Sixtine, roman de la vie cérébrale/XVII

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XVII.— L’ADORANT


II.— PLUMES DE PAON


« Aria serena, quand’apar l’albore

E bianca neve scender senza vento… Ciò passa la beltate… De la mia donna… …Non po’'maginare Ch’om d’esto monde l’ardisca amirare… Ed i’s’i' la sguardasse, ne morira. »

GUIDO CAVALCANTI.


Il pleuvait des plumes de paon,
Pan, pan, pan,
La porte multicolore s’embrasa de flammes.

Le ciel de lit trembla vers un oraystis,
Il pleuvait des plumes de paon,
De paon blanc.

Délicieusement la tour roulait comme une balancelle, roulis du soir sous la brise de mer. Et vraiment, il pleuvait des plumes de paon : Guido s’en étonnait et soufflait dessus. Il en attrapa une, au vol : elle était blanche, avec un œil orange aux lumineuses intermittences. Ah ! Voilà qu’elles se mettaient toutes à le regarder : elles s’arrêtaient devant lui, souriaient, tombaient, mouraient. Vers la terre, le vent les faisait tournoyer un peu, de la poussière flottait, puis rien : les passants ne levaient seulement pas la tête.

La tour pencha à toucher le sol : Guido sauta dans la rue. Il ne s’était pas trompé : les plumes de paon s’évanouissaient : d’en bas, on ne les voyait plus. C’était dommage, car elles étaient jolies, mais tout à sa liberté, il marchait, le front haut, plein de joie, en guettant les femmes. Il passa sous la madone, sans émotion, jeta un coup d’œil au portail de l’église, le trouva laid, pareil à une porte charretière et de la Novella ne vit qu’une madone bien harnachée, dénuée d’attrait : cependant il la salua.

Le port s’animait de robes orientales : un nègre vêtu de blanc faisait monter dans une voiture à rideaux des femmes encagoulées comme les Carmélites de Saint-Augustin quand elles vont quêter leur pâture. Il y en avait une bleue, une rouge, une verte, une violette et une jaune. Les quatre premières montrèrent en voiture, riant comme des enfants, disant très vite des mots inconnus. Guido, qui s’était avancé, vit que chacune portait, épinglée à sa cagoule, derrière la tête, une étiquette ; il déchiffra celle de la femme violette qui gesticulait un peu moins que les autres : All’eccellentissimo e nobilissimo signor Ricardo Caraccioli. Alors, elles avaient une destination certaine : on n’allait pas les lâcher dans la campagne parmi les herbes, les bleuets, les pavots et les safrans ? Mais que ferait-il de cette fleurette, le seigneur Caraccioli ? Guido le connaissait : c’était un gentilhomme d’exemplaires vertus, fils d’un cardinal et neveu du défunt pape. Que ferait-il de cette fillette ? Un dialogue le renseigna :

— Elles sont toutes pour le même excellentissime seigneur ? demandait un subalterne officier qui tenait à la main un assez gros registre.

— Toutes pour le même, répondit le nègre, ou du moins toutes au même nom. Cela vous surprend, seigneur ? Mais il les partagera avec ses amis. Il n’en garde jamais qu’une crainte qu’on ne lui cherche noise.

— D’où viennent-elles ?

— Le diable le sait. Nous les avons capturées du côté d’Alger. Une belle galère, toute dorée, avec des fleurs, des plumes, des parfums. Le capitaine l’a remorquée jusqu’à Palerme, où il a pu s’en défaire à un bon prix : c’est son bénéfice. Il y avait dessus les femmes, donc, que voilà, trois vieilles et douze hommes, pacha, équipage, gardiens. Ça n’a pas fait long feu : en un tour de main, les hommes sanglés, saignés, à la mer ! Quel tas de bandits, hein ? Douze de moins et les vieilles par-dessus le marché.

— Cinq femmes turques, reprit l’autre. C’est cinquante ducats pour le roi et un flacon de vin pour moi…

— Bon, buvons-le.

—…Par femmes, continua le doganiere, et en espèces.

Le nègre paya. Ils burent tout de même, à une cantine proche, sans quitter de l’œil la marchandise.

Guido comprit que c’étaient des esclaves destinées au harem de l’illustrissime Caraccioli. À Venise, où il avait vécu, c’était l’usage, depuis que les Turcs pirataient, de leur rendre la pareille. Si cela devenait de mode, à Naples, tant mieux ; il rassemblerait, en une petite maison, quelques orientales pour ses plaisirs. Quant à croire que l’excellentissime hypocrite faisait la traite des beaux yeux pour ceux de ses amis, Guido n’eut pas la naïveté, ni la méchanceté. Eh ! mais, cela devait aller loin : armer en course un navire, le dépêcher à de longues croisières sur les côtes barbaresques, nourrir d’assoiffantes salaisons les bandits enrôlés et de blanc-manger les captives beautés… Ah ! et voilà qu’il se souvenait : tous ses biens avaient été confisqués par la couronne ! Pas même un ducat dans ses chausses, ni une épée, ni un pistolet pour s’en procurer sur les grands chemins, et nu-tête comme un lazarone !

Il fallait pourvoir à cette pénurie.

L’office des douanes royales était ouvert et déserté de son surveillant qui buvait la rançon fiscale des Algériennes : il entra. Les insignes employés de Sa Majesté dormaient la plume à la main, comme il sied. Pousser une autre porte, même aperçu ; une troisième, c’était le trésor. Dans une très belle collection d’habits, de chausses, de manteaux, d’épées, de pistolets, de chapeaux français, il s’organisa un équipement assez galant, y joignit une notable superficie de dentelles d’Alençon, petit filet à femmes, avec quelque cordage pour la muette strangulation du gentilhomme caissier. Un peu plus loin, l’affaire de trois portes entre lesquelles se démenaient de beaux rêves, il le trouva. Son sommeil fut à peine troublé : un petit battement de mains, pas plus. Sans être très riche, le coffre royal était encore intéressant : il le fit passer dans ses poches, dénoua la corde, la remit à sa place, en passant et sortit.

Sur le seuil, le doganiere saluait :

— Votre Excellence daigne-t-elle être satisfaite.

— Oui, oui, répondit Guido. Ces messieurs sont polis. Tenez, ajouta-t-il, en tirant un ducat, allez boire ceci.

Le nègre comptait ses femmes : une, deux, trois, quatre… Bien. Non, il m’en faut cinq. Alors, nous disons… nous disions donc : une, deux, trois, quatre, cinq.

La voiture s’éloigna.

— Je t’aime, monseigneur, viens-nous-en !

La jaune Algérienne surgie comme un éclatant caprice l’avait pris par la main.

— Dès que je t’ai vue, continua-t-elle, je me suis cachée pour ne pas être emmenée avec les autres, car je l’appartiens, je suis ton esclave. Mon nom est Pavona.

— Mais, demanda Guido, comment as-tu pu me voir puisque tes yeux sont fermés, car je sais que, sous ta cagoule, tes yeux sont fermés.

— C’est vrai, dit Pavona, tu me connais donc ?

— Oui, je te connais : tu es celle qui m’est destinée pour vaincre le dédain de la Novella. Comme j’implorais son amour, le consentement de sa passion, avouée tant de fois et pourtant jamais décisive, comme je la suppliais d’être clémente, elle a fermé les yeux, elle a dit : Non. Et moi j’ai dit : Eh bien, j’aimerai d’autres yeux afin que pleurent et me soient cléments les yeux de la Novella. Alors, ses paupières se sont relevées et j’ai pâli d’effroi : au lieu des bleus et doux iris, j’ai vu des yeux étranges, comme ceux qui se dessinent sur les plumes de paon, de paon blanc.

— Je ne comprends rien à tout cela, dit Pavona. Je n’ouvre jamais les yeux par une très élémentaire raison, c’est que je n’en ai pas. Mais je t’aimerai bien tout de même, va !

— Tu n’as jamais essayé ?

— D’ouvrir les yeux ? Non, à quoi bon, puisque je n’en n’ai pas. Attends, je me souviens d’un oracle que me chanta la Bohémienne, jadis, quand j’étais toute petite. Il y avait au refrain :

Mais quand on vous dira : Je t’aime !
Vos beaux yeux s’ouvriront d’eux-mêmes.

Guido trouva cela très naturel.

Ils s’arrêtèrent eu une riche hôtellerie, éclatante comme un palais, et on les reçut comme des princes.

Précédés d’un valet, ils montaient, montaient, montaient, comme vers le ciel.

— Porte-moi, Guido, ou je serai bien fatiguée, dit Pavona.

Guido la prit dans ses bras. Ils montaient, montaient, montaient comme vers le ciel.

— Embrasse-moi, Guido, ou je vais bien m’ennuyer, dit Pavona.

Guido baisa les paupières closes. Ils montaient, montaient, montaient, comme vers le ciel.

— Voici, dit enfin le valet, l’appartement de Vos Seigneuries.

La porte multicolore, vraiment, s’embrasait de flammes, car elle était d’argent et toute semée de diamants.

— C’est, dit Pavona, la porte du ciel. Je veux l’ouvrir moi-même.

Elle entra la première, tenant Guido par la main.

Il faisait, dans la chambre, une nuit bleue, très agréable : le lit, au fond, sous de lourdes draperies, se devinait.

Mignardises et câlineries : Guido se sentait une très amoureuse agitation et Pavona, bien décidée, lui rendait ses baisers, fer pour fer, toute prête à la blessure.

Le ciel de lit, vraiment, trembla vers une oarislys, et voilà que la houle les soulève comme deux vagues jumelles.

— Je t’aime ! cria Guido.

Pavona ouvrit les yeux.

Ils étaient effrayants. Ils étaient pareils aux yeux qui se dessinent sur les plumes de paon, de paon blanc.

Guido s’évanouit et se réveilla dans sa cellule assassin, voleur, parjure.

« Je suis, pensa-t-il, après un moment, le misérable indigne de sa propre pitié. Les crimes que l’on commet en songe, on est capable de les commettre réellement. Ce que le rêve exécute gisait obscurément dans les caves de la volonté, ou bien, ce sont des prophéties et le céleste avis d’une prédestination irrévocable. Ah ! plutôt avoir été criminel que de vivre dans la certitude du crime futur. J’accepte le poids de mes mortels péchés : la pénitence peu à peu les fera fondre comme un sac de sel sous la pluie et mes é paules se relèveront délivrées. Pardonne-moi, très révérende madone et sache me punir.

 « Ah ! l’amour est terrible et je souffre d’aimer !
Comment bénir encore tes adorables pieds ?
Comment d’un front souillé par des lèvres de femme
Recevoir le divin sourire où joue ton âme ?
Comment bénir encore tes adorables pieds ? »