Soixante ans de souvenirs/I/4

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CHAPITRE IV

NÉPOMUCÈNE LEMERCIER


Népomucène Lemercier a été une des plus éclatantes gloires littéraires de l’Empire ; on accolait à son nom le mot de génie ; Bonaparte, général et premier consul, le nommait son ami ; M. Talleyrand, quand on l’appelait le plus brillant causeur de Paris, répondait : « Ce n’est pas moi qui mérite ce nom, c’est Lemercier. » Enfin, voici ce que Ducis écrivait de lui :

« Je pars demain matin pour Paris avec mon jeune et charmant ami Lemercier. Je l’aime avec une profonde affection et je l’admire comme un être extraordinaire. Au sortir de l’enfance, pour guérir son jeune corps dont la moitié avait été frappée de paralysie, il a passé par toutes les tortures, et il a monté de supplice en supplice dans la sphère supérieure qu’il habite. Il tient dans sa main les rênes de ce corps, il en conduit avec sagesse et fermeté la partie vivante et la partie morte. Dans la partie vivante existe son âme, avec des redoublements d’esprit, une étendue de vues, une audace de conception, qui en font pour moi un phénomène charmant, tandis que la partie morte en fait pour moi un martyr qui m’attendrit, un héros de la douleur qui m’étonne, et c’est tout cela qui m’explique les grandes passions qu’il a inspirées et ressenties, car les femmes ont des yeux pour comprendre et adorer ces prodiges. »

Voilà, certes, un portrait bien frappant !

Aujourd’hui, que reste-t-il de celui qui l’a inspiré ? Un nom sans doute, mais presque rien qu’un nom. La plus grande œuvre de M. Lemercier, la Panhypocrisiade, ne se sauve de l’oubli que par la bizarrerie de son titre. Agamemnon est englouti dans la fosse commune où gisent toutes les tragédies qui ne sont pas signées de Corneille ou de Racine. Pinto se cite encore de temps en temps avec éloge, mais plutôt comme une tentative hardie que comme une œuvre complète. Enfin M. Lemercier n’a pas l’heureuse fortune de survivre dans quelques vers, connus de tous, comme Arnault, avec La feuille de rose et la feuille de laurier.

Comment expliquer cette indifférence succédant à tant d’admiration ? Qui a raison, l’époque de Lemercier ou la nôtre ? D’où vient cet oubli, et que fut-il ?

Le premier acte de la vie de M. Lemercier est caractéristique.

Un jour, le comité de lecture du Théâtre-Français s’assemblait pour entendre l’ouvrage de début d’un jeune auteur, fort recommandé par la cour. C’était avant 89 ; il s’agissait naturellement d’une tragédie. Arrive le poète : les acteurs (Mlle Contat, Molé, Préville étaient du nombre) se regardent stupéfaits ; le poète avait l’air d’un enfant. De longs cheveux blonds tombant sur ses épaules, pas de barbe au menton, des yeux bleus pleins de douceur, une petite canne pour soutenir sa marche légèrement claudicante, et un précepteur pour l’accompagner. D’un coup d’œil, les artistes se disent : « C’est un fils de grande maison ; le précepteur a fait la tragédie, et l’élève en aura l’honneur ; un ornement à ajouter à son blason. ― C’est sans doute monsieur qui lira l’ouvrage ? dit Mlle Contat en montrant le précepteur. ― Non, madame, c’est moi, » reprend l’enfant d’une voix douce. Il commence, il lit. Il lit bien, l’ouvrage plaît, on y trouve, à côté de beaucoup de faiblesses, des scènes heureuses, des mots touchants, il est reçu à l’unanimité. L’enfant, que la lecture n’avait nullement troublé, ne se trouble pas davantage devant les éloges, ni devant les critiques. « Je vais bien en avoir le cœur net, dit Mlle Contat tout bas à Molé. ― Monsieur, dit-elle à M. Lemercier, nous sommes tous fort charmés de ce que nous avons entendu. Pourtant j’ai remarqué, au second acte, une scène où quelques changements seraient nécessaires. ― Lesquels, madame ? Voulez-vous m’expliquer ce que vous désirez ? » Mlle Contat les lui explique. « Vos critiques sont très justes, Madame, répond l’enfant avec le même calme, et, dans deux ou trois jours, je vous rapporterai la scène corrigée. ― Deux ou trois jours ! répond Mlle Contat. C’est trop long pour notre impatience et pour votre talent, Monsieur. Une ou deux heures vous suffiront j’en suis sûre !… Et si vous vouliez exécuter ces légers changements tout de suite… ― Tout de suite, reprend vivement le précepteur, c’est impossible ! ― Nous y voilà, se dit Mlle Contat. ― M. Lemercier est fatigué de la lecture. ― Moi ! répond l’enfant, je ne suis pas fatigué du tout. Madame, vous aurez la scène dès ce soir. ― Pourquoi ce soir ? reprit Mlle Contat. Pourquoi pas, comme je vous l’ai dit, tout de suite ? ― Tout de suite ? ― Sans doute !… Je meurs d’envie de voir cette scène refaite. Notre régisseur sera très heureux de vous prêter son cabinet. Vous y serez très tranquille, tout seul… car nous gardons monsieur, ajouta-t-elle avec toute sorte de grâce, en se tournant vers le précepteur… et dès que vous aurez fini… ― Je ne demande pas mieux, Madame, répondit l’enfant ; qu’on me conduise dans le cabinet du régisseur. » Une heure après, il revenait avec la scène refaite et améliorée. Pour le coup il fallut bien se rendre. La pièce fut mise immédiatement en répétition.

Il n’était question que de cet enfant merveilleux. L’intérêt s’accrut encore quand on sut qu’il était le filleul de la princesse de Lamballe. La première représentation réunit au théâtre la ville et la cour. La reine Marie-Antoinette occupait la loge royale avec la princesse. Grand succès ! Bravo prolongés ! On apprend que le jeune auteur est dans la loge royale ; on veut le voir ! C’est la reine qui le présente au public, et qui l’embrasse, aux applaudissements de toute la salle. Une seule personne restait calme et un peu grave, c’était le poète de quatorze ans. Cependant, toujours poli et gracieux, il va distribuer les remerciements d’usage aux acteurs, puis il demande au souffleur de lui donner son manuscrit pour y faire quelques changements. Il l’emporte, et le lendemain matin, il écrit aux comédiens :

« Messieurs, mon succès d’hier m’a beaucoup touché, mais ne m’a pas fait illusion. Ma pièce est une œuvre d’enfant, c’est un enfant que le public a applaudi pour l’encourager ; je n’ai qu’une manière de me montrer digne de son indulgence, c’est de ne pas en abuser. De telles bontés ne se renouvellent pas. Je retire mon ouvrage, et je tâcherai que ma seconde tragédie soit plus digne de vos talents. »

Grande rumeur au théâtre. On ne veut pas rendre la tragédie, on espérait quelques représentations fructueuses ; mais on ne put vaincre la résolution de l’auteur, et, comme on le savait bienvenu de la cour, les comédiens se résignèrent à ne pas rejouer sa pièce.

Quel homme ne présageait pas un tel enfant ?

Survient la Révolution de 89. M. Lemercier avait dix-huit ans. Sans se lancer dans le mouvement, l’ardente curiosité de son esprit et son courage naturel le mêlèrent comme spectateur à tous les grands événements publics ; partout où il y avait une fête, un spectacle, une émeute, partout où l’on se battait, il y courait ! Le danger l’attirait. Au club des Jacobins, à peine la séance ouverte, il arrivait dans la tribune, s’asseyait au premier rang, auprès des tricoteuses, et ces horribles femelles, voyant ce jeune homme imberbe, toujours à la même place, toujours muet, toujours l’œil fixe et comme enchaîné aux lèvres des orateurs, l’avaient surnommé l’Idiot. L’Idiot faisait son éducation morale ; son passage silencieux à travers toutes les catastrophes de ces sanglantes années fut pour lui comme un voyage dans le terrible poème de Dante. Il en sortit homme : le caractère trempé, le cœur à la fois affermi et attendri, passionné pour la liberté malgré la licence, et haïssant la licence de tout son amour pour la liberté, républicain enfin, selon la définition de Montesquieu qui donne à la République la vertu pour fondement. Seulement Lemercier lui emprunta aussi sa définition de la monarchie, et à la vertu ajouta l’honneur.

De la Terreur à 97, trois ouvrages dramatiques, Clarisse Harlowe, le Lévite d’Éphraïmet le Tartufe révolutionnaire, soutinrent sa réputation sans satisfaire son ambition littéraire, car il se refusa à les faire imprimer, et sans suffire à son insatiable ardeur intellectuelle, car il y mêla l’étude de la peinture de l’étude de la médecine.

Ce fut David qui lui mit le pinceau à la main. Frappé des dons extraordinaires de ce jeune homme, David l’associait volontiers à ses travaux. Le jour où il fut chargé par la Convention de faire le portrait de Lepelletier de Saint-Fargeau assassiné par Pâris, c’est Lemercier qu’il emmena pour l’aider. Le corps avait été déposé dans une salle basse des Tuileries ; l’artiste s’y enferma, et, resté seul avec son élève, lui dit : « Va me chercher un poulet et un couteau. » Le couteau et le poulet apportés, David étendit sur le corps un grand drap, puis, coupant le cou du poulet, il aspergea le drap de taches de sang. Une telle recherche de réalisme étonnera chez le peintre de Léonidas et de la Mort de Socrate. Qu’on se rappelle le portrait de Marat. Celui de Lepelletier fut achevé avant la fin du jour. Lemercier m’a souvent raconté avec enthousiasme cette journée de travail d’un homme de génie, ces yeux ardemment attachés sur ce cadavre, ce pinceau poursuivant fiévreusement les restes de la vie sur ce visage qui se décomposait d’heure en heure. Si un stupide scrupule politique n’eût pas détruit ce chef-d’œuvre, il aurait prouvé une fois de plus que les grands artistes épris d’idéal n’ont ni ignorance ni mépris de la nature ; que, s’il leur arrive parfois de s’élever trop au-dessus d’elle, ce n’est pas dédain pour ce qui est et ce qui se voit, mais passion pour ce qui ne se voit pas ! Aussi, lorsque quelque hasard les ramène violemment en face de la vérité pure, ils l’embrassent, comme dirait Montaigne, d’une plus fiévreuse étreinte, ils trouvent pour la peindre des vigueurs de touche, des grandeurs de traits, que ne connaissent pas ceux qui se cantonnent dans la réalité vulgaire : leur commerce constant avec le beau leur enseigne le vrai, car le beau n’est que le sublime du vrai.

La poésie, qui avait prêté M. Lemercier à la peinture, le lui reprit bientôt, et quant à la médecine, ce fut l’amour qui l’y fit renoncer.

Au milieu de ses études anatomiques, il s’éprit d’une jeune femme d’un éclat de beauté incomparable. Un jour, assis près d’elle, il se sent tout à coup le jouet, la proie de la plus étrange fascination. Sa science d’ anatomiste le poursuivant près d’elle, son regard devient comme un scalpel. Malgré lui, l’œil fixé sur ce cher visage, il le dépouille de son teint, de sa fraîcheur ; malgré lui il cherche, il suit sous ces chairs éclatantes le jeu des fibres, des muscles, des nerfs ; il les dissèque ; il fait de cette tête charmante une tête de squelette. Épouvanté, il veut chasser cette vision et s’enfuir ; mais, à peine revenu le lendemain en face de celle qu’il aimait, cet infernal travail de dissection recommence. Alors, saisi de rage, il jette là cette affreuse science qui tuait l’amour en lui, et consacre ses ressentiments dans le poème de la Panhypocrisiade, en les prêtant à Copernic.

Copernic exprime ainsi le dégoût qui l’a arraché à la médecine et l’a poussé vers l’astronomie :

 
J’ai trop souvent au sein d’une victime humaine
Cherché par où l’artère est unie à la veine,
Et n’ai trouvé dans l’homme, au grand jour dépouillé,
Qu’un labyrinthe obscur où je me suis souillé.
J’ai reculé, j’ai fui ce néant de moi-même,
Et, me réfugiant dans la raison suprême,
J’ai repoussé cet art qui m’offrait trop souvent
L’aspect de l’homme éteint dans l’homme encor vivant.


Comme Copernic, M. Lemercier se réfugia dans la raison suprême, c’est-à-dire dans l’art, et l’art ne tarda pas à l’en récompenser largement.

Tout grand artiste a un moment d’éclosion, je dirais volontiers d’explosion, où son talent sort tout à coup des limbes, éclate et s’empare en maître de l’attention des hommes. Le Cid et Andromaque ont marqué pour Corneille et pour Racine cette conquête soudaine de la renommée. Eh bien, le 24 avril 1797, M. Lemercier, qui n’était à six heures du soir qu’un jeune écrivain distingué, entrait le lendemain dans le gloire. On avait représenté Agamemnon. Ce ne fut pas un succès, ce fut un triomphe. Le public salua en lui l’héritier direct de nos grands poètes. Tous ses camarades le proclamèrent un maître. Mon père avait eu, en même temps que M. Lemercier, l’idée de chercher un sujet de tragédie dans Agamemnon ; tous deux se confièrent leur projet. Mon père, passionné pour l’Andromaque d’Euripide, voulait représenter dans Cassandre ces royales captives que la servitude antique condamnait à l’amour et au lit de leur maître. « Vous avez tort, lui dit vivement Lemercier, ce n’est pas d’Euripide qu’il faut s’inspirer pour cette terrible tragédie, c’est d’Eschyle. Ne touchez pas à Cassandre ! Ne frétrissez pas Cassandre ! Cassandre, c’est la lampe qui brûle solitairement à l’ombre du sanctuaire. » Mon père, convaincu, laissa le champ libre à Lemercier.

M. Delaroche m’a raconté que l’année où sa Jane Grey fut exposée, le jour même de l’ouverture du Salon, il se mêla au public pour recueillir les impressions de la foule. Il était là, tout entier au plaisir d’entendre les exclamations d’enthousiasme que soulevait son tableau, quand il se sentit frapper doucement sur l’épaule ; il se retourne et se trouve en face d’un vieillard qui lui dit : « Jouissez bien de ce jour, monsieur Delaroche, vous n’en aurez plus de pareil… » Eh bien, M. Lemercier ne retrouva pas de jour pareil à la première représentation d’Agamemnon. Pourquoi ? Est-ce qu’il s’arrêta à cette œuvre ? Non ! Pendant trente ans, les travaux les plus divers se multiplièrent sous sa plume. Sont-ce ses facultés créatrices qui faiblirent ? Non ! Comme penseur, comme inventeur, comme poète, il dépassa de beaucoup en originalité sa tragédie d’Agamemnon. Agamemnon n’est qu’une œuvre de talent ; il y a une part de génie dans ses autres ouvrages ; et pourtant, s’il compta encore des succès, il ne connut plus de triomphes. Le public le suivit dans toutes ses tentatives avec intérêt, avec curiosité, parfois avec passion, plus souvent avec résistance. Cette résistance ne fit qu’accroître encore cette puissance de vitalité que Lemercier portait dans les plaisirs comme dans le travail ; et ici se présente un côté singulier de cette organisation exceptionnelle.

Lord Byron, comme on le sait, était pied bot. Cette difformité a joué un grand rôle dans sa vie. Comme tous les hommes de combat, il a éprouvé le besoin de lutter contre cette injustice de la nature et de la convaincre d’impuissance. Il voulut mieux nager, mieux boxer, mieux monter à cheval que les hommes pourvus de membres complets et parfaits. Quand il traversa le détroit d’Abydos à la nage, ce n’était pas seulement une prouesse de nageur, c’était un défi de pied bot. Ainsi s’explique en partie la violence avec laquelle M. Lemercier se précipita dans tous les exercices physiques, dans les romanesques aventures de courage et d’amour : ses témérités et ses passions étaient des protestations. La nature l’avait plus maltraité encore que lord Byron, car il était infirme de tout un côté, d’un pied et d’une main : eh bien, l’escrime, l’équitation, les vaillantises de toutes sortes, n’avaient ni fatigues ni périls qu’il ne se fit un jeu de braver. Très mêlé à l’effervescente société des jeunes généraux du Directoire et du Consulat, il les étonnait par ses audaces. Après un souper, il consentit en riant à couronner la fête par un jeu assez nouveau : chacun des convives s’arma d’un pistolet et tous se mirent à se poursuivre dans la salle à coups de feu.

Ses manières pourtant contrastaient singulièrement avec ces excentricités. Dans la vie privée, il était doux, poli, courtois, plein de grâce. Un jour, au Théâtre-Français, il était assis sur un tabouret dans le couloir de la première galerie ; arrive un jeune officier, faisant grand fracas, fermant bruyamment la porte à son entrée et qui vint se planter droit et debout devant M. Lemercier : « Monsieur, lui dit très doucement le poète, vous m’empêchez de voir. » L’officier se retourne, regarde du haut de sa grande taille ce petit pékin à l’air si doux, si humblement assis sur son tabouret, et reprend sa même place. « Monsieur, reprend plus nettement M. Lemercier, je vous ai dit que vous m’empêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant moi. ― Vous m’ordonnez ! répond son interlocuteur avec mépris, savez-vous à qui vous parlez ? A un homme qui a rapporté les drapeaux de l’armée d’Italie. ― C’est bien possible, monsieur, un âne a bien porté Jésus-Christ. » Un duel suivit ce mot, et l’officier eut le bras cassé.

C’est au milieu de cette vie d’excès, de plaisirs et de distractions de toutes sortes qu’il produisit une masse d’ouvrages qui aurait suffi au labeur de plusieurs hommes.

Il s’attaque à tout et met sa marque sur tout : poèmes, tragédies, sujets antiques, sujets modernes, sujets d’imagination, sujets philosophiques, il n’y a pas un coin dans le domaine de l’art où il ne s’aventure et dont il ne rapporte quelque rameau d’or. Seul de son temps, il étudie à fond Shakespeare, non comme Ducis, pour en extraire l’élément pathétique et romanesque, mais pour y chercher la peinture profonde des personnages historiques ; seul de son temps, il entre en commerce intime et direct avec le génie de Dante, et lui dédie son étrange poème de la Panhypocrisiade ; seul de son temps, ou du moins seul avec André Chénier, il cherche la poésie dans la science et publie l’Atlantiade, où la physique, l’astronomie, la géologie, l’histoire naturelle lui inspirent six mille vers souvent pleins de pensées fortes et d’images éclatantes ; seul de son temps il conçoit l’idée grandiose de créer un théâtre national, de représenter dramatiquement l’histoire de France par la peinture successive des plus grandes époques et des plus grands hommes de nos annales. Clovis, Frédégonde et Brunehaut figurent les temps barbares ; Charlemagne, la France impériale ; Philippe Auguste, la féodalité ; Charles VI, la guerre de Cent Ans ; les États de Blois, la Ligue ; la journée des Dupes, la Fronde. La destinée de ses ouvrages n’est pas moins singulière que ses ouvrages mêmes. Sur quinze de ses pièces il en tombe neuf ou dix. Sa femme disait plaisamment : « Je ne mourrai que d’une première représentation. » Mais, chose étrange, son renom grandissait à chacune de ses chutes. Des scènes si originales, des traits de génie si puissants éclataient dans tout ce qui sortait de sa plume, qu’on sifflait les œuvres et qu’on admirait l’auteur. Rien de plus curieux que son attitude les jours de première représentation. Un de ses amis, se trouvant avec lui dans les coulisses au moment où un certain troisième acte faisait partir une bordée de sifflets, ne put retenir un léger tressaillement. « Calmez-vous, lui dit Lemercier, vous en entendrez bien d’autres tout à l’heure. » Quelques critiques ayant mis en doute la sincérité de son calme et le taxant d’hypocrisie : « Faisons un pari, dit Lemercier. Je donnerai une nouvelle tragédie dans quelques mois. Or, ou je me trompe fort, ou le cinquième acte sera très sifflé. Eh bien ! que le docteur Marc (c’était le médecin du théâtre) me tâte le pouls avant la représentation, puis qu’il me le tâte encore pendant la tempête, et il n’y trouvera pas une pulsation de plus après qu’avant. » Le pari eut lieu et Lemercier le gagna. Germain Delavigne m’a raconté qu’à l’Odéon, après une représentation plus qu’orageuse, Lemercier arriva au milieu du foyer ; tout le monde fit cercle autour de lui, et là il défendit son ouvrage avec tant de verve et d’esprit, il se moqua si gaiement de ses détracteurs, il leur démontra avec tant d’éloquence qu’ils n’avaient sifflé sa pièce que parce qu’ils ne l’avaient pas comprise, que « Ma foi, ajoutait Germain, nous restâmes tout penauds ; c’est nous qui avions l’air d’avoir été sifflés. »

En dépit de ses chutes, les comédiens, ces fidèles courtisans du succès, se reprenaient toujours à espérer en lui. Talma joua un de ses derniers ouvrages, Jane Shore, et l’histoire de cette pièce est elle-même presque une pièce.

Lemercier n’avait pas hésité à représenter Richard III bossu, difforme, paralysé d’un bras, et il ne se contenta pas d’indiquer à l’acteur l’esprit du rôle, il lui donna des leçons de difformité.

Disgracié comme Richard III, il prit sa main même comme sujet de démonstration, il en enseigna à Talma les habitudes, les attitudes, les inerties, les essais de mouvement, et Talma se livra si ardemment à cette étude qu’il en contracta une douleur violente et tenace dans les muscles de l’épaule. Ce n’est pas tout : Lemercier lui fit voir en même temps par sa propre personne, comment l’élégance, la grâce, la distinction peuvent s’allier dans le même homme à la difformité. Aussi, Talma, saisissant avec génie ce double caractère, se promenait dans le drame avec la souplesse tortueuse du tigre (ce sont les paroles mêmes de Lemercier), affreux sans être vulgaire, et gardant même dans ses plus sombres férocités quelque chose du prince et de l’homme de cour. A la seconde représentation, il en donna une preuve frappante. Il était en scène avec Alicia et l’accablait des menaces les plus effroyables, quand tout à coup le bracelet de l’actrice se détache par hasard et tombe. Talma immédiatement interrompt sa fureur, se baisse, ramasse le bracelet, le rattache avec une courtoisie de prince au bras d’Alicia… ; puis il reprend sa colère et achève la scène avec l’impétuosité féroce d’un bourreau.

L’effet fit immense ; on demanda à Talma de recommencer ce jeu de scène le lendemain ; il s’y refusa. « Il y a dans notre art, dit-il, des hasards d’inspiration, qui deviendraient de vulgaires procédés si l’on en faisait des habitudes. »

La pièce n’obtint pourtant qu’un demi-succès, et disparut assez promptement de l’affiche ; mais Lemercier en fit bientôt jouer une autre, Christophe Colomb, qui donna lieu à un petit fait assez curieux.

A une répétition, un des acteurs s’approche de M. Lemercier, et lui dit timidement : « Monsieur, il y a dans mon rôle un vers qui m’inquiète. ― Lequel ? ― C’est celui-ci : Et quant à ces coquins ? Il faut les envoyer au pays des requins.

— Eh bien ! lui répond M. Lemercier, que craignez-vous ?

— De faire rire ; et je vous proposerai un petit changement.

— Dites.

— Je mettrais :

 
Et quant à ces brigands,
Il faut les envoyer au pays des merlans.


M. Lemercier sourit, et ne changea pas son vers. D’où lui venait donc cette ferme et calme confiance en lui-même ? Etaitce vanité puérile ? Non. L’orgueil l’avait guéri de la vanité, comme la passion de la gloire avait éteint en lui l’amour de la réputation. Personne n’a jamais moins fait que lui pour la sienne. Les manèges, l’adresse, les intrigues, lui étaient plus qu’étrangères ; même innocentes, elles lui étaient odieuses. Ses visées allaient plus haut. Il avait foi en la postérité ! S’il dédaignait le succès du moment, c’est qu’il attendait du temps le succès durable. « Je n’écris jamais rien, disait-il, sans me demander ce qu’en penseraient Corneille, Sophocle, Shakespeare. » Il vivait sous l’œil des immortels et se sentait de leur race. Sa dédicace de la Panhyprocrisiade en témoigne avec grandeur :

« Impérissable Dante, où recevras-tu ma lettre ? Je te l’adresse dans les régions inconnues, séjour ouvert par l’immortalité aux âmes sublimes de tous les grands génies. Une messagère ailée, l’imagination, te la portera dans l’espace où tu planes avec eux. Montre ce poème, quand tu l’auras lu tout entier, à Michel-Ange, à Shakespeare, et même au bon Rabelais, et si l’originalité de cette sorte d’épopée théâtrale leur paraît en accord avec vos inventions gigantesques et avec l’indépendance de vos génies, consulte-les sur sa durée. Peut-être, se riant dans leur barbe des jugements de nos modernes docteurs, augureront-ils qu’avant un siècle encore on l’imprimera plus de vingt fois, quoique étant hors du code des classiques. »

Ce dernier mot nous amène au problème littéraire posé au début de cette étude, et c’est le moment de chercher comment il se fait que d’un être si puissant, si admiré, si plein du sentiment de sa force, il ne reste presque rien qu’un nom. A quoi attribuer qu’il n’ait pas produit d’œuvres plus durables ? A quoi ? A la date de sa naissance. Il est né trop tôt. C’est un homme du dix-neuvième siècle égaré à la fin du dix-huitième. Son imagination, ses conceptions, sa nature d’esprit, sont d’une époque : son style est d’une autre. La Fable nous parle de ces êtres mythologiques, à moitié transformés en arbres, et se débattant sous l’étreinte de la rude écorce qui envahit leur corps, qui emprisonne leurs membres et finit par éteindre leur voix. Telle est l’image du génie de Lemercier. Il a été étouffé dans le style de son temps. Ce libre esprit, fait pour le plein ciel, pour les horizons immenses, n’aurait pas eu trop pour exprimer ses idées de toutes les audaces de la poétique moderne, de toutes les indépendances réclamées par notre grande école poétique et historique, et il n’a trouvé d’autre outil sous sa main qu’une langue rhétoricienne et un art de convention. Sans doute, plus puissant, il aurait brisé le moule de ce style, comme il avait brisé le moule de ces idées, il se serait créé sa langue ! Mais il aurait fallu pour cela le génie de la forme, et il n’avait que le génie de l’invention. C’était un poète du premier ordre, qui ne possédait à son service qu’un versificateur du second. De là, dans son œuvre, un désaccord douloureux. Il pense en révolutionnaire et écrit trop souvent en réactionnaire. En veut-on la preuve frappante ? Quand il conçut l’idée d’un théâtre national, il ne se contenta pas, comme les écrivains de son temps, d’étudier les historiens. Il se plongea dans les documents originaux, il dépouilla toutes les chroniques, il s’imprégna de la couleur et des passions diverses de ces époques ; puis, le moment de l’exécution venu, comme si un mauvais génie lui avait jeté un sort, il revêtit ses personnages d’une noblesse uniforme ; il leur prêta un langage vague ou déclamatoire ; on dirait parfois Augustin Thierry écrivant avec la plume d’Anquetil. Il en est de son talent comme de son corps ; une partie seule est vraiment vivante. Mais que de puissance et d’originalité dans cette moitié de grand poète ! Pas une de ses œuvres où n’éclate quelque beauté neuve. Le troisième acte d’Agamemnon est digne d’Eschyle. L’apparition du jeune Oreste, au dénouement, ressemble à une création de Shakespeare. Pinto demeure une forme absolument nouvelle de pièce de théâtre : c’est la comédie de la tragédie. La Panhypocrisiade abonde en scènes saisissantes, en traits sublimes. Quoi de plus tragique que ce petit Charles VII épouvanté de la folie de son père, Charles VI, parce qu’il tremble d’en hériter ! Dans Frédégonde et Brunehaut, n’est-ce pas un trait de génie que la mise en regard de ces deux haines, haine de servante et haine de souveraine, haine d’en bas mêlée de rage, haine d’en haut mêlée de mépris ! Les œuvres de M. Lemercier me font l’effet d’un minerai où le métal précieux abonde, mais souvent enfermé dans la gangue : brisez la pierre, et vous trouverez l’or.

Puis, ce qui complète son talent, c’est son caractère et son âme. La gloire et la vertu ont été les deux buts de sa vie ; s’il n’a atteint le premier qu’à demi, il n’a pas manqué le second. Je n’en veux pour preuve que sa conduite avec l’empereur. Quand ils étaient jeunes tout deux, leur liaison avait été jusqu’à l’intimité. C’est M. Lemercier qui décida Joséphine à épouser Bonaparte. Elle se souciait médiocrement de ce petit officier, maigre, jaune, brusque et fort négligé de sa personne. Il lui faisait un peu peur. La journée de Vendémiaire et la façon dont il avait balayé l’insurrection sur les marches de Saint-Roch l’avaient placé très haut dans l’estime des militaires ; mais Joséphine, élégante, légère, femme du monde et de plaisirs, ne démêlait pas le grand homme derrière cet étrange personnage, dont la beauté sévère semblait presque de la laideur au milieu des grâces raffinées du Directoire. Lemercier la décida d’un mot : « Ma chère amie, croyez-moi, épousez Vendémiaire. » Bonaparte, à son tour, avec sa puissance de coup d’œil, avait bien vite deviné Lemercier. Il l’aima autant qu’il pouvait aimer, et, chose plus rare chez lui, il l’honora. Son mépris natif et encore instinctif pour les hommes, ne rencontrait pas sans surprise une âme qu’il sentait inaccessible à toute tentation ; et sa merveilleuse intelligence ne se lassait pas de fouiller dans cet esprit d’où les idées jaillissaient inépuisables, comme un flot de source. Il l’emmenait à la Malmaison, et là, pendant des soirées entières, se faisait raconter par lui l’histoire de France. Lemercier se livrait avec enthousiasme à ces entretiens, tressaillant à la pensée d’être pour quelque chose dans la grandeur morale de celui qu’il croyait né pour la liberté de la France comme pour sa gloire.

Plus tard, la liaison de M. Lemercier avec Bonaparte entra dans une seconde phase. J’en trouve la trace curieuse dans une conversation, rapportée textuellement (le mot est de lui) par M. Lemercier lui-même, et où le premier consul se montre sous un jour assez nouveau comme critique littéraire. C’était en 1800, M. Lemercier avait envoyé au consul un exemplaire de son poème sur Homère et Alexandre. Il reçut le lendemain une invitation à dîner à la Malmaison. La réunion était nombreuse. Après le dîner, la conversation étant tombée sur les poèmes épiques et sur les poèmes didactiques, et un des convives soutenant la prééminence des derniers, Bonaparte qui passait à ce moment, dit : « Que pense Lemercier ? ― Je suis pour le poème épique. ― Vous avez raison ! Ce qu’on raconte est plus dramatique ; les actions frappent mieux que les enseignements. Voyez ! Alexandre a choisi Homère pour son poète. Auguste a choisi Virgile ; moi, je n’ai eu qu’Ossian, les autres étaient pris. » Le soir, à l’heure du départ, M. Lemercier s’apprêtant à se retirer avec les invités : « Restez, lui dit Bonarparte, j’ai à vous parler. » Il resta donc dans le salon avec Mme Bonaparte et deux généraux. Le premier consul s’éloigna, puis reparut au bout d’un instant, tenant une brochure à la main, et riant ; cette brochure était le poème de M. Lemercier. Bonaparte avait rompu les dernières feuilles avec son doigt, n’ayant regardé que ce qui concernait Alexandre : « Hé ! hé ! lui dit-il, les conquérants ne vous plaisent guère, à ce qu’il me paraît ; mais vous rendez pourtant justice à ce qu’ils ont fait de beau. Votre tableau des guerriers anciens et modernes est instructif. Revoyons-le ensemble. » Il s’assit et fit signe au poète de s’asseoir. Les deux généraux se placèrent sur un canapé et demeurèrent, durant la conversation, les jambes étendues et les bras croisés, insouciants, et comme dans un demi-sommeil. Mme Bonaparte, sur un siège voisin de la table, travaillait à l’aiguille, et plusieurs fois elle posa son ouvrage sur ses genoux, en levant ses regards sur les interlocuteurs, avec une curiosité inquiète.

Lemercier prit la brochure pour lire au premier consul le passage indiqué ; mais celui-ci la lui ôta des mains brusquement et dit. « Je vais lire moi-même, et voir. »

Voici les endroits où il s’arrêta et fit ses remarques :

 
Et Salamine, écueil des flottes de Xerxès,
D’un Ulysse nouveau signalant les essais…


« Qui désignez-vous là ? Ah ! oui, Thémistocle ; il avait autant d’astuce que de force, comme Ulysse. »

La lecture l’ayant conduit à César, il lut tout haut le morceau attentivement, puis il s’écria : »Quelque jour, j’écrirai aussi mes Commentaires… Votre résumé des siens, dans vos vers, me semble des meilleurs. Voyons ce qui suit. » Il poursuivit, en s’arrêtant presque mot par mot à la bataille de Cannes :

 
Quand l’habile ennemi, dont il crut triompher,
L’attendit dans ses bras qui devaient l’étouffer.

« C’est cela même, il fit rentrer son centre pour envelopper les Romains de gauche et de droite ; je regrette que vous n’ayez pas expliqué que ce reploiement s’opéra par la cavalerie. ― Je présume, lui répondit l’auteur, l’avoir exprimé autant que la concision poétique me le permettait, en usant de ces mots, dans ses bras, pour figurer le mouvement des ailes de son armée. ― En ce cas, cette figure est parfaite et, de plus, elle est courte et juste. Je n’ai pas de goût pour les descriptions en tirades. »

 
Il était temps enfin qu’un jeune homme invincible
Fit tomber à Zama ce cyclope terrible.


« Vous parlez de Scipion, qui a vaincu ce fameux borgne ? Lui qu’on nomma l’Africain ; comme moi l’Italique… » Et il sourit en ajoutant « Oh ! je ne m’en tiendrai pas là… ― Je le pressens, lui répondit Lemercier ; on veut déjà vous donner le titre de Britannique ; mais prenez-y garde. » Nous nous regardâmes en silence très fixement, écrit M. Lemercier. Lui tout à coup, m’interpellant d’un ton grave : « Qui de ces grands hommes vous paraît le plus grand dans l’antiquité ? ― Annibal. ― Je suis du même avis. Il vous a fallu les contre-peser avec soin pour écrire un tel ouvrage ; mais je pensais que vous m’alliez désigner César… César, c’est le héros des poètes. ― Ce n’est pas, selon moi, le premier des guerriers ; je lui préfère… ― Eh ! qui donc ?… Brutus, peut-être ? le héros des démocrates… Est-ce que vous en êtes ? ― Non, Brutus le jeune, ni Jules César ne sont mes héros ; je ne les aurais aimés ni l’un ni l’autre parce que j’ai aversion des tyrans et des assassins. ― Ah ! ce sont deux très bonnes raisons, » me répondit-il en me caressant de l’œil et en se colorant un peu ; puis il reprit avec vivacité et du ton le plus affirmatif et le plus véhément : « Vous avez bien jugé militairement, vous qui n’êtes pas du métier, Annibal ; Annibal est le plus grand capitaine du monde ! Votre morceau sur lui est magnifique !… Mais en quoi, par quoi, vous a-t-il paru le plus remarquable, à vous ? ― Parce que, abandonné, trahi de Carthage qu’il servait, il s’est maintenu toujours en pays ennemi par ses propres ressources, et qu’il sut se faire des troupes nouvelles de tous les peuples étrangers qu’il rencontra sur son passage. Une note de ce poème vous prouvera que je n’ai même pas adopté l’opinion qui lui reprocha les délices de Capoue. ― Je l’avais remarqué, et je vous approuve. Les bavards d’historiens décident trop à leur aise de nos affaires dans leur cabinet. »

Arrêtons-nous pour remarquer que M. Lemercier a été le seul de son temps qui ait placé Annibal à ce haut rang. Les délices de Capoue étaient devenues un lieu commun, un proverbe. Bonaparte, continuant la lecture, s’arrêta à Henri IV, sur lequel il dit : « Ce pauvre Henri IV !En voilà un qui a bien remué aussi son misérable corps !Brave prince !les jésuites l’ont fait tuer. »

Passant ensuite à Frédéric II : « Ce Frédéric, c’est Voltaire et les encyclopédistes qui l’ont grandi, parce qu’il les avait favorisés. ― Non, à ce qu’il me semble, répondit Lemercier, c’est la guerre de Sept Ans et surtout le compte naïf qu’il en a rendu avec un vrai dédain de fausse gloire. Son pays s’est élevé avec lui et a décliné avec lui ; on pourrait donc le caractériser en le nommant l’Épaminondas des rois. ― Belle expression ; mais j’effacerai son royaume de la carte. ― Vous ne nous ôterez pourtant pas, réplique le poète, le souvenir de la philosophie sur un trône ; c’est une rareté. ― Ah ! ah ! je n’ai pas ce dessein, mon bon Lemercier. »

Il interrompit tout à coup sa lecture et lui demanda inopinément : « Vous m’avez dit votre préférence sur le premier capitaine parmi les anciens ; lequel des modernes vous paraît supérieur aux autres ? »

J’avais là, dit M. Lemercier, une heureuse occasion de flatterie, mais : Nous ne songions ni l’un ni l’autre à nous-même, et je lui répondis : « C’est, je crois, le prince Eugène. ― Pourquoi ? reprit Bonaparte ; j’ai cru que vous alliez me nommer Turenne… Quel dommage qu’il ait péri avant de livrer bataille à Montecuculli ! Deux vrais Fabius, l’un contre l’autre ! Mais vous glissez vite sur Montecuculli, ajouta-t-il en parcourant toujours le livre ; son nom sonne mal ! Oh ! avec vous autres poètes, on ne va pas à l’immortalité quand on a un nom baroque. Mais enfin, pourquoi préférez-vous Eugène ? » Lemercier répondit (et cette réponse est bien frappante dans la bouche d’un poète de ce temps-là ; on croirait entendre M. Thiers) qu’ayant lu les mémoires, les traités militaires, examiné les cartes, les plans de campagne, et comparé les capitaines ensemble, Eugène lui avait paru à la fois le plus hardi et le plus prudent. « Vous avez raison ; c’est un modèle unique. ― C’est de vous-même, repartit Lemercier, que j’ai appris le mieux à l’apprécier. ― Comment ? nous ne nous en sommes jamais parlé. ― Vous avez suspendu et quitté le siège de Mantoue pour vous élancer au loin sur l’armée ennemie, que vous avez prévenue et battue, et vous n’êtes pas resté clos dans vos retranchements, ainsi que l’ancien général français que le prince Eugène vint si habilement surprendre et écraser dans les siens ; or, en évitant la faute de l’un, vous imitiez le génie de l’autre. Cette leçon m’éclaira. ― Ah ! ah ! Je m’aperçois que vous n’écrivez rien au hasard. Ce sont là des choses que la plupart des gens qui sont dans mes camps, ne saisissent pas eux-mêmes. » Il revint à l’article du roi de Prusse. « Oui, Frédéric jouait de la flûte. Moi aussi, j’ai fait autrefois de la musique. »

Bonaparte, feuilletant toujours avec une certaine fièvre le volume, et s’arrêtant aux passages qu’il avait remarqués, tomba sur cet éloge du peuple français :

 
Inépuisable Antée, et vrai fils de la Terre,
Pour vaincre en tous les temps ne quitte point ta mère.


« Quelle idée vous a dicté ce vers ? ― Oh ! dis-je en souriant, il est dirigé contre vous. ― Pourquoi ? ― Parce qu’on publie que vous méditez des descentes en Angleterre. » Il se mit à rire fort gaiement.

Au paragraphe suivant, il se reconnut dans les portraits que j’avais tracés ; les noms d’Arcole, de Rivoli, de Marengo, le flattèrent agréablement. « Il faut ici, me dit-il, que je vous remercie et que je vous chicane. Vous me traitez fort honorablement et m’avez mis en bonne compagnie de héros ; mais vous terminez par deux vers qu’on trouve étranges. »

Sa physionomie en prononçant ces mots, écrit M. Lemercier, m’annonça qu’on m’avait nui dans son esprit par quelque insinuation maligne ; mon édition n’était sous ses yeux que de la veille. ― « Voici le premier vers : Sache combler l’espoir qu’ont donné tes hauts faits.

« Ce qui est moins une louange, qu’une injonction de votre part. Vous dites ensuite : Moderne Miltiade, égale Périclès.

— Ce second vers, répondis-je, éclaircit le premier et vous marque notre espérance. La gloire de Périclès se rattache à celle des beaux-arts, de l’éloquence et du commerce, qu’il fit fleurir sous son gouvernement tutélaire. Son nom est devenu celui de son siècle, comme ceux d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV ont été attribués au leur. Est-il donc inconvenant de lui assimiler le nom du premier consul de France ? ― J’entends ; mais pourquoi Miltiade à côté ? ― Parce que Périclès s’illustra peu par les armes, tandis que Miltiade leur dut, ainsi que vous, sa haute renommée dans la République ; et j’ai voulu témoigner, en vous les associant tous deux, que vous uniriez les qualités civiles à vos qualités militaires. Cette idée vous offense-t-elle ? ― Elle ne s’offre pas de même aux différents esprits ; car, tournée dans un autre sens, elle indiquerait à nos Athéniens du jour, qu’il y a de la politique à jeter les Miltiades en prison… N’est-ce pas ? Hein ! Vous en devenez rouge. ― Et vous, vous en devenez pâle ; c’est notre couleur à chacun, quand une chose nous émeut ; et celle-ci m’étonne, je l’avoue. ― Cette pensée qui vous trouble, ajouta-t-il, n’est pas la mienne ; mais on l’interprète ainsi, puisque M*** me le déclarait hier même. ― Ah ! repris-je impétueusement, je ne l’accuse que d’une erreur sur mon intention, ne voulant pas le soupçonner d’une méchanceté basse. «  Le premier consul me prit la main affectueusement et changea de discours en ressaisissant le livre : « Laissons les propos des beaux parleurs… Votre éloge de Desaix m’a touché. J’ai un peu mâchonné vos vers en les lisant moi-même pour les examiner et les étudier : maintenant lisez les-moi à votre tour pour m’en faire mieux jouir. » Il me remit l’ouvrage en main, je lui obéis ; et dès que la lecture fut achevée, il se leva en me recommandant de venir bientôt le revoir.

Tel fut, ajoute Lemercier, l’un de mes entretiens avec l’homme historique qui, en renversant toutes nos libertés, me sépara de l’homme qui les avait glorieusement défendues ; car c’est Napoléon seul qui m’a brouillé avec Bonaparte.

L’inauguration de l’empire lui porta en effet un coup mortel. C’était son rêve qui s’écroulait. C’était son héros qui tombait ! Appelé près de lui, il osa lui dire : « Vous vous amusez à refaire le lit des Bourbons, vous n’y coucherez pas », et, lors de la fondation de la Légion d’honneur, une des premières croix ayant été envoyée à Lemercier, il la refusa avec une lettre devenue historique.

Alors commença entre le souverain et le poète une lutte où le poète seul resta digne. L’interdit est jeté sur les œuvres théâtrales de Lemercier ; il se tait. On lui insinue qu’une prière de lui fera lever la défense ; il refuse de l’écrire. Exproprié d’une maison qui composait tout son patrimoine, on lui en fait attendre l’indemnité pendant plusieurs années ; il se tait ! On lui dit qu’un mot de sa main à l’empereur couperait court à tout retard ; il refuse de l’écrire. Il se réfugie à un cinquième étage, pauvre, vivant dans le travail, et ne sortant de sa retraite et de son silence que par quelques répliques à la Corneille. Un jour de réception aux Tuileries, où l’Institut avait été mandé, l’empereur aperçut, dans un angle du salon, Lemercier confondu avec ses confrères. Il écarte tout le monde d’un geste, va droit au poète et lui dit : « Hé bien ! Lemercier, quand me ferez-vous une belle tragédie ? ― J’attends, Sire », lui répond le poète. En 1812, à la veille de la campagne de Russie, ce mot ressemblait à une parole de prophète.

L’empire tombé, Lemercier poursuivit de ses sarcasmes l’alliance de l’impérialisme et du libéralisme. « Il y a des pactes, disait-il, que la liberté n’a pas le droit de faire. Quand elle s’allie avec le despotisme, que ce soit avec celui d’en bas ou avec celui d’en haut, elle se souille. » Cette persistance d’austère républicanisme contrastait tellement avec l’adoration monarchique et impériale qui se partageait la France, qu’on ne voulut voir dans ce patriotique ressentiment qu’une petite haine personnelle. Un jour vint qui montra bien que tout était grand dans cette grande âme. Ce jour-là ce fut le 21 mai 1821, quand retentit dans Paris cette parole : « L’empereur est mort ! » A cette nouvelle, Lemercier, saisi au cœur, fondit en larmes. Que pleurait-il donc ? Ce qu’il pleurait ? Ce n’était pas le mort de la veille, c’était le mort d’il y avait vingt-cinq ans ! ce n’était pas l’empereur, c’était le premier consul ! ce n’était pas Napoléon, c’était Bonaparte ! c’était son ami d’autrefois ; c’était le grand homme qu’il avait espéré pour la France ; c’était le Washington de génie qu’il avait rêvé ! De telles larmes suffisent à peindre un homme. Il fut pendant toute sa vie l’homme de ces larmes-là. A toutes ses actions se mêlait je ne sais quoi d’héroïque. Sa sincérité était absolue. Son dévouement était sans bornes. Son désintéressement touchait à la vertu. Il ne voulut jamais percevoir aucun droit de ses ouvrages, et tout ce qu’il a gagné, il l’a donné. « Je crois, comme Boileau, disait-il,

 
Qu’on peut sans crime
Tirer de ces écrits un profit légitime ;


mais, quant à moi, la plume me tomberait des mains si je me disais, en écrivant, que ma pensée me rapportera quelque chose. J’aurais toujours peur d’en arriver à penser pour gagner. » L’homme qui parlait ainsi a eu le droit de faire inscrire sur son tombeau cette simple et fière épitaphe :



CY GIT NÉPOMUCÈNE LEMERCIER

Il fut homme de bien et cultiva les lettres.