Soixante ans de souvenirs/I/12

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Hetzel (p. 211-217).


CHAPITRE XII

L’ESCRIME


J’aime l’escrime, d’abord à titre de Français, parce que c’est un art national, un fruit du pays comme la conversation. Qu’est-ce que faire des armes ? c’est causer ! Car qu’est-ce que causer ? n’est-ce pas parer, riposter, attaquer, toucher surtout, si l’on peut, et Dieu sait qu’à ce jeu-là, la langue vaut bien le fleuret. Je parle du fleuret ; mais que dire de l’épée ? Les Allemands ont le sabre, les Espagnols le couteau, les Anglais le pistolet, les Américains le revolver, mais l’épée est l’arme française. Porter l’épée, tirer l’épée, sont deux mots que vous ne trouverez dans leur signification un peu crâne, que dans notre langue ; deux mots dont l’un exprime un droit de gentilhomme, l’autre un fait de galant homme, tous deux je ne sais quoi d’élégant, de chevaleresque, d’un peu vaniteux, qui peint un trait de notre caractère et se lie à nos traditions sociales. Je voudrais que notre démocratie restât aristocratique de manières, de sentiments, et rien n’y peut mieux aider que le maniement de l’épée. L’épée n’a-t-elle pas le plus beau des privilèges ? c’est la seule arme qui puisse vous venger sans effusion de sang. Je ne sais pas de plus beau jour pour un galant homme et un habile homme, que celui où trouvant devant lui un adversaire qui l’a offensé et qu’il pourrait tuer, il le punit en lui laissant la vie, en le désarmant.

J’aime encore les armes comme auteur dramatique.

Que deviendrions-nous, je vous le demande, nous, pauvres auteurs de comédies, sans le duel à l’épée ? Le pistolet est un brutal qui ne convient qu’aux drames bien noirs et aux dénouements. Mais l’épée !… elle est de fête partout, elle sert aux expositions, aux déclarations, aux réapparitions. Que voulez-vous qu’on fasse, dans une comédie, d’un homme blessé au pistolet ? Il n’est plus bon à rien. Mais à l’épée, il revient deux minutes après, la main dans le gilet et essayant de sourire. La jeune fille ou la jeune femme lui dit : « Comme vous êtes pâle, monsieur ! ― Moi, mademoiselle… » Alors paraît, par hasard, un petit bout de taffetas d’Angleterre… « Ciel ! Henri, vous vous êtes battu ! » Ah ! l’admirable verbe que le verbe se battre ! Tous les temps en sont bons. Vous vous battez !… Battez-vous !… Ne vous battez pas !… Et comme il va bien avec ces exclamations !… ― « Mon ami ! par grâce ! ― Monsieur, vous êtes un lâche !… ― Arthur ! Arthur !… je me jette à tes pieds ! » Ne me parlez pas de théâtre sans ces deux collaborateurs indispensables… l’épée et l’amour !

J’aime encore l’escrime comme observateur. Une salle d’armes est une salle de spectacle où abondent des originaux aussi amusants qu’au théâtre. Il y a d’abord la classe nombreuse des tireurs qui ne tirent pas, et qui ne tireront jamais. Puis, les tireurs pour cause de ventre, ceux à qui leur médecin ou leur femme ordonne de maigrir, et qui, après avoir pendant deux heures, sué comme des bœufs, soufflé comme des phoques, fumé comme des puddings bouillis, vous disent de bonne foi : « Je viens de faire des armes ! » Il y a aussi les maîtres d’armes, je me trompe, les professeurs d’escrime. Ils sont généralement gais, bonnes gens, braves gens, dévoués corps et âme à leurs élèves, surtout à ceux de leurs élèves qui leur font l’honneur de tuer quelqu’un. Mais leur côté faible c’est la véracité… le fleuret à la main, bien entendu ! Je trouve qu’on a été bien injuste envers les dentistes, en disant : Véridique comme un arracheur de dents. A la place des professeurs d’escrime, je réclamerais ; il est vrai que les amateurs pourraient bien réclamer aussi. Je n’ai guère rencontré de tireur qui ne niât au moins un coup par assaut. Que voulez-vous ? un coup nié ne compte pas ! Et il est si facile de dire : Je n’ai pas senti ! Ah ! si quand nous tombons, nous autres, auteurs dramatiques, nous pouvions annuler les sifflets en disant : Je n’ai pas entendu ! Enfin quand cela arrive, on se console en venant faire des armes et en écoutant les histoires du maître.

Je m’en rappelle une assez plaisante. J’ai eu pour premier professeur un vieux maître qui s’appelait le père Dulaurier. Il avait une fille qui faisait sa gloire. « Ah ! ma fille !… messieurs, nous disait-il, elle est faite !… elle est faite… comme un saumon. » Elle était donc faite comme un saumon, et de plus elle était demoiselle dans un magasin de modes, ce qui inquiétait un peu son père sur sa vertu ; il avait tort, mais enfin cela l’inquiétait. Ne pouvant plus supporter cette inquiétude, il va se poster un soir d’été au coin de la rue Traversière (elle travaillait rue Saint-Honoré), et là il l’attend, enveloppé dans son manteau. « Vous pouvez juger, nous disait-il, si le cœur me battit quand je la vis paraître ; je m’approche d’elle, et, cachant ma figure pour qu’elle ne me reconnaisse pas, je lui glisse à l’oreille une petite drôlerie vraiment très gentille… O bonheur ! elle se retourne et me lance à toute volée un soufflet… Je pare tierce, et je lui dis : « Ma fille, tu es vertueuse ! »

L’escrime a encore sa valeur utilitaire. Elle vous apprend à juger les hommes. Il n’y a pas de dissimulation possible le fleuret à la main. Après cinq minutes d’assaut, le faux vernis de l’hypocrisie mondaine tombe et coule avec la sueur, comme le fard, et au lieu de l’homme du monde, poli, en gants jaunes, au parler de convention, vous avez devant vous l’homme véritable, réfléchi ou étourdi, faible ou ferme, rusé ou naïf, sincère ou de mauvaise foi ; l’âme ne se voit jamais mieux qu’à travers les mailles serrées de ce masque de fer.

J’en ai tiré un jour un singulier profit. Je faisais des armes avec un fort courtier en eaux-de-vie, rhums et vins de Champagne. Avant l’assaut, il m’avait offert ses services pour quelques fournitures, et je les avais à peu près acceptés. L’assaut fini, je vais au maître de la maison, et lui dis : « Je n’achèterai pas de vins de Champagne à ce monsieur-là. ― Pourquoi ? ― Son vin doit être frelaté… il nie tous les coups ! »

Appliquez mon principe, et vous vous en trouverez bien. Quand vous aurez un jour des filles à marier, et qu’il se présentera un prétendu, ne perdez pas votre temps à prendre des informations trop souvent menteuses, et dites simplement au prétendu : ― « Voulez-vous faire une botte ? » Au bout d’un quart d’heure vous en saurez plus sur son caractère qu’après six semaines d’investigations.

Enfin, j’aime l’escrime parce qu’elle ne s’apprend pas ; le travail, un grand travail y est nécessaire, mais il n’y suffit pas, il y faut la vocation : on naît tireur comme on naît artiste. Aussi, le noviciat une fois achevé, que de plaisir ! Je doute qu’il y ait un seul acte de la vie extérieure où l’homme se sente vivre plus pleinement que dans un assaut vigoureux.

Voyez le tireur en action ! Chaque membre, chaque muscle est tendu, et chacun dans une attitude et pour une fonction différentes. Pendant que la main voltige rapide, légère, et allant toujours de l’avant, le corps se retient en arrière, et les jambes, vigoureusement contractées comme un ressort, attendent, pour partir, que le bras, en s’élançant, leur ait donné le signal. Tous les membres sont là, comme autant de soldats obéissants, à qui le général dit : « Marchez !… arrêtez-vous !… courez ! » Le général, c’est la tête ; la tête qui, à la fois inspirée et calculatrice comme sur un vrai champ de bataille, saisit d’un coup d’œil les fautes de l’ennemi, lui tend des pièges, le force à y tomber, simule une retraite pour lui donner confiance, et revenant tout à coup sur lui par une attaque foudroyante, réalise enfin, en petit, avec des contres de quarte et des demi-cercles, une partie des manœuvres habiles et des calculs stratégiques qu’on admire dans les hommes de guerre.

Et penser que cet art si complexe, où le corps tout entier est engagé, se concentre, en réalité, entre l’extrémité de l’index et le pouce ! Tout est là ! car c’est là que réside la faculté délicate et maîtresse qui fait seule le tireur supérieur, le tact. N’est-ce pas merveilleux de voir tout ce qui afflue de sensibilité et de vie entre ces deux doigts ? Ils frémissent, ils palpitent sous l’impression du fer qui touche le leur, comme si un courant électrique leur en communiquait tous les mouvements. Ils n’ont nul besoin du secours de la vue pour suivre l’épée ennemie, car le tireur véritable fait bien plus que de la voir, il la sent, la palpe, la maîtrise par le tact, il pourrait la suivre tout en ayant les yeux bandés, et si vous ajoutez à ces jouissances magnétiques du toucher, la puissante circulation du sang qui court à grands flots dans les veines, le cœur qui bat, la tête qui bout, les artères qui tressaillent, la poitrine qui se soulève, les pores qui s’ouvrent ; si vous y joignez encore le bonheur de sentir sa force et sa souplesse décuplées, si vous pensez surtout aux joies ardentes et aux âpres douleurs de l’amour-propre, au plaisir de battre, à la rage d’être battu et aux mille vicissitudes d’une lutte qui se termine et recommence à chaque coup porté, vous comprendrez qu’il y a dans l’exercice de cet art, un véritable enivrement, et dont le jeu peut seul donner une idée ; le jeu avec le vice en moins et la santé en plus !