Soixante ans de souvenirs/II/1

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CHAPITRE I

MON GRAND-PÈRE


La première partie de ces mémoires comprenait environ vingt-sept ans.

La deuxième s’étendra jusqu’à 1876, plus de trente ans.

Dans ces trente ans, trois genres de travaux littéraires m’ont occupé. J’ai fait des pièces de théâtre en prose, en vers, seul et en collaboration.

J’ai parlé en public, au Collège de France, à la Sorbonne et sur des scènes diverses. J’ai écrit des livres d’observation, d’éducation, de famille, voire même des romans.

Or, cette période de trente ans a vu s’accomplir les modifications les plus profondes dans ces trois formes d’ouvrages.

Au théâtre et dans le roman, les sujets, le style, les mœurs, le goût du public, le jeu des acteurs, l’expression des sentiments, la mise en scène, ont tellement changé, que presque rien de ce qui plaisait alors ne plaît plus aujourd’hui. Il y a un mot qui a force d’arrêt, c’est le mot démodé.

La parole libre est devenue un des grands moyens d’instruction et de distraction.

L’éducation publique et privée subit une évolution qui ressemble fort à une révolution.

Enfin dans la famille, les rapports des membres entre eux se sont comme renouvelés par l’entrée en scène, au premier rang, de deux personnalités restées jusqu’alors dans la demi-ombre, les femmes et les enfants.

Témoin et acteur dans ces divers changements, j’y ai rencontré encore sur ma route des maîtres illustres : Scribe pour le théâtre, Lamartine pour la poésie, Jean Reynaud pour la philosophie morale ; pourtant il est quelqu’un dont je dois parler avant eux, quelqu’un dont l’influence, pour être latente et invisible, n’en a pas été moins puissante sur moi, quelqu’un que je n’ai pas connu, et qui cependant m’a poussé, guidé, je n’ose dire inspiré, cinquante ans après sa mort, c’est mon grand-père.

Les questions d’hérédité intellectuelle et morale m’ont toujours singulièrement attiré et troublé. Il y a là un côté mystérieux où la raison se perd. Ces ressemblances qui sautent plusieurs générations, ces traits de caractère, d’esprit, qui dorment parfois de longues années dans une race, et qui, soudainement, y reparaissent sous forme de vertus ou de vices dans quelque être plus complet, me font penser à ces fleuves qui, au sortir de leur source, s’enfoncent presque aussitôt dans la terre, y cheminent obscurément, silencieusement pendant plusieurs lieues, et ressortent tout à coup plus rapides, plus denses, grossis, ce semble, de tous les petits cours d’eau qu’ils ont rencontrés et raccolés en route. En effet, de combien de petits affluents n’est pas formé ce que nous appelons notre imagination, notre intelligence, notre âme ? Rien n’est absolument nôtre, en nous ; nul n’est tout seul chez lui ; chacun loge une foule de parents, de petits-cousins, d’arrière-grand’tantes, qui vivent en lui, et se manifestent par des actes, des pensées, des gestes, qu’il croit siens et qui leur appartiennent. J’en puis citer un curieux exemple. Un des vieux amis de mon père, me voyant faire des armes dans ma jeunesse, s’écria : « Tiens ! le coup de votre père ! » D’où me venait ce coup ? Ce n’était pas imitation, j’avais cinq ans lorsque je perdis mon père. Non, ses doigts l’avaient légué aux miens. C’était de l’atavisme. Je faisais des contres de quarte, par filiation.

Eh bien, c’est ainsi que plus d’une fois dans ma vie, m’observant, m’étudiant, et remarquant en moi des dispositions qui me faisaient dire : « De qui donc est-ce que je tiens cela ? » j’ai été amené à m’écrier tout à coup : « C’est de mon grand-père ! »

J’en trouve un premier et singulier témoignage dans le journal de Barbier, à la date du 12 février 1757 :

« Un jeune avocat, garçon d’esprit, qui se nomme Legouvé, a eu l’imprudence de dire dans le salon de M. Lenoir, notaire, rue Saint-Honoré, où l’on parlait de l’instruction du procès de Damiens : « C’est faire bien du bruit pour une petite saignée. » Ce propos a été dénoncé au Parlement, dans l’assemblée des princes et des pairs ; quatre-vingts membres ont requis contre Legouvé un décret de prise de corps ; et il aurait certainement expié fort durement son intempérance de langue, si le prince de Conti n’avait fait valoir que ce n’était là qu’un propos de jeune homme, qu’on n’en connaissait par les termes textuels, que le décret de prise de corps entraînait une peine afflictive, et qu’il était injuste de punir aussi sévèrement une faute relativement légère. Il n’a pas fallu moins que toute l’autorité de prince de Conti pour faire revenir les juges de leur sentiment, mais cette affaire n’en resta pas moins comme très fâcheuse pour l’ordre des avocats. »

Quand le hasard me fit tomber sur cette page de Barbier, je me dis immédiatement : « Ah ! voilà donc pourquoi à vingt-quatre ans, j’avais la tête si légère, la langue si intempérante, et un goût si vif pour l’opposition ! C’est la faute de mon grand-père. C’est l’avocat de 1757 qui s’amusait à refaire des siennes dans la pauvre tête du poète de 1832. Il s’était installé chez moi comme s’il était chez lui. »

Un second fait m’a plus frappé encore. Je savais bien que mon grand-père avait été avocat, avocat distingué ; mes parents le comparaient à Gerbier, mais les admirations de famille ne sont pas paroles d’évangile, et je restais un peu en défiance, quand une révélation inattendue vint me remplir d’un orgueil et d’une reconnaissance toute filiale.

Un homme distingué, amateur intelligent et sagace de curiosités historiques, M. Gustave Bord, m’apporta une lettre autographe adressée par le chancelier Maupeou à un membre du parlement.

Voici cette lettre :

« En fixant à jeudi ma visite au Parlement, je m’étais flatté d’entendre M. Legouvé, et je me faisais un plaisir de donner à MM. du Conseil la plus grande idée de l’éloquence de notre barreau. On m’annonce qu’il ne veut plus plaider. Ce projet-là n’est sûrement pas formé pour me mortifier, et M. Legouvé n’aura pas attendu que je sois chancelier pour commencer à me déplaire. Il suivra une carrière où il a déjà tant brillé et où il peut briller encore si longtemps, je le désire et tout le public avec moi. ― Maupeou »

Dieu me garde de me comparer à mon grand-père ; mais, enfin, j’ai beaucoup parlé en public : la parole a été une de mes grandes joies et m’a valu plusieurs succès. Eh bien, depuis cette lettre, je ne me suis jamais reporté par la pensée à quelque séance heureuse pour moi, au Collège de France ou à la Sorbonne, sans me dire tout bas, en riant :

« Monsieur mon grand-père, je vous dois ces applaudissements-là ; vous m’avez soufflé. »

Je lui avais dû encore plus dans ma jeunesse. Un de ses plus riches clients, un banquier, lui donna en payement cinq ou six arpents de terrain situés aux Champs-Elysées, et formant ce qu’on appelait l’allée des Veuves.

Cette allée des Veuves a joué, dans la maison de mon père et de ma mère, le rôle de ces bonnes vieilles tantes, à qui on a recours dans les moments critiques, et qui trouvent toujours, au fond de leur secrétaire, deux ou trois mille francs au service des jeunes ménages en déficit.

Or, l’équilibre n’était pas le trait distinctif du budget de ma mère, et lorsque quelques dépenses excessives l’avaient un peu dérangé : « Si nous vendions, disait-elle, un bout du terrain de l’allée des Veuves ? » Et l’on fit si souvent appel à cette caisse complaisante, qu’à la mort de mes parents, ma fortune, en fonds de terre, se réduisait à quelques perches louées fort mesquinement à un maraîcher. Ajoutons que ce maraîcher payait très mal, et les impôts et réparations courant toujours, il m’en coûtait, bon an mal an, une trentaine de francs pour être propriétaire terrien. Heureusement, le feu de la spéculation se porta sur l’allée des Veuves ; cette allée des Veuves devint le quartier François Ier, mon tuteur vendit mon terrain à M. le marquis d’Aligre, cent vingt-neuf mille francs, de sorte que mon grand-père augmenta ma fortune d’un tiers par son éloquence, bien longtemps après qu’il ne parlait plus.

Enfin cette petite enquête de famille, cette visite domiciliaire dans mon for intérieur, m’amenèrent à constater un dernier fait plus décisif encore.

Avocat pour le public, mon grand-père était poète pour ses amis, je devrais peut-être dire pour ses ennemis, à en juger par l’anecdote suivante.

Il possédait, près de Paris, une jolie maison de campagne, à Brévannes. Un jour, il imagina d’y faire représenter, devant une nombreuse et élégante compagnie, une Attilie de sa façon en cinq actes et en vers.

Placé au parterre, confondu avec les spectateurs, il savourait avec grande satisfaction l’harmonie de ses hémistiches, quand son voisin, amené par une tierce personne et qui ne le connaissait pas, se pencha vers lui, et lui dit tout bas, confidentiellement : « Comprenez-vous, monsieur, qu’un homme de mérite rassemble tant d’honnêtes gens pour leur faire entendre une platitude pareille ?

— Pardon, monsieur, répondit mon grand-père, je suis l’auteur. » L’autre, tombant en confusion, et balbutiant, lui dit : « Oh ! monsieur, je me suis mal expliqué… je ne parlais pas de la pièce… elle est pleine de talent… Mais que pourrait devenir un chef-d’œuvre même, avec de tels interprètes ?… Connaissez-vous rien de plus comique que ce beau rôle d’Attilie, joué par cette jolie petite poupée ? ― C’est ma femme, monsieur. ― Ah ! ma foi, monsieur, reprit le voisin, c’est trop difficile à arranger, j’y renonce. » Sur quoi, mon grand-père éclatant de rire et lui tendant la main : « Monsieur, vous êtes un homme d’esprit… » Et à partir de ce jour, ils devinrent les meilleurs amis du monde. Eh bien, si j’ai toujours accepté gaiement les grands ou petits accrocs faits à mon amour-propre d’auteur, ma bonne humeur faisait certainement partie de mon héritage grand-paternel, et quant à ma passion pour le théâtre, si elle a occupé une telle place dans ma vie, c’est évidemment parce qu’elle a trois quartiers, c’est que je la tiens de l’auteur d’Attilie, un peu corrigé, j’espère, par l’auteur d’Épicharis et de la Mort d’Abel.

Décidément j’aurais dû intituler ce chapitre : Le petit-fils de mon grand-père.