Socrate chrestien/Discours 8

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Augustin Courbé (p. 134-158).

CONSIDERATIONS
SUR QUELQUES PAROLES
DES ANNALES DE TACITE.



LE lendemain de la iournée des Paraphrases, ainsi fut-elle appellée par un galand homme qui s’y trouva ; Socrate receut de Paris une nouvelle Traduction des Annales de Tacite : elle luy plût extrémement : Il en parla comme d' un chef-d' œuvre en nostre langue : il nous en leût à diverses fois, des feuïlles entieres : et un jour s' estant arresté à l' ouverture du livre, sur un endroit qui luy sembla digne de consideration, voicy à peu pres le discours qu' il fit, en presence du provincial, gasté de la cour, idolâtre de la faveur et des favoris, grand faiseur de panegyriques et d' eloges. C' est le moyen de faire souvent injustice que de juger tousjours du merite des conseils, par la bonne fortune des evenemens. Croyez-moy, et ne vous laissez pas esblouïr à l' éclat des choses qui reüssissent. Ce que les grecs, ce que les romains, ce que nous avons appellé une prudence admirable, c' estoit une heureuse temerité. Il y a eu des hommes, dont la vie a esté pleine de miracles, quoy qu' ils ne fussent pas saincts, et qu' ils n' eussent point dessein de l' estre : le ciel benissoit toutes leurs fautes ; le ciel couronnoit toutes leurs folies. Il devoit perir, cét homme fatal (nous le considerasmes il y a quelques jours dans l' histoire de l' empire d' orient) il devoit perir, des le premier jour de sa conduite, par une telle ou une telle entreprise ; mais Dieu se vouloit servir de luy, pour punir le genre humain, et pour tourmenter le monde : la justice de Dieu se vouloit venger, et avoit choisi cét homme pour estre le ministre de ses vengeances. Il faloit donc qu' il fist, quelque malade, quelque moribond qu' il fust, ce que Dieu avoit resolu qu' il feroit avant sa mort. La raison concluoit qu' il tombast d' abord, par les maximes qu' il a tenuës ; mais il est demeuré long-temps debout, par une raison plus haute qui l' a soustenu : il a esté affermi dans son pouvoir, par une force estrangere, et qui n' estoit pas de luy ; une force qui appuye la foiblesse, qui anime la lascheté, qui arreste les cheutes de ceux qui se precipitent, qui n' a que faire des bonnes maximes, pour produire les bons succes. Cét homme a duré, pour travailler au dessein de la providence : il pensoit exercer ses passions, et il executoit les arrests du ciel. Avant que de se perdre, il a eu loisir de perdre les peuples et les estats ; de mettre le feu aux quatre coins de la terre ; de gaster le present et l' advenir, par les maux qu' il a faits, et par les exemples qu' il a laissez. Ces exemples sont contagieux, et leur venin passe jusqu' à la posterité. Nostre ami de Hollande l' a remarqué devant nous. Le dictateur a esté le pedagogue des trium-virs, bien qu' il y ait eu quarante-six ans entre luy et eux. La premiere proscription a esté la tablature de la seconde. Sylla l' a bien pu, pourquoy ne le pourray-je pas ? Voilà la politique des mauvais princes, qui reüssit admirablement, pourveu qu' elle ne trouve point d' opposition, et que l' audace du palais agisse sur la timidité du peuple. Un peu d' esprit et beaucoup d' autorité, c' est ce qui a presque tousjours gouverné le monde ; quelquefois avec succes, et quelquefois non ; selon l' humeur du siecle, plus ou moins porté à endurer ; selon la disposition des esprits, plus farouches ou plus apprivoisez. Mais il faut tousjours en venir là : il est tres-vray qu' il y a quelque chose de divin ; disons davantage, il n' y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les estats. Ces dispositions et ces humeurs, dont nous venons de parler ; cette fiévre chaude de rebellion, cette lethargie de servitude viennent de plus haut qu' on ne s' imagine. Dieu est le poëte, et les ho mmes ne sont que les acteurs : ces grandes pieces qui se jouënt sur la terre ont esté composées dans le ciel, et c' est souvent un faquin qui en doit estre l' Atrée ou l' Agamemnon. Quand la providence a quelque dessein, il ne luy importe gueres de quels instrumens et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempeste, tout est deluge, tout est Alexandre, tout est Cesar : elle peut faire par un enfant, par un nain, par un eunuque, ce qu' elle a fait par les geans, et par les heros ; par les hommes extraordinaires. Dieu dit luy-mesme de ces gens-là, qu’il les envoye en sa colere, et qu’ils sont les verges de sa fureur. Mais ne prenez pas icy l’un pour l’autre. Les Verges ne picquent ni ne mordent d’elles-mesmes ; ne frappent ni ne blessent toutes seules. C’est l’Envoy, c’est la Colere, c’est la Fureur, qui rendent les Verges terribles & redoutables. Cette Main invisible, ce Bras qui ne paroist pas, donnent les coups que le Monde sent. Il y a bien ie ne sçay quelle hardiesse, qui menace de la part de l’Homme, mais la Force qui accable, est toute de Dieu.

LE Provincial, faiseur de Panegyriques, fut surpris d’oüir parler de la sorte ce vieux Docteur, qui expliquoit l’Histoire Romaine d’une si nouvelle façon ; qui s’esloignoit si fort du stile ordinaire de la Cour ; qui non seulement rendoit si ridicule le Serieux des Panegyriques, mais qui faisoit voir si petite la Grandeur des Roys.

Il est certain que iamais homme ne vit les choses du Monde avecque de meilleurs yeux ; ne fut mieux gueri des opinions populaires ; ne fut moins Flateur ni moins Admirateur que Socrate. Comme il mesprisoit extrémement les bassesses de l’ame des Courtisans, il n’estimoit gueres les eslevations des fortunes de la Cour : Cette hauteur luy sembloit estre une proche disposition à la cheute. Bien loin de porter envie à la condition des Favoris, il avoit pitié de celle des Princes.

Regardez, nous disoit-il, s’estant arresté sur un autre Passage des Annales de Tacite, Regardez au delà de ces Ballustres d’argent, ces grands Lits de drap d’or, en broderie de perles. Il vous semble qu’on n’y sçauroit estre malade : Vous-vous imaginez qu’on n’y devroit faire que de beaux songes. Neanmoins c’est là dedans où les plus vilaines des Maladies & les plus sales des Animaux ont attaqué les Roys & les Dictateurs ; ont triomphé de l’orgueil des Sceptres et de la vanité des Couronnes. C’est là dedans où les Nuits sont pleines de Spectres & de Fantosmes ; où un pauvre Prince s’éveille en sursaut, & crie qu’on le tuë ; où les remors du Passé viennent agiter une conscience effrayée, & faire des plaintes et des reproches à celuy qui n’a oüi tout le iour que des acclamations & des loüanges.

Les ieux, les divertissemens, les plaisirs ne guerissent point les ames qui souffrent. Ce ne sont point de veritables remedes ; ce sont de simples amusemens de la douleur : ils ne chassent point, ils n' emportent point le mal : ils trompent, ils endorment le malade : ils ne produisent que des intervalles de relasche, que des momens de tranquillité. Les joyes qui sont artificielles durent peu : pour estre longues et asseurées, il faut qu' elles viennent de source, et que la nature soit contente. Il faut que le contentement ait sa racine dans le cœur : autrement ce n' est que du fard sur le visage : le moindre accident l' efface, et l' apparence tombe au premier rayon de la verité. Aussi vostre Virgile a mis en enfer ces sortes de joye, et les appelle de mauvaises joyes. Pensez-vous que celles de la cour soient beaucoup meilleures ? Representez-vous, je vous prie, le cruel Theodoric, apres la mort du sage Symmaque. Il est assis à une table d' or et d' yvoire, chargée des tributs de plusieurs provinces ; des dépouïlles de la terre et de la mer. Ce n' est pas tout que cela. Outre les moissons de fleurs, et ce fut peut-estre en hiver que cette feste fut celebrée ; outre les fruits estrangers et ceux du païs ; outre la rareté & l’abondance en un mesme lieu, il y a quelque chose de plus delicat & de moins materiel, qui entre dans le festin, & qui va chatoüiller l’esprit par le passage des sens. Les douces fumées des Parfums, les charmes ravissans de la Musique, la compagnie des Femmes libres, & desireuses de plaire, les Bouffons & les Flateurs ne manquent point à Theodoric, pour la perfection de la bonne chere. Il croit se pouvoir resjouïr avec ce grand appareil de ioye. Mais tout d’un coup on sert devant luy la teste d’un gros poisson ; Et il s’imagine d’abord, & il s’écrie immediatement apres, que c’est la teste de Symmaque, qu’on luy apporte de l’autre Monde ; que c’est Symmaque, qui sort du tombeau, & qui s’apparoist à luy, avec sa teste sanglante.

Cette teste que Theodoric a fait couper, ne luy donne ni paix ni tréve : Ce sang innocent, qui a esté versé par ses Ordres et par l’Arrest de ses Commissaires, le poursuit iusques dans les lieux privilegiez ; iusques dans l’Azile de la Volupté & du Secret ; iusques dans le sein de ses Maistresses et entre les bras de ses Favoris. Il a tousjours en presence un objet qu’il veut tousjours fuïr. Il se souvient sans cesse de ce qu’il veut sans cesse oublier. Il trouve par tout des images de son crime : Et les plus mal peintes, comme celle-cy, ne laissent pas de blesser son imagination ; de faire douleur à sa memoire ; de corrompre les plaisirs qui luy ont esté preparez ; d’empoisonner les viandes qu’on luy a servies.

Mais puisque vous le trouvez bon, esloignons-nous encore davantage du Temps present, & montons plus haut dans l’Antiquité. Ne sortons point de nostre nouvelle Traduction. Entrons dans la vieille Rome, où ceux qui croyent que tous les Sermons parlent contre eux & contre leur race, ne trouveront ni parens ni amis ; ne trouveront pas mesme un seul homme, qui soit de leur connoissance. Ne nous amusons point aux petits, aux mediocres Tyrans : quittons Theodoric, pour considerer Tibere.

Cette longue suite de Condamnez, de laquelle il fut dit, qu’il avoit fait un peuple de Morts, se presente à ses yeux le iour & la nuit. Il voudroit bien les pouvoir tuër encore une fois ; mais ils ne sont plus en sa puissance. Ils ont esté les martyrs de sa cruauté ; ils sont maintenant les Bourreaux de son esprit. Ce sont les Fantosmes dont ie parlois. Ce sont ces Spectres hideux, qui forcent les avenuës de son Isle ; qui assiegent son Palais ; qui volent autour de son Lit & de sa Chaire ; qui luy montrent leur sang & leurs playes ; qui luy reprochent ses crimes & sa Tyrannie.

Ainsi les Hommes & les Elemens obeïssent ; mais les Ombres & l’Enfer le viennent persecuter de leurs visions. Il a donné la Paix à toute la Terre, et n’a pû se la donner à soy-mesme. Il a besoin de consolation dans les Festes & dans les Triomphes : ou si vous aimez mieux que ce soit un Poëte qui vous le die, il a beau estre Grand & Victorieux,

L’idole de son Crime, amenant la Terreur,
De Feux & de Serpens épouvante son cœur,
Et le triste remors, mesme apres la Victoire,
Est un autre Ennemy, logé dans sa memoire.
Ses plus beaux iours sont teints d’une noire vapeur :
Il a tout offensé, tout aussi luy fait peur,
Et son Throne devient, ô misere du vice !
Le public eschaffaut de son secret supplice.

Ces vers plurent à la Compagnie ; & à la reserve du dernier, ils furent generalement approuvez. Un certain homme de bas Poitou qui avoit oüi parler de l’Academie de Paris, s’imagina qu’il y avoit quelque dureté au public eschaffaut de son secret supplice'’; à cause que tous les mots du vers ne finissent pas par des voielles, qui à son avis, sont plus douces que les consonantes. Socrate reconnut le dégoust de cet homme, à la mine qu’il faisoit, & crût estre obligé de luy dire ; Ie voy bien que vostre politesse ne peut rien souffrir de raboteux : La veuë mesme des cailloux vous fait de la peine : non seulement la rudesse & la dureté, mais l’ombre de la rudesse & le soupçon de la dureté vous choquent. Si cela est, je ne vous conseille pas d’aller voir Monsieur le *** de peur qu’il ne vous assomme des vers qu’il fait à coups de marteau, & du plus vilain fer qui se tire de nos Mines. Mais comment vous pouvez-vous accommoder aveque les Muses du Cardinal du Perron, qui sont si ennemies de la mollesse des sons, & de la musique effeminée ; qui sont si austeres & si difficiles ? Il y a de l’apparence que vous avez bien fait des grimaces, quand vous avez leu dans ses Poëmes

Des regnes & des Roys au nom de Christ rebelles,

Et

Des Mores d’Occident detestable Spectacle.

Mais nous parlerons une autre fois de l’harmonie & de la justesse des mesures. Ie veux croire cependant, pour l’honneur de l’excellent Poëte, dont i’ay allegué les vers, que leur substance & leur sens vous ont contenté l’esprit, quand leur escorce & leur son vous auroient égratigné les oreilles. Au moins m’avouërez-vous que tous vers qu’ils sont, ils ne sont point fabuleux, & qu’ils se contiennent dans la fidelité de la Prose.

Il est certain que les Historiens ne desmentent point en cecy les Poëtes : Aussi-bien qu’eux, ils nous font voir le Tyran, qui tremble au milieu de ie ne sçay combien de Legions ; qui a des armées et des Citadelles, & n’a point d’asseurance ni de seureté ; qui n’est pas moins timide que redoutable. Ils parlent aussi tragiquement qu’eux, des frayeurs & des mauvaises nuits de Tibere ; de ses miseres secrettes ; de ses supplices interieurs ; des Serpens & des Tigres de sa conscience. Que ne disent-ils point de cette troupe de Bestes farouches ? Car à leur dire ce ne sont plus de simples Passions & de simples Vices : Ce sont des Animaux sauvages & furieux, à qui l’ame des Tyrans est donnée en proye ; ce sont des Dents et des Griffes, qui déchirent, qui mettent en pieces l’ame de Tibere.

tyberium non fortuna, non solitudines protegebant, quin tormenta pectoris suasque ipse poenas fateretur. quippe si reclu. dantur tyrannorum mentes, posse aspici laniatus et ictvs, & ce qui s’ensuit. Il faudra voir une autre fois, si la Traduction a bien reüssi en cet endroit.