Société et Solitude/De la chose rustique

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Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 119-134).

DE LA CHOSE RUSTIQUE

L’honneur du fermier, c’est d’avoir, dans la division du travail, la fonction de créer. Toutes les occupations reposent en dernière analyse sur son activité primordiale. Il est près de la nature ; il tire de la terre le pain et la viande. Les aliments qui n’existaient pas, il les produit. Le premier fermier a été le premier homme, et toute la noblesse historique repose sur la possession et l’exploitation du sol. Les hommes n’aiment point le travail pénible ; mais tout homme éprouve un respect particulier pour l’agriculture, a le sentiment que c’est là le travail original de sa race, et que lui-même n’en est dispensé que par quelque circonstance qui le lui a fait résigner temporairement entre d’autres mains. S’il n’a pas quelque talent qui le rende estimable au fermier, quelque produit en échange duquel le fermier lui donnera du blé, il doit retourner lui-même à la place qui lui revient parmi les cultivateurs. Et l’agriculteur garde à tous les yeux son charme primitif, étant plus près de Dieu, cause première.

De plus, la beauté de la nature, le calme et l’innocence de l’homme des champs, son indépendance et ses occupations agréables — l’élevage des abeilles, de la volaille, des moutons, des vaches, le soin de la laiterie, des foins, des fruits, du verger et des forêts, et leur influence sur le travailleur à qui elles donnent une vigueur et une dignité simple, pareilles à la physionomie et à l’air de la nature — sont choses que tous les hommes reconnaissent. Tous les hommes gardent la ferme en réserve comme un asile où, en cas d’infortune, ils viendront cacher leur pauvreté — ou comme une retraite, s’ils ne réussissent pas dans le monde. Et qui sait combien de coups d’œil de remords jettent de ce côté les banqueroutiers du commerce, les plaideurs mortifiés dans les tribunaux et les sénats, ou les victimes de l’oisiveté et du plaisir ! Empoisonné par l’existence et les vices de la ville, le patient se dit : « Mes enfants, à qui j’ai nui, retourneront aux champs pour se refaire et se guérir dans ce qui aurait dû être ma « nursery », et sera maintenant leur hôpital. »

Le fermier a un office précis et important, mais il ne faut pas essayer de le peindre en rose ; vous ne pouvez faire de gracieux compliments à la gravitation et au destin dont il est le ministre. Il représente les nécessités de la vie. C’est la beauté de la grande économie du monde qui lui donne son caractère bienséant. Il obéit aux lois des saisons, du temps, du sol et des moissons, comme les voiles du navire obéissent au vent. Il représente les travaux forcés continuels, d’un bout de l’année à l’autre, et de maigres bénéfices. C’est un être lent, réglé sur la nature, et non sur les montres de la ville. Il marche au pas des saisons, des plantes, et de la chimie. La Nature ne se hâte jamais ; atome par atome, peu à peu, elle accomplit son œuvre. La leçon que l’on apprend par la pêche, le canotage, la chasse, la culture, c’est celle des procédés de la Nature — la patience en face du vent et du soleil, des retards des saisons, du mauvais temps, de l’excès ou du manque d’eau, la patience en face de la lenteur de nos pieds, de la pauvreté de nos forces, de l’étendue des mers et des terres à traverser, etc. Le fermier se règle sur la Nature, et acquiert cette éternelle patience qui lui est propre. Homme lent et d’esprit étroit, son principe, c’est que la terre doit le nourrir et le vêtir, et il lui faut attendre que sa moisson pousse. Il doit régler ses plaisirs, les libertés qu’il s’accorde, et ses dépenses, sur sa position de fermier, et non sur celle d’un marchand. Il serait aussi faux pour un fermier de dépenser sur une grande et large échelle, que pour des États d’économiser minutieusement. Mais s’il est ainsi gêné d’un côté, il a des avantages qui font compensation. Il est stable, s’attache à sa terre comme le fait le roc. Dans le village où je vis, les fermes restent aux mêmes familles durant sept ou huit générations ; et si les premiers colons (1635) revenaient aujourd’hui dans les fermes, beaucoup les trouveraient aux mains des personnes de leur propre sang et portant encore leur nom. Et il en est de même dans les villages environnants.

Ces durs travaux seront toujours exécutés par une sorte d’hommes ; non par des théoriciens à projets, ni par des soldats, des professeurs, ou des lecteurs de Tennyson ; mais par des hommes d’endurance — à la poitrine solide, à la respiration longue, lents, sûrs et ponctuels. Le fermier a une bonne santé, l’appétit de la santé, et les moyens d’atteindre son but ; il a de vastes champs pour demeure, des bois pour allumer de grands feux, des aliments sains et en abondance ; son lait, du moins, n’est pas mêlé d’eau ; et quant au sommeil, il l’a à plus bas prix, et meilleur, et en plus grande quantité que les habitants des villes.

Des charges importantes lui sont confiées. Dans la grande maison de la Nature, le fermier se tient à la porte de la paneterie, et pèse à chacun son pain. C’est à lui de dire si les hommes se marieront ou non. Les mariages précoces et le nombre des naissances sont indissolublement liés à l’abondance des aliments ; en d’autres termes, comme le disait Burke, « l’homme se multiplie par la bouche ». Il représente aussi le bureau de Quarantaine. Le fermier est un capital de santé accumulé, comme la ferme est un capital de richesses, et c’est de lui qu’au point de vue moral et intellectuel sont venues la santé et la force des villes. La population de la ville se recrute toujours à la campagne. Les hommes des villes qui sont les centres de l’énergie, les ressorts du commerce, de la politique ou des arts pratiques, et les femmes qui représentent la beauté et le génie, sont enfants ou petits-enfants de fermiers, et dépensent les forces que la vie dure et silencieuse de leurs pères a accumulées dans les sillons couverts de givre, la pauvreté, la nécessité et l’obscurité.

Il est un bienfaiteur continuel. Celui qui creuse un puits, édifie une fontaine de pierre, plante un bosquet d’arbres au bord de la route, ou un verger, construit une maison solide, dessèche un marais, ou ne fait que mettre un siège de pierre au bord du chemin, rend dans la même mesure le pays aimable et attrayant, crée un bien qu’il ne peut emporter avec lui, mais qui est utile à son pays longtemps après. L’homme qui cultive son jardin aide la société en général d’une façon un peu plus certaine que celui qui se consacre à la charité. S’il est vrai que ce ne sont point par les votes des partis, mais par les lois éternelles de l’économie politique, que les esclaves sont chassés d’un État esclavagiste dès qu’il est entouré d’États libres, le véritable abolitionniste est le fermier qui, sans s’occuper des constitutions et des lois, reste toute la journée aux champs, plaçant son travail dans la terre, et créant un produit avec lequel nul travail forcé ne pourrait entrer en compétition.

Nous prétendons ordinairement que l’homme riche peut dire la vérité, peut se permettre d’être honnête, peut se permettre l’indépendance des actes et des opinions — et c’est là le principe de la noblesse. Mais il s’agit de l’homme riche au sens véritable, c’est-à-dire, non de l’homme qui a de grands revenus et fait de grandes dépenses, mais seulement de l’homme dont les déboursés sont inférieurs aux ressources, et restent fermement maintenus au-dessous d’elles.

Dans les fabriques anglaises, l’enfant qui surveille le métier pour rattacher le fil lorsque la roue s’arrête afin d’indiquer qu’il est brisé, s’appelle un minder. Et dans cette grande fabrique qu’est notre système de Copernic, faisant aller sa machine, ramenant successivement ses constellations, ses saisons et ses marées, amenant tantôt l’époque des semailles et de l’arrosage, tantôt celle du sarclage, de la récolte, des conserves et des provisions — le fermier est le minder. Sa machine a des proportions colossales — le diamètre de la roue hydraulique, les bras du levier, la force de la batterie électrique, dépassent toute mesure mécanique, et il lui faut beaucoup de temps pour en comprendre les différentes parties et le fonctionnement. Cette pompe « n’avale » jamais ; cette machine ne sort jamais de ses engrenages ; la chaudière et les pistons, les roues et les bandes ne s’usent jamais, mais se réparent d’eux-mêmes.

Quels sont les serviteurs du fermier ? Ce ne sont ni les Irlandais, ni les coolies, mais la Géologie et la Chimie, les mètres carrés d’air, l’eau, le ruisseau, l’éclair du nuage, les trous que font les vers, les sillons que creuse la gelée. Longtemps avant qu’il fût né, le soleil des siècles décomposait les rocs, amollissait ses terres, les imprégnait de lumière et de chaleur, les couvrait d’un tissu végétal, puis de forêts, et accumulait la mousse des marais, dont les débris forment la tourbe de ses prés.

La science a montré les grands cycles dans lesquels la nature travaille, la manière dont les plantes marines répondent aux besoins des animaux marins, comment les plantes terrestres fournissent l’oxygène que les animaux consument, et les animaux le carbone que les plantes absorbent. Ces opérations sont incessantes. La Nature travaille d’après ce principe : tous pour chacun et chacun pour tous. La pression exercée sur un point a son contre-coup sur chacune des arches et chacun des fondements de l’édifice. Il règne une solidarité parfaite. Vous ne pouvez détacher un atome de ce qui y est adhérent, arracher de lui l’électricité, la force de gravitation, les affinités chimiques, ou les rapports avec la lumière et la chaleur, et laisser l’atome nu. Non, il porte avec lui ses liens universels.

La Nature, comme un testateur circonspect, dispose ses biens de manière à ne pas les octroyer tous à une génération, mais a une tendresse prévoyante et une sollicitude équitable pour les hommes de demain, et pour la troisième et la quatrième générations.

Là gisent les réserves inépuisables. Les rocs éternels, comme nous les appelons, ont conservé leur oxygène ou chaux sans diminution, intégralement, comme à l’origine. Aucune particule d’oxygène ne peut s’altérer ou s’user, mais elle a la même énergie qu’au premier jour. Les bons rochers, ces serviteurs patients, disent à l’homme : « Nous gardons le pouvoir sacré comme nous l’avons reçu. Nous n’avons pas failli à notre obligation ; et maintenant — en notre journée immense, l’heure ayant enfin sonné — prenez le gaz que nous avons accumulé, mélangez-le avec l’eau, et libérez-le pour qu’il se développe dans les plantes et les animaux, et obéisse à la pensée de l’homme. »

La terre travaille pour lui ; la terre est une machine qui a chaque application de l’intelligence confère des services presque gratuits. Chaque plante est une manufacturière du sol. Le développement commence dans l’estomac de la plante. L’arbre peut emprunter à toute l’atmosphère, toute la terre, toute la masse mouvante. La plante est une pompe aspirante — puisant de toute sa force dans le sol par ses racines, dans l’air par ses feuilles.

L’air travaille pour lui ; l’atmosphère, vigoureux dissolvant, absorbe l’essence et les esprits volatils de tous les corps solides du globe — dissout en lui les montagnes. L’air est la matière volatilisée par la chaleur. Comme l’océan est le grand réceptacle de tous les fleuves, l’air est le réceptacle d’où surgissent toutes les choses, et en qui elles retournent toutes. L’air invisible et subtil prend forme et devient une masse solide. Nos sens sont sceptiques, ne se fient qu’à l’impression du moment, et ne croient pas au principe chimique d’après lequel ces énormes chaînes de montagnes sont faites de gaz et d’air mouvant. Mais la Nature est aussi avisée que forte. Elle transforme tous les jours son capital, n’agit jamais avec des sujets morts, mais des sujets vivants. Toutes les choses s’écoulent, même celles qui semblent immuables. Le diamant se transforme sans cesse en fumée. Les plantes puisent dans l’air et le sol les matériaux dont elles ont besoin. Elles sont en combustion, c’est-à-dire exhalent et décomposent leur propre corps qui retourne de nouveau à l’air et à la terre. Les animaux sont en combustion, se consument de même perpétuellement. La terre est en combustion — les montagnes sont en combustion et se décomposent — plus lentement, mais sans cesse. Il est presque inévitable de pousser la généralisation plus haut dans les domaines supérieurs de la nature, de degré en degré, jusqu’aux êtres sentants. Les Nations brûlent du feu intérieur de la pensée et du sentiment, qui détruit pendant qu’il opère. Nous trouverons des combustions plus hautes et du combustible plus noble. L’esprit est un feu : impétueux et impitoyable, il dissout ce merveilleux édifice que l’on appelle l’homme. Le Génie lui-même, étant le plus grand bien, est le plus grand mal. Et tandis que tout se consume ainsi — l’univers en un feu allumé à la torche du soleil — il faut des tempéraments perpétuels, un phlegme, un sommeil, des couches d’azote, des déluges d’eau pour arrêter la fureur de la conflagration, une accumulation pour arrêter la dépense, une force centripète pour contre-balancer la force centrifuge : et cet élément est invariablement maintenu.

Les wagons qui transportent les terres sont d’excellents auxiliaires des excavations ; mais il n’est pas de porteur pareil à la gravitation qui se chargera de n’importe quel fardeau que l’homme ne peut porter et qui, s’il a besoin d’aide, saura où trouver ses compagnons de travail. L’eau agit par masses, et prête son irrésistible concours à vos moulins ou à vos vaisseaux, ou dans ses montagnes de glace transporte d’énormes blocs de rocher à des kilomètres de distance. Mais sa puissance encore beaucoup plus grande lui vient de la propriété de se réduire, et de pénétrer dans les moindres cavités et pores. Grâce à ce facteur, portant en dissolution les éléments nécessaires à chaque plante, le monde végétal peut exister.

Mais comme je le disais, nous ne devons pas peindre le fermier en rose. Tandis que ces forces imposantes ont travaillé pour lui, et rendu sa tâche possible, il est occupé d’ordinaire de détails domestiques, et apprend l’importance des petites choses. Grande est l’influence de quelques simples dispositions ; par exemple, l’influence d’une clôture. Vous parcourez une centaine de milles dans la prairie, et trouvez à peine un bâton ou une pierre. À de rares intervalles, on a épargné une maigre plantation de chênes, et chacune d’elles est occupée depuis longtemps. Mais le fermier s’arrange pour se procurer du bois de loin, met une barrière, et immédiatement les semences poussent, et les chênes s’élèvent. Ce n’étaient que les incendies et les animaux qui les broutaient qui les avaient empêchés de croître. Plantez des arbres à fruits le long de la route, et on ne laissera jamais leurs fruits pousser. Mettez autour d’eux une barrière de bois de pins, et pendant cinquante ans leurs fruits délicats mûriront pour le propriétaire. Il y a beaucoup d’enchantement dans une barrière de châtaigniers ou une clôture de piquets de pins.

La Nature suggère quelque part tous les expédients économiques, sur une grande échelle. Plantez un pin, et il mourra la première année, ou végétera comme un fuseau. Mais la Nature laisse tomber une pomme de pin à Mariposa, et l’arbre vit plusieurs siècles, atteint trois ou quatre cents pieds de hauteur, et trente de diamètre — pousse dans un bosquet de géants, comme une colonne de Thèbes. Demandez à l’arbre comment cela s’est fait. Il n’a pas poussé sur une élévation, mais en un creux où il a trouvé un sol profond assez froid et assez sec pour le pin, s’est défendu lui-même contre le soleil en poussant en bosquets, et contre le vent grâce aux flancs de la montagne. Les racines qui se sont enfoncées le plus profondément et les rejetons les mieux exposés ont tiré leur nourriture du reste, jusqu’à ce que les moins prospères aient péri et amendé le sol pour les plus fortes, et les Séquoias géants ont atteint leurs proportions énormes. Le voyageur qui les a vus s’est rappelé son verger à la maison, où tous les ans, dans le vent destructeur, ses malheureux arbres souffraient comme la vertu persécutée. En septembre, quand les poires pendent lourdes et empruntent au soleil leurs couleurs brillantes, arrive d’ordinaire un coup de vent qui ravage tout le jardin, et abat les fruits les plus lourds en monceaux écrasés. Le planteur a saisi l’idée qui lui venait des Séquoias, a construit un mur élevé, ou — mieux encore — a entouré le verger d’une pépinière de bouleaux et de plantes toujours vertes. Il a eu ainsi un bassin montagneux en miniature, ses poires sont devenues de la taille des melons, et ses vignes ont couru au-dessous à un demi-quart de mille. Mais cet abri crée un nouveau climat. Le mur qui repousse la brise violente repousse le vent glacé. Le mur élevé, réfléchissant la chaleur sur le sol, donne au terrain une quadruple portion de chaleur solaire

Enfermant dans le jardin clos
Un lac d’air calme et immobile,

et en fait un petit Cuba, tandis qu’à l’extérieur tout est Labrador.

Le chimiste vient tous les ans à son aide en suivant quelque idée nouvelle empruntée à la Nature, et affirme que ce morne espace qu’occupe le fermier est inutile : il concentre son potager en une caisse d’une ou deux perches de long, met les racines dans son laboratoire, les vignes, les tiges, les rejetons, peuvent s’étendre au dehors dans les champs ; il s’occupera des racines dans sa caisse, les gorgera de la nourriture qui leur convient. Plus son jardin est petit, plus il peut l’alimenter, et plus abondante est la moisson. Il nourrit ses dindons de « Thanksgiving[1] » de pain et de lait ; de même, il repaît ses pêches et ses raisins des aliments qu’ils aiment le mieux. S’ils ont un penchant pour la potasse, le sel, le fer, les os pilés, ou de temps à autre pour un cadavre de porc, il les satisfera. Ils gardent bien le secret, et ne disent jamais sur votre table d’où ils ont tiré leurs teintes de soleil couchant ou leurs saveurs délicates.

Voyez ce que le fermier accomplit avec une charretée de tuiles : il change le climat en laissant écouler les eaux qui par leur constante évaporation maintenaient la terre froide, permet à la pluie chaude de faire descendre dans les racines la température de l’air et de la surface de la terre, et approfondit le sol, car l’écoulement de ces eaux stagnantes permet aux racines de pénétrer au delà du sous-sol, et accélère la maturité de la récolte. La ville de Concord est une des plus vieilles de ce pays ; elle a déjà dépassé une partie de son troisième siècle. Tous les cinq ans les conseillers municipaux en ont parcouru les limites, et cependant, cette année même, sans que de nulle part s’élevât une protestation ou une plainte, on a découvert et ajouté à la ville une grande quantité de terrains. Par le drainage, nous avons atteint un sous-sol que nous ne connaissions pas, et trouvé que sous le vieux Concord, il y a un Concord dont nous tirons aujourd’hui les meilleures récoltes ; un Middlesex sous Middlesex ; nous avons trouvé enfin que les Massachusetts ont un sous-sol de plus de valeur que toute la superstructure, et qui promet de rapporter un meilleur revenu. Mais, par un phénomène d’association, ces tuiles ont acquis une valeur nouvelle. Ces tuiles sont des économistes politiques, elles réfutent Malthus et Ricardo ; ce sont autant de jeunes Américains annonçant une ère meilleure — le pain plus abondant. Elles drainent la terre, la rendent molle et friable ; elles ont fait un jardin du Chatt Moss[2] anglais, et en feront aujourd’hui autant du Dismal Swamp[3]. Mais, outre cet avantage, elles sont le texte d’opinions meilleures et de meilleures promesses pour l’humanité.

Il y a eu en Angleterre un cauchemar, né de l’indigestion et du spleen parmi les rois du sol et les rois du métier à tisser — la théorie selon laquelle les hommes se multiplient trop rapidement pour les ressources de la terre, se multiplient d’après une proportion géométrique, tandis que le blé ne le fait que d’après une proportion arithmétique ; d’où il suit que plus nous sommes prospères, plus vite nous approchons de ces terribles limites : que dis-je ? — la condition de chaque génération nouvelle est pire que celle de la précédente, parce que les premiers arrivés prennent les meilleures terres ; les survivants, les meilleures qui restent, et chaque vague de population qui succède est poussée vers de plus pauvres, de sorte que la terre fournit toujours moins de produits à des armées grossissantes de consommateurs. Henry Carey, de Philadelphie, a répondu : « Il n’en est pas ainsi, M. Malthus, mais c’est précisément le contraire de la réalité. »

Le premier planteur, le sauvage sans aides, sans outils, visant avant tout à se protéger de ses ennemis — hommes ou bêtes — occupe de pauvres terres. Les meilleures sont couvertes de bois qu’il ne peut défricher ; elles ont besoin d’un drainage qu’il ne peut entreprendre. Il ne peut labourer, abattre les arbres, dessécher le marais fertile. C’est un pauvre être ; il gratte le sol avec un bâton pointu, vit dans une caverne ou un trou, n’a point de route, sauf le sentier de l’élan et du sanglier ; il vit de leur chair quand il peut en tuer un, de racines et de fruits quand il ne le peut pas. Il tombe, et s’estropie ; il tousse, et a un point de côté, il a la fièvre et grelotte ; quand il a faim, il ne peut pas toujours tuer un sanglier et le manger ; parfois — hasards de la guerre — c’est le sanglier qui le mange. Il se passe du temps avant qu’il puisse bêcher et planter, et d’abord il ne peut cultiver qu’un coin de terre. Plus tard, il apprend que la culture vaut mieux que la chasse, que la terre travaille plus vite pour lui qu’il ne le peut lui-même — travaille pour lui quand il dort, quand la pluie tombe, quand la chaleur l’accable. Le coup de soleil qui le terrasse fait pousser ses blés. À mesure que sa famille se développe et que d’autres planteurs s’installent autour de lui, il commence à abattre les arbres et à défricher de bonnes terres ; et lorsque bientôt il y a plus d’habileté, plus d’outils et de routes, les nouvelles générations sont assez fortes pour défricher les parties, en contre-bas où l’eau qui s’écoule des montagnes a accumulé les meilleures terres, qui rendent cent fois les premières moissons. Les dernières terres sont les meilleures. Il faut la science et un grand nombre d’hommes pour cultiver les meilleures terres, de la meilleure façon. Ainsi la véritable économie politique n’est point étroite, mais libérale, à l’exemple du soleil et du ciel. La population croît en proportion de la moralité.

Cependant, nous ne pouvons parler des choses de la ferme et de ses facteurs, sans réfléchir à leur influence sur le fermier. Cette préparation de moyens accumulés, il la pousse à ses conséquences dernières. Cette couche de terre que les siècles ont amendée, il l’amende encore pour nourrir un peuple civilisé et instruit. Les grandes forces auxquelles il a affaire ne peuvent être sans action sur lui, ou le laisser inconscient de son rôle ; mais leur influence ressemble un peu à celle que cette même Nature a sur l’enfant — elle le subjugue et le rend silencieux. Nous envisageons le fermier avec plaisir et respect, quand nous pensons aux forces et aux services qu’il représente si modestement. Il connaît tous les secrets du travail : il change la physionomie du paysage. Mettez-le sur une nouvelle planète, et il saura par où commencer ; cependant, il n’a aucune arrogance dans l’attitude, mais une douceur parfaite. Le fermier se tient solidement sur ses pieds dans le monde. Simple en ses manières comme dans ses vêtements, il ne brillerait point dans les palais ; il y est absolument inconnu et inadmissible ; vivant ou mourant, on n’y entendra jamais parler de lui ; cependant, mis à côté des héros de salon, ceux-ci diminueraient en sa présence — lui solide et irréductible, eux réduits à l’épaisseur d’une feuille d’or. Mais il se tient ferme dans le monde — comme l’a fait Adam, comme le fait l’Indien, comme le font les héros d’Homère, Agamemnon ou Achille. Il est un être qu’un poète de n’importe quel pays — Milton, Firdousi, ou Cervantes — appréciera comme un réel spécimen de l’antique Nature, comparable au soleil et à la lune, à l’arc-en-ciel et au déluge ; car, ainsi que toutes les personnes naturelles, il représente la Nature autant qu’eux.

Cette droite manière d’être que nous admirons chez les animaux et les jeunes enfants lui appartient en propre, appartient au chasseur, au marin — à l’homme qui vit en présence de la Nature. Les villes forcent la croissance, rendent les hommes causeurs et divertissants, mais les rendent artificiels. Ce qui a pour nous de l’intérêt, c’est le naturel[4] de chacun, son mérite constitutif. C’est toujours une surprise, attachante et aimable ; nous ne pouvons nous rassasier de le connaître, et de savoir quelque chose de lui ; et c’est cette vertu que la communion avec la Nature entretient et conserve.


  1. Jour d’actions de grâces publiques, fixé généralement au dernier jeudi de novembre (T.)
  2. Ancien marais, aujourd’hui desséché (T.).
  3. Terres marécageuses d’environ 150 000 acres d’étendue, situées dans la Virginie et la Caroline du Nord (T.).
  4. En français, dans le texte.