Soixante Années du règne des Romanoff, notes et souvenirs (1821-1881)/01

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Soixante Années du règne des Romanoff, notes et souvenirs (1821-1881)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 862-892).
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SOIXANTE ANNÉES
DU
RÈGNE DES ROMANOFF [1]
NOTES ET SOUVENIRS
1821-1881

I
LA MORT D’ALEXANDRE Ier ET L’AVÈNEMENT DE NICOLAS Ier


I

Au mois de septembre 1819, le général comte Auguste de la Ferronnays arrivait à Saint-Pétersbourg, en qualité d’ambassadeur de France, et en remplacement du comte de Noailles. Il devait ce grand poste non seulement à ses mérites, à sa naissance et à ses relations avec les souverains étrangers, nouées pendant l’émigration ou en 1815, lors du séjour des Alliés à Paris, mais encore à la Confiance affectueuse dont l’honoraient le Roi et les princes de la maison de Bourbon. Elle datait des temps révolutionnaires. Durant ces jours calamiteux, fertiles en misères et en angoisses, il avait vécu près des exilés et déployé à leur service, en partageant leurs dangers, un ardent dévouement, égal à la franchise avec laquelle il leur parlait. Elle avait parfois déplu. Mais la confiance était restée ; on lui en donnait un témoignage éclatant en l’envoyant en Russie pour y représenter le gouvernement de Louis XVIII[2].

Il n’était pas un nouveau venu pour le tsar Alexandre Ier, ayant été, à une époque antérieure, chargé par le Roi, alors proscrit, d’une mission auprès de lui. Il ne pouvait donc douter de l’accueil bienveillant qui lui serait fait.

La réception fut telle qu’il l’avait espérée. En remettant ses lettres de créance, il eut la joie d’entendre dans la bouche du Tsar des paroles qui témoignaient de l’estime en laquelle le tenait ce prince et de la confiance qu’il était disposé à lui accorder.

« Je suis bien aise, monsieur le comte, de vous voir ici, lui dit l’Empereur, et d’avoir trouvé l’occasion de vous prouver que je n’ai point oublié les rapports que j’ai eus précédemment avec vous. Vous êtes précédé d’une réputation qui me convient, parce qu’elle me fait espérer que nous ne ferons point de politique ensemble, et que, dans vos relations avec moi ou avec mes ministres, vous mettrez cette franchise, cette loyauté sans laquelle, avec moi du moins, on ne fait aucune affaire ou l’on n’en fait que de mauvaises ; je vous donnerai moi-même l’exemple de cette franchise. »

Après ce préambule d’un caractère tout personnel, l’Empereur, dans un de ces élans affectueux qui lui étaient familiers et le rendaient parfois si séduisant, prit la main de l’ambassadeur et continua :

« J’aime le Roi, je lui suis sincèrement attaché ; je l’aime comme celui qui admire le plus ses qualités et ses grandes vertus, et je crois aussi avoir plus d’une fois prouvé que je porte de l’intérêt à la France ; mais je ne vous cache pas que, depuis longtemps, ce qui se passe chez vous m’a donné beaucoup d’inquiétude ; elle est encore une preuve de plus de mon attachement pour le Roi et de mon désir de voir son bonheur et celui de la France ne plus être compromis. Les conférences d’Aix-la-Chapelle ont créé entre les Puissances une union qui est et qui doit rester indissoluble ; quiconque chercherait à la rompre doit être regardé comme l’ennemi du repos du monde, et justifierait les mesures de sûreté et de conservation générale qu’alors il faudrait prendre contre lui. La France a été volontairement agrégée à cette union d’abord formée contre elle ; elle en a accepté les conditions et les conséquences, et dès lors elle a pu compter sur le même appui, sur les mêmes garanties que les autres ; ce serait un grand malheur pour la France, monsieur le comte, si elle cherchait à s’isoler, à séparer ses intérêts de l’intérêt général, ou si, par de nouveaux bouleversemens inquiétans pour.la tranquillité commune, elle dirigeait derechef contre elle l’attention de l’Europe. »

Ce langage, que justifiaient les nombreuses preuves d’attachement données par Alexandre à notre pays, en 1815 notamment et au Congrès d’Aix-la-Chapelle, où on l’avait vu déjouer par sa fermeté les exigences prussiennes, eût gagné à s’inspirer d’un peu plus de justice et de vérité. L’Empereur était-il sincère lorsqu’il protestait de son amour pour Louis XVIII et de son admiration pour ses vertus ? A Tilsitt n’avait-il pas dit de lui à Napoléon que « c’était un homme bien médiocre et tout à fait nul, » et, depuis le rétablissement, de la monarchie, ne s’était-il pas plaint à plusieurs reprises de la dignité hautaine avec laquelle ce souverain, se rappelant, quoiqu’il régnât sur une nation vaincue et ravagée par l’invasion, qu’il était Bourbon et roi de France, l’avait reçu aux Tuileries ? Etait-il juste et véridique lorsqu’il laissait entendre que la politique poursuivie à Paris par le ministre Decazes constituait un danger pour l’Europe ? Habile ou non, cette politique, toute d’ordre intérieur, qui tendait « à nationaliser la royauté et à royaliser la nation, » ne menaçait personne. La Ferronnays, dans sa réponse, l’indiqua timidement. Peut-être, en sa qualité de vieil émigré, regrettait-il que le Roi se prêtât à la lutte entreprise par ses ministres contre l’ultra-royalisme ? Mais, à supposer qu’il en fût ainsi, il n’en laissa rien paraître.

« Sire, je n’ai point d’expression, dit-il, pour peindre à Votre Majesté la vive et profonde reconnaissance que m’inspire la confiance avec laquelle elle daigne me parler, et combien il est consolant pour moi de m’assurer d’une manière si certaine et si positive que son inquiétude sur la situation de la France n’a d’autres motifs que son attachement pour le Roi et son intérêt pour ma patrie. Quant aux mesures adoptées par les ministres du Roi, j’espère que l’avenir les justifiera.

— Oui, oui, je sais que l’on a ces intentions, s’écria l’Empereur, mais pourra-t-on les exécuter ? Ne fera-ton pas, au lieu de cela, de nouvelles concessions aux ennemis du Roi ? Par exemple, vos anarchistes civils vous laisseront-ils modifier la loi d’élection ? Et vos anarchistes militaires ne chercheront-ils pas à désorganiser, en lui donnant de nouveaux motifs de mécontentement, cette belle Garde, modèle des troupes de l’Europe, cette Garde dont la fidélité, le dévouement et l’excellente composition font le désespoir des révolutionnaires, parce que, avec cette formidable barrière, le Trône est à l’abri et la dynastie régnante inébranlable ? Au reste, monsieur le comte, que des faits justifient les intentions de vos ministres, et je leur rends toute ma confiance. »

Peu de semaines après, La Ferronnays écrivait au baron Pasquier, ministre des Affaires étrangères, qu’ayant rencontré l’Empereur dans une soirée, celui-ci l’avait entretenu plusieurs fois.

« Néanmoins, il ne m’a pas parlé d’affaires et je ne puis me dissimuler qu’on ajourne maintenant des communications plus intimes, jusqu’à la réception des nouvelles de Paris. On en veut de favorables pour rétablir des relations de confiance et ne pas craindre que des égards extérieurs plus marqués les avouent aux yeux de ces mêmes Puissances qui ont reproché et qui reprochent sans cesse à la Russie sa partialité pour un pays où couve encore, disent-elles, un feu capable d’embraser le reste de l’Europe. »

Malgré tout cependant, l’ambassadeur affirmait que l’attitude qu’il constatait était de la bienveillance et que le jour où son gouvernement aurait effectué ce qu’il annonçait et aurait assuré la continuité de sa marche contre les élémens révolutionnaires, il pourrait compter « sur une contenance ouvertement amicale de la Russie et, au besoin, sur une assistance effective. » Mais en attendant, « après la franchise des premières explications, » on se tenait vis-à-vis de lui dans une réserve « tant de confiance que de démonstrations extérieures. »

La nouvelle de l’assassinat du duc de Berry, qui fut connue à Saint-Pétersbourg au commencement du mois de mars 1820, n’était pas de nature à modifier ces dispositions. Le 8, La Ferronnays reçut l’invitation d’aller dîner le même jour chez l’Empereur. Alexandre lui faisait dire que, désireux de lui donner dans cette triste circonstance un témoignage non douteux de la part qu’il prenait à la douleur de la famille royale, il ne l’aurait pas invité à un diner de fête ou de cérémonie, mais que celui auquel il le conviait aurait lieu « en très petit comité. »

S’étant rendu à cet appel, l’ambassadeur s’y vit l’objet de l’accueil le plus cordial et le plus compatissant. L’Empereur et l’Impératrice le pressèrent de questions sur les circonstances du crime, sur la santé de la duchesse de Berry. Le bruit qui courait de sa grossesse était-il fondé et restait-il une lueur d’espérance à la branche ainée des Bourbons si cruellement décapitée dans la personne du prince qui seul était en âge de la perpétuer ? Mais l’ambassadeur eut vite fait de comprendre que ces questions, témoignage de sympathie apitoyée, n’étaient que des hors-d’œuvre. En sortant de table, Alexandre l’entraina dans l’embrasure d’une fenêtre et là, sous le père et l’époux qui s’était associé au malheur d’autrui, apparut le souverain qui, dans le forfait de Louvel, voyait une menace contre toutes les races royales et en imputait la responsabilité à la politique du gouvernement français.

« Mon général, rappelez-vous notre première conversation ; dès lors je vous parlai des craintes que me donnait la marche de votre gouvernement ; mon imagination, cependant, n’allait pas encore jusqu’à prévoir des assassinats ; aujourd’hui, je vous l’avoue, mes inquiétudes n’ont plus de bornes. Voilà, mon cher comte, les funestes conséquences des doctrines qui se prêchent avec tant d’impunité, et qui, je vous en demande pardon, prennent toutes leur source en France. On peut s’attendre à tout ; la main de Dieu se relire, il ne reste que sa colère. Il est impossible de ne pas frémir en lisant tout ce qui s’imprime en France ; et après l’avoir lu, on ne peut plus être étonné du crime qui vient d’être commis. Les poignards dei Sand et de Louvel sont trempés au même feu. Etes-vous bien sûr que ce dernier assassin n’ait pas de complices forcenés comme lui, déterminés comme lui à braver l’échafaud pour frapper d’autres victimes augustes ? »

L’Empereur étant sourd, l’obligation de lui parler très haut gênait La Ferronnays pour donner à la conversation les développerons qu’elle comportait. Il se contenta de déclarer qu’il ne croyait pas que Louvel eût des complices. L’Empereur ne parut pas convaincu. Il reconnaissait que la rentrée du duc de Richelieu aux affaires, arrachée à son dévouement patriotique par les sollicitations du Roi, était susceptible de remédier au mal ; mais la position de ce ministre ne laissait pas d’être délicate, hérissée de difficultés ; parviendrait-il à tirer le pays de la situation dangereuse en laquelle il se trouvait ?

La Ferronnays s’attachant à rassurer Alexandre, celui-ci avoua que s’il était tourmenté par certaines choses qu’on lui mandait de Paris, il en était d’autres qui ranimaient sa confiance. Dans cette affreuse crise la population de Paris, la garnison, la garde royale s’étaient bien montrées ; la consternation et l’indignation avaient été générales.

Il convenait d’insister, dès le début de ce récit, sur la mentalité impériale en ce qui touche la France au moment où La Ferronnays débarquait en Russie. Sous des formes différentes, on la retrouvera par la suite chez les successeurs d’Alexandre ; elle caractérisera leur attitude envers notre pays, attitude soupçonneuse, allant sous le règne de Nicolas Ier jusqu’à la menace et fuite souvent de récriminations, de bouderies, de critiques, alternant avec des services reçus ou rendus, des remerciemens et des louanges, attitude capricieuse en un mot, jusqu’au jour où l’alliance franco-russe la transformera et stabilisera la confiance entre les deux gouvernemens.

Il n’est pas douteux que cette confiance, le souverain auprès de qui La Ferronnays était accrédité eût voulu l’acquérir ; il aimait la France ; il l’avait maintes fois, prouvé ; il était en outre convaincu que, dans l’intérêt de l’équilibre européen, il fallait qu’elle redevînt forte. Mais souverain autocrate, hors d’état de comprendre que les luttes des partis sont inhérentes au gouvernement représentatif, il s’inquiétait outre mesure de celles dont les péripéties se déroulaient dans les Chambres françaises ; il tenait pour empesté le vent qui soufflait de là jusque sur son empire. Lorsqu’on 1822 il constatait un relâchement de la discipline dans ceux de ses régimens rentrés de France, après l’invasion ; lorsque ses généraux lui dénonçaient comme suspects de tendances révolutionnaires des officiers qui avaient tenu garnison à Paris ou dans d’autres grandes villes du royaume, c’est à la France qu’il imputait la responsabilité de cet empoisonnement… Mais il le faisait sans colère ; il y avait de la bienveillance jusque dans l’expression de ses regrets, cette bienveillance naturelle dont La Ferronnays avait reçu les témoignages dès sa première audience et qui, cinq ans plus tard, semblait s’être accrue. Au mois de janvier 1825, peu après l’avènement de Charles X, causant avec l’ambassadeur de France et faisant allusion aux débats parlementaires qui, à Paris, mettent aux prises les diverses fractions du parti royaliste, l’Empereur ne cache pas qu’il voit avec anxiété cette désunion entre des hommes si estimables :

« Je crains, dit-il, je vous l’avoue, que cette division dans le parti royaliste n’entraîne de funestes conséquences et ne rende aux libéraux la force et l’espérance qu’ils avaient perdues. Du reste, vous savez mieux que personne combien sont sincères les vœux que je fais pour le bonheur et la prospérité de la France. Le regret que je vous témoigne n’est donc motivé que par la crainte que j’ai de voir l’un et l’autre compromis. Je reçois, d’ailleurs, avec la plus vive satisfaction, l’assurance que vous êtes chargé de me donner, que, quant à la politique extérieure, le gouvernement du Roi ne changera rien aux principes qui dirigent sa marche et sa conduite depuis dix-huit mois, et qui avaient mérité à M. de Chateaubriand la confiance et l’estime de tous les Cabinets de l’Europe. » Pour finir, il faisait dire à Charles X qu’il était son allié le plus dévoué et qu’il formait les vœux les plus sincères pour son bonheur et la prospérité de son règne. Il couronnait cette déclaration en démentant avec énergie les vues ambitieuses dont on l’accusait. « Maintenir la paix, affirmait-il, combattre les révolutionnaires et les attaquer partout, voilà toute mon ambition et la seule gloire à laquelle je prétende. »

Qu’au temps de sa jeunesse, il eût nourri d’autres pensées, surtout lorsqu’à Tilsitt Napoléon, pour assurer sa propre puissance en Occident, lui livrait l’Orient et Ouvrait à ses ambitions la conquête de Constantinople, on n’en saurait douter. Mais, depuis, tout en lui était bien changé. L’âge et l’expérience l’avaient assagi, ramené à des pensées plus modestes, ces pensées qui le hantaient jadis lorsqu’il n’était encore que césarewitch et lui faisaient souhaiter de ne jamais régner. Maintenant qu’il était devenu l’arbitre de l’Europe, il considérait comme un devoir impérieux de donner l’exemple d’un renoncement total aux visées conquérantes d’autrefois. Il était sincère quand il déclarait à La Ferronnays qu’il ne poursuivait plus que deux buts : le maintien de la paix et une lutte sans merci contre les hommes de révolution et de désordre.

Une autre circonstance motivait les dispositions que nous essayons d’analyser. Au cours de son existence, il ne s’était jamais piqué de fidélité conjugale. Marié tout jeune par sa grand’mère Catherine à cette séduisante princesse de Bade, devenue l’impératrice Elisabeth, dont le grand-duc Nicolas Michaïlowitch nous a révélé l’esprit, la grâce et les vertus en publiant les lettres qu’elle écrivait à sa mère[3], il l’avait souvent délaissée sans même essayer de lui cacher ses infidélités dont l’une au moins avait fait scandale par son éclat et sa durée. En 1806, lorsqu’après Austerlitz il était rentré à Saint-Pétersbourg, tandis que s’agitaient autour de lui les femmes de la cour qui, nous dit le grand-duc, son historien, « se croyaient quelque droit sur son cœur, » l’une d’elles, la princesse Narychkine, l’avait emporté sur toutes ses rivales, rendant ainsi publiques ses relations avec l’Empereur, enveloppées jusque-là de mystère. « La belle Polonaise ne les cache plus ; elle obtient tous les jours des faveurs et tout ce qui brigue les honneurs de la cour est à ses genoux. » Puis la naissance d’une fille était venue accroître et prolonger durant plusieurs années l’influence qu’elle exerçait sur son impérial amant, à la grande douleur de l’épouse trahie dont l’unique enfant était morte au berceau et à qui ne restait plus l’espoir de trouver une consolation dans une maternité nouvelle.

Il suffit de rappeler cet épisode qui semblerait mieux à sa place à Versailles au temps de Louis XIV, pour faire comprendre qu’Alexandre avait beaucoup à se faire pardonner. Mais, lorsque, quasi quinquagénaire, dominé par des idées religieuses et peut-être apitoyé sur le sort de la noble créature dont la santé délicate et fragile faisait craindre qu’elle ne succombât sous le fardeau de ses peines conjugales, il revint vers elle, la joie dont elle fut saisie effaça tous ses griefs et sécha ses larmes ; elle ne songea qu’à jouir du bonheur dont elle avait désespéré et qui lui était rendu. Il fut à son comble lorsqu’en 1825, les médecins ayant été d’avis qu’elle devait passer sous un climat plus doux la mauvaise saison qui s’avançait, l’Empereur lui annonça qu’il l’accompagnerait. Il était redevenu tel qu’il avait été aux premiers temps de leur mariage avant que les séductions féminines et les éloignemens auxquels, durant tant d’années, il avait été contraint par la guerre et par ses suites, ne l’eussent détaché de sa compagne. Elle le retrouvait avec ses attentions, ses prévenances, sa sollicitude et, pour tout dire, sa bonté coutumière, cette bonté qui, en 1801, dès son avènement, lui faisait supprimer la torture encore en vigueur dans l’empire, et, en 1813, à propos d’un mouvement séditieux en Pologne, lui faisait dire : « La vengeance est un sentiment qui m’est inconnu et ma plus grande jouissance est de payer le mal par le bien. Les ordres les plus sévères sont donnés à mes généraux d’agir en conséquence et de traiter les Polonais en amis et en frères. »

La ville de Taganrog, petite localité de la province du Don, avait été choisie comme séjour des souverains et allait être le témoin du renouveau qui transformait leur existence conjugale, renouveau tardif que devait briser à brève échéance la mort de l’époux, suivie de près par celle de l’épouse, car il était écrit que ni l’un ni l’autre ne rentreraient vivans dans leur capitale.

Ces drames du destin sont toujours impressionnais, et plus encore lorsque leurs péripéties, se déroulant sur les hauts sommets sociaux, sont visibles de tous les côtés, pour tous les yeux. Celui-ci vaut qu’on s’y attarde un moment : mais avant de le rappeler eu un résumé rapide, nous devons initier nos lecteurs aux circonstances inattendues qui devaient contribuer bientôt à imprimer au changement de règne et à l’avènement z de Nicolas Ier un caractère tragique.

Alexandre n’ayant pas d’enfans, les membres de la famille impériale les plus rapprochés du trône étaient alors ses trois frères, le grand-duc Constantin, héritier de la couronne, résidant à Varsovie en qualité de gouverneur général de la Pologne et rapproché d’âge de son aine ; le grand-duc Nicolas, beaucoup plus jeune, né en 1796 et qu’Alexandre traitait moins comme un frère que comme un fils, et enfin le grand-duc Michel.

De taille très élevée, souple et fort, élégant de gestes, beau de visage avec un regard profond, pénétrant, trahissant l’énergie et la volonté, Nicolas se distinguait, par ces dons corporels, de Constantin à qui la nature semblait avoir pris plaisir à les refuser. Au point de vue intellectuel et moral, la différence entre les deux frères toute à l’avantage du plus jeune, n’était pas moindre qu’au point de vue physique ; aussi, quiconque les voyait ensemble, l’un avec des allures de soudard, portant sur ses traits l’empreinte des origines asiatiques, l’autre si noble d’aspect, aussi bien fait pour plaire que pour commander et se faire craindre, on était conduit à regretter que la couronne fût destinée à Constantin et non à Nicolas. Ce regret existait chez leur frère comme chez l’impératrice douairière Maria Feodorowna, veuve de Paul Ier, que ses fils vénéraient ; il s’exprimait en marques de préférence qui n’échappaient pas à Constantin. « On le dit animé de quelque jalousie de l’espèce de prédilection que l’Empereur témoigne pour le grand-duc Nicolas qu’il considère comme son héritier. » Le diplomate qui fait cette remarque au mois d’août 1817 laisse d’ailleurs entendre que le césarewitch n’a nulle envie de régner. « Il se croit destiné à un règne court. On lui a entendu dire : — Si j’avais le malheur d’hériter de la couronne, elle ne resterait pas six mois sur ma tête. » Il n’est pas moins vrai que, d’après l’ordre de succession établi par feu Paul Ier, elle lui était destinée. Telle était donc la situation lorsque se produisit l’événement le mieux fait pour permettre à l’Empereur de faire triompher ses préférences.

Constantin, lorsqu’il avait été investi du gouvernement de » la Pologne, était marié depuis longtemps à une princesse de Saxe-Cobourg. Mais les époux vivaient mal, comme séparés et nous ne voyons nulle part que la femme ait accompagné son mari à Varsovie. Au cours des réceptions qui avaient suivi son arrivée, il remarqua parmi les dames de l’aristocratie polonaise qui lui furent présentées la fille aînée du comte Grundzinski, dont la beauté l’impressionna si vivement qu’il conçut le projet de l’épouser, convaincu qu’il serait aisé de rompre les liens de son premier mariage. Mais ce projet ne pouvait se réaliser qu’avec le consentement de l’Empereur. Sollicité par son frère revenu à cet effet à Saint-Pétersbourg, Alexandre commença par lui opposer un refus formel, puis, sur ses instances émues, il céda, mais à la condition que Constantin consentirait à ne jamais régner. Le grand-duc prit envers son frère l’engagement qui lui était imposé. Ceci se passait en 1819. L’année suivante, le 20 "mars, paraissait un ukase déclarant dissous son mariage avec la princesse Anna Feodorowna, née princesse de Saxe-Cobourg, et, le 14 mai, il épousait la comtesse Jeanne Grundzinska, créée à cette occasion princesse de Lowicz.

Son frère ayant ainsi tenu sa promesse, c’était à lui à tenir la sienne. Il la tint en 1822. Au mois de janvier l’Empereur reçoit une lettre dans laquelle le grand-duc déclare de la manière la plus précise que, fermement décidé à ne jamais accepter la couronne impériale, il supplie l’Empereur, avec l’autorisation de l’Impératrice mère, de recevoir la renonciation formelle et irrévocable, qu’il fait, pour lui et pour ses enfans, de tous ses droits au trône de Russie. Sans nous arrêter à la question de savoir si cette lettre fut spontanée où exigée, constatons qu’elle laissait à Constantin l’initiative de la renonciation et attestait son désintéressement.


II

Il semble qu’ayant réalisé ce changement inattendu dans l’ordre de succession, Alexandre aurait dû se hâter de le rendre public et de le porter à la connaissance de son peuple, ainsi que le conseillaient la logique et la raison d’Etat. Il n’en fit rien ; le grand-duc Nicolas, les deux impératrices, un petit groupe de hauts dignitaires y furent seuls initiés sous le sceau du secret. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est qu’aucun d’eux, pas même le chancelier, comte de Nesselrode, qui aurait eu toute l’autorité nécessaire pour émettre une opinion, ne paraît être intervenu pour démontrer à l’Empereur la nécessité de ne pas cacher l’événement.

Les choses restèrent ainsi durant vingt mois. C’est seulement le, 16 août 1823 qu’Alexandre sort de son inaction. Il rédige un long manifeste dans lequel, prenant en considération les motifs qui déterminent son frère à ce grand acte de désintéressement, il donne les plus grands éloges à cette noble conduite, reconnaît que le grand-duc Constantin ne pouvait donner à sa patrie une preuve plus éclatante de son amour et de son dévouement, accepte enfin la renonciation volontaire qu’il fait de tous ses droits à la couronne, et déclare que, dans le cas où lui, Empereur, viendrait à mourir sans laisser d’enfans pour lui succéder en ligne directe, il désigne et déclare le grand-duc Nicolas et, après lui, ses enfans, héritiers du trône indivisible de l’Empire de Russie, du royaume de Pologne et du grand-duché de Finlande.

Mais après qu’il a eu exprimé aussi fermement sa volonté, sa conduite reste non moins énigmatique que durant les vingt mois qui se sont écoulés depuis la renonciation de Constantin ; il glisse sous une enveloppe son manifeste, y joint la lettre que son frère lui a écrite en janvier 1822, cachette ce pli et y inscrit de sa main : Garder au Conseil de l’Empire jusqu’à ce que j’en décide autrement ; mais dans le cas où je viendrais à mourir, ouvrir ce paquet en séance extraordinaire avant de procéder à tout autre acte. Puis, il mande le prince Lapoukine, président du Conseil de l’Empire, et lui remet le tout sans lui dire ce que contient l’enveloppe, mais en appelant son attention sur l’ordre qu’il y a écrit. En même temps, il fait déposer au Synode de Pétersbourg et dans les Archives du Sénat, en l’entourant du même mystère, un double de ces documens. Enfin le 27 août, pendant un séjour à Moscou, une copie en est remise avec une inscription analogue à l’archevêque Philorète. Alexandre prend ces mesures sans consulter personne et sans se douter des terribles conséquences qu’aura après son trépas sa manière de procéder. Au moment où elles venaient de se produire, le 2 janvier 1826, le prince de Metternich, écrivant au comte de Lebzeltern, ambassadeur d’Autriche en Russie, jugeait comme suit le caractère de l’empereur défunt :

« Rien dans sa tête n’était net ; il voulait le bien, mais ne savait comment s’y prendre pour l’atteindre. C’est ce qui est arrivé dans l’affaire si grave de la fixation de la succession et en la plaçant ainsi qu’il l’a fait en 1823, il a créé les embarras de 1825 et 1826. » Le chancelier impérial ne jugeait pas avec moins de sévérité le comte de Nesselrode qui, dans ces circonstances, n’avait rien su prévoir ni rien empêcher. « Il n’a pas ce qui constitue les conducteurs de barques au milieu des tempêtes. »

Pour faire comprendre dans quelle situation difficile devait se trouver le grand-duc Nicolas à la mort de l’empereur Alexandre, nous avons devancé les événemens et résumé à la date où ils se déroulèrent ceux qui ne furent connus que lorsque, brusquement et à l’improviste, la couronne tomba sur son front. Avant d’en décrire les suites, nous devons revenir en arrière et essayer de pénétrer dans l’âme du jeune prince pour y découvrir quelles impressions il ressentit lorsque lui furent connues les intentions de Constantin et la volonté de l’Empereur. Alexandre les lui révéla en 1819, peu de temps avant le divorce du prince héritier et son mariage avec Jeanne Grundzinska. Mais rien encore ne semblait de part ni d’autre irrévocablement résolu. C’est seulement au commencement de 1822 qu’il sut d’une manière définitive que son frère aîné l’avait désigné comme césarewitch, en exigeant le silence sur cette détermination.

À cette époque Nicolas était marié depuis cinq ans à la princesse Charlotte de Prusse, fille du roi Frédéric-Guillaume IV. Elle en avait quinze lors de ses fiançailles, dix-sept au moment de son mariage, Nicolas vingt et un. Ces cinq années semblent avoir été pour ces deux êtres jeunes et beaux des années de bonheur. Mais, s’il faut en croire les aveux qu’ils ont faits à une époque ultérieure, la perspective de régner, loin de les réjouir, aurait assombri leur existence, comme s’ils eussent vu dans la possession du pouvoir une menace pour leur félicité intérieure. Il est dit quelque part que lorsque l’Empereur ou l’Impératrice mère leur parlait de l’avenir qui leur était réservé à la tête de l’Empire, ils ne pouvaient se défendre de soupirer et de verser des larmes. Mais ces aveux sont-ils bien sincères ? Sur le trône, l’impératrice Charlotte a toujours donné l’image d’une femme heureuse. Quant à Nicolas, la manière dont il a pratiqué le pouvoir ne laisse pas de trahir la satisfaction de le posséder.

D’autre part, il faut se rappeler qu’en dépit d’accès de franchise feinte ou réelle, qui contribuaient à le rendre tantôt séduisant et tantôt intimidant, la dissimulation était l’un des traits de son caractère. On en trouve une preuve dans ses rapports avec sa belle-sœur l’impératrice Elisabeth. Il lui témoignait beaucoup d’affection, d’égards fraternels, voire de confiance apparente. Mais on conviendra que dans cette attitude, il y avait une part de comédie si l’on se rappelle qu’en 1817, à la veille de son mariage, sa fiancée lui écrivant de Berlin en vue de la conduite qu’elle devrait tenir vis-à-vis des membres de la famille impériale, en arrivant à Saint-Pétersbourg, il lui répondait : « Ma mère pourra vous donner quelques bons conseils qu’avec la meilleure bonne volonté, il m’est impossible de vous donner. Relativement à l’impératrice Elisabeth, toute attention, politesse et respect, mais pas la moindre confiance dans aucun cas. » A la lumière de ce souvenir, il n’est pas téméraire de le soupçonner d’avoir caché ses véritables sentimens lorsqu’il affectait de regretter que l’Empereur lui eût imposé le fardeau du pouvoir.

Au cours des événemens que nous tirons de l’oubli, un péril redoutable montait autour de la dynastie dès Romanoff. Un complot se tramait contre elle dans l’armée, à l’instigation d’officiers rentrés de France après y avoir fait partie du corps d’occupation. Quelques actes révélateurs d’un mauvais esprit, constatés çà et là parmi les troupes, auraient pu le faire soupçonner ; mais on les avait considérés comme accidentels et passagers, dépourvus de gravité ; on croyait en avoir conjuré le retour par quelques mesures disciplinaires et par la dissolution de toutes les sociétés secrètes sur lesquelles le gouvernement avait pu mettre la main. Ce remède anodin, vu l’étendue du mal, n’avait agi qu’en surface. Il avait laissé debout la conspiration qui se préparait dans l’ombre.

Quoiqu’en 1825 elle existât depuis dix ans, les dissentimens des conspirateurs entre eux en empêchaient encore l’exécution et l’éclat. Leur désaccord portait sur le but qu’il convenait de poursuivre. Les uns voulaient former de la Russie deux républiques, l’une dans le Nord, l’autre dans le Midi, ou même une seule avec trois consuls, des tribuns, une garde nationale qui aurait remplacé l’armée régulière pour la défense du pays. À cette conception, qu’eût complétée l’entière libération des paysans, un autre groupe opposait la formation d’un gouvernement taillé sur le modèle de celui des Etats-Unis. Enfin, contrairement à ces plans, quelques-uns des conspirateurs, appartenant à la caste aristocratique, entendaient ne concourir à la révolution que si elle s’accomplissait au profit des seigneurs, conservait l’esclavage et, maintenant l’armée sur le pied où elle se trouvait, déclarait la guerre à tous les gouvernemens monarchiques.

Avec des programmes si différens, il n’était pas aisé de s’entendre. Par deux fois, les pourparlers n’avaient abouti qu’à l’ajournement des décisions définitives, à leur ajournement. mais non à leur abandon, car il est un point sur lequel n’existait aucune dissidence : il fallait à tout prix se débarrasser de tous les Romanoff en les massacrant. L’impératrice Elisabeth, sans que l’on sache pourquoi, était seule exceptée de cette proscription générale ; du reste, on devait faire main basse sur tous les étrangers.

Le premier projet des conspirateurs avait été de n’éclater que le 12 mars, anniversaire de l’avènement d’Alexandre Ier. Chacun d’eux portait une bague de fer sur laquelle était gravé le chiffre 71 qui représente les 31 jours de janvier, les 28 de février et les 12 premiers du mois de mars. Plus tard, ayant eu connaissance de révélations faites par Wittgenstein, chef de la 2me armée, ils s’étaient déterminés à agir plus promptement, et quinze officiers avaient été choisis pour aller assassiner l’Empereur à Taganrog ; d’autres devaient tuer Michel, à son retour de Varsovie. Nicolas et ses enfans devaient être égorgés à Saint-Pétersbourg.

Ces révélations nous fournissent la preuve que le complot, lorsqu’il semblait à la veille d’éclater, était déjà dénoncé. Mais il est probable que les dénonciateurs n’avaient pu donner que des indications générales ni fournir aucun détail. C’est seulement ainsi que se peut expliquer l’inaction de l’Empereur à la suite de leurs aveux ; elle touche à l’indifférence. Il lit le rapport de Wittgenstein, le replie, le recachète et n’en parle plus. Il meurt peu après ; le pli cacheté est découvert dans ses papiers, envoyé à Varsovie d’où Constantin le transmet à Nicolas qui sans doute ne le reçut qu’après avoir écrasé l’insurrection, car, averti plus tôt, il ne lui eût pas laissé le temps d’agir.

Depuis le départ de l’Empereur pour Taganrog, les nouvelles qu’on recevait de lui ne pouvaient faire prévoir que sa santé fût si près d’être irréparablement atteinte[4]. Sa famille et la cour furent donc saisies de stupeur et de consternation lorsque le 7 décembre une lettre du général Diebitsch, chef de sa maison militaire, datée du 27 novembre, leur apprit qu’à la suite d’une indisposition qui semblait légère, son état s’était subitement aggravé et à ce point que sa vie était en danger. On attendit avec anxiété un prochain courrier ; il arriva le 8, apportant des nouvelles plus rassurantes, qui rendirent l’espoir et la confiance. L’Impératrice mère ordonna qu’un Te Deum serait chanté le lendemain dans la chapelle du palais pour remercier Dieu et lui demander l’entière guérison de l’Empereur. De leur côté, les membres du Conseil de l’Empire décidaient qu’une cérémonie religieuse analogue aurait lieu à la même heure au couvent de Newski, et à laquelle ils assisteraient.

Or, le lendemain 9 décembre, une lettre partie de Taganrog le 1er, parvenue à Saint-Pétersbourg à six heures du matin, annonçait la mort de l’Empereur. Le porteur de cette triste nouvelle avait reçu l’ordre de ne la communiquer à personne sur sa route, pas même au gouverneur de Moscou. Il devait, en arrivant à Saint-Pétersbourg, remettre les plis qu’on lui avait confiés au gouverneur militaire, général Miloradowitch, ce qu’il fit sans tarder. Dès que le général eut pris connaissance de leur contenu, il se rendit chez le prince Lobanoff, ministre de la justice, et tous les deux allèrent ensemble faire connaître l’événement au grand-duc Nicolas, le seul des frères de l’Empereur qui résidât alors dans la capitale. Après la première explosion de sa douleur, le prince ne songea plus qu’aux devoirs qui lui restaient à remplir ; le plus douloureux consistait à prévenir sa mère. Elle était alors, avec toute la cour, à la chapelle du palais, assistant au Te Deum ordonné la veille. Sur l’ordre du grand-duc, le médecin de l’Impératrice, par lequel il avait eu soin de se faire accompagner, s’approcha d’elle et lui glissa quelques mots à l’oreille, pour la préparer au malheur qu’il venait lui apprendre. Elle parut éprouver un grand saisissement ; elle était à genoux ; le grand-duc s’avança, fit signe au prêtre de cesser les chants, et d’une voix altérée lui dit :

« Portez la croix à ma mère. »

À ces mots, qui apprenaient à toute la cour la perte irréparable que venait de faire la Russie, l’Impératrice tomba sans connaissance.

Son fils la fit aussitôt transporter dans ses appartemens où il la suivit accompagné de sa jeune femme qu’il laissa auprès d’elle en disant :

« Restez ici et faites votre devoir ; moi je vais faire le mien. »

Quel est-il, son devoir, en cette heure solennelle et troublée ? Il sait que Constantin a renoncé à la couronne et que lui-même a été désigné par l’Empereur défunt comme son héritier. Mais ce renoncement et les dispositions prises par Alexandre, qui les connaît ? Eloigné de son frère, empêché de correspondre rapidement avec lui, Nicolas peut-il, sans l’avoir consulté, se prévaloir des droits qu’il tient d’un écrit que, sauf un petit nombre d’initiés, tout le monde ignore ? Que ne dirait-on pas et quelle arme il fournirait à la malveillance si, sans autre titre qu’un acte de renonciation que la calomnie présenterait peut-être comme n’ayant pas été volontaire, il se pressait de monter sur le trône, dans l’absence de celui que l’acte de succession y appelle directement ?

Nous savons par les confidences ultérieures de Nicolas au comte de La Ferronnays que tel est le drame intime dont les péripéties se sont déroulées dans sa conscience au matin de cette journée du 9 décembre[5], prologue des événemens tragiques qui devaient dix-sept jours plus tard ensanglanter la première journée de son règne. Nous savons aussi qu’il ne lui faut pas longtemps pour décider de sa conduite et prendre un parti. En quittant sa mère, il commence sans tarder à inviter les gens qu’il rencontre à prêter serment au successeur d’Alexandre. Il rassemble les gardes du palais :

« Mes frères, leur dit-il, nous avons perdu notre père ; prêtez avec moi serment de fidélité à Sa Majesté l’empereur Constantin 1er et jurez de le servir avec le zèle et le dévouement que vous avez toujours eus pour le service de son prédécesseur. »

Officiers et soldats n’hésitent pas et jurent. Il s’adresse de même à plusieurs seigneurs de la cour, à des officiers de la couronne, à des membres du Conseil de l’Empire, à tous ceux enfin qui sont accourus à la nouvelle de la mort de l’Empereur ; il les ramène à la chapelle et, là, leur fait répéter et même signer le serment qu’ont déjà prêté les officiers et soldats de la Garde.

Pendant que ces scènes avaient lieu, la cérémonie religieuse célébrée au couvent de Newski par les soins du Conseil de l’Empire s’achevait. L’office divin était presque terminé lorsqu’un officier mandé par Nicolas fait connaître la nouvelle de la mort de l’Empereur ; elle est accueillie par des gémissemens et des larmes ; puis, chacun se précipite vers le palais. Le président du Conseil de l’Empire, le vieux Lapoukine, allait en franchir le seuil, lorsqu’il est abordé par le prince Alexandre Galitzin, ancien ministre des Cultes, qui l’interroge : — « Où allez-vous ? — Chez l’Impératrice-mère. — Qu’allez-vous y faire ? — Prêter serment. — A qui ? — A Sa Majesté l’empereur Constantin. — En avez-vous le droit ? Avez-vous oublié le paquet déposé par vous au Conseil sur l’ordre de l’empereur Alexandre et qui ne devait être ouvert qu’après sa mort ? »

Lapoukine avoua son oubli et, pressé de le réparer, il revint sur ses pas en compagnie de Galitzin. Le pli retrouvé avec son inscription impérative, ils se préparaient à l’ouvrir en présence des autres membres du Conseil, mais l’entrée du général Miloradowitch les en empêcha ; il était chargé par le grand-duc Nicolas de les inviter à se rendre sans délai auprès de lui pour prêter le serment de fidélité à Constantin Ier, que lui-même avait prêté et fait prêter aux troupes ainsi qu’aux personnages de la cour. Malgré cette espèce d’intimidation, le Conseil décida qu’il n’avait pas le droit, dans la circonstance actuelle, de méconnaître les ordres de l’Empereur défunt ; que son premier devoir était de prendre connaissance du papier remis entre ses mains, et de se conformer aux dispositions qu’il pouvait indiquer. En conséquence, le paquet fut ouvert. On y trouva la lettre que Constantin avait écrite à Alexandre en janvier 1822 et le manifeste impérial du 16 août 1823.

Les deux documens ayant été soumis à Nicolas, il reconnut qu’il devait obéir. Quoiqu’il ait ensuite déclaré qu’il ne regrettait rien de ce qu’il avait fait et que, si c’était à recommencer, il agirait de même, il ne pouvait se dissimuler que c’était de sa part une faute lourde de s’être hâté de proclamer Constantin. Toute la ville prévenue croyait à l’avènement de celui-ci, et des courriers expédiés dans toutes les directions pour l’apprendre au peuple russe étaient en route. Il fallait maintenant revenir sur ce qui avait été annoncé, demander aux troupes un second serment annulant le premier.

C’est dans ces conditions que Nicolas accepta la couronne, après s’être assuré une fois de plus que son frère, qui l’avait fait proclamer à Varsovie, était résolu à ne pas régner. Il le déclarait, dans une lettre datée de cette ville, le 7 décembre, c’est-à-dire le jour où lui était parvenue la nouvelle de la mort d’Alexandre, et apportée le 15 à Saint-Pétersbourg par le grand-duc Michel. La situation n’en restait pas moins irrégulière. Proclamé Empereur dans tout l’Empire, Constantin refusait la couronne, mais il n’abdiquait pas, pour ne pas s’embarrasser d’un titre gênant. « C’est un acte essentiel qui manque, » écrira Metternich. Cependant les embarras qui pouvaient résulter de l’absence d’une abdication publique ne se produisirent pas tels qu’on pouvait les redouter. Les Polonais apprirent avec joie la renonciation de leur gouverneur général à la couronne russe. Ils espéraient qu’il consentirait à devenir roi de Pologne et qu’en les séparant de la Russie, il assurerait leur indépendance. C’était un beau rêve, mais il ne se réalisa pas, Constantin, au grand mécontentement des Polonais, s’étant refusé à le réaliser. Il conserva son poste auprès d’eux, mais trop peu habile pour garder leur faveur, il se fit haïr, après avoir su leur plaire, et c’est sous son gouvernement qu’éclata la terrible insurrection polonaise de 1830, dont il porte devant l’histoire la responsabilité.


III

On a vu que la mort inattendue d’Alexandre Ier ayant dérangé les projets des conjurés, ils en avaient ajourné l’exécution jusqu’à l’époque du couronnement de son successeur. Ils ignoraient encore les ordres laissés par l’Empereur défunt, le renoncement de Constantin et l’attribution de la couronne au grand-duc Nicolas. Mais quand ces dispositions testamentaires commencèrent à être connues, lorsque l’on put soupçonner ce qui se passait entre les deux frères, la sourde agitation que cette espèce d’interrègne causait dans la Garde fit penser aux chefs de la conspiration qui se trouvaient à Pétersbourg que l’occasion était particulièrement favorable pour égarer l’armée et en faire la complice et l’instrument de leurs desseins. Si Constantin acceptait la couronne, ils présenteraient aux troupes l’écrit de feu l’Empereur dont ils avaient connaissance, et prouveraient ainsi que Nicolas était désigné pour lui succéder et que le serment qu’il leur avait fait prêter à Constantin était annulé par ce fait. C’est en invoquant le nom de l’empereur Alexandre qu’ils auraient poussé les soldats à la révolte. Si, au contraire, Constantin refusait de régner, ils allégueraient qu’il y avait été contraint et qu’étant retenu prisonnier à Varsovie, il ne pouvait exprimer sa volonté.

Cependant ils ne pensaient pas tous ainsi. L’un d’eux, le prince Serge Troubetzkoï, prétendait qu’un soulèvement militaire immédiat ferait manquer toute l’entreprise, puisque les conjurés de Moscou, de Varsovie et d’ailleurs, ne pouvant avoir connaissance de ce qui se passait à Pétersbourg, ne feraient aucun mouvement, tandis que, pour assurer le succès de la conspiration, il fallait que les mesures fussent concertées de manière que l’explosion fût générale et spontanée. Si le coup de main que l’on voulait tenter venait à échouer, tout serait découvert, et les conjurés seraient arrêtés dans tous les coins de l’Empire avant d’avoir pu agir.

Heureusement pour la Russie et pour le nouvel Empereur, cet avis d’une incontestable sagesse ne prévalut pas. Parmi les chefs, tous convaincus que la disparition du tsarisme, en anéantissant l’autocratie, assurerait la régénération du peuple russe, il y avait des hommes plus exaltés que réfléchis, plus pressés que prudens. Trompés par l’exemple de la dévolution française, ils croyaient qu’il suffirait de l’imiter, et de terroriser la Russie pour la conduire à la liberté. Ils devaient bientôt se convaincre de leur erreur et l’expier cruellement. Lorsqu’après l’écrasement de l’insurrection et leur condamnation, on en conduira cinq à la potence, l’un d’eux, Relejeff, reconnaîtra que la fougue de son patriotisme et l’amour de son pays l’ont peut-être trompé ; un autre, Pestel, sera plus affirmatif encore : « Ma faute a été de vouloir récolter la moisson avant les semailles. » Mais l’état d’âme que trahissent ces aveux tardifs n’existait pas au moment où s’imposait la nécessité de prendre une résolution.

Troubetzkoï, que, vu sa naissance et son rang à la cour, on s’étonne de rencontrer dans cette aventure révolutionnaire, n’avait ni l’éloquence ni l’énergie de ses contradicteurs. Son opinion, mal défendue, fut dédaigneusement écartée, et celle des gens dont il était devenu le complice adoptée avec enthousiasme. « Liés par un premier serment, disait-on, les soldats croiront remplir leur devoir en refusant le nouveau qu’on leur demandera, et, quand ils se seront compromis, nous les mènerons où nous voudrons. » C’est sur ce fragile espoir que s’embarquent ces malheureux.

Dès le matin du 26 décembre, ils se sont répandus dans les casernes, débauchent par leurs mensonges les soldats que l’ignorance rend crédules et faciles à séduire, et entraînent au dehors le régiment dit de Moscou, les grenadiers de la Garda et les équipages de la flotte. Ces troupes se réunissent sur la place du Sénat, totalement subjuguées par la promesse qui leur est faite de leur accorder trois jours de pillage. On leur distribue des cartouches ; les officiers qui tentent de s’opposer à ce mouvement séditieux sont massacres ou grièvement blessés.

Non loin de là, aux abords du Palais d’Hiver, l’Empereur avait harangué la foule et venait de lui lire son manifeste d’avènement : docile à ses exhortations, elle s’était dispersée, privant ainsi les conspirateurs d’un concours précieux. En apprenant ce qui se passe sur la place du Sénat, l’Empereur y court ; il fait appel au patriotisme, à l’esprit de discipline, adjure les soldats de rentrer dans le devoir. Mais il n’est pas écouté ; la mutinerie s’aggrave, les troupes restent sourdes, deviennent menaçantes sous l’action d’une poignée de meneurs, qui les a hypnotisées. Le courage et le sang froid de ce jeune Empereur, qui sont au-dessus du péril qu’il court, son altitude superbe, l’éloquence de sa parole, le dévouement de son frère le grand-duc Michel, qui ne le quitte pas, la présence à l’une des fenêtres du palais des deux impératrices, qui suivent d’un regard angoissé cette scène où Nicolas exposé ses jours, contribuent à la rendre pathétique. Quant à lui, loin de céder, et avant d’appeler les troupes restées fidèles, il tente un dernier effort, secondé par Miloradowitch, le gouverneur militaire de la capitale, et par le métropolite de Pétersbourg qui est accouru revêtu de ses ornemens sacerdotaux. Mais, dès leurs premières paroles, leur voix est couverte par les clameurs des insurgés, retranchés derrière des barricades improvisées ; la fusillade éclate ; le vieux général tombe mortellement atteint d’un coup de pistolet, et la mitre de l’archevêque est percée d’une grêle de balles. Nicolas, irrité jusqu’à l’exaspération, n’hésite plus ; par ses ordres, des canons sont amenés et la mitraille pleut sur cette troupe mutinée, plus à plaindre que réellement coupable, car elle a été abominablement trompée par les instigateurs du soulèvement. En quelques minutes, elle est mise hors de combat ; elle se disperse, veut s’enfuir. Mais des prisonniers restent par centaines aux mains du vainqueur, et parmi eux les principaux chefs du complot. Ceux qui parviennent à s’échapper viendront se rendre à discrétion dans la soirée et dans la nuit, après avoir tenté vainement de sortir de la capitale.

Ainsi se réalisait la prédiction du prince Troubetzkoï : l’insurrection était anéantie avant que les complices sur qui elle comptait dans les provinces eussent pu savoir qu’elle éclaterait ce jour-là. Consternés en apprenant le triste résultat de l’équipée de Saint-Pétersbourg, ils renoncèrent à la recommencer, si ce n’est dans la province de Kiew où, quelques jours plus tard, deux officiers du régiment de Czenigow, le lieutenant-colonel Mourawieff-Apostol et son frère, officier dans le même corps, compromis déjà par les dénonciations des conspirateurs détenus dans la capitale, tentèrent un nouveau soulèvement, en apprenant qu’ordre était donné de procéder à leur arrestation…

Leur régiment étant cantonné à Wassilkow, c’est là que se rendit l’officier de police chargé d’exécuter cet ordre. Le 15 janvier 1826, il se présenta chez le lieutenant-colonel, accompagné d’un feldjager. En les voyant entrer, Mourawieff prévenu d’avance se précipita sur eux le sabre à la main, puis aidé de son frère et de quelques personnes qui étaient avec lui, il les fit jeter en prison. Il assembla ensuite le régiment, et usant du moyen qu’avaient employé à Pétersbourg les conspirateurs, il déclara aux soldats que l’empereur Constantin était prisonnier et attendait d’eux sa délivrance. Il parvint à entraîner cinq compagnies, s’empara de la caisse du régiment, livra au pillage la petite ville de Wassilkow, qui devint en quelques instans le théâtre de tous les excès auxquels peuvent se livrer des soldats ivres et en révolte. Les trois compagnies restées fidèles étaient sorties de la ville. Les Mourawieff l’évacuèrent eux-mêmes avec la bande des révoltés. Dans la nuit du 15 au 16, ils se dirigèrent vers la terre habitée par la comtesse Dranitska, dans l’espoir d’y trouver de l’argent. Ils n’en étaient plus qu’à sept verstes, lorsque, le 18, dans la matinée, ils furent atteints par les troupes envoyées à leur poursuite. Le village dans lequel ils essayèrent de se défendre fui promptement entouré ; après quelques coups de canon à mitraille, les soldats jetèrent leurs fusils et vinrent demander grâce. Le lieutenant-colonel fut blessé, pris et envoyé à Pétersbourg. Son frère s’était brûlé la cervelle.

Ce fut le dernier épisode militaire de la conspiration du 26 décembre. Au soir de cette journée où Nicolas Ier avait failli perdre la couronne, elle était solidement fixée sur son front ; il rentrait dans son palais avec la conviction qu’il était maître de l’Empire. « A six heures, écrit La Ferronnays, on a chanté un Te Deum pendant lequel Sa Majesté est restée constamment à genoux et dans la plus profonde tristesse. Ensuite il a pris son fils dans ses bras et l’a porté lui-même aux troupes qui avaient témoigné le désir de le voir. Les soldats se sont jetés à genoux et ont tous prêté serment à ce jeune Prince comme héritier du trône. L’empereur ne s’est couché que très tard ; il a parcouru la ville à cheval et a visité lui-même tous les postes. Ce matin, il a encore été voir les troupes. On a célébré l’office divin sur la Grande Place et, à onze heures, tous les régimens sont retournés dans leurs casernes. Sa Majesté a fait grâce entière à tous les simples soldats qui ont reconnu leur faute. Tous ont été conduits ce matin au Château. Ou leur a encore expliqué tout ce qui s’était passé entre le grand-duc Constantin et l’Empereur ; tous ont prêté leur serment et sont rentrés dans leurs régimens. Le grand-duc Michel a déjà fait manœuvrer ce matin les marins de la Garde. Il ne manquait dans les rangs que ceux qui ont été tués ou blessés hier au soir.

« Cette grande indulgence de l’Empereur a produit sur les troupes la plus heureuse impression ; et cette indulgence n’aura point les inconvéniens de la faiblesse, parce que les chefs de cette insurrection, fort ridiculement conduite, mais beaucoup plus sérieuse qu’elle ne le parait, sont connus, arrêtés et n’ont aucun pardon à espérer. »

Il en est un cependant qui devait échapper au châtiment qu’il avait encouru : c’est le prince Troubetzkoï dont la participation au complot, lorsqu’elle fut connue, avait causé dans le monde de la cour et dans le corps diplomatique autant de tristesse que de stupéfaction. Il était le gendre du comte de Laval, ancien émigré français et le beau-frère du comte de Lebzeltern, l’ambassadeur d’Autriche. Comme sa demeure touchait à la place du Sénat, théâtre de l’insurrection, il était allé avec sa femme passer la nuit à l’ambassade. Il était couché lorsque le comte de Nesselrode se fit annoncer chez M. de Lebzelten, et lui déclara qu’il s’acquittait avec le plus vif regret des ordres de son maître, mais qu’il était indispensable que le prince Troubetzkoï accompagnât immédiatement le prince Galitzin, aide de camp de l’Empereur, qui avait ordre de le conduire sans délai devant Sa Majesté. Quelque pénible que fût pour l’ambassadeur d’Autriche cette espèce d’injonction, il eut la sagesse de ne point s’y refuser, et fut lui-même éveiller le prince Troubetzkoï, qui se leva, s’habilla et descendit en uniforme et avec son épée. Le prince Galitzin la lui demanda, en lui annonçant qu’il était prisonnier. Il le conduisit, ainsi désarmé, au Château. Introduit devant l’Empereur, le prince Troubetzkoï voulut se justifier et même se plaindre ; mais en voyant entre les mains du souverain un papier qu’il reconnut, il tomba à genoux et avoua qu’il était trop coupable pour espérer son pardon.

« Tout ce que je puis vous permettre, lui dit l’Empereur, c’est d’écrire d’ici à votre femme que vous vivrez. »

En sortant du palais, un officier de l’état-major le fit monter dans un traîneau et le conduisit, escorté de six cuirassiers, à la forteresse. On sait que, finalement, Nicolas lui fit grâce de la vie et se contenta de l’exiler.

Ce n’était pas tout d’avoir déjoué ce complot redoutable et vaincu l’insurrection ; il importait qu’en se répandant en Europe, le récit de ces événemens ne fût pas dénaturé par une malveillance calomnieuse, préjudiciable au bon renom du gouvernement impérial. Déjà le comte de Nesselrode, chancelier de l’Empire, avait affirmé aux membres du corps diplomatique que rien ne serait changé dans la politique extérieure, et les représentans de la Russie avaient reçu l’ordre de tenir un langage analogue dans les chancelleries auprès desquelles ils étaient accrédités. Mais, à ces premières déclarations, Nicolas Ier crut devoir ajouter l’autorité de sa propre parole. Le 1er janvier, en Recevant les ambassadeurs étrangers, après avoir confirmé les dires de son chancelier, il raconta le complot sans en omettre les principaux détails, tout en essayant d’en atténuer l’importance et la gravité. Il n’y avait eu de coupables que les chefs, et encore étaient-ils en petit nombre. Le reste se composait de soldats jeunes et ignorans qui s’étaient promptement repentis de s’être laissé abuser par d’indignes mensonges. Au cours même de l’action, on avait vu des officiers s’élancer pour défendre l’Empereur, bien qu’afin de les armer contre lui, on les eût fait s’engager par « des sermens terribles. » Tout du reste était fini, bien fini, et cette lamentable affaire n’aurait pas de suite.

Mais, avec La Ferronnays qu’il retint après l’audience publique et quand ils furent seuls, son accent changea. Ce n’était plus le souverain parlant avec la prudence et la réserve qui conviennent aux communications officielles. Entre lui et l’ambassadeur de France régnaient, bien avant qu’il portât la couronne, la confiance et l’amitié, et c’est l’ami qui avait voulu s’épancher librement dans le cœur d’un ami. Il l’attirait à lui, l’embrassait, le faisait asseoir à son côté et après lui avoir rappelé combien il l’aimait, il lui faisait l’aveu de la douleur qui survivait dans son âme au drame poignant du 26 décembre.

« Personne, excepté vous peut-être et ma femme, ne peut comprendre le mal affreux que me fait et me fera, toute ma vie, éprouver le souvenir de cette horrible journée. Mes jours heureux sont finis, mon cher La Ferronnays. Je savais d’avance tout ce que pouvait avoir d’accablant le poids d’une couronne ; et Dieu m’est témoin que je repoussais de tous mes vœux celle que des circonstances inouïes me forcent d’accepter. Cependant, les misérables qui ont ourdi ce détestable complot me mettent dans la nécessité de me conduire comme si mon intention eût été de l’arracher à celui à qui elle appartenait.

« Je sais que bien des gens blâmeront la précipitation avec laquelle je me suis conduit au moment où j’ai appris la nouvelle de la mort de l’Empereur. Ce qui s’est passé semble en effet condamner mon empressement à reconnaître mon frère Constantin. Mais j’en atteste le Ciel, et je vous le jure sur mon honneur, je n’ai écouté que la voix de ma conscience. J’ai cru et je crois encore que, si mon frère Constantin eût voulu avoir égard à mes instantes supplications et se rendre à Pétersbourg, nous aurions évité la scène terrible dont vous venez d’être témoin, et le danger dans lequel elle nous a mis pendant quelques heures. Il n’a pas cru devoir céder à mes prières. L’impossibilité de rendre immédiatement public ce qui se passait entre lui et moi, la nécessité de faire cesser la longue et dangereuse incertitude dans laquelle était le public, m’ont forcé alors d’accepter le trône. Mais les conspirateurs ont cru qu’ils avaient trouvé à la fois l’occasion et le moyen d’agir. Ils ont eu l’art de faire croire à une désunion entre mon frère et moi. Ils ont peint ma conduite sous les couleurs les plus odieuses. Ce n’est qu’à force de calomnies et en persuadant aux soldats que le souverain auquel les liait leur premier serment était prisonnier et leur confiait le soin de sa vengeance, que l’on est parvenu à en égarer quelques-uns. Et voilà surtout ce qui, lundi dernier, rendait ma position mille fois plus horrible que je ne puis vous le dire. »

Les larmes de l’Empereur coulaient avec abondance et les sanglots étouffaient presque sa voix. Après un moment de silence, il reprit :

— Pardon, mon cher comte, je sais que devant un ami je puis épancher mon âme, lui en laisser voir toutes les souffrances, sans craindre qu’il m’accuse de faiblesse. Je vous le répète, je vous dois le premier moment de soulagement que j’aie encore éprouvé. Au reste, mon âme est profondément attristée, mais n’est point abattue, et surtout elle ne doit point le paraître aux yeux de la nation à laquelle je suis fier de commander. Je sais que rien ne peut me mettre à l’abri du fer d’un assassin ; le rôle d’un souverain est de le braver ; mais je ne crains point les conspirateurs. Je pressens tous mes devoirs, je les connaîtrai promptement et saurai les remplir ; mais, dans l’intimité, je puis avouer la pesanteur du fardeau dont le Ciel vient de me charger. A vingt-neuf ans, mon cher comte, il est permis, surtout dans les circonstances où nous sommes, d’être effrayé de la tâche que je n’ai jamais pu croire devoir m’être imposée, et à laquelle, par conséquent, je ne me suis pas préparé. Je n’ai jamais rien demandé au Ciel avec plus de ferveur que de ne pas me soumettre à cette épreuve. Sa volonté en ordonne autrement ; je tâcherai de ne pas me trouver au-dessous des devoirs qu’elle m’impose. J’aurai de la clémence ; j’en aurai beaucoup ; peut-être trouvera-t-on que j’en ai trop. Cependant, les chefs et les instigateurs du complot qui vient d’éclater seront traités sans pitié, comme sans miséricorde. Les lois prononceront leur châtiment, et ce n’est point pour eux que j’userai du droit que j’ai de pardonner ; je serai inflexible, cet exemple est dû à la Russie et à l’Europe. Mais je ne puis assez vous le dire, mon cœur est déchiré, et sans cesse j’ai sous les yeux l’affreux spectacle qui a signalé le premier jour de mon avènement au trône.

L’Empereur ayant cessé de parler, La Ferronnays lui dit :

— Il me semble, Sire, que ce triste souvenir doit être adouci par celui des nombreux actes de dévouement et de fidélité dont Votre Majesté a reçu des prouves si touchantes durant cette journée mémorable.

— Je ne les oublierai jamais, déclara l’Empereur.

— En apprenant ces événemens, ajouta La Ferronnays, et à l’idée des dangers auxquels Votre Majesté a été exposée, l’Europe frémira ; mais elle sera pénétrée d’admiration en constatant que le prince qui vient de s’asseoir parmi les souverains a su, dès le premier jour, se montrer digne de la couronne et la défendre avec tant de fermeté. L’Empereur se redressa, le regard embrasé d’orgueil comme s’il portait un défi à des ennemis invisibles.

— Oh ! quant à cela, s’écria-t-il, je vous garantis que ce que Dieu m’a donné, aucun homme ne pourra me l’ôter.

Il entra alors dans force détails sur la conspiration. Les découvertes faites par les enquêteurs démontraient qu’elle avait eu d’immenses ramifications dans l’armée, dans celle surtout que le général Woronzoff avait commandée en France et qui, depuis sa rentrée en Russie, était passée sous les ordres du général Wittgenstein. Woronzoff avait même, à son retour, présenté à l’empereur Alexandre un mémoire où il demandait des réformes dans le gouvernement et l’administration militaire. Quoique à cette époque les idées de l’empereur Alexandre fussent beaucoup moins opposées aux théories libérales qu’elles ne le furent depuis, cependant il se montra très mécontent du mémoire, et son auteur fut tenu pendant plusieurs années dans une sorte de disgrâce. Les propositions de réformes furent ainsi enterrées.

— Votre Majesté croit-elle qu’il y ait quelque étranger compromis ? demanda encore La Ferronnays.

— Aucun, du moins jusqu’à présent, répondit l’Empereur. Il parait que ces messieurs mettaient une sorte de vanité nationale à faire la chose entre eux. Il est possible cependant que les enquêtes nous conduisent à quelques découvertes. Si malheureusement il se trouvait, soit ici, soit à Paris, des Français qui eussent pris part à cette conspiration, je vous en ferai donner avis et j’espère en retour que si la police de France découvrait que, parmi les Russes établis chez vous, il s’en trouvait qui fussent liés au complot, comme probablement ils en seraient les directeurs, j’espère que votre gouvernement nous les ferait connaître et nous donnerait des renseignemens qui importent autant à la tranquillité de l’Europe qu’à celle de la Russie.

Pour finir ce long entretien, l’Empereur s’excusa de ne pas parler de la politique européenne. C’était encore pour lui une chose toute nouvelle ; il fallait qu’il sût avant tout où en était la Russie avec tout le monde.

— Mon désir le plus sincère, cependant, est de me maintenir avec toutes les cours de l’Europe sur le pied de parfaite confiance et d’intimité de rapports qui existaient entre elles et feu l’Empereur. Je sais, mon cher comte, combien Sa Majesté avait à se louer des dispositions du Roi, votre maître, et de celles de ses ministres. Il me semble, en effet, que la France et la Russie ont un égal intérêt à s’entendre et à rester parfaitement d’accord. J’ignore, au surplus, ce que pourront exiger les circonstances et les combinaisons que la marche des événemens pourra faire naître. Ce que je sais, c’est que tant que vous serez avec nous, je croirai à l’amitié du Roi pour moi, et que toute affaire quelconque sera toujours facile à traiter entre nous deux.

Peu de jours après ce suggestif entretien, l’Empereur fit appeler de nouveau La Ferronnays pour lui communiquer les résultats de l’enquête judiciaire qui se poursuivait activement. Il avait voulu l’en instruire lui-même et lui donner le moyen de ne transmettre à son maître, le roi Charles X, que des informations exactes, « dégagées des exagérations de la peur et des suppositions de la malveillance. » Dès ce moment, elles se donnaient libre cours par toute l’Europe, au détriment de la vérité à laquelle se substituaient des erreurs, des mensonges, « des Contes absurdes. » Il était vrai cependant que les découvertes faites avaient amené l’arrestation de nouveaux coupables et prouvé que leurs projets, qui remontaient très haut dans le passé, étaient encore plus effroyables qu’on ne l’avait cru.

— Je vous l’avoue, déclara Nicolas, j’ai quelquefois taxé d’exagération les craintes que manifestait souvent feu l’Empereur. Je croyais qu’elles étaient plutôt fondées sur des insinuations étrangères que sur des données positives. Je n’aurais jamais pensé qu’il fût possible de concevoir, de préparer et de conduire en Russie un complot aussi vaste que celui qui vient de se démasquer. Il a fallu l’évidence pour me convaincre ; mais aujourd’hui, le doute n’est plus possible. Ce n’est point un complot militaire, c’est une vaste conspiration qui, par d’exécrables forfaits, se proposait d’arriver au but le plus insensé. Je suis décidé à poursuivre mes recherches aussi loin que possible. Le danger auquel nous avons été exposés est un avertissement du Ciel, dont je serais coupable de ne pas profiter. Il s’agit non seulement de l’existence de la Russie, mais de la tranquillité d« l’Europe entière.

Dans ce langage apparaît l’erreur que commettait Nicolas Ier en supposant que la peste révolutionnaire déchaînée dans son pays menaçait les autres États et en méconnaissant que la source du mal était chez lui, et non chez les autres. Que les doctrines de la Révolution française l’eussent aggravé, ce n’est pas contestable. Mais elles n’eussent pas produit les résultats qu’il leur attribuait, si elles n’étaient tombées sur un terrain depuis longtemps préparé pour recevoir et faire fructifier cette semence. L’erreur de Nicolas Ier se prolongera durant tout son règne. Elle le convaincra qu’il est chargé par la Providence de la police de l’Europe, et que c’est son devoir de combattre la révolution partout où elle se propage, en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Hongrie ; il oubliera que, si elle gronde chez lui non moins bruyamment qu’ailleurs, la faute en est aux crimes de l’autocratie, au despotisme qu’elle exerce dans l’Empire, au servage des paysans, à la vénalité de la noblesse, à l’exploitation systématique des humbles par les grands, aux conquêtes abusives qui font des peuples annexés un troupeau de martyrs, et en un mot aux iniquités qu’a légalisées le régime impérial pour étouffer chez le peuple le goût et le désir de la liberté.

Les événemens que nous racontons ont conduit nos lecteurs à la fin du mois de janvier 1826. À cette date, La Ferronnays se préparait à rentrer en France ; il fut admis, le 29, à prendre congé de l’Empereur. Les propos échangés ce jour-là ne méritent pas moins que les précédens d’être retenus ; ceux de Nicolas achèvent d’éclairer sa mentalité, telle qu’elle était après quelques semaines de règne. L’ayant remercié de ses bontés, La Ferronnays ajouta qu’il était heureux de pouvoir, en arrivant à Paris, rendre compte au Roi de ce qu’il avait vu et lui dire combien la fermeté de l’Empereur, ses intentions généreuses et l’enthousiasme qu’il excitait, étaient propres à dissiper les inquiétudes qu’avaient pu faire naître les derniers événemens.

— Enthousiasme, c’est beaucoup dire, observa Nicolas ; je ne m’abuse ni sur sa nature, ni sur sa durée ; mais je serai bien aise que vous fassiez connaître la vérité. Cela sera d’autant plus utile que vos journaux ont parlé d’une manière bien peu convenable de ce qui s’est passé ici.

— Ah ! Sire, objecta l’ambassadeur, le Roi et ses ministres sont en butte à des attaques bien plus vives, et nos lois sur la presse ne permettent pas de les réprimer.

— Aussi, n’est-ce que par le mépris qu’on peut y répondre, et c’est bien ce que je fais, je vous assure.

— Votre Majesté croit-elle, demanda La Ferronnays, que les conspirateurs d’ici se fussent entendus avec nos libéraux de Paris ?

— Je n’ai point à cet égard de données positives, répondit l’Empereur. On croit que Benjamin Constant a été chargé de rédiger un projet de constitution pour la Russie, mais je n’en sais pas davantage, et d’ailleurs vous nous connaissez, vous savez que nous avons trop de fierté pour vouloir que des étrangers se mêlent de nos propres affaires. C’est un trait distinctif de notre caractère.

— Cependant, Sire, il paraît qu’il y a eu quelque agitation en Italie, et cela coïnciderait avec ce qui devait se passer ici.

— Oui, on m’en a parlé. On croit aussi qu’il y a eu des ramifications du complot à Dresde, où elles ont été l’ouvrage de quelques Polonais mécontens, et la Hongrie n’en a pas été tout à fait exemple non plus. Au reste, s’il résultait de l’instruction de toute cette affaire des informations qui fussent de nature à intéresser le Roi, je ne manquerais pas de les lui communiquer, de même que je compte sur ses bons offices à mon égard. Pensez-vous, ajouta-t-il après un moment de réflexion, qu’on fit difficulté en France de livrer les coupables que je pourrais réclamer et contre lesquels il y aurait des preuves positives ?

La question surprit La Ferronnays. Comment son interlocuteur pouvait-il supposer qu’en l’absence d’un traité d’extradition, on trouverait en France un gouvernement capable de lui livrer des Français ou des étrangers réfugiés sur son territoire ?

— Ce serait impossible, Sire, répondit-il vivement ; on ne pourrait qu’expulser les étrangers et surveiller les autres. Votre Majesté peut être persuadée que nous n’y manquerions pas ! — Puis, ne voulant pas quitter l’Empereur sans lui donner un avertissement dicté par l’intérêt même qu’il lui portait, il continua : — J’ai du reste la conviction qu’il n’y a pas d’inquiétudes à concevoir pour le moment présent, mais je ne peux m’en défendre pour l’avenir. Ma crainte est fondée sur ce besoin d’innovation, sur ce sentiment général de la nécessité de réformes dans l’administration que je remarque chez les gens les plus dévoués et les plus raisonnables.

— A qui en parlez-vous ! fit l’Empereur. Qui le sait mieux que moi ? Au fond, on ne peut empêcher les choses de paraître ce qu’elles sont réellement, et peut-être moi-même, ajouta-t-il en riant, ai-je été, comme grand-duc, libéral en ce sens ; mais aussi j’ai distingué et je distinguerai toujours ceux qui veulent des réformes justes en elles-mêmes, et qui désirent qu’elles émanent de l’autorité légitime, de ceux qui ont prétendu les exécuter par eux-mêmes, et Dieu sait encore par quels moyens ! Tout cela, mon cher, est bien difficile. Enfin, je compte sur l’aide de la Providence qui nous a visiblement protégés jusqu’ici, et qui, j’espère, ne nous abandonnera pas. Je compte aussi sur l’appui de mes Alliés ; cette cause est la leur aussi bien que la mienne.

L’engagement n’était pas, en ce qui touchait des réformes, aussi formel que l’ambassadeur l’eût souhaité. Il en désirait un plus positif en faveur de la paix européenne, il le demanda.

— Votre Majesté a la plus belle armée du monde, mais Dieu, en lui donnant la puissance, lui a donné aussi la modération et, de même que son auguste prédécesseur, elle ne s’en servira sûrement que pour le repos de l’Europe…

— Vous pouvez être parfaitement tranquille à cet égard. On se plaît à me faire la réputation d’un homme aimant le bruit et l’a guerre ; on dit qu’elle m’est nécessaire ; il n’en est rien ; je suis le plus pacifique des hommes et je ferai de mon mieux pour que la paix ne soit pas troublée ; mais il ne faut pas me pousser à bout. Malheur à qui voudrait toucher à la Russie ou la croire déchue ! Je saurais alors prouver que nous sommes assez forts pour nous faire respecter et pour veiller à nos intérêts.

La Ferronnays ne nous dit pas s’il fut entièrement rassuré par ces déclarations et par l’assurance que lui donna l’Empereur « que tout agrandissement était loin de sa pensée. » Il constate seulement qu’au moment où l’audience prenait fin, Nicolas lui dit en l’embrassant :

« Revenez-nous ; ne nous quittez pas ; croyez-moi, nous ferons ensemble de bonnes affaires. »


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documens diplomatiques inédits, complétés, pour la première partie de cette étude, par les ouvrages du grand-duc Nicolas Michaïlowitch et par le récit que fit publier, en 1851, sur l’avènement de Nicolas Ier, son fils, l’empereur Alexandre II.
  2. Le marquis Costa de Beauregard a publié, en 1900, un volume de Souvenirs, tirés des papiers du comte de la Ferronnays (Plon-Nourrit et Cie éditeurs). Mais ces Souvenirs s’arrêtent à l’année 1817, et il n’y est pas question de sa mission à Saint-Pétersbourg.
  3. Je les ai analysées ici. Voir la Revue des 15 mars 1909 et 15 mars 1910.
  4. Pour cette partie de mon récit, j’ai suivi pas à pas la relation de La Ferronnays dans ses rapports diplomatiques.
  5. J’ai adopté les dates que portent les rapports de La Ferronnays et qui sont celles du calendrier romain. Je rappelle que, pour les faire concorder avec celles du calendrier russe, il faut les reculer de onze jours.