1841, ses mérites et ses inconvéniens, les avantages qu’il apporte et les immenses lacunes qu’il laisse subsister dans le droit public. A vrai dire, on n’avait fait qu’une chose : on fortifiait les états provinciaux ; une demi-publicité leur était accordée, et l’institution pouvait jeter dans le pays des racines solides. Ce n’était là pourtant qu’un intérêt secondaire. Le point capital, la question urgente, c’était celle de la représentation du royaume ; or, que faisait-on des promesses publiées si haut en deux occasions solennelles ? Qu’est-ce que cette diète de Berlin ? Qu’est-ce que cette assemblée occupée seulement à mettre d’accord les décisions de chaque province ? Les objections naissent en foule ; elles se présentèrent immédiatement à tous les esprits, et on ne les épargna guère à l’œuvre de Frédéric-Guillaume IV. D’abord, quand on réclamait la constitution promise en 1815, on avait le droit de penser que les députés du pays ne seraient pas choisis, comme le sont ceux des états provinciaux, d’après les principes ridicules qui président à la formation de ces assemblées. On ne réclamait pas trop fortement Contre ces divisions de castes, contre les élections par états, contre cette absurde distribution des députés qui ne repose ni sur le nombre de la population, ni sur l’importance du pays, mais seulement sur une division géographique ; on ne réclamait pas avec trop de colère contre ces formes surannées, parce qu’on espérait que la constitution serait établie sur d’autres bases, et que l’esprit moderne pénétrerait enfin dans cette monarchie qui veut commander à l’Allemagne. Eh bien ! non, toutes ces espérances étaient trompées ; cette assemblée des représentans de la Prusse n’était autre chose qu’une commission choisie dans les différens états provinciaux, et chargée de se décider entre les propositions contraires émanées des états. Du reste, point de droits, aucune garantie, nulle autorité. Le roi pouvait aussi la consulter quand il le jugeait convenable ; mais la principale attribution de la diète était toujours de réconcilier, s’il y avait lieu, les états provinciaux de la Poméranie et les états provinciaux du Rhin, les députés de Posen et les députés de Kœnigsberg. C’était pour arriver à ce grand résultat que le nouveau souverain avait dépensé dans ses longs discours tant d’onction, d’ardeur, d’enthousiasme et une si complaisante éloquence !

Le décret de 1841 fut soumis aux états provinciaux et souleva, pour toute la seconde partie, une opposition très vive. Les villes réclamèrent auprès des états ; elles demandèrent par des pétitions que les promesses de 1815 et de 1840 fussent rappelées au pouvoir. Breslau, Posen, Kœnigsberg surtout, s’exprimèrent, par l’organe du magistrat, avec une netteté singulière ; elles disaient sans périphrases qu’il était impossible d’admettre que le décret du 22 février satisfit aux engagemens de la royauté. L’attitude prise à cette époque par les villes et les états est un fait très grave dans l’histoire du règne actuel. Il importait de savoir si l’esprit politique était réellement né en Prusse ; en proposant aux états l’étrange décret du 22 février, la couronne semblait mettre en doute cet esprit politique, ce sentiment de la vie publique. L’expérience ne lui réussit pas : il fut constaté, pour tous les esprits clairvoyans, que le parti constitutionnel existait très sérieusement, et qu’il n’était guère disposé à se payer d’apparences. Les protestations de Breslau et de Koenigsberg resteront comme un des titres importans de la cause libérale : elles auraient empêché la prescription des droits du pays, si cette prescription était possible. Appuyés ainsi sur l’opinion, les états purent discuter avec plus de franchise ; on ne ménagea pas les critiques au projet de loi, des amendemens nombreux et très significatifs furent votés ; c’était beaucoup. Je sais bien que ces amendemens (cela devait être) furent supprimés par le pouvoir, et qu’un an après, en 1842, une ordonnance royale, datée du 21 juin, établissait la diète de Berlin telle que l’avait proposée le décret dont nous venons de parler ; mais enfin le pays avait vu se former une opposition intelligente, et l’invention du roi de Prusse était jugée sans appel.

Que va-t-il arriver ? Quand il verra son œuvre critiquée avec une vivacité si ferme, quelle sera l’attitude du roi de Prusse ? Certes, un si rude échec lui sera pénible ; on peut dire qu’il en sera doublement blessé, car chez Frédéric-Guillaume il y a toujours le savant, le lettré, l’artiste même, sous le roi absolu. Frédéric-Guillaume comptait sur le succès de sa proposition, comme un poète sur le succès de sa pièce nouvelle ; or, la pièce, il faut bien le dire, venait d’être fort mal accueillie. Cette blessure faite à son amour-propre lui sera plus cruelle que l’atteinte portée à l’autorité royale. Dès ce moment, la politique du cabinet va changer ; une résistance active s’organisera ; à ces communications si bienveillantes de la couronne et du peuple succéderont peu à peu la défiance et l’aigreur. Le 12 mars 1841, quelques jours après un discussion très vive soulevée aux états de Posen par le décret du 22 février, le roi répondait aux états en des termes presque menaçans ; il commençait ainsi : « La précipitation avec laquelle vous avez jugé le décret qui vous a été soumis n’est guère propre à exercer une influence heureuse sur les dispositions bienveillantes qui nous ont inspiré ce projet de loi. » On saisit ici, dès les premiers mots, le ton de ces communications singulières. Les états ont blâmé l’œuvre du roi ; le roi reproche aux états la légèreté de leur jugement. Pure querelle d’amour-propre, discussion de poète à critique :

Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.


De telles scènes sont bien loin de nous, bien loin aussi des habitudes des gouvernemens du Nord. Cette manière étrange de découvrir la couronne, cette promptitude à se montrer, cette candeur même d’un souverain absolu qui discute sans intermédiaires avec son peuple, et ne craint pas de laisser éclater publiquement son naïf dépit, tout cela était bien nouveau alors. Il y a quelques semaines, Frédéric-Guillaume discutait encore de la même façon, il s’engageait directement dans une controverse théologique avec la municipalité de Berlin. Ces discussions qui nous ont si fort étonnés ne datent pas d’hier, comme on voit ; elles ont toujours été familières à Frédéric-Guillaume, et, parmi tant de controverses publiques, celle du 12 mars 1841 n’est pas la moins curieuse. Nous reviendrons tout à l’heure sur ces singulières habitudes du roi, sur l’influence qu’elles peuvent avoir. Continuons d’abord le récit que nous avons commencé, achevons rapidement cette histoire de la cause constitutionnelle en Prusse.

Après avoir renvoyé à ses critiques le dédain qu’on avait témoigné pour son œuvre, le royal auteur du décret terminait par des paroles bien dures, bien sèches, bien inattendues surtout. Il annonçait résolument que l’ordonnance promulguée par son père en 1815 n’était pas obligatoire pour lui. La question mûrement étudiée, il déclarait n’y avoir rien découvert qui pût l’engager envers son peuple ; il niait même que ce titre pût avoir une valeur quelconque, et être invoqué désormais. « L’ordonnance de 1815 a été abrogée, disait-il, et la loi du 5 juin 1823, en constituant les états provinciaux, lui a enlevé à jamais l’autorité qu’on s’obstine faussement à lui attribuer encore. » Une telle décision, après tant de paroles contraires, est un évènement bien grave ; c’est presque un coup d’état. Ainsi, au bout de six mois de règne, tout était changé ! les engagemens acceptés étaient rompus ! et le parti constitutionnel, si vivement réveillé par l’avènement du roi, si encouragé par ses pathétiques promesses, voyait tout à coup déchirer entre ses mains les titres qu’on avait reconnus la veille !

La question était de savoir si ce coup d’état s’accomplirait sans résistance. Chose singulière ! à cette date où nous sommes, au mois de mars 1841, le parti libéral, en Prusse, se trouve exactement dans la même situation où il était vers 1823. C’est à partir de 1815 que les réclamations se font entendre, l’année 1817 surtout est signalée par des manifestes très explicites, puis arrive la réaction anti-libérale qui éclate à la diète en 1819, et s’impose à toute l’Allemagne ; Frédéric-Guillaume III retire peu à peu ses promesses, et, le 5 juin 1823, la loi qui établit les états provinciaux semble le plus grand effort de ce gouvernement ; la constitution promise est indéfiniment ajournée. Voyez maintenant ce qui s’est passé depuis le nouveau règne. Les espérances se réveillent en 1840 ; le roi et les députés des villes s’entretiennent avec confiance ; de part et d’autre, on parle de concourir à la grande œuvre commune, au développement politique de la patrie ; l’ordonnance de 1815 est rappelée avec enthousiasme ; six mois à peine s’écoulent, et voilà cette ordonnance de 1815 contestée par la couronne, voilà la loi de 1823 proclamée comme l’unique engagement qu’elle accepte ! Qu’est-ce à dire ? et que va-t-il se passer ? Après la loi de 1823, l’opinion publique avait consenti à garder le silence, on respectait l’âge du vieux roi ; l’évènement de Francfort, la fête de Hambach, attestaient bien la colère qui grondait sourdement, mais les bons esprits, les sérieux défenseurs de la cause libérale, avaient ajourné leurs réclamations. Eh bien ! Frédéric-Guillaume IV a-t-il compté, en 1841, sur un nouvel effort de la patience publique ? A-t-il espéré que l’opinion, si vivement remuée, contiendrait ses justes plaintes, comme elle avait pu les contenir, il y a vingt ans, en présence d’un roi vénérable par son âge et sacré de nouveau par l’infortune ? S’il a eu cette pensée, il n’a pu la garder long-temps : l’attitude des partis, certainement, l’aura détrompé bien vite.

Une nouvelle période s’ouvre ici pour l’histoire de la Prusse sous le règne de Frédéric-Guillaume IV. Ce parti constitutionnel qui, en 1823, s’était résigné au silence, il sera moins modeste cette fois, et une opposition très vive, très nombreuse, éclatera de jour en jour. Cette opposition est encore bien confuse, elle ne sait pas très nettement ce qu’elle désire, elle commet çà et là des fautes graves, elle est surtout compromise par les partis extrêmes ; peu à peu cependant, du milieu de cette mêlée tumultueuse, quand la poussière du premier choc est tombée, on voit se dégager plusieurs partis, modérés, intelligens, et qui s’avancent en assez bon ordre C’est dans les premiers mois de 1842 que la presse multiplie ses organes, et commence à devenir une force sérieuse. Voici d’abord la Nouvelle Gazette du Rhin (Neue Rheinische Zeitung), qui paraît au mois de janvier avec un singulier éclat ; c’était chose bien imprévue, en Allemagne, qu’un journal si décidé, une polémique si hautaine, si implacable. La Gazette de Kœniqsberg donna, vers la même époque, un article très remarqué sur l’état de la Prusse (Uber inlandische Zustande), et ouvrit une série d’attaques qui se succédèrent avec vigueur. C’est aussi à ce moment que les Annales de Halle, redoublant de colère, furent obligées de quitter la Prusse, et allèrent se reconstituer en Saxe sous le nom d’Annales allemandes. La presse, depuis 1842 surtout, occupait donc une place considérable dans l’Allemagne du nord ; en dépit de la censure, elle s’était conquis, à force d’audace, une incontestable influence.

Or, si l’on cherche dans tous ces journaux quel a été le fond de cette vive polémique, sur quels principes a vécu cette ardente opposition, on rencontre aussitôt la querelle fameuse de l’école historique et de l’école philosophique. Il a été souvent parlé de ces querelles en France, mais on n’a guère réussi à les rendre moins confuses ; il a été répété plus d’une fois que le roi de Prusse appartenait à l’école historique, mais on a oublié de dire ce que cela signifiait et quelle était la valeur de ces classifications. Le parti philosophique, c’est celui qui se rattache aux sévères traditions de Kant et de Fichte. Or, la philosophie enseignée par ces deux maîtres, l’importance immense, exclusive, la vertu souveraine qu’ils attribuent à la raison pure, tous ces principes sublimes et hautains se traduisent, en politique, dans la théorie qui soumet toutes les formes de la société aux pures conceptions de l’esprit. Fichte, continuant l’œuvre de Kant, abolit la nature, le monde, Dieu lui-même ; dans ce grand et effrayant système, il ne reste plus que l’esprit, la pensée, qui refait le monde en vertu de l’énergie qui lui est propre. Eh bien ! transportez dans les questions politiques ces étonnantes doctrines, ces superbes singularités, comme parle Bossuet, et vous aurez le radicalisme absolu qui veut abolir la société et la refaire d’après le type idéal de la raison. Il importe de se rappeler que Fichte philosophait ainsi au moment où 92 bouleversait l’ancien monde, et qu’il a salué dans les œuvres de la convention l’accomplissement de sa doctrine. Avec Kant, avec Fichte, le radicalisme philosophique était allé aussi loin que possible ; une réaction était nécessaire. On sait comment elle se fit ; on sait comment M. de Schelling réclama au nom de la nature, au nom de l’histoire, contre la doctrine de Fichte. Le même mouvement s’accomplit dans la science politique. Il se forma une école historique qui substitua aux spéculations de la pensée, à la recherche d’un type absolu, l’étude attentive du passé. Cette école se rattachait d’abord à M. de Schelling, mais bientôt elle marcha toute seule, et, dans sa violente réaction contre le rationalisme qu’elle combattait, elle tomba dans l’erreur contraire, elle en vint à professer l’aversion la plus résolue pour toutes les spéculations de la pensée. L’école historique supprimait la philosophie, comme le rationalisme avait supprimé l’histoire. Cette distinction des deux écoles s’appliqua bientôt à toute chose, à la jurisprudence, à la religion, à la politique. En théologie, il s’agissait de savoir si l’on admettait le Christ absolu ou le Christ historique ; je me sers des termes consacrés. Le christianisme historique, c’est l’attachement à de certains symboles une fois admis, à certaines traditions reconnues comme sacrées ; les adversaires de ce christianisme, au contraire, s’attachaient à l’idée même du Christ, et se souciaient peu de la lettre, des traditions, de l’histoire ; ils la niaient même, et l’effaçaient sans pitié, comme le docteur Strauss dans son fameux livre. En politique, il y avait aussi l’état historique et l’état absolu ; la querelle était la même : ici, on étudiait les traditions, on avait foi en elles, on s’efforçait de les développer comme un germe fécond, on espérait en faire sortir des richesses inconnues ; là, on méprisait ces vaines expériences, et c’était à la raison seule que l’on demandait le type souverain, le divin modèle de l’idéale société qu’on imaginait. Ces détails peuvent sembler assez étranges dans la question qui nous occupe ; mais nous sommes en Allemagne, et il faut bien nous résigner à entendre parler une langue qui n’est pas la nôtre. Que le lecteur veuille bien ne pas trop sourire ; tout cela d’ailleurs a un côté instructif. Chacune de ces questions bizarres cachait un système, et ces systèmes vont bientôt se montrer à visage découvert. Seulement, n’est-il pas curieux de voir combien cette Allemagne nouvelle, malgré tant d’efforts pour atteindre à la vie pratique, reste long-temps emprisonnée dans les formules de l’école ? On mettait de la passion à ces querelles d’académie : pour qui tenez-vous ? pour le parti historique ? pour l’école rationaliste ? C’était là, il y a trois ans, toute la question. Entre cette cocarde blanche et cette cocarde rouge, il fallait choisir. Ces querelles duraient depuis plusieurs années, mais elles se réveillèrent surtout en 1842. On se rappela que Frédéric-Guillaume IV protégeait l’école historique, et aussitôt on attribua à cette secrète influence les changemens dont le pays avait à se plaindre. Un des chefs de l’école historique, un de ceux qui avaient appliqué ses principes à la science du droit, M. Stahl, professeur à Erlangen, avait été appelé à l’université de Berlin, et placé dans la chaire d’Édouard Gans, qui venait de mourir. Quelques mois après, c’était M. de Schelling lui-même à qui le ministère s’adressait pour combattre l’école hégélienne. Tout cela semblait le résultat d’une réaction complète, d’un plan sérieusement concerté, et la colère des feuilles libérales devint plus vive que jamais. On sait les difficultés qui attendaient M. Stahl à Berlin : sifflets, charivaris, émeutes d’université, rien n’y manqua ; les étudians de Berlin prenaient parti contre l’état historique, et M. Stahl fut obligé de capituler avant de monter en chaire : Si M. de Schelling n’eût pas été une des gloires de l’Allemagne, l’illustre rival de Hegel courait peut-être les mêmes dangers que le successeur d’Édouard Gans. C’est ainsi que les divisions politiques s’irritaient chaque jour sous ces termes d’école. Imaginez un étranger sans guide, sans préparation, lisant la Gazette du Rhin,ou la Gazette de Kœnigsberg : il n’y voit que de savantes discussions sur le christianisme historique, et il admire ce peuple chez qui les questions de chaque jour sont si sérieuses, si désintéressées. Quelle erreur ! Ce peuple est émancipé de la veille, et derrière ces théologiens qui semblent si graves, derrière ces jurisconsultes dont le style est si pesant, il y a des partis furieux qui sont aux prises. Ce sont ces partis que nous allons voir enfin, quand toute cette fumée peu à peu se dissipera.

A l’extrémité d’abord, sous le drapeau de la réaction, sous la bannière du droit divin, je place les chefs de ce parti historique dont je viens de parler, M. Haller, M. Haevernick, M. Stahl surtout. M. Sthal, avant d’être appelé à Berlin, professait à Erlangen, où il enseignait la philosophie du droit. Cette prétendue philosophie était surtout dirigée contre les philosophes ; c’était une critique extrêmement vive des doctrines hégéliennes, et cette vivacité, souvent spirituelle, plus souvent fantasque, très amusante toujours, excita singulièrement l’attention. Depuis son arrivée à Berlin, M. Stahl s’était occupé particulièrement de questions religieuses ; ces questions, il les traitait dans une forme qui devait plaire au roi : la tentative épiscopale faite il y a quelques années à Jérusalem n’a pas trouvé d’approbation plus ardente que celle du jurisconsulte piétiste. Autour de M. Stahl se rangent les publicistes conservateurs, lesquels comme lui, ne veulent pas entendre parler d’une constitution. J’ai sous les yeux un manifeste très singulier de ce parti ; en voici le titre : la Voix des fidèles sujets de Sa Majesté le Roi. Profession de foi des bons Prussiens. L’auteur commence par poser en principe que le roi tient sa couronne de Dieu seul, et n’en doit compte qu’à Dieu. « Vouloir mettre des bornes à ce pouvoir absolu, lui demander de se limiter lui-même, c’est agir contre la volonté divine. » Il est impossible d’être plus clair, et la conséquence est facile à tirer. Le parti conservateur, qui se recrute surtout dans la noblesse et les fonctionnaires, a produit plusieurs manifestes de ce genre ; le fond est toujours le même, la forme seule varie. Tantôt c’est une théorie bénigne, insinuante : « Le roi est le père du peuple, dit l’auteur ; est-il nécessaire que le père de famille partage avec son fis le gouvernement de la maison ? et convient-il que les enfans exigent des garanties contre l’administration paternelle ? » Tantôt c’est une sorte de sermon méthodiste : « Défiez-vous de ces désirs de liberté, ce sont les conseils de Satan. Vous habitez Le paradis terrestre ; prenez garde au péché d’Ève. Une constitution ! c’est l’œuvre du diable. » Les publicistes du parti conservateur, hâtons-nous de le dire, ne tombent pas tous dans de pareilles sottises ; il y en a qui défendent avec beaucoup d’habileté cette mauvaise cause de l’ancien régime. M. Streckfuss, dans un livre estimable, les Garanties de la Prusse (Garantien der preussischen Zustände), a combattu le parti constitutionnel avec un talent sérieux. Il fait rapidement l’histoire de la monarchie prussienne, et montre les ancêtres de Frédéric-Guillaume marchant toujours avec la pensée publique et la guidant quelquefois dans les chemins de l’avenir. Le règne du grand Frédéric lui fournit à ce sujet des réflexions pleines de sagacité. Voilà, selon lui, les véritables garanties de la Prusse ; c’est cette politique élevée, c’est cette situation de la monarchie prussienne, laquelle s’est fait un besoin de l’intelligence, du progrès des lumières, du développement de la philosophie. « La maison de Hohenzollern, s’écrie M. Strekfuss, vaut pour la Prusse une charte et une république. » L’auteur conclut en repoussant tout projet de constitution ; les états provinciaux lui suffisent. C’est aussi la conclusion d’un travail que M. Stahl a publié tout récemment sous ce titre : le principe monarchique (das Monarchische Prinzip). La pensée de M. Stahl a cependant subi depuis cinq ans quelques modifications assez graves ; elle est devenue plus libérale. Le brillant publiciste repousse aujourd’hui les excès de Haller, son piétisme politique, son fanatisme jaloux pour le droit divin, et ne craint pas de reconnaître la légitimité des espérances qui s’éveillent par toute la Prusse. Ces concessions ont leur importance ; elles sont un indice sérieux et presque un document officiel. M. Stahl est trop bon courtisan pour hasarder des paroles qui engageraient mal à propos l’école historique et le gouvernement qui la protège. Seulement, prenons garde de nous réjouir trop vite ; si nous demandons à l’écrit de M. Stahl quelques renseignemens sur la secrète pensée du pouvoir, la réponse est triste. M. Stahl admet bien une constitution, il veut bien une chambre élue par le peuple, mais ce sera tout simplement une assemblée consultative, ce sera une constitution moins libérale que la constitution de Bavière. Berlin ressemblera à Munich ; l’auteur n’a pas plus d’ambition pour la capitale de Frédéric-le-Grand ! Selon M. Stahl, les institutions représentatives ne conviennent qu’aux pays tourmentés par les guerres civiles et bouleversés par les révolutions ; c’est le vigoureux remède des maladies dont ils ont souffert. « Un tel régime, ajoute-t-il, serait fatal à la pacifique Allemagne.

Tandis que M. Stahl parle ainsi, écoutez ce bruit, ces cris violens, ces déclamations forcenées : c’est le parti démagogique qui répond au parti de la réaction par un déchaînement sans exemple. Plus les doctrines de Stahl, de Haller et de la noblesse de Prusse s’opposaient au légitime développement de la société constitutionnelle, plus la colère des démocrates s’enhardissait chaque jour. Il n’y a pas de pays au monde où l’on sache, comme en Allemagne, se jeter éperdument dans les conséquences extrêmes d’un principe une fois admis. C’est là qu’on se grise avec des formules, comme ailleurs avec des Marseillaises. L’ancien parti révolutionnaire, je le sais bien, celui qui s’était montré à Francfort et à Hambach, est presque entièrement dispersé, à l’heure qu’il est. M. Wirth écrit une histoire d’Allemagne ; M. Venedey s’est converti aux doctrines pacifiques. Cependant la fièvre s’est portée ailleurs ; elle agite aujourd’hui les questions religieuses, et c’est là qu’elle produit un opposition inconnue jusque-là, et qui ne peut exister que chez nos voisins. Les écrits de Bruno Bauer et de Luis Feuerbach sont bien tristes sans doute dans leur nudité ; eh bien ! Figurez-vous les disciples exaltés, les partisans fanatiques de ces grossiers systèmes ; figurez-vous-les surtout en présence de ce parti du droit divin que je signalais tout à l’heure. De part et d’autre, ces excès incroyables se valent, et ces hommes, séparés par des abîmes, finissent par se rencontrer sur un point. M. Stahl ne veut pas d’une constitution ; eux aussi, ils la repoussent. Que serait une constitution, je vous prie, pour ce radicalisme absolu, bien décidé à changer la face des sociétés humaines ?

Je viens d’indiquer les deux partis extrêmes ; c’est dans un milieu plus calme et plus intelligent que se place le mouvement sérieux des bons esprits, la vraie discussion des idées. Il y a plus de trois ans, dans les premiers mois de 1842, un publiciste peu connu jusque-là, M. Bülow-Cummerow, fit paraître sur la Prusse et sur toutes les questions du jour un travail important qui fut très remarqué. La Prusse, sa constitution, son administration et ses rapports avec l’Allemagne, tel était le titre de ce livre. M. Bülow-Cummerow s’est placé, par ce manifeste, à la tête de ce qu’on a appelé le centre droit. C’est un Prussien dévoué : il a une foi vive dans les destinées de son pays, il souhaite une constitution pour la Prusse, et pour l’Allemagne une forte unité politique ; mais, quand il expose son système, quand il discute les théories diverses qui se présentent, sa pensée est incertaine, il hésite, et se contredit trop souvent. Après avoir fait preuve des intentions les plus libérales, il finit par redouter l’influence des assemblées, il craint que le principe monarchique ne soit entamé et bientôt envahi, si la constitution accorde aux chambres une part effective du pouvoir. M. Bülow-Cummerow ne partage pas les opinions de M. Stahl, et les combat même avec vivacité ; cependant il arrive presque au même résultat que le professeur de Berlin : les chambres ne doivent être, selon lui, que des assemblées consultatives. Hâtons-nous d’ajouter que M. Bülow-Cummerow étend beaucoup les attributions de ces chambres, et qu’en cela du moins il est bien plus libéral que M. Stahl. Les chambres, il est vrai, ne pourront que donner leur avis, mais cet avis devra leur être demandé, et non pas seulement dans les questions de finances, dans les affaires du budget, mais pour tous les grands problèmes qui intéressent le pays. M. Bülow-Cummerow s’est recommandé surtout, dans ces derniers temps, par l’intelligente sollicitude avec laquelle il a suivi les délibérations des états provinciaux. Il a publié l’année dernière, sous le titre de Dissertations politiques et financières, des résumés fort instructifs, où sont nettement exposés les travaux des états dans les différentes provinces du royaume. Pour tout ce qui concerne l’administration et les finances, les écrits de M. Bülow-Cummerow, à ce qu’on m’assure, font autorité désormais. Je regrette seulement, dans les matières politiques, l’indécision de sa pensée.

Malgré cette indécision, bien excusable sans doute chez des publicistes qui viennent de naître à la vie politique, malgré ces hésitations très naturelles, M. Bülow-Cummerow est digne de représenter le centre droit au milieu des partis récemment formés à Berlin. Or, il devait rencontrer des adversaires, qui, en effet, ne lui ont pas manqué. Voici d’abord M. Steinacker. M. Steinacker n’est pas sujet de la Prusse, il est le chef de l’opposition libérale à la chambre des députés du duché de Brunswick ; mais la part qu’il a prise à ces débats, l’influence sérieuse qu’il a exercée, m’autorisent à citer son nom dans ce tableau politique de la société prussienne. D’ailleurs, cette sollicitude d’un étranger pour les questions qui s’agitent à Berlin est un indice expressif de la situation des choses. Ce ne sont pas seulement les destinées particulières de la Prusse qui sont en cause dans ces discussions, ce sont les destinées de toute l’Allemagne. Une constitution peut être octroyée, puis retirée à Brunswick, à Hanovre, à Munich, à Cassel, sans que l’évènement ait de grandes conséquences ; à Berlin, la question est plus sérieuse. Berlin est la vraie capitale des états germaniques, et ce qu’on y décidera sera décidé tôt ou tard pour le pays tout entier. Voilà pourquoi on ne s’étonne pas, au-delà du Rhin, que le pays le plus intelligent et le plus libéral de la confédération n’ait pas reçu encore, comme la Bavière et le Hanovre, des institutions représentatives ; encore une fois, ce sera là un évènement décisif, et, pourvu qu’il ne tarde pas trop, cette lenteur circonspecte convient à la gravité de la situation. Ne nous étonnons pas non plus que M. Steinacker se mêle à la polémique engagée entre les publicistes de Berlin, et qu’il combatte avec talent les vues de M. Bülow-Cummerow. Il représente à ce congrès les désirs de l’Allemagne elle-même.

Si M. Bülow-Cummerow est le chef du centre droit, les écrits de M. Steinacker sont cités comme l’expression du centre gauche. A côté de ces écrits, il faudrait surtout signaler les adresses des états provinciaux, les réclamations, les remontrances des magistrats de Berlin, de Kœnigsberg, de Coblentz ; de Breslau, de Düsseldorf. Un recueil qui contiendrait tous ces précieux documens formerait un excellent manuel bien propre à entretenir dans l’esprit public des traditions fécondes. On a publié récemment un petit livre, fort curieux aussi, où se trouvent réunies, selon l’ordre des dates, les lois et les ordonnances qui concernent la question constitutionnelle. Les pétitions, les adresses des villes, de 1815 à 1823, y ont également leur place, ainsi que les opinions de plusieurs hommes d’état, des lettres, des fragmens de Münster, de Stein, de Hardenbrg. Seulement, pourquoi la dernière partie de ce recueil est-elle si incomplète ? Pourquoi ces mêmes documens, depuis 1840, nous sont-ils communiqués d’une main si avare ? Encore une fois, ce sont là les titres les plus sacrés de la cause libérale. Ces remontrances, toujours respectueuses, mais fermes, composent en quelque sorte un concert grave et puissant ; c’est la voix publique qui chaque jour monte et s’enhardit. À cette voix des villes si l’on ajoute celle des universités, quelle autorité n’aura point cette opposition ainsi appuyée sur les foyers les plus actifs et les plus intelligens du pays ! Or, les universités, si endormies il y a quelques années, commencent à se ranimer enfin. Ce fait est grave et vaut la peine qu’on le signale avec quelque détail ; c’est par là que je terminerai ce tableau des forcés du parti libéral.

Oui, dans ce travail politique qui agite l’Allemagne, on a pu s’étonner à bon droit que les universités aient gardé si long-temps le silence. Ces grandes écoles occupent une place sérieuse dans le pays ; elles renferment l’élite de la nation ; des hommes éminens y ont porté très haut l’histoire et la philosophie du droit ; il y a là ce qui manque en France, des facultés des sciences morales, des cours d’études administratives, mille ressources vraiment précieuses. Ne semble-t-il pas que tant d’élémens de force et de vie devraient être plus féconds ? Personne n’ignore le rôle actif et glorieux des universités dans le soulèvement de 1813. Fichte est le héros de cette époque, et ses discours à la nation allemande, prononcés au milieu de nos baïonnettes, resteront comme un des plus fiers monumens de l’intrépidité nationale. Cette tâche, commencée en 1813, pourquoi les universités n’osent-elles plus la continuer aujourd’hui ? Faut-il de si terribles secousses pour qu’elles se réveillent à la vie ? Il est beau, quand un peuple est écrasé, de changer sa chaire en tribune, et de ressusciter ce peuple par une parole toute puissante ; mais, dans les luttes pacifiques de la civilisation, n’est-ce pas un devoir aussi impérieux pour les gardiens de la science de surveiller, aux jours difficiles, le libre mouvement du dehors, d’éclairer le travail inquiet des esprits, de lui prêter le secours de la pensée et l’autorité d’une direction efficace ?

Quand les Annales de Halle, en 1841, soumirent les travaux des universités à une critique si vive et si impitoyable, les ardens rédacteur de ce recueil signalèrent avec raison un mal très sérieux en effet, le silence des hautes écoles, leur dédain, de la vie pratique et l’action énervante qu’elles pouvaient exercer. Peut-être y avait-il quelque imprudence dans cette levée de boucliers, car si M. Arnold Ruge et ses amis avaient réussi, avaient appelé à la vie politique les hommes éminens des universités, il est probable que ces hommes n’auraient pas défendu les doctrines des Annales de Halle. Les opinions extrêmes auraient trouvé, au contraire, en face d’elles un groupe naturellement sérieux et modéré. Quoi qu’il en soit, la plupart de ces critiques étaient justes, sensées, elles allaient directement à leur adresse, elles indiquaient un mal très réel, et on ne peut nier l’heureuse influence qu’elles produisirent.

Quelques mois après la brillante campagne des Annales de Halle, M. de Schelling, appelé à Berlin, ouvrait son cours par ces remarquables paroles : « Je ne viens point diviser les esprits, je viens les réconcilier ; j’arrive en messager de paix dans ce monde déchiré. Ce n’est pas pour détruire que je suis ici, c’est pour édifier, pour construire une forteresse où la philosophie habitera sans rien craindre. Or, j’entreprends cette tâche à une époque où la philosophie a cessé d’être le travail de l’école pour devenir l’affaire de tous. Je suis Allemand, je porte au fond de mon cœur le bonheur et la prospérité de ma patrie ; c’est pour cela que je suis à Berlin, car le salut de l’Allemagne est dans la science. La philosophie est engagée désormais dans toutes les questions du jour, dans ces vivans problèmes où il est interdit, où il est impossible de demeurer neutre. » Voilà de belles paroles, voilà de magnifiques promesses ; seulement l’illustre philosophe a-t-il rempli son programme ? hélas ! non. On ne reproche pas sans doute à l’éloquent professeur d’être resté dans ces hautes régions de l’étude où son imagination et sa pensée se jouent en de brillans systèmes ; on remarque cependant qu’il n’a pas tenu ce qu’il avait annoncé avec tant d’enthousiasme. De profondes études sur la mythologie antique n’étaient pas sans doute ce qu’on attendait de lui après cette généreuse profession de foi, et au moment où les esprits aspiraient à une nourriture plus fortifiante. M. de Schelling était arrivé à Berlin, il y a quatre ans déjà, au milieu des passions philosophiques les plus vives ; toute l’école de Hegel avait frémi en voyant reparaître, après le règne du maître, le chef d’un système qu’on avait dépassé ; il fallait se concilier les esprits, il fallait se créer un auditoire. M. de Schelling prononça alors les enivrantes paroles qu’on vient de lire, à peu près comme les souverains de l’Allemagne, en 1813, avaient inscrit sur leurs drapeaux les mots de liberté et de constitution afin de rallier les peuples contre l’ennemi. Le lendemain de la victoire, on ne se souvenait plus du contrat de la veille ; une fois établi dans sa chaire, M. de Schelling oublia facilement son discours, et la philosophie ne quitta pas l’étude du passé pour les périlleuses épreuves de la vie active.

Ce que M. de Schelling avait promis et ce qu’il n’a osé faire, un philosophe de l’école ennemie vient de l’entreprendre avec une singulière franchise. M. Hinrichs a donné, l’an dernier, dans sa chaire de philosophie, à l’université de Halle, une série de leçons sur les intérêts présens, sur les questions les plus vives de la politique allemande. M. Hinrichs appartient à l’école de Hegel, non pas à la gauche hégélienne, à la faction irritée que conduit tant bien que mal M. Arnold Ruge. Non ; il est de la première école, il fait partie de ce groupe éclairé, sérieux, ardent toutefois, qui s’était formé autour du maître, et qui, dans toutes les universités prussiennes, à Berlin, à Halle, à Kœnigsberg, établissait solidement ses doctrines. C’est aussi là ce qui donne un intérêt nouveau à son curieux livre. Malgré la vivacité toujours croissante de ces luttes, cette ancienne école de Hegel avait jusqu’ici gardé le silence ; elle ne sortait pas du cercle que le maître lui avait tracé ; elle craignait de résumer ses conclusions pour les appliquer courageusement à la société moderne, et les journaux de la gauche hégélienne, les Annales de Halle et les Annales allemandes, la frappaient comme une ennemie. La Montagne, ce sont les écrivains même dont je parle qui s’attribuaient ces noms orgueilleux, la Montagne croyait avoir écrasé la Gironde. Aujourd’hui cependant voici un girondin qui prend la parole. Le livre de M. Hinrichs ne mérite donc pas seulement l’attention à cause des curieux documens qu’il renferme, il a un attrait plus vif, c’est le manifeste d’une grande école qui se taisait on ne sait pourquoi, et abandonnait une trop facile victoire à ses turbulens successeurs. Que ferait Hegel aujourd’hui ? On se le demande souvent avec regret. Certes, ou peut le croire, il n’aurait pas reculé dans ce développement nouveau des idées, il n’eût pas refusé de donner à la philosophie une direction plus active ; puisqu’il avait commencé en 1815 une critique très ferme et très élevée de la constitution du royaume de Wurtemherg, il aurait repris avec plus d’autorité ces fortes études. Édouard Gans aussi, bien moins circonspect que son glorieux maître, Édouard Gans, si généreux, si ardent, si avide de la vie politique, n’eût pas manqué à la tâche nouvelle imposée par les évènemens. M. Hinrichs, qui entreprend aujourd’hui cette tâche, n’a sans doute ni la pensée souveraine de Hegel, ni l’ardeur enthousiaste de Gans ; mais la bonne volonté et le talent ne lui manquent pas, et il s’efforce de relever un héritage abandonné. Voilà quel est l’intérêt de son travail.

L’ouvrage de M. Hinrichs est une histoire rapide et assez complète de tous les mouvemens d’opinion qui se sont produits en Allemagne depuis le XVIIIe siècle. Comment l’éducation du peuple s’est-elle faite sous la discipline des évènemens ? Quelle action ont subie les doctrines religieuses ? Quel a été le rôle de la science dans ces révolutions intérieures ? Telles sont les questions auxquelles M. Hinrichs s’est efforcé de répondre. La politique, l’église, la philosophie, voilà le triple objet de ses curieuses leçons. L’auteur, il est vrai, remonte un peu plus haut dans son introduction ; il commence en Orient, il continue avec l’antiquité grecque, avec Platon et Aristote, puis il passe de là à Alexandrie ; il arrive enfin au christianisme, traverse à grands pas tout le moyen-âge, et salue avec Frédéric II l’avènement du XVIIIe siècle. Il faut pardonner quelque chose à l’ambition de la science allemande. La plus humble cité, au moyen-âge, quand elle écrivait son histoire, ne manquait jamais de remonter à la guerre de Troie. Un écrivain allemand qui veut raconter la révolution de Saxe ou de Brunswick croirait aussi déroger, s’il ne cherchait les premiers titres de son récit dans les archives de Babylone ou de Persépolis. Je regrette pour M. Hinrichs cette longue et pénible introduction ; je crains qu’elle ne nuise à son travail, et que le lecteur ne s’effarouche aux premières pages. La moitié d’un volume, dix ou onze leçons pour un résumé parfaitement inutile, c’est un peu plus qu’il ne convenait à l’économie du livre. Le moindre inconvénient de ces dissertations, c’est d’être publiées pour la centième fois. Si elles n’apportent rien qui ne soit connu déjà, à quoi bon en charger son travail ? Si elles révèlent un point de vue nouveau, une lumière inattendue, n’est-il pas vraiment dommage de réduire à la mince condition de préface une si belle histoire universelle ?

L’ouvrage commence sérieusement à la onzième leçon, consacrée presque tout entière à Frédéric II ; cette leçon est excellente. Il y a là un portrait irréprochable du grand capitaine, et surtout du hardi penseur, du roi philosophe. M. Hinrichs montre fort bien tout ce qu’il y a d’audace dans la politique, de ce souverain révolutionnaire, qui a fait asseoir le libre esprit sur le trône ; il expliqué parfaitement la glorieuse originalité de ce grand règne. C’est par lui, c’est par Frédéric II que la Prusse a été liée à ce système vivace qui lui fait une loi de s’associer à tous les progrès de l’intelligence ; En face de l’Autriche, qui redoute la lumière et le mouvement, la Prusse a grandi par son respect de la pensée, par sa foi dans l’action. Or, à qui doit-elle ces traditions, ces nécessités fécondes, et, en quelque sorte, cette charte souveraine ? A celui qui écrivait en 1731 : « Je souhaite à cette maison royale de Prusse de sortir complètement de la poussière où elle est restée jusqu’ici, je souhaite qu’elle devienne le refuge des malheureux, l’appui des opprimés, la providence des pauvres, l’effroi des méchans ; mais si le contraire arrivait, si (ce qu’à Dieu ne plaise !) l’injustice et l’hypocrisie devaient y triompher de la vertu, alors je lui souhaite, à cette maison royale, une chute plus prompte, plus rapide, que ne l’a été son élévation. » M. Hinrichs a bien fait de rappeler avec force ces beaux souvenirs. Cette ferme et intelligente étude sur le règne de Frédéric est une des meilleures parties de son livre, et un excellent point de départ pour tous les développemens qui vont suivre. En effet, les évènemens des années qui se succèdent ne sont que la conséquence de cette politique hardie. Quand la philosophie prend un si libre, essor à Iéna et à Berlin, quand Fichte écrit les Discours à la nation allemande, n’est-ce pas l’esprit du grand Frédéric qui se perpétue dans la monarchie ? M. Hinrichs suit avec beaucoup d’attention les phases diverses de cet esprit ; tantôt on lui lâche la bride, tantôt il est comprimé, menacé. L’auteur arrive bientôt à l’histoire contemporaine. Quoique les questions soient brûlantes, il ne redoute pas les détails les plus rapprochés de nous, il n’a pas peur des noms propres. Depuis 1815 jusqu’en 1843, le mouvement de l’opinion publique en Prusse est longuement indiqué avec ses alternatives de succès et de revers. Nous avons là un tableau complet de ces trente dernières années. Ce tableau, sans doute, pourrait être plus net ; l’auteur n’a pas toujours distribué avec art les intéressans matériaux dont il dispose ; tel qu’il est pourtant, avec ses défauts, ses longueurs, sa confusion, c’est un travail utile, plein d’indications précieuses, et le plus curieux des documens pour l’histoire contemporaine de l’Allemagne du nord.

Voilà pour le mérite de l’auteur : ceci n’est rien cependant ; le véritable intérêt de ce livre, c’est que ce n’est pas un livre, mais une série de leçons professées dans une université prussienne en présence d’un jeune et ardent auditoire. Voyez-vous le professeur, le philosophe, discutant en chaire sur les évènemens de l’ame qui vient de finir, le voyez-vous délibérant sur les paroles de Frédéric-Guillaume, commentant les décrets, les ordonnances, les discours de la couronne ? Quand il ne professe pas, il publie des brochures ; à Pâques, à la Pentecôte, toutes les fois que les salles de l’université sont vides, il publie sous ce titre : Ecrits de Vacances (Ferienschriften), quelques feuilles rapides qui seront bientôt dans les mains de ses élèves. Il ne se lasse point de leur distribuer cette nourriture, et d’engager son jeune auditoire dans les problèmes de la vie politique. Singulier pays, où peuvent se rencontrer, côté des institutions de la monarchie absolue, des franchises si grandes et de si étranges libertés ! L’Allemagne est aujourd’hui ce qu’était la France au XVIIIe siècle. Quand la pensée s’éveille au sein d’une nation tout entière, quand ce besoin d’indépendance est entré dans la conscience d’un peuple, ces libres désirs se font jour par toutes les issues, quo data porta. A-t-on jamais pensé plus librement qu’au temps de Voltaire, sous le régime du droit divin, sous le gouvernement du bon plaisir ? La tribune alors, c’étaient ces brillans salons où se dépensait chaque soir tant d’esprit et de hardiesse. En Allemagne, la fermentation sourde qui agite les peuples éclate, à l’heure qu’il est, partout où elle peut, dans la chaire du philosophe, dans le sermon d’un pasteur rationaliste, dans le discours d’un corps municipal. Tout cela nous paraît étrange ; soit. C’est pourtant la conséquence obligée de l’état où est arrivé le pays. Le seul moyen de rétablir l’ordre, ce sera d’accorder la liberté véritable. Donnez à ce libre esprit qui s’emporte la place qu’il doit occuper, faites-lui sa part, établissez enfin les institutions fécondes qui permettent à ces forces vives de se développer régulièrement, sans troubles, sans conflits. En attendant, il est bien que les universités prennent ainsi la parole ; l’intervention de ces hautes assemblées paraît, à coup sûr, plus opportune que celle de tant d’écrivains sans mission.

Il convient surtout que les jurisconsultes surveillent d’une manière plus efficace ces questions législatives qui se rattachent si étroitement à la cause constitutionnelle. C’est à eux qu’il appartient de demander la publicité des tribunaux, l’indépendance des juges, la liberté de la défense. Dans une de ses meilleures leçons, dans une étude sur Fichte, après avoir rappelé les intrépides travaux de ce grand citoyen, M. Hinrichs s’écrie fièrement : « Dans ces heures de crise, les savans s’occupaient de leur science ; les théologiens songeaient, comme aujourd’hui, au salut des ames, sans jamais se soucier de la liberté de l’esprit ; les jurisconsultes enseignaient le droit romain ou exposaient l’ancienne constitution impériale qui n’existait plus, c’est-à-dire que tout le monde se taisait : le philosophe seul osa prendre la parole. » Eh bien ! quelle sera la réponse des jurisconsultes ? Ne relèveront-ils pas ce défi ? Je sais bien qu’il y a deux ans la chambre des députés du royaume de Save a été surtout occupée de ces questions si urgentes ; je sais bien que le ministère, en Wurtemberg, a proposé aux chambres un nouveau projet de loi, approprié aux lumières de l’Allemagne. Dans le grand-duché de Bade aussi, les chambres, l’année dernière, ont eu à examiner un projet de législation conçu dans cet esprit libéral, et un homme éminent de ce pays, M. Mittermaier, publiait, il y a quelques mois, un ouvrage approfondi sur cette matière. C’est beaucoup déjà ; ce n’est point encore assez : la Prusse surtout se doit à elle-même de protester sans trêve contre l’incroyable administration de la justice. Tandis que les philosophes commentent en chaire les promesses de 1815 et de 1840, n’est-ce pas aux jurisconsultes de Berlin, de Bonn, de Halle, de Kœnigsberg, qu’il appartient de combattre efficacement la barbarie d’une législation inique et de faire entendre, comme nos vieux parlemens, de vigoureuses remontrances ? Les universités, nous l’avons dit, sont déjà entrées dans cette voie féconde ; elles s’y avanceront davantage, toujours calmes et fortes. De telles hardiesses peuvent sembler bizarres, irrégulières ; mais, si l’on examine la situation des choses, il faut bien reconnaître le droit de ces savantes assemblées. Ce droit ne cessera que le jour où il y aura une tribune à Berlin.

Ce ne sont pas seulement les partis libéraux de la Prusse qui réclament ces fortes institutions ; toute l’Allemagne s’y intéresse comme à une cause nationale. Nous avons vu tout à l’heure un étranger, un membre de la chambre des députés du duché de Brunswick, M. Steinacker, prendre une part active aux discussions ouvertes à Berlin ; croit-on que dans tous les états constitutionnels il n’y ait pas des milliers de cœurs qui battent, et qui désirent pour la Prusse une situation meilleure ? Pourquoi donc, malgré les défiances, malgré les antipathies de l’homme du sud contre l’homme du nord, pourquoi donc les problèmes qui s’agitent à Berlin éveillent-ils par toute l’Allemagne une sollicitude si empressée ? Il suffit de jeter les yeux sur les états constitutionnels au-delà du Rhin pour comprendre quel est leur intérêt dans ces grands débats. Sous Frédéric-Guillaume III, dès que la réaction de la diète contre les idées nouvelles eut entraîné le gouvernement prussien, les libéraux des pays voisins, découragés et à demi vaincus, reculèrent presque aussitôt. Qu’auraient-ils fait sans l’appui de la Prusse ? C’est là seulement qu’ils trouvaient les traditions vigoureuses dont leur inexpérience avait besoin ; c’était de Berlin qu’étaient sortis, avec Stem et Hardenberg, les vœux et les principes de l’Allemagne régénérée. La Prusse conduisait l’armée libérale ; si ce chef passait à l’ennemi, la déroute était inévitable. Aussi qu’arriva-t-il ? Rappelez-vous l’histoire des chambres allemandes pendant tout le règne de Frédéric-Guillaume III. Elles se laissèrent enlever, l’une après l’autre, les garanties qu’on leur avait d’abord accordées. On les vit même s’annuler à un tel point, qu’elles permirent aux gouvernans d’abolir, non plus telle ou telle liberté, mais la constitution même. C’est ce qu’on osa faire, il y a huit ans à peine, dans le royaume de Hanovre. Les sert professeurs qui protestèrent contre ce coup d’état, et qui y perdirent leurs chaires, ont sauvé l’honneur de Goettingue ; mais les chambres de Hanovre, dont l’indifférence encouragea l’audace du roi Ernest, furent plus coupables sans doute que le gouvernement qui violait la loi. Or, imaginez une tribune à Berlin, imaginez la vie publique régulièrement constituée, et l’esprit parlementaire se développant avec force au sein d’une cité savante et libérale : pensez-vous que les députés du Hanovre se seraient endormis si volontiers, et qu’il n’y aurait eu que sept voix dans tout le royaume pour dénoncer l’iniquité commise ? Ces chambres, si découragées jadis, semblent se réveiller depuis quelque temps ; d’où vient ce réveil ? Il date précisément de l’époque où les espérances constitutionnelles ont reparu en Prusse. C’est depuis 1840, c’est depuis les discours de Frédéric-Guillaume IV, que les réunions des chambres, à Carlsruhe, à Stuttgard, à Dresde, ont présenté un intérêt sérieux. A Carlsruhe, en 1842, M. Welcker osa entrer en lutte avec la diète elle-même ; cette vive et brillante campagne était impossible il y a dix ans. Le parti libéral doit donc trouver encore dans les vœux de toute l’Allemagne un secours direct, une assistance efficace. Cette force nouvelle s’ajoutera aux ressources dont il dispose, et légitimera de plus en plus son avènement.

Nous avons indiqué les forces du parti constitutionnel ; que faut-il conjecturer sur le succès de sa cause ? Nous avons signalé le travail de l’opinion, le mouvement des différens groupes ; voilà, certes, des garanties sérieuses : quels sont maintenant les obstacles ? D’où sortiront les difficultés ? Des dispositions personnelles de Frédéric-Guillaume IV et de l’hostilité déclarée du prince de Metternich ? Je n’ai que deux mots à dire sur ce point.

On a vu suffisamment par tout ce qui précède quel est le caractère du roi, et le genre de difficultés ou de secours que la cause libérale rencontrera sur les marches du trône. Frédéric-Guillaume IV n’est certainement pas un esprit ordinaire ; c’est une intelligence tout-à-fait distinguée, une nature riche, douée des qualités les plus brillantes, ornée de l’instruction la plus variée seulement, est-ce bien un homme d’état ? Pour parler net, il est permis d’en douter. Ce roi artiste, ce brillant dilettante, qui donne des leçons à ses architectes, des conseils à Meyerbeer, des inspirations à Cornélius, est en même temps un érudit, un philosophe, un théologien : On assure qu’il lit Platon et Aristophane dans leur belle langue ; il suit sans peine M. de Schelling dans ses spéculations mystiques, et, s’il faut traiter un point de théologie, il cite les Pères, il cite Luther et Melanchton, comme feraient M. Hengstemberg ou M. Tholuck. C’est dans les questions politiques, c’est dans la pratique des affaires qu’il est moins sûr de sa pensée. Il saura enthousiasmer Tieck et Cornélius, Meyerbeer et Schelling ; ses ministres seront moins contens de lui et le quitteront l’un après l’autre. En réunissant à Berlin cette illustre assemblée de poètes et de peintres, d’artistes et de philosophes, il a obéi à ses nobles instincts, à ses délicates sympathies pour toutes les distinctions de la pensée ; toutefois cet entourage glorieux et si conforme à ses goûts sert en même temps sa politique ; on ne saurait accuser de tendances illibérales un souverain absolu qui introduit à sa cour le droit démocratique du talent. D’ailleurs, bien qu’il appartienne, nous l’avons dit, à ce qu’on nomme le parti historique ; bien qu’il se serve de M. de Schelling contre les hégéliens, de M. Eichhorn et de M. de Savigny contre les rationalistes ; bien que la direction un peu mystique de sa pensée l’ait rendu favorable aux piétistes, il est loyal, sincère, impétueux ; il voudrait convaincre au lieu de régner. Les rois règnent ; lui, il parle ; il fait de longs discours, il engage des controverses sur les plus graves sujets, se fiant à la facilité brillante de son esprit et à la générosité de ses intentions. Il lui est arrivé plus d’une fois, m’assure-t-on, d’écrire de sa main à des journalistes qui attaquaient sa politique et de les réfuter dans le meilleur style. Il discutait, il y a quatre ans, la question constitutionnelle avec les états provinciaux de Posen ; il a débattu hier un point de théologie avec la municipalité de Berlin ; ce n’est pas la dernière thèse qu’il soutiendra. C’est un roi très allemand. Cependant nos voisins deviennent moins Allemands chaque jour, je veux dire moins naïfs, moins confians, plus difficiles à conduire : or, un roi qui parle si volontiers ne donne-t-il pas des armes contre lui ? J’entrevois donc ici deux chances contraires : d’un côté les dispositions fort équivoques du roi, de l’autre les encouragemens qu’il donnera, sans y songer, au parti qu’il veut contenir.

Il est certain, en effet, que Frédéric-Guillaume est peu disposé à établir dans ses états une constitution vraiment sérieuse. Le rêve de l’école historique, c’est d’organiser l’édifice de telle façon, que les différentes époques du passé, depuis Arminius jusqu’à Frédéric Barberousse, s’y trouvent comme représentées par étages ; temps primitifs, droit coutumier, féodalité, monarchie, il faudrait unir tout cela et en former l’œuvre que l’Allemagne réclame. La constitution vraiment germanique serait enfin découverte ; elle ne serait ni anglaise, ni américaine, ni française surtout ; ses pères, ses législateurs, ce seraient les héros de la Walhalla ; on n’oublierait que Luther et Frédéric-le-Grand. Nous parlons sérieusement, et nous serons bien surpris si quelques-unes de ces étranges idées ne se retrouvent pas dans le projet de constitution qui se prépare ; elles ont déjà percé visiblement dans les discours de 1840. Seulement, les difficultés seront-elles résolues alors ? Aura-t-on réussi par là à calmer les exigences de l’opinion ? Il faudrait une singulière confiance pour l’espérer. Cependant, comme Frédéric-Guillaume aura donné par ses discours les gages les plus sérieux, l’opposition, enhardie, poursuivra toujours son but. Peu importe donc que les dispositions du roi soient aujourd’hui défavorables à la cause constitutionnelle ; les engagemens qu’il a pris, ceux qu’il prendra encore, devront modifier tôt ou tard sa pensée, et le mouvement de l’opinion publique l’entraînera, nous l’espérons, dans les voies fécondes de la société moderne.

Le plus redoutable adversaire du parti constitutionnel, c’est bien évidemment le cabinet autrichien, et surtout le politique éminent qui dirige ce cabinet. Personne n’ignore en Europe quelle est l’influence de M. le prince de Metternich. Voilà trente-six ans que le prince est aux affaires ; pendant ces trente dernières années, si l’on regarde au fond des choses, c’est lui qui a gouverné l’Allemagne. Arrivé au pouvoir en 1809, M. de Metternich a assisté à l’enthousiasme populaire de 1813, aux promesses généreuses des souverains, au soulèvement de toute l’Allemagne ; il est même un de ceux qui ont dirigé ce mouvement des peuples, et on sait qu’il reçut le titre de prince après la bataille de Leipsig. Puis, dès le lendemain de la victoire, il a laissé à cette noble ferveur le temps de se calmer, et, secrètement, sans éclat, il s’est mis à lutter pied à pied contre cet esprit libéral. Il y a une phrase curieuse prononcée par l’empereur François à l’une des diètes de Hongrie : Totus mundus stulticitat, et vult habere novas constitutiones ; sed vos jam habetis unam constitutionem antiquam, ut non opus sit his novitatibus peregrinis ; Eh bien M. de Metternich poursuivait cette folie de constitution, et voulait, par charité, en guérir l’Allemagne. Surveillant à la fois les souverains et les peuples, tantôt il faisait retirer par la diète les libertés accordées, tantôt il arrêtait les gouvernemens dans leurs concessions trop généreuses. Il a habilement mis à profit la terreur inspirée par le Tuqenbund en 1819 ; l’évènement de Francfort, la fête de Hambach, ont été pour lui d’utiles occasions qu’il a saisies le plus naturellement du monde, et en dissimulant sa joie. Il s’agissait de lutter contre de glorieux souvenirs, contre les nobles émotions communiquées aux peuples par de grands ministres ; il fallait ruiner l’influence de Stein et de Hardenberg ; il a réussi à force d’habileté et de ruse. Or, voilà maintenant que l’esprit de Stem ressuscite et que tous les cœurs sont agités. Le savant stratégiste ne s’est pas jeté sur l’ennemi ; il a fait semblant de ne pas le voir, attendant l’occasion de le frapper. L’occasion est venue bientôt. Une émeute religieuse éclate, l’église évangélique est tourmentée par une crise profonde : c’est alors que M. de Metternich a vu Frédéric-Guillaume IV.

Certes, la position, de M. de Metternich paraît puissante, sa politique semble solidement assurée ; eh bien ! non : malgré tant de victoires remportées depuis le congrès de Vienne sur le mouvement libéral des esprits, M. de Metternich a subi, il y a quelques l’échec le plus grave ; il a été battu dans une occasion décisive, et, si le vieux diplomate se réveille si vivement aujourd’hui, c’est qu’il croit voir chanceler l’œuvre de toute sa vie. Quelle a été cette œuvre accomplie si laborieusement et compromise aujourd’hui ? Il faut le dire en peu de mots.

M. de Metternich, en faisant une guerre si vive aux idées nouvelles, poursuivait manifestement deux buts : il voulait ruiner la cause libérale, et en même temps arracher à la Prusse la suprématie qu’elle aurait promptement conquise. La Prusse, depuis Frédéric-le-Grand, représentait la science, la pensée ; elle était comme le cœur énergique de l’Allemagne ; eh bien ! que le gouvernement prussien fît un pas de plus dans cette voie, qu’il accordât une tribune, aussitôt les successeurs de Frédéric II devenaient les chefs de l’Allemagne constitutionnelle. La grande affaire pour le prince de Metternich, c’était d’empêcher cet évènement : par là, il détruisait du même coup et les espérances du parti libéral et l’influence future de la maison de Brandebourg. N’est-ce pas là ce qui arriva en effet ? Nous avons dit tout à l’heure quelle était la situation des états constitutionnels, depuis qu’ils avaient perdu l’appui de la Prusse ; nous avons montré comment l’esprit libéral recula dans le Hanovre, dans la Hesse électorale, en Bavière, dès que le gouvernement prussien eut ajourné l’exécution de ses promesses. M. de Metternich triomphait donc, et, je le répète, il triomphait deux fois ; il comprimait les idées nouvelles et désarmait le cabinet de Berlin. Cependant, chose singulière ! cette seconde victoire, si adroitement obtenue, lui échappa presque au même instant. Soit hasard, soit habileté supérieure, au moment même où le gouvernement prussien cédait à l’influence autrichienne cette direction de l’Allemagne à laquelle il pouvait prétendre, il regagnait sur un autre terrain tout ce qu’il sacrifiait ici. C’est en 1819 surtout que Frédéric-Guillaume III a commencé d’abandonner la cause libérale pour entrer dans cette voie de réaction où l’engageait la politique du cabinet de Vienne. Eh bien ! c’est aussi en 1819 que commença obscurément, dans l’ombre, une œuvre très sérieuse, très féconde, par où devait être rendue au royaume de Prusse la prééminence qu’il abandonnait ; je parle de l’union douanière. Le premier traité conclu en 1819 avec la principauté de Schwarzbourg-Sondershausen fut le signal de cette nouvelle politique. Quelques années après, c’étaient des états plus importans, la Hesse-Darmstadt, la Hesse électorale, que la Prusse attirait à elle ; ses conquêtes s’étendaient chaque jour, et, en 1836, les grands états du centre et du midi, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, faisaient partie du Zollverein. Il y eut alors un véritable commencement d’unité dans cette Allemagne si avide de ce bien suprême. Depuis lors, des accessions importantes ont eu lieu, et il faut aujourd’hui compter plus de vingt-sept millions d’hommes que ce grand système réunit pour une cause commune sous la présidence de la Prusse. On comprend quelle a dû être l’inquiétude de l’Autriche, en voyant la fortune nouvelle de son altière rivale Quelle défaite pour la politique du cabinet de Vienne !

Eh bien ! si M. de Metternich, repoussé déjà sur ce point où il croyait avoir triomphé, voit reparaître les idées libérales auxquelles il a déclaré une guerre à outrance, les deux résultats qu’il poursuit depuis trente ans, et qu’il avait cru atteindre, lui échapperont à la fois. Il aura perdu l’une après l’autre la double conquête dont il pouvait se glorifier ; l’œuvre de toute sa vie croulera. Cette situation de M. de Metternich est bien grave ; elle fait pressentir les mille obstacles que sa politique opposera au mouvement constitutionnel. Il est manifeste que l’Autriche est aujourd’hui plus intéressée que jamais à combattre les idées de réforme ; battue dans la question du Zollverein, dépassée par la Prusse, qui s’est placée à la tête de l’unité commerciale, si elle laissait sa rivale s’emparer aussi de la direction politique et devenir le centre de l’Allemagne constitutionnelle, elle descendrait au second rang. Elle luttera donc avec une vigueur désespérée, et le chef du cabinet de Vienne, à un âge où le repos est précieux, sera forcé d’entreprendre une périlleuse campagne pour défendre l’œuvre de sa vie entière, ébranlée déjà profondément et menacée peut-être d’une ruine prochaine.

Je le répète, c’est là pour les défenseurs du parti constitutionnel l’ennemi le plus terrible ; c’est aussi de ce côté que l’attention se tourne désormais. On remarque déjà, en Allemagne, que le prince de Metternich est bien âgé ; comme on se défie du présent, on espère dans l’avenir ; on se dit enfin que le président actuel de la diète, l’élève, le confident du prince, M. de Münch-Billinghausen, n’a pas et n’aura jamais sans doute l’autorité du maître qu’il doit remplacer. Je ne sais s’il est besoin d’ajourner de la sorte les espérances de la Prusse. Si nous avons tracé exactement le portrait de Frédéric-Guillaume, il est très possible que toute l’habileté du prince de Metternich vienne échouer contre les incertitudes du roi. On assure que Frédéric-Guillaume, dans les réunions de Stolzenfels, a fait de grandes concessions en matière religieuse, mais que, sur la question constitutionnelle, il s’est réservé sa liberté tout entière. Frédéric-Guillaume s’accoutume peu à peu à l’idée d’une constitution, et il ne lui déplaît pas que l’Autriche en ait peur. S’il est retenu, d’un côté, par la crainte d’accorder plus qu’il ne doit, de l’autre, l’attention de l’Europe dirigée vers lui, l’effet produit déjà par les bruits vagues qui se sont répandus, le désir enfin d’assurer la prééminence politique de la Prusse, tout en ce moment flatte son amour-propre et le dispose à agir.

Je m’arrête : ce terrain des conjectures est toujours glissant ; qu’il nous suffise d’avoir indiqué les chances possibles. Aussi bien, quelles que soient les incertitudes du roi, si habile que soient les incertitudes du roi, si habile que puisse être l’opposition du cabinet de Vienne, il y a un fait certain, manifeste, et je crois l’avoir mis en lumière, c’est que le parti constitutionnel en Prusse est désormais une puissance tout-à-fait sérieuse. Le grand changement qui se prépare est déjà consacré au fond des esprits. Quand un peuple est arrivé à ce point de maturité vigoureuse, les libres institutions que réclame ce peuple peuvent bien ne pas lui être accordées sans délai ; mais il les obtiendra bientôt et nécessairement. En assistant avec émotion ; avec intelligence, aux discussions de ses publicistes, en suivant ces débats d’une tribune qui n’existe pas encore, la Prusse a conquis la tribune qu’on lui donnera demain. Que l’opposition continue donc ces luttes politiques, qu’elle redouble de modération et de fermeté, qu’elle grandisse en talent et en persévérance ; le jour où elle réussira, ce ne sera pas seulement la Prusse, ce sera l’Allemagne entière qui entrera décidément dans les voies d’une civilisation nouvelle.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Voyez dans la livraison du 1er octobre, le premier article de cette série Histoire de l'Agitation politique.