Sixte-Quint, son influence sur les affaires de France au XVIe siècle/03

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SIXTE-QUINT
SON INFLUENCE
SUR LES AFFAIRES DE FRANCE AU XVIe SIECLE

III.
L’EGLISE ET LA FRANCE DE 1589 A 1593[1].
LE MEURTRE DE HENRI DE VALOIS.

Sixte-Quint, d’après les correspondances diplomatiques, inédites, tirées des archives d’état, du Vatican, de Simancas, de Venise, etc., par M. le baron de Hübner, ancien ambassadeur d’Autriche à Paris. Paris 1870; 3 vol. in-8o.

Si la présomption et la témérité avaient perdu Henri de Guise, l’atrocité de la vengeance perdit Henri de Valois. Son cœur bas et son esprit borné, poussés à bout, avaient eu raison de l’âme élevée, du courage audacieux de son ennemi, fasciné par l’illusion, égaré par l’ambition. Seul Henri de Guise n’avait pas vu l’abîme ouvert sous ses pas, que lui montrait son intelligence, que lui cachait son orgueil. Sixte-Quint du haut du Vatican, Philippe II du fond de l’Escurial, l’avertissaient du péril; il répondait : On n’oserait. Pour qui pratiquait Henri HI cependant, le dénoûment n’était pas douteux. Huit jours avant le meurtre, le chancelier de Cheverny disait au président De Thou que le duc abusait de l’avilissement et de la dissimulation du roi, que l’on connaissait mal le génie de ce prince, dont la modération simulée finirait par éclater en fureur, et qui pourrait bien poignarder lui-même le duc dans son cabinet, s’il ne trouvait personne qui voulût s’en charger[2]. Mais Henri de Valois n’avait pas été moins aveugle dans sa vengeance. Il avait à son tour été fasciné par la passion, et n’avait pas réfléchi qu’un acte odieux suffit à perdre la meilleure cause. Le sentiment de la moralité des actions avait disparu du commerce des hommes. Une apparente justice légitimait le meurtre aux yeux du roi, et la forme, qui est tout en pareil cas, apparut comme rien à son esprit; c’est un des signes de ce triste temps. Il se méprit au spectacle de la répulsion qui éloignait les hommes d’ordre du duc de Guise, dont l’usurpation agressive révoltait les cœurs droits, même parmi les catholiques non engagés dans le parti; il recueillait en outre autour de lui des témoignages de dévoûment qui partaient d’une source moins pure, mais qui flattaient son penchant, lâche et cruel à la fois : il y vit un encouragement à l’assassinat. L’un avait eu l’audace de l’ambition, insensée et cruelle à son jour, témoin la mort de Coligny; l’autre eut l’audace de la fureur, plus froidement calculée, non moins insensée en sa férocité. Dans le parti royal, le châtiment du duc était d’avance proclamé nécessaire, et après l’exécution le meurtre trouva sa justification auprès de certains esprits. Il fallut que la clameur publique se prononçât en faveur des victimes pour comprimer ce mouvement, tant l’esprit de parti obscurcissait alors la notion du bien et du mal. On a peine à croire ses yeux quand on lit dans un écrivain honnête comme Lestoile de telles paroles : « Les corps du duc de Guise et du cardinal furent mis en pièces par le commandement du roi en une salle basse du chasteau, puis brûlés et mis en cendres, lesquelles après furent jetées au vent, afin qu’il n’en restât ni relique ni mémoire; supplice digne de leur ambition, lequel encore qu’il semble de prime face inique, voire tyrannique, ce néanmoins, le secret jugement de Dieu caché sous telle ordonnance et exécution nous le doit faire recevoir comme de la main divine... En tout grand exemple, il y a quelque chose d’iniquité, qui est toutefois récompensé par une utilité publique. » Ces maximes étaient dans la pensée d’un grand nombre; au jour critique, il ne se trouva plus personne pour en prendre la responsabilité.

Vainement Henri III, en même temps qu’il immolait son ennemi, avait envoyé de tous côtés, pour expliquer sa conduite, des dépêches et manifestes, tels que celui qu’il adressa au duc de Nevers, passé de la ligue au parti politique. « Le duc de Guise, y est-il dit, travaillant à dresser sa partie, pour se saisir de ma personne et troubler de nouveau mon état, j’ai pensé que je serais à bon droit estimé indigne par tous les princes étrangers de la couronne et monarchie à laquelle Dieu m’a appelé et que j’abandonnerais le repos et la protection de mes sujets, si je n’eusse pris résolution, avec l’autorité que Dieu m’a donnée, d’arrêter le cours de tant d’entreprises, et par ce moyen conserver ma vie et mon état, et donner moyen à mes pauvres sujets de vivre en repos. » Une froide réception accueillit ces messages, et loin d’assurer, comme il l’avait cru, le repos de ses états, Henri de Valois y porta le plus grand trouble qui fut jamais; l’émotion de l’humanité outragée tourna facilement au bénéfice de la révolte. Le roi de France avait abattu le roi de Paris, comme il disait, et pensait avoir du coup étouffé la ligue dans le sang de son chef. Il n’en fut rien. Ce fut le 24 décembre, à l’entrée de la nuit, qu’un courrier, arrivant de Blois à Paris, porta la triste nouvelle à l’hôtel de Guise, où la duchesse, qui avait quitté Blois peu avant, était venue faire ses couches. C’était l’heure où les bourgeois rentrant au logis et les marchands fermant leurs boutiques se préparaient à fêter joyeusement en famille la veille de Noël. De la rue du Chaume, où éclatèrent les cris du désespoir, le bruit du meurtre se répandit avec la rapidité de l’éclair. Aux carrefours, sur les places, autour des églises entr’ouvertes, on accourait, on s’agitait, à la lueur des torches et des lanternes. Le comité des seize se réunit à l’Hôtel de Ville, et la Grève se couvrit d’une population émue; on se précipita aux églises, où sonnaient toutes les cloches pour la messe de minuit. Les prédicateurs y annoncèrent d’un accent désolé la fin tragique du pilier de la foi et du héros chrétien. « Le voilà démasqué, s’écriaient-ils, ce cauteleux cafard, cet odieux Sardanapale, ennemi déclaré de l’église et de Dieu! Guerre au tyran, mort à l’assassin ! »

La nuit s’acheva au milieu d’une indescriptible émotion. « Et encore, dit Lestoile, que beaucoup de gens de bien, et des premiers et principaux de la ville fussent de contraire opinion, mesme les premiers de la justice, ce néanmoins ils furent soudain saisis de telle appréhension que, le cœur leur faillant, ils se laissèrent aller à l’entraînement des mutins, » et n’osèrent soutenir la cause du roi. Le jour de Noël fut tout entier consacré aux manifestations de l’indignation populaire. Le conseil de ville suivi de la multitude ameutée se rendit à l’hôtel de Guise pour assurer la veuve du duc de l’inviolable attachement du peuple. Elle parut en longs habits de deuil, accompagnée de la duchesse de Montpensier, et leurs sanglots provoquèrent une explosion nouvelle de malédictions contre le meurtrier. Du haut des chaires des églises, des moines furieux excitaient la foule à la révolte et prodiguaient l’outrage au nom du roi. A Saint-Barthélemy, église aujourd’hui abattue, alors debout en face du Palais de Justice, le premier président de Harlay assistait à vêpres au banc d’œuvre, au milieu d’une foule compacte; le prédicateur exigea des assistans le serment par main levée d’employer jusqu’au dernier denier de leur bourse et jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour venger la mort des deux victimes, et, apostrophant M. de Harlay, qui était devant lui, il cria par deux fois : « Levez la main, monsieur le président, levez-la bien haut encore plus haut, s’il vous plaît, que le peuple la voie, » ce qu’il fut contraint de faire, dit Lestoile, non sans danger du peuple, auquel on avait fait entendre que le premier président avait conseillé la mort des deux princes lorrains. A partir de ce jour, Paris fut en insurrection déclarée. Les armes et emblèmes de la royauté furent partout abattus, et le gouvernement communal des seize fut substitué au gouvernement royal ; la Sorbonne déclara que Henri de Valois était déchu de la couronne, que tous les Français étaient relevés de leur devoir d’obéissance envers lui, et que tout catholique pouvait et devait prendre les armes contre le tyran. Cette sentence fut publiée à son de trompe dans tout Paris, et souleva toutes les passions déchaînées. De Paris, l’insurrection gagna les grandes villes : Lyon, Orléans, Amiens, Poitiers, Chartres, Troyes, Bourges, la Normandie, la Champagne, la Bourgogne, Marseille, Toulouse, Narbonne, Bordeaux. La révolte fut générale, et la ligue put se croire partout triomphante. Au lieu de courir à Paris avec les troupes dont il pouvait disposer pour achever militairement ce qu’il avait commencé traîtreusement, le roi perdit son temps à Blois en vaines écritures et en dispositions stériles. à avait été hardi dans le coup; il resta imprévoyant dans les suites et laissa développer la rébellion. Vainement il essaya de l’apaiser alors par des offres séduisantes et par des concessions. Répondant à ses propositions par des injures, on se montra résolu à repousser tout accord avec un souverain pour lequel on n’éprouvait plus que du mépris.

Paris parlait déjà de se gouverner en république, sans roi, ni princes d’aucune sorte, lorsque le survivant des princes assassinés, qui avait gagné du temps sur Henri III, arriva dans la capitale à la tête d’une armée levée dans la Bourgogne et la Champagne. Le roi venait de congédier les états (12 janvier 1589), le duc de Mayenne en remplaça l’autorité par un conseil général de l’union des catholiques, et, comme la royauté avait été déclarée vacante, il se fit nommer lieutenant-général de la couronne, à l’imitation de ce qui avait été fait en Angleterre pendant la guerre des deux roses. Le nouveau gouvernement fut reconnu en France par les villes et provinces engagées à la ligue, et à l’étranger par Philippe II, qui jeta le masque en cette occasion. Paris fut livré à la terreur des exécutions populaires. Le parlement seul, retranché dans le sanctuaire de la justice, maintenait sa dignité. On se réunissait alors au Palais dès huit heures du matin, et on ne levait la séance qu’à la nuit. Les affaires s’y discutaient dans d’interminables audiences qui imposaient un grand respect[3]. Les factieux résolurent de venir prendre des otages parmi les magistrats. C’est une belle page de l’histoire du parlement; Palma Cayet a raconté cette scène digne de l’histoire romaine. Bussy-Leclerc, un procureur devenu le plus audacieux des seize, se présenta l’épée au poing à la grand’chambre dorée, et commanda de le suivre à quelques présidens et conseillers, lors séant sur leurs sièges. — Nous irons tous, répondirent les magistrats, et l’on vit soixante juges en robe, marchant deux à deux, suivre à la Bastille le misérable qui avait violé l’asile de la justice. Ce spectacle inoui arracha des larmes à quelques spectateurs, mais n’obtint que des huées de la populace qui avait suivi Bussy-Leclerc. Il y eut pourtant, comme toujours, des faiblesses et des capitulations. Un parlement de la ligue put se constituer, et sa présidence coûta la vie à l’un des hommes les plus savans de ce siècle, Barnabé Brisson, que la ligue immola le jour où il voulut résister à ses fureurs. Le reste de la cour, délivré des arrestations à prix d’argent, s’échappa peu à peu de Paris, et fut, sur l’appel du roi, siéger à Tours avec les autres corps restés fidèles au prince et à la loi de l’état.

Ce fut là qu’Henri III, n’ayant plus autour de lui qu’un petit nombre d’amis et d’autre armée qu’une faible troupe recrutée avec peine, reçut et accepta non sans hésitation (20 avril 1589) les offres de service du roi de Navarre, que les événemens de Blois et de Paris avaient rapproché de la cause royale. On vit alors la ligue catholique faire appel aux passions de la démagogie, tandis que les réformés venaient en aide à la cause monarchique. L’armée des deux rois, soutenue de quelques corps auxiliaires étrangers, marcha sur Paris et vint camper sur les hauteurs de Saint-Cloud. Les deux rois s’y préparaient au siège de la capitale, lorsqu’un moine jacobin se présenta le 1er août, vers huit heures du matin, au quartier du roi de France, alors établi dans une maison appelle le logis de Gondy, du nom du seigneur auquel elle appartenait, demanda d’être introduit pour affaire d’importance chez le prince, lequel était alors sur sa chaise percée, d’où il ordonna qu’on fît entrer le moine pour lui parler. C’était Jacques Clément, sorti de Paris pour tuer le meurtrier d’Henri de Guise, qu’il frappa en effet de deux coups de couteau dont le roi mourut le lendemain[4]. Le crime avait appelé le crime, et la vengeance de Guise était satisfaite. Quatre ans d’affreuse anarchie et de guerre civile, deux sièges désespérés de Paris en furent la conséquence.

Mais revenons sur nos pas, et recherchons avec M. de Hübner, qui a donné tant de soins à cette partie de son ouvrage, quelle a été la participation vraie de Sixte-Quint au drame sanglant de la guerre civile, activement ouverte par le meurtre de Blois. C’est ici que l’historien diplomate mérite la reconnaissance de l’histoire et de la vérité par les résultats nouveaux auxquels nous conduit son travail : la grande responsabilité pèse sur Grégoire XIII, mais celle de Sixte-Quint se dégage avec honneur, bien que bon nombre de nos rédacteurs d’histoire s’y soient trompés. Il ne lui restait guère qu’un court espace de temps à parcourir pour arriver au terme de sa carrière pontificale (de 1588 à fin août 1590), et pendant ces jours si tristement remplis il a tout fait, en demeurant le chef éclairé de l’église catholique, pour ménager un terme aux calamités françaises et pour préparer la pacification d’un royaume dont l’indépendance et la grandeur lui semblaient nécessaires à la prospérité de l’Europe chrétienne. Afin de montrer !es actes de ce grand pape sous leur jour véritable, il faut faire à chacun des acteurs et des partis qui figurent dans nos guerres religieuses la part qui lui revient, selon l’équité historique. Sixte-Quint les jugera de loin, mais de haut, et avisera selon l’intérêt de l’église et de la paix.

Et d’abord ce personnage avili d’Henri III, en qui semblaient s’être éteints et avoir disparu tous les prestiges de la royauté. A son avènement à la couronne, l’élégance de ses manières et l’originalité de son esprit avaient dissimulé ses vices. Les espérances que le parti catholique fondait en lui n’avaient pas peu servi à protéger sa réputation. Il avait été l’un des plus décidés fauteurs de la Saint-Barthélemy, mais au fond léger, imprévoyant, dépravé, dégénéré des qualités de race de son père et de son aïeul. Esprit étroit, faux et menteur, timide et violent à la fois, odieux aux réformés, antipathique aux mœurs françaises, qu’il paraissait avoir perdues, il n’eut plus d’appui dans l’opinion lorsqu’il fut brouillé avec le parti catholique, dont sa mère lui montra les folies, dont il ne pouvait plus satisfaire les passions, et dont les attentats menaçaient directement sa personne autant que la paix publique. Il ne lui restait du roi que l’orgueil, profond, concentré, dissimulé, capable de tout pour obtenir satisfaction. Il ne remplissait plus aucune des conditions de la souveraineté, dont il avait usé tous les ressorts, également incapable de gouverner et de combattre, qui étaient les deux termes de l’idéal de royauté dès ce temps-là, — on le voit dans les écrits de tous les contemporains, dans Palma Cayet par exemple. D’agent aveugle du parti catholique, il était devenu l’obstacle décrié de ses desseins. Il avait espéré diviser la ligue et avoir raison de l’un par l’autre; ses plans, indécis et mal conçus, n’avaient abouti qu’à le rendre haïssable. En un temps de surexcitation passionnée, il n’y eut bientôt plus de limites dans le dédain dont Henri III fut accablé, et de l’intérieur la déconsidération passa facilement à l’étranger. Sixte-Quint en était désespéré pour ses projets sur la France. La faiblesse, l’ineptie, la déloyauté de cette cour, dit M. de Hübner, le plongeaient dans un profond découragement. Non-seulement le roi n’avait pu ni su dissoudre la ligue, mais il se l’était profondément aliénée, et les méfiances réciproques n’étaient que trop justifiées. Diplomatiquement parlant, le pape était placé entre la guerre civile, au bout de laquelle il voyait l’acclimatation de la réforme en France, et l’intervention espagnole, au bout de laquelle il voyait une tyrannie pour l’église et un démembrement pour la France. Heureusement pour son pays, Henri III eut assez de lucidité d’esprit pour juger, après le meurtre des Guises, qu’il était irrémissiblement perdu, s’il ne s’entendait avec le roi de Navarre, et l’entente fut bientôt rétablie, l’intérêt de ce dernier s’y accordant à merveille[5]; mais les difficultés n’y manquaient pas, comme nous verrons bientôt. Le roi était journellement désigné au meurtre public dans les églises de Paris et dans toutes les réunions populaires. Mettre à mort un être si méprisable et si malfaisant était proclamé un acte méritoire et offert comme but d’émulation à tous les esprits fanatisés. Jacques Clément ne fut que l’expression de ce sentiment déplorable, et l’immolation du moine assassin fut honorée comme un martyre. Les atroces folies de Paris à ce moment ne trouvèrent point de contradicteur. Qui l’eût osé? Chacun tremblait pour soi; le régicide était professé comme doctrine reçue. C’était l’idée courante du quartier de l’université et des couvons de la capitale : elle était proclamée dans la chaire scolaire comme dans la chaire chrétienne; Elisabeth, en Angleterre, avait failli en être victime en 1584. On sait qu’il s’ensuivit un statut du parlement qui expulsait tous les prêtres catholiques d’Angleterre. Combien ces aberrations furent odieuses à Sixte-Quint, M. de Hübner nous le montre avec un sentiment de consolation.

Henri III s’était soutenu longtemps par les conseils de sa mère Catherine de Médicis, que la correspondance publiée par M. de Hübner montre prudente et avisée jusqu’à son dernier jour, lequel suivit de près le meurtre de Blois. Elle avait soixante-dix ans, et gisait souffrante et alitée, lorsque le 23 décembre un mouvement extraordinaire dans le cabinet du roi, situé au-dessus de sa chambre, à Blois, lui révéla quelque étrange événement, dont elle apprit bientôt le détail. Son fils s’était caché d’elle, craignant d’être détourné de son dessein. Elle en fut en effet désolée, et sa perspicacité lui montra la perte de son fils au bout de cette atrocité. Son saisissement fut tel qu’elle voulut s’en expliquer avec les victimes; mais son habileté perfide était suspecte à tout le monde, et personne ne la crut innocente du complot. Elle se fit porter chez le cardinal de Bourbon, prisonnier dans le château et malade comme la reine. Loin d’être sensible à cette preuve d’intérêt, le vieillard s’écria dès qu’il vit Catherine : « Ah! madame! madame! ce sont là de vos tours. Madame, vous nous avez amenés tous à la boucherie. » Desquelles paroles, dit Lestoile, elle s’émeut fort, et lui ayant répondu « qu’elle prioit Dieu qu’il l’abimast et damnast si elle y avoit jamais donné ni sa pensée ni son avis, sortit incontinent disant ces paroles : je n’en puis plus; » et de ce pas elle se remit au lit, où elle expira dix jours après. Cette mort eut un faible retentissement au milieu des tempêtes soulevées par la tragédie de Blois; mais le roi, qui avait dû à sa mère quelques bons conseils dont il ne profita guère, perdit peu de chose à sa mort. L’esprit de cette femme forte avait sensiblement baissé depuis quelques années. Justement punie de son affection immodérée pour Henri III, elle avait vu son influence diminuer, alors qu’elle espérait en jouir avec plénitude. Négligée par ce fils ingrat, brouillée avec Henri de Béarn, son gendre, déconcertée par l’ambition démesurée des Lorrains, qu’elle caressait, elle avait fini par se dévoyer complètement. Cette race royale, qu’elle avait vue si belle et si nombreuse, allait s’éteindre dans la honte, et les Bourbons, ses ennemis, se dressaient devant elle comme des héritiers aussi pressés qu’odieux. Une dernière chimère avait bercé cette âme tourmentée, celle de faire passer la couronne aux enfans de sa fille chérie, la duchesse de Lorraine. Égarée par cette erreur indigne de son intelligence et qui ne convenait à personne, elle avait été le jouet de la ligue, dont elle avait espéré faire l’instrument de sa passion; et ce dernier échec de ses calculs avait achevé de désorienter son âme. Vaniteuse, elle mourait déchue de la réputation politique dont sa régence lui avait fait une auréole, funeste à la France, bien souvent, mais du moins brillante pour son esprit. On ne comprenait pas à Rome, à Madrid et surtout à Venise les aberrations de Catherine à cet égard, et une dépêche d’Olivarès nous montre le dépit qu’en éprouvaient les politiques. Les dépêches vénitiennes de Lippomano portent aussi le témoignage de l’étonnement général : elle demeurait dupe de tous ceux qu’elle avait voulu jouer.

Le discrédit et l’impopularité de la maison royale atteignait le roi de Navarre lui-même, qui n’avait pas laissé de tirer d’abord grand avantage de son union avec Marguerite de Valois, mais sur la personne duquel rejaillirent pourtant les déportemens inconsidérés de la sœur d’Henri III. La supériorité de son esprit et l’excellence de sa cause ont pu seules le sauver à cet égard de la défaveur publique attachée à la race régnante qui mettait la France au ban de l’opinion et qui la noyait dans les ruines : les manifestes de la ligue attaquaient les Capétiens en masse, et non les Valois seulement[6]. Il s’en fallait de beaucoup alors que l’éclat de la légitimité des Bourbons fût aussi resplendissant qu’il apparut depuis. Leur droit d’héritier légitime de la couronne était effacé par la qualité d’hérétique, et l’on ne voulait pas même de leur conversion à la vraie foi. C’était le sang qu’on excluait; il fallait donc, à vrai dire, conquérir le droit, et Henri IV l’a conquis, c’est là sa gloire ineffaçable devant la postérité. S’il n’eût été qu’un simple héritier, il n’eût jamais porté la couronne. C’est par le droit de l’épée et de l’esprit, autant que par le droit du sang, qu’il a forcé les obstacles et fait sa place sur le grand trône de France. Son droit de succession était fort disputé. La maison de Bourbon-Vendôme était sans doute issue de Robert, comte de Clermont, sixième fils de saint Louis, mais elle était séparée de Henri de Valois par vingt et une générations, et du trône par un espace de trois cents ans. La maison de Courtenai, dont l’origine royale n’était pas moins certaine, a vu son droit du sang périmé par le temps, et vainement elle a réclamé son rang soit auprès des parlemens, soit auprès de la cour. D’après le droit civil, Henri de Navarre n’aurait eu aucun droit à l’héritage privé d’Henri III par proximité de lignage, et, quant au droit politique, il paraissait altéré par la rébellion du connétable, dont la condamnation rejaillissait sur sa race, et par les décrets d’Henri II, qui avaient privé Antoine de Bourbon de ses prérogatives de prince du sang, au bénéfice de Claude II de Guise, qui était d’ailleurs le plus proche parent du roi par les femmes. Pourquoi les Bourbons seraient-ils affranchis de la loi qu’avaient subie les Courtenai? Ainsi parlaient les ennemis; la péremption et la déchéance écartaient, disait-on, Henri de Navarre. Le caractère personnel du prince, en ce temps où tout était mis en question, fut aussi l’objet des attaques. Son père était homme d’esprit et bonne lame, mais léger, inconsistant et de foi douteuse. Il en restait, disait-on, quelque chose au fils, avec beaucoup de finesse, de rancune et de calcul en surplus. Il y avait donc des préventions contre lui, même auprès des observateurs désintéressés. La relation vénitienne de Lippomano est très curieuse sur ce point.

Le président De Thou témoigne que Montaigne lui disait à Blois (1588) avoir autrefois servi de médiateur entre le roi de Navarre et le duc de Guise, lorsque ces deux princes étaient à la cour; « que ce dernier avoit fait toutes les avances; mais qu’ayant reconnu que le roi de Navarre le jouoit et lui étoit au fond ennemi implacable il avoit eu recours à la guerre, comme à la dernière ressource qui pût défendre l’honneur de sa maison; que l’aigreur de ces deux esprits étoit la cause première de la guerre civile; que la mort seule de l’un ou de l’autre pouvoit la faire finir; que le duc ni ceux de sa maison ne se croiroient jamais en sûreté tant que le roi de Navarre vivroit; que celui-ci, de son côté, croyoit bien ne pouvoir faire valoir son droit à la succession de la couronne pendant la vie du duc. Pour la religion, dont tous les deux font parade, ajoutait Montaigne, c’est un beau prétexte pour se faire suivre par ceux de leur parti; mais la religion ne les touche ni l’un ni l’autre. La crainte d’être abandonné des protestans empêche seule le roi de Navarre de rentrer dans la religion de ses pères, et le duc ne s’éloigneroit pas de la confession d’Augsbourg, si c’ étoit le chemin d’un trône. Tels étoient les sentimens que Montaigne avoit reconnus dans ces princes lorsqu’il s’occupoit de leurs affaires[7]. » Voilà comment jugeaient les contemporains. Tout en admettant quelques traits de vérité dans le portrait tracé par le grand sceptique, il y avait cette différence entre le duc de Guise et le roi de Navarre, que l’un exploitait le fanatisme et l’autre le bon sens public, dans un même dessein d’intérêt personnel sans doute, mais chacun d’eux avec un instrument qui devait conduire l’un à sa perte et l’autre au succès. Celui-ci intéressa l’ordre et le repos public à sa cause; l’autre devint un péril national par la qualité même des auxiliaires qu’il dut employer. M. de Hübner, trop nourri peut-être de correspondances contemporaines, est sévère pour Henri IV et ses menées particulières; nous croyons être plus près du vrai en les appréciant d’un autre point de vue.

Jamais plus de difficultés ne s’accumulèrent sous les pas d’un prétendant, et jamais prince ne se trouva mieux pourvu des qualités nécessaires pour les vaincre. Cette correspondance admirable, dont personne n’eût soupçonné l’existence, il y a cinquante ans, a révélé l’un des esprits les plus aimables, les plus justes, les plus actifs qu’on puisse imaginer, et, si je suis bien renseigné, on est fort loin de connaître encore tout ce que les archives publiques et privées possèdent de correspondance inédite du Béarnais. Les ressources d’esprit, de talent, de ruse, de dextérité, de fermeté, de courage persévérant, qu’il a déployées pour débattre ses intérêts avec l’Espagne, les Lorrains et les Valois, sont incroyables. C’est à coup sûr un des princes les plus habiles et les plus avisés qui aient régné sur la France. Dès le début des guerres, il avait compris qu’il n’y avait pas de milieu pour lui entre le trône et l’exil, et il avait pris le parti qui convenait à sa grande âme. Ses premiers soins se portèrent vers l’organisation d’une résistance disposée au besoin pour l’agression, et sans argent, sans territoire, il réussit à former une petite armée solide et dévouée, laquelle, bien conduite, lui ménagea une force qui ne faillit jamais entre ses mains. Il avait respiré l’héroïsme dans ses montagnes natives, et des bras d’une mère il le porta sur les champs de bataille. Deux fois (en 1586 et en 1589), ses affaires furent compromises au point qu’on lui conseillait de passer en Angleterre, où la puissante Elisabeth lui offrait un refuge, et deux fois il s’attira l’estime universelle par le refus périlleux de quitter le sol français, où ses résolutions magnanimes et sa valeur forcèrent la destinée et furent couronnées par la victoire. Brave soldat autant que capitaine habile, il risquait cavalièrement sa tête dans une rencontre, comme le plus hardi de ses hommes d’armes. Résolu dans le commandement, sympathique aux subordonnés, philosophe avec ses amis, inspirant la confiance à ses soldats, il était à la fois son ministre, son général, son secrétaire, son négociateur. Ses lettres sont des chefs-d’œuvre, ses manifestes des monumens. Il avait une diplomatie qui lui était propre, secrète malgré son franc-parler, s’essayant envers tous sans répulsion pour aucun, sans fanatisme, ni découragement. Il était disposé à s’entendre avec tout le monde, même avec Philippe II, c’est M. de Hübner qui nous l’apprend. Au demeurant, homme de plaisir, charmant compagnon, sceptique aimable, profondément sensé dans le discernement des choses, et connaisseur assuré dans le maniement des hommes, à la guerre comme au civil. Ses vices, ses défauts même, il les faisait servir à sa cause. Tel était l’homme qui devait rendre à la monarchie le respect et la considération qu’elle avait perdus.

Il avait commencé la guerre civile en cadet de Gascogne, et il la finit en monarque victorieux. Les regards de toute l’Europe étaient depuis longtemps fixés sur lui. Lorsqu’il parut à l’entrevue du Plessis-les-Tours (avril 1589) pour concerter avec Henri III la défense de la royauté agonisante, il frappa d’admiration les spectateurs, qui devinèrent en lui le sauveur de la France et le contemplèrent avec curiosité. « De toute si troupe, dit Palma Gayet, nul n’avoit de manteau et de panache que lui. Tous avoient l’écharpe blanche, et lui vêtu en soldat, le pourpoint tout usé sur les épaules et aux côtés de porter la cuirasse, le haut-de-chausse de velours de feuille morte, le manteau d’écarlate, le chapeau gris avec un grand panache blanc, où il y avoit une très belle médaille, estant accompagné de MM. le duc de Montbazon et le maréchal d’Aumont, qui l’estoient venus trouver de la part du roi. » On lui a reproché une parole libre sur Paris et la messe. De quelque goût qu’elle soit, cette plaisanterie courait tous les pays à l’occurrence. Olivarès écrivait à Philippe II qu’Elisabeth d’Angleterre avait dit qu’en cas de trouble grave en son pays elle avait le remède entre les mains, qui était d’entendre une messe de ceux de l’inquisition. On lit à ce propos, dans les Mémoires de la cour de France de Mme de Lafayette, que l’archevêque de Reims, frère de M. de Louvois, dit en voyant Jacques II arriver à Versailles : « Voilà un fort bonhomme qui quitte trois royaumes pour une messe. » Le parti protestant s’offensait beaucoup du reste des dispositions du roi de Navarre à cet égard. Le caractère propre du parti était la raideur : elle allait jusqu’à la violence dans l’occasion, et ce n’est point une des moindres habiletés d’Henri IV d’avoir pu et su gouverner ce parti, qui a fini par relever la monarchie dans la personne du roi de Navarre, après avoir entretenu le soulèvement et la guerre avec l’idée d’une république, même démocratique, ainsi qu’on le voit dans les mémoires du temps[8]. Lorsque dans le midi on rappelait aux réformés l’obéissance due au roi, ils répondaient: Quel roy? nous sommes les roys. Celui-là que vous dites est un petit reyot de m..., nous lui donrons des verges, et lui donrons mestier pour lui faire apprendre à gaigner sa vie comme les autres. C’était d’ailleurs la conséquence de la guerre civile qui, appelant partout la participation populaire à l’action publique, introduisait nécessairement les passions égalitaires sous tous les drapeaux.

Le caractère général des réformés et le caractère particulier du roi de Navarre étaient au fond fort dissemblables, et ce dernier éludait souvent des difficultés sérieuses sous le couvert d’une légèreté qui lui valait de l’indulgence. L’édit de Nantes, comme toute autre transaction, ne fut point du goût du parti calviniste, il fallut le lui imposer. Là, comme chez les ligueurs, l’idée de l’intolérance et de l’absolu dominait, et les doctrinaires de la liberté religieuse étaient en petit nombre. La liberté religieuse et la commodité du vivre étaient au contraire du goût intime de Henri de Navarre. Aussi advint-il bien des fois des scissions[9], des remontrances, des ruptures dans son camp, et au jour de l’abjuration d’éclatantes séparations, notamment celle de La Trimouille, qui s’en retourna au Poitou, à la tête de neuf bataillons, disant qu’il ne voulait plus combattre sous les drapeaux d’un chef qui venait de s’engager à protéger l’idolâtrie. Ces vues étroites, absolues, des calvinistes français étaient conformes au génie de leur chef de secte, si différent de celui de Luther. Aussi la réforme allemande fut-elle dirigée et sauvée par la politique, tandis que la réforme française, dirigée par l’esprit de Genève, courut de faute en faute jusqu’à sa perte. Le tempérament particulier de l’aristocratie française, toujours impolitique et indisciplinée, y contribua aussi beaucoup. L’exemple de la maison d’Orange a perdu les Châtillon, les Rohan, les La Trimouille, les Bouillon, qui ont fini par être les chambellans de la maison royale après avoir eu l’envie de la détrôner, n’ayant pas eu l’habileté de partager le gouvernement avec elle. Plus d’une fois les protestans ont obtenu non-seulement la liberté religieuse, mais la plus ample part du gouvernement de l’état. Ils n’ont pas su la garder, alors que le véritable intérêt de la monarchie tournait la politique de leur côté. Alliée des princes protestans d’Allemagne et d’Elisabeth d’Angleterre contre Charles-Quint et Philippe II, la France était forcément comprise dans le mouvement réformé. Les calvinistes n’ont pas su s’y maintenir. Si les violences et les fautes ont déshonoré la cause catholique à cette époque, la cause calviniste a bien aussi de grands reproches à subir devant l’histoire. Cabrières et Merindol, puis la Saint-Barthélémy, ferment la bouche aux catholiques ; mais la royauté n’a-t-elle pas tendu les mains à la réforme? Les réformés n’ont-ils pas contribué à la chute du ministère de L’Hôpital par leur jactance, après l’édit de 1562? N’ont-ils pas tué François de Guise et sanctifié Poltrot? n’ont-ils pas eu Des Adrets, le rival de Montluc? Après la mort de François II, l’état était dans leurs mains; comment en ont-ils profité? N’ont-ils pas ébranlé l’unité française à la paix de Monsieur? Calvin, qui brûlait Servet à Genève, ne poussait-il pas les réformés français à défendre la cause sacrée, même à coups d’arquebuse ? Et encore étaient-ils divisés entre eux! Le dévoûment des réformés à la cause d’Henri de Navarre était au fond très modéré, le soin de leur intérêt prédominait, et réciproquement il en était de même de Henri vis-à-vis des réformés.

Cependant, il faut l’avouer, c’est dans la ligue, à partir de l’union de Péronne, que s’est produit le plus grand embarras de la France, parce que la ligue est parvenue à dominer la situation, et qu’elle y a porté la fougue et la fureur du fanatisme. Là il y eut un chef dévoué, objet à son tour d’un dévoûment sans limites : c’était Henri de Guise, dont la maison tout entière était l’idole de la population parisienne. La lutte religieuse se personnifiait, dès le milieu du XVIe siècle, dans la rivalité des maisons de Guise et de Bourbon. La relation de l’ambassadeur vénitien, M. A. Barbaro, en 1565, est à cet égard un monument intéressant à l’appui de tant d’autres[10], et l’opinion publique, en ces premiers temps, était peu favorable aux Bourbons ; on les accusait d’exploiter la réforme pour ruiner les Guises. La conjuration d’Amboise fut leur ouvrage et coûta la vie à bien des victimes; mais les Guises, qui n’avaient eu d’abord que l’ambition de la fortune, de la puissance et du crédit, conçurent une ambition de plus, celle du trône, sous Henri III. Tout les y conviait. Nous avons dit ailleurs[11] quels furent les services que rendirent Claude et François de Guise à la France, sous Henri II. Le siège de Metz et la prise de Calais avaient enivré toute une génération. Marie Tudor disait en mourant : Si l’on m’ouvrait le cœur, on y verrait gravé le nom de Calais; la reprise de Calais par la France lui coûta la vie, et du même coup le trône d’Angleterre à Philippe II (1558). Lisez Brantôme : rien n’égala l’enthousiasme de la société française pour les Guises. La jalousie de leur grandeur jeta beaucoup de grande noblesse dans le parti de la réforme, à la suite des Bourbons. Le cardinal de Lorraine avait été l’un des personnages les plus considérables de son temps; il avait mené le concile de Trente, tout en y défendant noblement la nationalité du catholicisme français. Sa générosité était fabuleuse, comme celle de tous les siens[12]. Un jour à Rome, il remplit d’or la main ouverte d’un mendiant. « Vous êtes le bon Dieu ou le cardinal de Lorraine, » lui dit le pauvre stupéfait. Les Guises possédaient les charges les plus importantes de l’état, les gouvernemens de provinces les plus influens. Un moment, ils avaient eu toute l’administration du royaume en leurs mains; ils jouissaient d’immenses bénéfices. Ils comptent sur leur puissance, disait un ambassadeur vénitien, non-seulement pour payer leurs dettes, qui sont énormes, mais encore pour en faire de nouvelles, et promettent des fortunes à tout le monde. Nous avons parlé de la somptuosité de leur palais; leur état de maison était à l’avenant; en 1552, on voyait journellement près de cent personnes venant et mangeant en leur hôtel, et ce nombre avait augmenté sous la ligue.

Aussi considérable était leur popularité, fondée sur l’ascendant naturel de trois générations d’hommes supérieurs. Leur qualité de race étrangère leur suscitait des jalousies dans la grande noblesse : les Montmorency les exécraient ; mais le peuple de Paris n’en tenait compte, non plus que la moyenne et petite noblesse. Leur séduction était, paraît-il, irrésistible, et Paris raffolait d’eux. Ils ne se montraient jamais que suivis d’un cortège théâtral. Leurs légendes de famille les faisaient passer pour la plus ancienne maison de la chrétienté, et leur rivalité héréditaire avec la maison de Bourbon, les princes des fleurs de lis, augmentait le lustre qui les entourait. Ils tenaient d’ailleurs de près à tous les trônes par leurs alliances ; ils étaient les plus proches parens du roi. La reine Louise de Vaudemont était de leur tige ; la première femme du duc de Lorraine était sœur du roi, et Claude de Guise avait épousé Antoinette de Bourbon. Rien n’égalait la beauté de leur sang et la noblesse de leur allure, que le Tasse a célébrées. François, le grand duc de Guise, avait une figure héroïque, et les enfans que lui avait donnés la gracieuse Anne d’Este, sœur du duc de Ferrare[13], étaient beaux comme des anges, selon l’expression d’un ambassadeur étranger. Tout en eux était donc objet de sympathie pour la foule, en face de la race royale, maigre, chétive et grêle, devenue odieuse au peuple par mille bruits abominables qui se sont renouvelés sous Louis XV[14]. Ils affectaient les magnanimités royales. Lorsque François de Guise fit le prince de Condé prisonnier à la bataille de Dreux, il lui offrit pour coucher la moitié de son lit, et dormit fort bien à côté de son ennemi, qui lui ne dormit pas du tout[15] ; mais celui des Guises qui fut le plus adoré des Parisiens fut Henri, l’assassiné de Blois.

« La France étoit folle de cet homme-là, dit un célèbre écrivain du XVIIe siècle, car c’est trop peu dire amoureuse, » et c’était vrai. Son entrée à Paris, à la veille des barricades, fat une scène de délire public. On savait qu’il désobéissait au roi, lequel pouvait l’en punir. La population entière se rua hors des maisons pour l’acclamer ; les vivat roulaient de rue en rue comme un tonnerre. Ceux qui pouvaient approcher baisaient le bord de son manteau. Il y en avait qui l’adoraient comme un saint, et lui faisaient toucher des chapelets. Les dames jetaient sur lui du haut des fenêtres une pluie de fleurs, et à travers cette foule idolâtre il s’avançait lentement, épanoui, radieux, caressant chacun de l’œil, du geste et de la voix avec cette grâce magique dont on disait « que les huguenots étoient de la ligue quand ils regardoient M. de Guise. » — « Il est de haute taille et des mieux faits, dit un ambassadeur vénitien, sa figure est majestueuse, ses yeux vifs, ses cheveux blonds et bouclés, sa barbe élégante et courte, avec une balafre sur le visage, dont il a été glorieusement marqué dans un combat[16]. Dans tous les exercices de corps il est admirable d’aisance et de grâce. Personne ne sauroit lui résister à l’escrime. » Les hommes graves et clairvoyans découvraient pourtant chez lui le factieux. Il y a une demi-page des Mémoires de De Thou, qui est l’honneur du magistrat et la leçon de l’histoire. Le duc lui offrait à Blois, ainsi qu’à tout le monde, ses services, son crédit, de grands emplois, comme s’il en disposait déjà. De Thou, qui fuyait toute sorte d’engagemens, ne répondit qu’en peu de paroles, malgré les complimens et les caresses, et quitta le duc au plus tôt. Celui-ci s’en plaignit à Schomberg, parent et ami du président, et De Thou répondit « que les bonnes grâces d’un si grand prince lui seroient fort honorables ; mais qu’il avouoit naturellement ne pouvoir approuver la politique qu’il suivoit ; qu’on ne voyoit autour du duc de Guise que tout ce qu’il y avoit de gens ruinés et des plus corrompus dans le royaume, et presque pas un honnête homme ; que cette raison l’avoit obligé d’en user comme il avoit fait ; que de l’humeur dont il étoit, il aimoit mieux vieillir dans une retraite honorable que d’acheter un peu d’éclat par une telle liaison. » Quand le duc de Guise apprit de Schomberg cette réponse, ajoute le président De Thou, il dit « qu’il avoit toujours fait son possible par ses soins et par ses bons offices pour gagner l’amitié des honnêtes gens ; que toutes ses démarches ayant été inutiles, puisque plus il leur faisoit d’avances, plus ils sembloient s’éloigner, il avoit été bien obligé, dans un temps où il avoit besoin de tant d’amis, de recevoir ceux qui venoient s’offrir à lui de si bonne grâce. » C’est l’histoire éternelle des séditieux. Le cardinal de Retz a fait quelque aveu de ce genre, et je ne veux pas descendre aux temps modernes.

Si du moins il eût réussi ! mais il a échoué, il le faut dire, et sottement ! Aussi un autre homme, de plus grande marque encore que De Thou, Henri de Rohan, a-t-il jugé Henri de Guise avec la sévérité du politique, dans un écrit trop peu. connu où la plume facile du grand seigneur se donne un libre champ[17]. « Henri, duc de Guise, dit-il, succédant à un père et à un oncle grands personnages en la conduite des affaires, et ne se sentant leur inférieur ni en courage, ni en vertu, se met en l’esprit le dessein le plus relevé qu’un homme né sujet puisse entreprendre, savoir d’usurper la place de son roi. Il a déjà cet avantage de profiter du labeur de son père, étant chose très difficile que la vie d’un homme puisse suffire à telle mutation. Il rencontre un roi sans enfans, et de l’humeur de ceux sous lesquels se peuvent mener pareils desseins ; il trouve un royaume déchiré par les factions, et attaqué de la plus dangereuse de toutes les guerres civiles, qui estoit pour la diversité des religions. Il voit les premiers princes du sang dans la faction la plus foible, un puissant roi d’Espagne prêt d’assister ceux qui brouillent la France, et les papes intéressés de poursuivre par toutes voies les protestans. Il estoit bel homme, adroit, courtois, libéral, vaillant. Il emploie tous ces dons de la nature à s’insinuer parmi les grands, la noblesse et les peuples; il se montre zélateur de la religion catholique, non hantant les cloistres, ni se promenant parmi les rues en procession, mais en persécutant les protestans et se montrant leur capital ennemi. Il emploie les prêcheurs pour se mettre en vénération parmi les peuples, et pour faire déclarer le roi un fauteur secret d’hérétiques, un hypocrite, un vicieux, un fainéant; tellement que, par tels moyens, il avoit élevé son entreprise au dernier échelon, quand sur le point de l’exécution il manqua lourdement à son intérêt et à lui-même, qui fut en ce que, après avoir chassé son roi de sa capitale, après avoir levé les armes contre lui, et puis s’en être accordé comme avec son égal, il lui fia sa vie en mal avisé, alors qu’il complotoit sa déposition, son affaire n’étant pas de celles qu’il soit permis de faillir deux fois.»

Et en effet ce roi maudit, qui semblait n’avoir agi qu’en fauve désespéré dans le meurtre de Blois, avait par ce coup violent atteint une des racines principales du tronc menaçant de la ligue, sans profit immédiat pour lui en apparence, mais en vérité avec toute chance de sauver la dynastie capétienne dans l’avenir prochain de la vacance du trône. Le duc de Guise ne laissait que des enfans en bas âge, et le frère qui le suivait, le duc de Mayenne, était incapable de le remplacer, quoique doué de grandes qualités. Une relation contemporaine dit de Mayenne qu’il n’y avait pas de plus beau prince au monde. Il était grand, bien fait de sa personne, avait le regard doux et de très belles manières[18]. Son courage à la guerre était bien établi, la conduite des troupes lui était même familière. Il remplissait des charges considérables et possédait de grands biens du chef de sa femme, qui était de Savoie; mais il était dépourvu de ces moyens sympathiques par lesquels les siens avaient exercé tant d’influence sur les masses. Égoïste, nonchalant, irrésolu, son esprit s’anima vivement sous le coup d’une violence qui s’attaquait à l’existence même de sa race, et qui le menaçait personnellement lui-même, car l’ordre de l’arrêter à Lyon avait été donné à un homme très déterminé, aux mains duquel il échappa. Proclamé lieutenant-général du royaume, il s’est trouvé porté plus haut que son frère n’avait été, recueillant le bénéfice d’une explosion de révolte que ce dernier n’aurait osé provoquer, investi de la dictature du parti catholique en France, soutenu par Philippe à et les troupes espagnoles, et par la surexcitation universelle de la ligue. Disposant ainsi d’une force formidable, il n’a su ni conduire une si grande partie, ni garder la confiance de ses alliés, ni recueillir une couronne tombée, ni la placer sur la tête de personne, car les candidatures fourmillèrent. Les autres membres de sa famille n’ont pu que l’aider à organiser une rébellion qui a fini par s’user entre leurs mains. Dans le sein même du parti, leur considération politique reçut un rude échec par l’avortement d’un projet ayant pour but d’unir le fils du duc de Mayenne avec une fille de Philippe II, mécontent de n’avoir pas été nommé protecteur de la France. La direction supérieure des affaires de la ligue flotta donc entre les atrocités, les divisions d’influence, les convoitises insensées et le ridicule. Je ne parlerai point des agitations stériles de la duchesse de Montpensier, ennemie personnelle d’Henri III, qui échangeait avec lui de sanglans quolibets, qui faillit un jour mettre la main sur la personne royale, et qui ne fut pas étrangère peut-être au régicide accompli à Saint-Cloud.

Il n’y avait qu’une lueur d’espérance et d’ordre pour la France éperdue et réduite aux plus cruelles extrémités: elle était dans le camp d’Henri de Navarre, proclamé roi par le dernier Valois expirant, et reconnu tel conformément à la loi nationale par son armée, par le parti protestant, par quelques corps de magistrature restés fidèles au droit royal, par les catholiques modérés demeurés attachés à la maison de France et formant ce qu’on nommait le parti politique, avec une portion considérable de l’épiscopat français, qui ne reconnaissait point à la cour de Rome le droit de contrôle qu’elle s’arrogeait sur les conditions de succession à la couronne de France. Ce tiers-parti avait été sinon fondé, du moins consacré au point de vue du droit par le chancelier de L’Hôpital, ce pontife de l’équité, qui avait dit au parlement de Rouen, dans la séance du fameux lit de justice de 1563, après la pacification de la première guerre civile : « Je vois chaque jour des hommes passionnés, ennemis ou amis des personnes, des sectes et factions, qui jugent pour ou contre, selon le parti, sans considérer l’équité de la cause. Vous êtes juges du pré ou du champ, non de la vie, non des mœurs, non de la religion. Vous pensez bien faire d’adjuger la cause à celui que vous estimez plus homme de bien ou meilleur chrétien, comme s’il était question entre les parties de l’art, doctrine ou vaillance, non de la chose mise en jugement. Si ne vous sentez assez forts et justes pour commander vos passions, abstenez-vous de l’office de juge. Il est aucuns qui craignent l’opinion, disant que dira le peuple? Il est écrit : in judicio non sequeris turbam, » Les Montmorency, ennemis jurés des Guises, s’étaient plus tard comme emparés du parti politique, auquel on avait affecté le nom de mécontens, pour le distinguer des huguenots, mais qui souvent firent cause commune avec eux, comme on le voit dans les monumens diplomatiques[19] et ailleurs; ils publièrent même un manifeste commun en 1574. Les politiques ne se refusaient donc point à la réforme religieuse, mais ils demeuraient catholiques, en demandant la réforme de l’église par l’église elle-même, et en faisant appel sincère à un nouveau concile général. Le président Séguier, Etienne Pasquier, A. de Harlay, De Thou, Dumoulin, Dutillet, comptaient parmi les politiques. Ils proclamaient la liberté de conscience, conseillaient la tolérance, et la ligue les confondit dans ses anathèmes avec les huguenots. Le frère d’Henri III, le duc d’Alençon, avait cru se donner de l’importance en se prononçant pour les politiques, et de concert avec eux il ménagea la paix de Monsieur (1576), dont les concessions excessives eurent pour contre-coup la ligue de Péronne.

Les politiques, placés entre deux partis extrêmes, ne surent pas toujours se défendre eux-mêmes de l’entraînement des partis; eux, qui étaient le parti du droit et de la conciliation, s’abandonnèrent aussi aux violences. On voit, par Lestoile et Palma Cayet, qu’ils ont trouvé Henri III timide pour s’être borné dans les immolations de Blois. Ils publiaient de petites feuilles dans lesquelles on lisait par exemple : qu’avant trois jours il y aurait tant de ligueurs pendus, qu’il ne se trouverait point assez de bois dans Paris pour les gibets[20]. On voit qu’elle est très vieille, l’histoire de ces enragés de modérés. Plus tard, après Ivry, on les trouve impatiens de ce qu’Henri IV ne marche pas sur Paris pour en faire un grand exemple. Somme toute, la clientèle des Montmorency d’un côté, l’influence de la magistrature de l’autre, donnèrent de jour en jour plus de relief au parti politique. Jamais on n’a mieux vu ce que peut faire une grande institution comme celle de la magistrature française, si fortement constituée, si admirablement composée : la formation, le développement et le crédit du parti politique ont été son ouvrage. C’est l’autorité, la dignité, la fermeté de la magistrature qui a préparé, facilité la grande transaction à laquelle la France a dû son salut. Le chancelier de L’Hôpital a toujours vécu en elle; elle a continué le grand sacerdoce héréditaire du droit et de la justice. Des légistes de Philippe le Bel, enfans de la bourgeoisie parisienne, était issu le barreau français, dont le XVIe siècle a été l’âge d’or, façonné dans nos vieilles universités, souche de notre noblesse parlementaire et rival de notre noblesse de race dans l’administration du royaume, où il a fini par la supplanter. L’école était si bonne que, même dans le parlement ligueur installé dans Paris, on retrouve des mouvemens que n’eût pas désavoués Achille de Harlay. Ainsi, lorsque le légat accrédité auprès de M. de Mayenne et de la ligue révoltée fut, selon l’usage, reçu en séance solennelle au parlement et introduit dans la salle d’audience à la grand’chambre, les conseillers étant en leur place, il s’avança pour se placer dans le coin où était un dais destiné uniquement pour le roi; mais le président le retint et, le prenant par la main comme voulant lui faire honneur, le fît asseoir sur le banc inférieur. Le légat, dit Lestoile, qui s’était cauteleusement flatté de prendre la place du souverain dans cette cérémonie, dissimula et cacha comme il put sa déconvenue. Quant au parlement royal séant à Tours, il prit arrêt contre le légat, portant défense à toute personne de communiquer avec l’agent pontifical jusqu’à ce qu’il se fût présenté au roi et à son parlement légalement reconnu et institué. Ainsi se forma, se maintint et s’accrut le grand parti national dont, à l’époque de la mort d’Henri III, un grand personnage vint augmenter l’importance, par son suffrage et son accession. Je veux parler de M. de Villeroy et de la publication de son Avis sur les affaires du temps, qui fit une grande sensation.

Si la magistrature offrait alors par sa dignité soutenue et par ses nobles exemples quelque horizon rassurant aux gens de bien consternés, il y avait aussi des espérances fortifiantes à recueillir du côté de l’épiscopat français, qu’il ne faut pas confondre avec cette démocratie catholique de la ligue, dont les passions et les folies ont été si bien châtiées par la satire Menippée[21], et dont nous indiquerons bientôt nous-mêmes l’origine et les déportemens. Au milieu du trouble si profond de la société française au XVIe siècle, quelle avait été l’attitude de l’épiscopat français? C’était la lumière la plus éclatante du catholicisme européen. L’ébranlement de la réforme l’avait atteint sans doute, comme tous les autres corps de l’état, mais non au profit de l’apostasie comme en Allemagne. La dignité du clergé français était restée en général intacte. Il était partagé cependant, et c’était naturel, à l’endroit de la conduite à tenir par rapport aux propositions de réforme et vis-à-vis des réformés déclarés, le bas clergé prononcé plutôt pour la ligue, et c’était naturel encore : plus de passion et moins de lumières expliquaient cette propension. Le haut clergé avait été moins violent, sauf quelques exceptions. Quant aux curés de Paris, ils étaient divisés d’opinion. Au colloque de Poissy[22], la conclusion eût été favorable à la transaction, si le cardinal de Lorraine n’eût fait pencher vers la rupture et les extrémités. Mais, chose remarquable, dans ses emportemens même le clergé ligueur demeura national et gallican, si l’on excepte les moines, qui avaient une sorte de religion à part. Le cardinal de Lorraine s’était montré intraitable au concile de Trente, sur le point des maximes et libertés gallicanes. C’est en cela que les ultramontains du XVIe siècle diffèrent de ceux du XIXe Henri de Guise et ses amis se déclaraient partisans de la pragmatique de Bourges, qui avait laissé dans l’église de France des regrets non éteints un demi-siècle après sa suppression. Les Guises se bornaient à demander pour la cour de Rome la réception des décrets du concile de Trente, que refusaient les parlemens, et où les questions gallicanes paraissaient être réservées, bien que le césarisme papal y reçût sa consécration.

La bulle privatoire de 1586 détermina une manifestation gallicane plus prononcée. Lorsqu’elle avait été portée au parlement, ce grand corps avait refusé de l’enregistrer, et avait remontré au roi que les princes de France n’étaient point justiciables du pape pour le fait de la politique, et que les sujets n’avaient jamais eu droit de prendre connaissance de la religion de leur prince ; le parlement dénonçait aussi ces artifices romains qui, sous le nom des héritiers du roi, s’attaquaient à l’indépendance de la couronne[23]. C’étaient les mêmes principes que l’assemblée des évêques réunis à Chartres le 21 septembre 1591 consacra par un mandement où les bulles privatoires d’un successeur de Sixte-Quint contre Henri IV étaient déclarées nulles dans le fond et dans la forme, injustes et abusives, données à la sollicitation des ennemis de la France, détournant au temporel une puissance qui n’est instituée que pour le spirituel, et par conséquent incapables de lier les évêques et les autres catholiques de France[24]. Les évêques avaient d’autant plus de mérite, à cette occasion, que le pape Grégoire XIV avait accepté le titre de protecteur de la France, que le duc de Mayenne lui avait fait décerner par le conseil général de la ligue. M. de Gondy, archevêque de Paris, fut obligé de quitter son siège pour sauver sa vie. Le caractère éminemment national de l’église de France a été la principale cause de son influence, parce qu’elle y a trouvé, avec l’indépendance, la force, la confiance et la popularité. Tel avait été le résultat de l’admirable police religieuse qui gouverna ce royaume pendant tant de siècles et qui est en péril de disparaître aujourd’hui au grand dommage de l’état, des populations et de l’église elle-même. Le désaveu du passé de l’église de France est un des signes les plus affligeans des calamités publiques de notre siècle. M. de Hübner n’a pas fait ressortir peut-être avec assez d’éclat l’esprit public de la haute église de France au milieu des luttes du XVIe siècle. Il est évident que ce caractère national du droit public ecclésiastique français a sauvé le catholicisme dans notre pays. La pensée constante de la chancellerie romaine s’est appliquée à la destruction des nationalités de ce genre. Elle a échoué par rapport à la France, au XVIe et au XVIIe siècle. Elle y a réussi au XIXe et l’on ne peut prévoir les conséquences qui en adviendront. Sixte-Quint a eu sur ce point quelques dissentimens avec Philippe II, qui s’est montré jaloux lui-même de conserver à l’église espagnole son caractère propre et national. Il y a sur ce sujet une dépêche intéressante de Philippe II à Olivarès[25].

Mais, si quelque jour s’ouvrait au règlement intérieur des affaires de France par l’influence de la magistrature, de l’épiscopat et du parti politique, un obstacle insurmontable paraissait s’élever du côté de Paris et des grandes villes dominées par la démocratie de la ligue et violemment hostiles à tout accommodement, à toute transaction, sur le point de la transmission de la couronne au roi de Navarre. La population de Paris était fort mobile à cause de l’affluence des étrangers et ouvriers de tout genre, tantôt considérable et tantôt réduite, selon les circonstances; nombre infini d’hôtelleries, auberges ou maisons meublées y étaient toujours ouvertes. C’était alors comme aujourd’hui une des plus grandes villes connues du monde. Sigismond disait que Paris était non pas une ville, mais un monde, et Charles-Quint, interrogé sur la plus grande ville de France, répondit que c’était Rouen, car Paris, dit-il, est un pays entier. Et en effet, la rive droite, la rive gauche et la cité au milieu présentaient des aspects et avaient des mœurs qui leur étaient propres. Paris n’avait point cependant encore toute la circonférence que nous lui avons vue avant l’annexion de 1856. Dans l’enceinte de Philippe-Auguste, la ville avait renfermé 200,000 âmes, au commencement du XIIIe siècle, et près de 300,000 au début du XIVe ; malgré les guerres des Anglais et les troubles sanglans du XVe siècle, elle comptait 400,000 habitans au temps du ministre vénitien Barbare, 1565, et arrivait au double[26] en 1580, réduite à 600,000, selon Bentivoglio, en 1601, mais fort entassée en bien des points. « L’on soulait estimer à Paris plus de 4,000 tavernes de vin, plus de 80,000 mendians, plus de 60,000 escrivains ; item de escoliers et gens de mestier sans nombre ; item la compaignie, prelatz et princes à Paris assidûment conversans, les noblesses, les estats, les richesses et diverses merveilles, solemnités et nouvelletés ne pourrait nul raconter parfaitement. » (Guillebert de Metz.)

Sur la rive gauche était le monde des disputes de l’esprit, l’université, célèbre entre toutes et centre d’un actif mouvement avec 30,000 étudians, pauvres la plupart, disséminés dans de nombreux collèges, dont la trace a disparu, trois grandes et puissantes abbayes, Saint-Victor, Sainte-Geneviève, Saint-Germain-des-Prés, centres d’études et de lumières ; enfin des couvens populeux qui étaient autant d’agglomérations appliquées à l’étude, à la prédication, tels que les bernardins, les jacobins, les cordeliers, les jésuites, derniers venus sur la montagne. Dans l’enceinte de chacun de ces couvens vivaient des centaines de moines ou aspirans à la vie monastique. Sur la rive droite, les halles, les corps de métiers, le négoce avec son cortège agité, turbulent, les habitations seigneuriales et royales, l’Hôtel de Ville, chef-lieu d’une constitution municipale démocratique, et quelques abbayes fort riches comme Saint-Martin, le prieuré du Temple, etc. Dans l’île ou la cité, séjour ancien des rois, l’archevêché, le parlement, la vieille Notre-Dame, le palais, agité comme une Bourse, les administrations, les institutions de bienfaisance, centre d’action et de direction, resserré entre deux foyers plus actifs encore, la marchandise et les écoles ; le tout mobile, remuant, comme la nation même, et perpétuellement tourmenté par les préoccupations de la politique, de la fortune et de l’intelligence, où le déportement des jouissances allait de pair avec l’ambition et les rêves de l’esprit. L’université de Paris avait exercé sur l’activité intellectuelle du moyen âge une influence prédominante. Tous les grands esprits s’y étaient rencontrés, depuis Thomas d’Aquin jusqu’à Gerson. La faculté de théologie ou la Sorbonne, le collège de Navarre, y jouissaient d’une autorité admise dans toute la chrétienté. Les grands conciles du XVe siècle avaient subi leur influence, et des choses de la religion, l’université se porta aux choses de la politique[27]. Aussi tout le monde ambitionna les suffrages de cette grande ville déjà si présomptueuse et si portée aux excès en tout genre. Les ducs de Bourgogne l’avaient gâtée, établissant leur séjour joignant les halles, et caressant la sédition. Les Guises continuèrent cette œuvre déplorable. Henri de Navarre écrivit lui-même aux Parisiens : « Je vous estime comme le miroir et l’abrégé de ce royaume. »

Le rôle de Paris n’avait été rien moins que patriotique dans les guerres des Anglais, il ne le fut pas davantage dans les guerres de religion. Dans l’une et l’autre occurrence, la passion communale égara Paris, la violence étouffa la raison, le bas entraîna le haut. Paris, ville jadis bourguignonne et anglaise, devint au XVIe siècle une ville guisarde et espagnole. La réforme avait bien trouvé à Paris la trace des opinions dissidentes des sacramentaires ou sectateurs de Bérenger, au XIe siècle, persistantes dans des traditions secrètes, mais les relations de l’université avec les conciles et les papes avaient maintenu la masse de la population dans le giron de l’église romaine, et, dans la grande réaction catholique du XVIe siècle, le peuple de Paris prit parti pour le catholicisme ; une minorité violente terrifia la bourgeoisie éclairée, qui eût été favorable à des réformes religieuses, et dans l’université les couvens l’emportèrent sur les collèges. Les jacobins, les cordeliers, les jésuites, machine espagnole, imposèrent au collège royal, au collège de Navarre, à Sainte-Geneviève, comme le montrent Palma Cayet et autres chroniqueurs ; cette milice des moines, qui était en contact direct avec le peuple, entraîna le peuple dans la ligue, flatta les passions démagogiques et donna une couleur démocratique à la faction ultramontaine, qui parla même de proclamer la république après le meurtre d’Henri de Guise, et de brûler Paris plutôt que de le rendre à Henri III, quand ce prince vint l’assiéger. La sage Sorbonne fut entraînée jusqu’au moment où l’imprudence de Grégoire XIII et de Grégoire XIV, réchauffant les prétentions de Boniface VIII, favorisa une réaction partie des rangs élevés de la magistrature et de l’église de France, les archevêques de Paris et de Bourges en tête. Mais pendant de mortelles semaines, la terreur régna dans Paris, telle qu’on l’avait vue au temps des Armagnacs, telle qu’on la revit en 1793, telle que nous l’avons vue en 1871, avec cette différence qu’en 1589 c’étaient des prédicateurs de la ligue qui changeaient les églises en clubs, qui proclamaient

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 1er octobre.
  2. Voyez les curieux Mémoires de J.-A. De Thou dans la Collection de chroniques et mémoires de Buchon. Ils sont remplis de détails piquans sur l’époque dont il s’agit.
  3. Plus de cinquante audiences furent employées aux débats de l’affaire de Cabrières et de Merindol, où les chefs du parlement de Provence eurent à rendre compte de leur abominable arrêt devant le parlement de Paris commis pour les juger (1553, l’exécution était de 1545).
  4. Voyez, pour les détails, Lestoile, p. 301, édit. Champollion; et Palma Cayet, liv. Ier, p. 159, édit. Buchon.
  5. Voyez sur ce point M. Ranke, qui, après De Thou, a parfaitement dessiné la situation dans son Histoire de France.
  6. Voyez l’ouvrage de M. de Croze, t. Ier, p. 235. « La race des Capétiens » était réprouvée, disaient les manifestes, et l’on demandait la convocation des états-généraux pour faire « le procès des princes capétiens. « Le délire allait jusqu’à invoquer l’exemple de l’immolation de don Carlos.
  7. Mémoires de J.-A. De Thon, liv. III, p. 628, édit. de Buchon.
  8. Voyez les mémoires de Montluc et les mémoires fatigans, mais instructifs, de Duplessis-Mornay, qui fut pendant cinquante ans le directeur spirituel de la cause protestante en France (Paris 1822-25, 12 vol. in-8o). Henri de Navarre avait su se l’attacher profondément, ce qui n’empêcha pas Mornay de se séparer du prince.
  9. Voyez dans les Mémoires de Villeroy, p. 506, édit. de Buchon.
  10. Voyez les Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 57 et suiv., dans les Monumens inédits.
  11. Voyez le Siège de Metz, dans la Revue des Deux Mondes, 1870.
  12. Le duc de Mayenne passait pourtant pour avare. Il fit enlever de force une jeune et riche héritière qu’il destinait à l’un de ses fils. Ces rapts étaient de mise alors dans la noblesse, et l’usage s’en est conservé jusque sous Louis XIV, témoin celui de Bussy et de Mme de Miramion.
  13. Elle se consola un peu vite avec le duc de Nemours du meurtre de Poltrot. Henri de Guise ne fut guère plus heureux avec Catherine de Clèves et put s’en convaincre de son vivant ; mais ces détails n’ôtèrent rien de leur prestige ni au père, ni au fils, et ce n’était que justice.
  14. Voyez dans Tommaseo, Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 631. — Davila, favorable aux Valois, dit de Henri III : « Concepirono tanto odio contro di lui l’una e l’altra parte, che la sua religione fu stimata ipocrisia, la sua prudenza malizia, la sua destrezza viltà d’animo, spregiata la sua domestichezza, detestato il suo nome, imputate di vizi enormi le sue domestichezze. »
  15. Voyez l’Histoire des princes de Condé, de M. le duc d’Aumale, t. Ier.
  16. François de Guise portait aussi une balafre de bataille sur la figure ; mais le nom spécial de balafré est resté à Henri.
  17. Voyez les Discours politiques du duc de Rohan; et Buchon, t, XVIe de sa collection de Chroniques, p. 424.
  18. Lippomano, dans le recueil du Tommasco, t. II, p. 641.
  19. Voyez le recueil de Tommaseo, t. II, p. 227-229, 623-645, etc., et l’Histoire du chancelier de L’Hôpital, par M. Taillandier, 1862, in-8o.
  20. Voyez le livre de M. de Croze, le plus abondant et le plus étudié qui ait paru sur ces matières, t. Il, p. 187.
  21. Voyez Charles Labitte, de la Démocratie chez les prédicateurs de la ligue, etc., 2e édit., 1866, in-8o.
  22. Voyez le curieux mémoire présenté à ce colloque, et dont Mézeray nous a conservé des extraits importans. Œuvres de L’Hôpital, t. Ier, p. 460.
  23. Voyez les Mémoires de la Ligue, t. Ier, p. 222-227.
  24. Voyez l’Art de vérifier les dates des bénédictins, édit. citée, t. ler, p. 340.
  25. Voyez Hübner, Sixte-Quint, t. III, p. 33.
  26. Cf. Springer, Paris au treizième siècle, 1860 ; — la Ville de Paris au quinzième siècle, de Guillebert de Metz, 1855, p. 81, et Tommaseo, t. Il, p. 25, 605.
  27. On peut voir dans Monstrelet la part que prit l’université de Paris à toutes les affaires importantes de son époque.