Sonnets de Shakespeare (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Sonnets
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XV : Sonnets – Poëmes – Testament
Paris, Pagnerre, 1872
p. 49-146
Introduction Vénus et Adonis


SONNETS


I

À d’autres la satiété ! Toi, tu gardes ton désir, désir exubérant qui déborde toujours : moi qui te poursuis sans cesse, je viens par-dessus le marché faire addition à tes tendres caprices.

Toi, dont le désir est si large et si spacieux, ne daigneras-tu pas une fois absorber mon désir dans le tien ? Ton désir sera-t-il toujours si gracieux aux autres sans jeter sur mon désir un rayon de consentement ?

La mer, qui est toute eau, reçoit pourtant la pluie encore, et ajoute abondamment à ses réservoirs : ainsi toi, riche de désir, ajoute à tes désirs la goutte du mien, et élargis ton caprice.

Ne te laisse pas accabler par tant de tentations, bonnes ou mauvaises : confonds-les toutes en une, et aime Will dans ce désir unique (1).

II

Si ton cœur te gronde de me laisser pénétrer ainsi, jure à ton cœur aveugle que Will est ton désir ; et ton cœur sait que le désir est toujours admis chez lui. Donc, ô ma charmante, exauce mon amour au nom de l’amour.

Will remplira toujours le trésor de ton cœur et, en le remplissant de désirs, le remplira de moi. On est à l’aise dans de vastes espaces : dans le nombre, un ne se remarque pas.

Laisse-moi donc passer inaperçu dans la foule, bien que je doive compter pour un au total de tes caprices. Regarde-moi comme rien, pourvu que tu daignes regarder ce rien comme quelque chose qui t’est doux.

N’aimasses-tu de moi que mon nom, aime-le toujours : c’est encore moi que tu aimeras ; car mon nom est Désir.

III

Vois comme la femelle inquiète s’élance pour rattraper un de ses poussins envolés, et, laissant là le nouveau-né, se précipite à tire-d’aile à la poursuite de celui qu’elle voudrait retenir.

Vois comme le petit abandonné la cherche partout et pleure après sa mère, dont l’unique souci est d’atteindre celui qui fuit devant elle, sans s’occuper de la douleur de son pauvre nourrisson.

Tu cours, toi aussi, après celui qui fuit loin de toi, tandis que moi, ton marmot, je te poursuis de loin en arrière. Au moins, si tu attrapes celui que tu espères, retourne vers moi, et fais comme une mère ; embrasse-moi, sois bonne.

Je souhaiterai que tu obtiennes ton désir, si tu reviens calmer les lamentations de Will.

IV

Ces lèvres, que la main même de l’Amour a faites, m’ont dans un murmure jeté ces mots : je hais, à moi qui languissais près d’elle ; mais quand elle a vu mon déplorable état,

Vite du fond de son cœur la compassion est venue pour gronder cette langue qui, suave toujours, était en train de prononcer un doux arrêt, et lui en a fait changer la teneur.

Elle a modifié ce je hais par une conclusion qui l’a suivi comme un beau jour suit la nuit chassée, ainsi qu’un démon du ciel dans l’enfer.

« Je hais, » avait-elle dit ; mais, reprenant ces mots à la haine, elle m’a sauvé la vie en ajoutant : — Pas vous !

V

Que de fois, ô ma vivante musique, quand tu joues de la musique sur ce bois bienheureux dont la vibration résonne sous tes doigts harmonieux, quand tu règles si doucement l’accord métallique qui ravit mon oreille,

J’envie les touches (2) qui, dans leurs bonds agiles, baisent le tendre creux de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir cette récolte, restent près de toi toutes rouges de la hardiesse du bois !

Pour être ainsi caressées, elles changeraient bien d’état et de place avec les touches dansantes sur lesquelles tes doigts se promènent d’une si douce allure, rendant le bois mort plus heureux que des lèvres vivantes.

Puisque ces petites effrontées en sont si joyeuses, donne-leur tes doigts à baiser, mais donne-moi tes lèvres.

VI (3)

Si musique et douce poésie s’accordent comme le doivent deux sœurs, alors nous devons bien nous aimer, toi et moi, car tu aimes l’une et j’aime l’autre.

Ton goût est pour Dowland (4), dont la touche céleste sur le luth ravit les sens humains ; le mien est pour Spenser (5), dont la pensée est si profonde que, dépassant toute pensée, elle échappe à l’éloge.

Tu aimes entendre le doux son mélodieux que Phébus tire de son luth, ce roi de la musique, et moi je suis surtout noyé dans des délices profondes quand il se met à chanter.

Poésie et musique ont le même Dieu, dit la fable : toutes deux ont le même amoureux, car toutes deux vivent en toi.

VII

Oh ! ne me demande pas d’excuser le mal que ta cruauté fait subir à mon cœur. Blesse-moi, non avec tes yeux, mais avec ta langue : use puissamment de ta puissance, mais ne mets pas d’art à me tuer.

Dis-moi que tu aimes ailleurs, mais, devant moi, cher cœur, abstiens-toi de jeter de côté tes œillades. Qu’as-tu besoin de ruse pour me blesser, quand ton pouvoir excède déjà mes trop faibles moyens de défense ?

Faut-il pour t’excuser que je dise : Ah ! elle sait, ma bien-aimée, que ses jolis regards sont mes pires ennemis ; aussi les détourne-t-elle de ma face pour en diriger les coups ailleurs ?

Va, n’en fais rien ; mais, puisque tu m’as presque tué, achève-moi sous tes regards et termine ma souffrance.

VIII

Sois prudente dans ta cruauté : n’accable pas ma patience jusqu’ici muette de trop de dédains, de peur que le désespoir ne me prête des paroles, et que ces paroles n’expriment le ressentiment de ma douleur méprisée.

Si je pouvais t’enseigner la prudence, mieux vaudrait, vois-tu, amour, quand tu ne m’aimerais pas, me dire que tu m’aimes ; de même qu’aux malades moroses, dont la mort est proche, les médecins ne parlent que de guérison.

Car, si je désespérais, je deviendrais fou, et dans ma folie je pourrais mal parler de toi. Maintenant le monde perverti est devenu si méchant que de folles médisances sont crues par ses folles oreilles.

Oh ! pour qu’il n’en soit pas ainsi et que tu ne sois pas calomniée, regarde-moi en face, quand même la coquetterie égarerait ton cœur.

IX

Dans le vieux temps, la brune n’était pas trouvée belle, ou, si elle l’était, elle ne portait pas le nom de la beauté (6). Mais aujourd’hui la brune hérite de la beauté par succession, et la calomnie par des attraits bâtards.

Depuis que la main humaine a usurpé le pouvoir de la nature, en embellissant la laideur par un masque mensonger, la beauté idéale n’a plus de nom, plus de moment sacré, mais elle est profanée, si elle ne vit pas en disgrâce.

Les yeux de ma maîtresse sont noirs comme le corbeau, et cette couleur leur sied ; car ils semblent porter le deuil de toutes ces beautés qui, n’étant pas nées blondes, calomnient la création par une fausse apparence.

Mais la couleur du deuil va si bien à ses yeux chagrins que tout le monde dit : « La beauté devrait être brune. »

X

Telle que tu es, tu es aussi tyrannique que celles que rend cruelles l’orgueil de leur beauté : car tu sais bien que, pour mon pauvre cœur qui radote, tu es le plus charmant et le plus précieux bijou.

Pourtant, il faut l’avouer, il en est qui disent en te voyant que ton visage n’a pas le pouvoir de faire soupirer l’amour ; je n’ose pas dire qu’ils se trompent, bien que je me le jure à moi-même.

Et, pour prouver que je jure la vérité, mille soupirs, à la seule pensée de ta personne, viennent, les uns à la suite des autres, témoigner que tes yeux noirs sont pour moi les plus beaux.

Tu n’es noire en rien, si ce n’est en tes actions : et ce sont elles, à mon avis, qui donnent lieu à la calomnie.

XI

J’aime tes yeux, et eux, comme s’ils sympathisaient avec moi, en voyant ton cœur m’accabler de dédains, ils ont pris le noir, et, sous ce deuil adorable, ils jettent sur ma peine leur joli regard attendri.

Et vraiment le rayon de soleil du matin ne sied pas mieux aux joues grises de l’Orient, et l’astre épanoui, qui annonce le soir, ne donne pas autant d’éclat à l’austère couchant.

Que ces deux yeux en deuil à ton visage. Oh ! puisse ton cœur aussi se mettre en deuil pour moi, puisque le deuil te va si bien ! Et puisse la pitié te parer tout entière !

Alors je jurerai qu’il n’y a de beauté que la brune, et qu’elles sont toutes laides celles qui n’ont pas ton teint.

XII

Les yeux de ma maîtresse n’ont rien de l’éclat du soleil. Le corail est beaucoup plus rouge que le rouge de ses lèvres ; si la neige est blanche, certes sa gorge est brune. S’il faut pour cheveux des fils d’or, des fils noirs poussent sur sa tête.

J’ai vu des roses de Damas, rouges et blanches, mais je n’ai pas vu sur ses joues de roses pareilles : et certains parfums ont plus de charme que l’haleine qui s’exhale de ma maîtresse.

J’aime à l’entendre parler, et pourtant je sais bien que la musique est beaucoup mieux harmonieuse. J’accorde que je n’ai jamais vu marcher une déesse : ma maîtresse, en se promenant, reste pied à terre.

Et cependant, par le ciel ! je trouve ma bien-aimée aussi gracieuse que toutes les donzelles calomniées par une fausse comparaison.

XIII

Ainsi, il n’en est pas de moi comme de cette muse dont une beauté peinte exalte le vers, qui emploie le ciel même comme ornement, et rapproche les plus charmantes choses des charmes de l’objet aimé ;

L’accouplant dans une comparaison ambitieuse avec le soleil et la lune, avec les pierres précieuses de la terre et de la mer, avec les fleurs premières-nées d’avril et toutes les choses rares que l’air du ciel enserre sur ce globe immense.

Oh ! que du moins, vrai en amour, je n’écrive que la vérité ; et crois-moi alors, l’être que j’aime est aussi charmant que peut l’être une créature née d’une mère, bien que moins splendide que les flambeaux d’or fixés dans le ciel éthéré.

Que ceux-là en disent plus qui se plaisent aux belles paroles ; moi, je ne veux pas tant vanter ce que je n’entends pas vendre.

XIV

Peux-tu dire, ô cruelle, que je ne t’aime pas, quand contre moi-même je prends ton parti ? Est-ce que je ne pense pas à toi quand je m’oublie tout entier pour toi, ô despote ?

Quel ennemi as-tu que j’appelle mon ami ? Quel est celui auquel tu montres un front sévère que je flatte ? Si tu me menaces d’un orage, ne fais-je pas tomber ce châtiment sur moi-même en larmes subites ?

Quel mérite estimé-je en moi, qui soit assez superbe pour dédaigner ton service, lorsque ce que j’ai de plus noble adore tes défauts même, obéissant à un mouvement de tes yeux ?

Mais non, hais-moi, amour ! je connais maintenant ton goût ; tu aimes ceux qui voient clair, et je suis aveugle.

XV

Ô toi, aveugle fou, Amour, que fais-tu à mes yeux, pour qu’ils regardent ainsi sans voir ce qu’ils voient ? Ils savent ce qu’est la beauté, ils voient où elle se trouve ; pourtant pour ce qu’il y a de meilleur ils prennent ce qu’il y a de pire.

Si mes yeux, corrompus par un regard plus que partial, sont ainsi mouillés dans une baie que sillonnent toutes les proues, pourquoi as-tu forgé d’illusions l’ancre où est lié le jugement de mon cœur ?

Pourquoi mon cœur considère-t-il comme un parc réservé ce qu’il sait bien être la place publique de l’univers ? Pourquoi mes yeux voyant cela disent-ils : cela n’est pas, et revêtent-ils d’éclatante pureté une face si noire ?

C’est que mon cœur et mes yeux ont perdu le chemin du vrai et sont maintenant égarés par une fausseté fatale.

XVI

Quand ma bien-aimée me jure qu’elle est faite de pureté, je la crois, bien que je sache qu’elle ment, afin qu’elle puisse me prendre pour quelque jeune novice, ignorant les fausses subtilités du monde.

Ainsi, me figurant vainement qu’elle se figure que je suis jeune, bien qu’elle sache que mes plus beaux jours sont passés, je me fie simplement à sa parole menteuse : des deux côtés ainsi la simple vérité est bannie.

Mais pourquoi ne dit-elle pas qu’elle est impure, et pourquoi ne dis-je pas que je ne suis plus jeune ? Ah ! c’est que la meilleure habitude en amour est la confiance apparente, et que l’âge amoureux n’aime pas qu’on lui dise ses années.

Aussi je mens avec elle, et elle ment avec moi, et nous nous leurrons sur nos défauts par des mensonges.

XVII

Mon amour est comme une fièvre toujours altérée de ce qui l’alimente incessamment : il se nourrit de ce qui perpétue sa souffrance pour satisfaire son appétit troublé et morbide.

Ma raison, médecin de mon amour, fâchée de ce que ses prescriptions ne sont pas suivies, m’a abandonné, et moi, désormais désespéré, je reconnais que l’affection que combattait la science est mortelle.

Ma raison étant impuissante, je suis désormais incurable, et je délire frénétiquement dans une incessante agitation. Mes pensées et mes paroles sont, comme celles des fous, de vaines et fausses divagations.

Car j’ai juré que tu es blanche et cru que tu es radieuse, toi qui es noire comme l’enfer et ténébreuse comme la nuit.

XVIII

Hélas ! comment l’amour m’a-t-il mis en tête ces yeux qui ne sont pas en rapport avec la réalité ? Ou, s’ils y sont, où mon jugement s’égare-t-il pour apprécier si faussement ce qu’ils voient juste ?

Si celle dont mes yeux prévenus radotent est belle, que prétend le monde en déclarant qu’elle ne l’est pas ? Si elle ne l’est pas, alors l’amour prouve bien que son oui est loin d’être aussi juste que le non de tous les hommes.

Comment le serait-il ? Oh ! comment l’amour verrait-il juste, lorsque ses yeux sont ainsi fatigués par l’insomnie et par les pleurs ? Rien d’étonnant alors que je me méprenne sur ce que je vois : le soleil même ne voit pas jusqu’à ce que le ciel s’éclaircisse.

Ô rusée bien-aimée ! tu m’aveugles de larmes, de peur que mes yeux clairvoyants ne découvrent tes noirs défauts.

XIX

En vérité, je ne t’aime pas avec mes yeux, car ils remarquent en toi mille défauts : mais c’est mon cœur qui, aimant ce que mes yeux méprisent, se plaît à radoter en dépit de ma vue.

Mes oreilles ne sont pas non plus charmées par le son de ta voix ; chez moi, ni le tact délicat, sensible aux attouchements grossiers, ni le goût, ni l’odorat ne désirent être invités à une orgie sensuelle en tête-à-tête avec toi.

Ni mes cinq esprits, ni mes cinq sens ne peuvent dissuader de te servir ce cœur imbécile qui, laissant libre en moi l’homme extérieur, se fait l’esclave et le vassal misérable de ton cœur hautain.

Tout ce que je gagne à mon mal est que celle qui me fait pécher m’inflige aussi la peine.

XX

Oh ! de quelle puissance tiens-tu cette faculté toute-puissante de dominer mon cœur du haut de ton insuffisance, de me forcer à donner un démenti à l’évidence et à jurer que le jour brille de moins d’éclat que toi ?

D’où tires-tu le charme que tu prêtes aux choses mauvaises ? Comment, dans le rebut même de tes actions, y a-t-il tant de force et tant de prestige qu’à mes yeux tes défauts sont supérieurs à toutes les perfections ?

Par quel art te fais-tu aimer de moi d’autant plus que j’apprends et que je vois en toi de nouveaux sujets de haine ? Oh ! quoique j’aime ce que d’autres abhorrent, tu ne devrais pas comme d’autres voir ma condition avec horreur.

Si ton indignité m’a inspiré l’amour, je n’en suis que plus digne d’être aimé de toi.

XXI

L’amour est mon péché, et ta vertu profonde est la haine, haine de mon péché fondé sur un amour pécheur. Oh ! compare seulement ma situation à la tienne, et tu verras qu’elle ne mérite pas cette réprobation ;

Ou, si elle la mérite, ce n’est pas de tes lèvres qui ont profané leurs ornements écarlates, et scellé de faux engagements d’amour aussi souvent que les miennes, volant aux lits des autres leur légitime revenu.

Sache-le, mon amour pour toi est aussi justifiable que ton amour pour ceux que tes yeux courtisent, comme les miens t’importunent. Enracine la pitié dans ton cœur afin que, lorsqu’elle y croîtra, ta pitié puisse te valoir la pitié des autres.

Autrement, quand tu chercheras ce bonheur que tu me dérobes, puisses-tu, d’après ton exemple, n’essuyer que refus !

XXII

En t’aimant tu sais que je suis parjure ; mais toi, en me jurant ton amour, tu es parjure deux fois ; déloyale envers le lit d’un autre, tu as déchiré ta foi nouvelle, en me vouant ta haine après m’avoir promis ton amour.

Mais pourquoi t’accuserais-je de deux serments violés, quand j’en viole vingt ? C’est moi qui suis le plus parjure : car je jure par tous les vœux de te réprouver, et tu me fais oublier toutes mes paroles d’honneur ;

Car j’ai attesté par des serments profonds ta profonde tendresse, ton amour, ta sincérité, ta constance, et, pour te faire lumineuse, j’ai aveuglé mes yeux, ou je leur ai fait jurer le contraire de ce qu’ils voyaient.

Car j’ai juré que tu es belle, me parjurant encore pour jurer contre la vérité une fausseté si noire !

XXIII

Cupidon, ayant posé près de lui sa torche, s’endormit : une des vierges de Diane saisit cette occasion et plongea vite la torche de l’amour dans la froide fontaine d’une vallée du pays.

La source emprunta à ce feu sacré de l’amour une chaleur vitale inépuisable, éternelle, et devint un bain bouillant où les hommes trouvent encore un remède souverain contre d’étranges maladies.

Mais l’enfant a rallumé sa torche aux yeux de ma maîtresse et a voulu absolument, pour l’essayer, toucher mon cœur. Pris d’un mal intérieur, j’ai voulu recourir à ce bain, et j’y suis vite allé, hôte triste et fiévreux,

Mais je n’y ai pas trouvé la guérison ; le bain qu’il me faut se trouve là même où Cupidon a rallumé sa torche : — dans les yeux de ma maîtresse.

XXIV

Le petit dieu d’amour, gisant un jour endormi, déposa à son côté sa torche qui enflamme les cœurs. Cependant une foule de nymphes, qui avaient juré de garder chaste vie, vinrent à pas légers près de lui : puis, de sa main virginale,

La plus belle vestale enleva ce flambeau qui avait embrasé des légions de cœurs innocents, et ainsi le général du chaud désir dormait désarmé par une main de vierge.

Elle éteignit ce flambeau dans une source glacée d’alentour, qui reçut du feu de l’amour une perpétuelle chaleur et devint un bain fort salutaire pour les hommes malades : moi pourtant, esclave de ma maîtresse,

J’y suis allé pour me guérir, et j’ai trouvé que le feu de l’amour échauffe l’eau, et que l’eau ne refroidit pas l’amour.

XXV

L’Amour est trop jeune pour savoir ce que c’est que le remords, et qui ne sait pourtant que le remords est né de l’amour ? Alors, gentille délatrice, ne me reproche pas ma faiblesse, de peur que tu ne sois toi-même reconnue coupable de mes fautes.

Car c’est parce que tu m’entraînes que j’entraîne la plus noble partie de moi-même aux trahisons de mon corps grossier ; mon âme dit à mon corps qu’il peut triompher en amour ; ma chair n’attend pas d’autre raison ;

Mais, se dressant à ton nom, elle te vise comme sa prise triomphante. Dans la fierté de cette ardeur, elle se contente d’être ton humble manœuvre, debout pour ton service, puis retombant à ton côté.

Ne me reproche donc pas un manque de conscience, si j’appelle ma bien-aimée celle pour qui je suis prêt ainsi à l’élévation comme à la chute.

XXVI

La satisfaction de la luxure, c’est l’épuisement de l’âme en prodigalité de honte : jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, infâme, sauvage, extrême, brutale, cruelle, déloyale.

Aussitôt assouvie, aussitôt méprisée. Poursuivi hors de raison, à peine son désir est-il atteint qu’il est maudit hors de raison, comme une fatale amorce mise exprès pour rendre fou celui qui l’avale.

Folle dans la poursuite, elle l’est aussi dans la possession : ayant eu, elle veut encore, extrême dans son exigence : béatitude à l’épreuve ; après l’épreuve, vraie douleur ; d’abord, joyeux projet, rêve ensuite !

Le monde sait tout cela, et pourtant nul ne sait éviter le ciel qui mène les hommes à cet enfer.


*

XXVII

Maudit soit le cœur qui fait gémir mon cœur de la double blessure faite à mon ami et à moi ! N’était-ce pas assez de me torturer seul, sans que mon meilleur ami fût asservi à cette servitude ?

Tes yeux cruels m’ont enlevé à moi-même ; mais, ce qui est plus dur, tu as accaparé mon autre moi-même. Je suis abandonné de lui, de moi-même et de toi, — triple tourment à subir.

Emprisonne mon cœur dans le cachot de ton cœur d’acier, mais qu’alors mon pauvre cœur serve de caution au cœur de mon ami ! Si je suis captif, que, lui, du moins mon cœur le garde ; tu ne pourras plus alors rendre ma prison si rigoureuse.

Et pourtant tu le feras toujours ; car, puisque je suis enfermé en toi, tu me possèdes forcément, moi et tout ce qui est en moi.

XXVIII

Ainsi, je viens de l’avouer, mon ami t’appartient, et je me suis moi-même hypothéqué à ton caprice. Je m’abandonne à toi tout entier, si tu veux me restituer mon autre moi-même pour ma perpétuelle consolation.

Mais tu ne veux pas, toi, le laisser libre, et il ne veut pas l’être, car tu es cupide, et il est généreux. Il n’a voulu que me prêter sa garantie en souscrivant l’engagement qui le lie ainsi envers toi.

Tu veux toucher le billet passé à l’ordre de ta beauté, ô usurière qui places tout à intérêt, et tu poursuis mon ami qui ne s’est endetté que pour moi : ainsi je le perds par ma cruelle indiscrétion.

C’est moi qui l’ai perdu : nous t’appartenons tous deux : et il a beau tout payer, je n’en suis pas plus libre.

XXIX

J’ai deux amours : l’un, ma consolation ; l’autre, mon désespoir, qui comme deux esprits ne cessent de me tenter. Mon bon ange est un homme vraiment beau, et mon mauvais est une femme fardée.

Pour m’attirer vite en enfer, mon démon femelle entraîne loin de moi mon bon ange, et tâche de séduire mon saint pour en faire un diable, poursuivant sa pureté de sa ténébreuse ardeur.

Mon bon ange est-il devenu démon ? Je puis le soupçonner sans l’affirmer directement. Mais, tous deux s’étant éloignés de moi et tous deux étant amis, j’imagine que le bon ange est dans l’enfer de l’autre.

Pourtant je n’en serai jamais sûr, et je vivrai dans le doute, jusqu’à ce que mon mauvais ange ait embrasé le bon.

XXX

J’ai bien vu maintes fois l’aurore glorieuse caresser le sommet des monts d’un regard souverain, effleurant de sa face d’or les prairies vertes et dorant les pâles rivières par une céleste alchimie ;

Puis tout à coup laisser les plus infimes nuages écraser de leur roue hideuse sa figure céleste, et, cachant son visage au monde désolé, s’enfuir, inaperçue, dans l’ouest avec cet affront.

Ainsi, à l’aube d’une matinée, mon soleil a jeté sur mon front sa triomphante splendeur. Mais c’est fini, hélas ! je ne l’ai eu qu’une heure ; les nuages me l’ont masqué désormais.

Pourtant mon amour ne le dédaigne nullement pour cela ; les soleils de ce monde peuvent s’éclipser quand le soleil du ciel s’éclipse.

XXXI

Pourquoi, ami, m’as-tu promis un si beau jour et m’as-tu fait sortir sans mon manteau, si c’est pour laisser d’infimes nuages me surprendre en route et cacher ta splendeur dans leur fumée corrompue ?

Il ne suffit pas que tu perces à travers le nuage pour sécher la pluie sur ma face battue des tempêtes : car nul ne peut bénir le baume qui cicatrise la blessure sans guérir la souffrance.

Ton remords n’est pas un remède à ma douleur ; tous tes regrets ne réparent pas ma perte. Le chagrin de l’offenseur ne cause qu’un faible soulagement à celui qui porte la lourde croix de l’offense.

Ah ! mais ces larmes sont des perles que ton affection répand, et ces riches perles sont la rançon de tous tes torts.

XXXII

N’aie plus de chagrin de ce que tu as fait : les roses ont l’épine, et les sources d’argent, la boue ; les nuages et les éclipses cachent le soleil et la lune ; et le chancre répugnant vit dans le plus suave bourgeon.

Tout homme fait des fautes, et j’en fais une moi-même en autorisant tes torts de mes comparaisons, me corrompant moi-même pour panser tes coups et trouvant à tes méfaits une excuse qui les dépasse.

Car je donne une explication à ta faute sensuelle, ton adversaire se fait ton avocat, et je commence contre moi-même une plaidoirie en forme. La guerre civile est entre mon affection et ma rancune.

Si bien que je ne puis m’empêcher d’être l’auxiliaire de ce doux fripon qui me vole amèrement.

XXXIII

Prends toutes mes amours, mon amour, va, prends-les toutes : qu’auras-tu donc de plus que ce que tu avais d’abord ? Il n’est pas d’amour, mon amour, qui m’appartienne réellement. Tout ce qui est à moi était à toi, avant que tu me prisses cela encore.

Si tu comprends mes affections dans mon affection, je ne puis te blâmer, car tu disposes de mon affection ; mais sois blâmé si tu te trahis toi-même en goûtant complaisamment de ce que toi-même tu réprouves.

Je te pardonne ton larcin, gentil voleur, bien que tu fasses main basse sur tout mon pauvre avoir ; et pourtant l’affection sait que c’est une plus grande douleur de subir l’outrage de l’affection que l’injure prévue de la haine.

Ô grâce lascive qui donnes du charme au mal même ! Va, tue-moi de dépit ; nous ne pouvons pas être ennemis.

XXXIV

Que ton caprice commette tous ces péchés mignons, quand parfois je suis absent de ton cœur, c’est chose naturelle à ton âge et à ta beauté : car la tentation te suit partout où tu es.

Tu es tendre, donc fait pour être séduit ; tu es beau, donc fait pour être assailli (7). Et, quand une femme le courtise, quel est le fils de femme assez revêche pour la quitter avant qu’elle ait prévalu ?

Hélas ! pourtant tu aurais pu respecter mon domaine et gronder ta beauté et ta jeunesse vagabonde de t’entraîner dans leur débauche là où tu es forcé de violer une double foi :

Celle qu’elle me doit, par la tentation où ta beauté l’entraîne ; celle que tu me dois, par ton infidélité.

XXXV

Qu’elle soit à toi, ce n’est pas là tout mon chagrin ; et cependant on peut dire que je l’ai bien aimée ; mais que tu sois à elle, voilà ma suprême douleur : cette perte d’amour-là me touche de bien plus près.

Ô mes offenseurs chéris, voici comment je vous excuse ; toi, tu l’aimes, parce que tu sais que je l’aime ; elle, c’est encore pour moi qu’elle me trompe en permettant à mon ami de l’apprécier à cause de moi.

Si je te perds, ma perte fait le gain de ma bien-aimée ; et, si je la perds, c’est mon ami qui profite de la perte ; si je vous perds tous deux, tous deux vous vous trouvez ensemble, et c’est encore pour mon bénéfice que vous me faites porter cette croix.

Ce qui me console, c’est que mon ami et moi, nous ne faisons qu’un : douce flatterie ! il n’y a donc que moi qu’elle aime.


*

XXXVI

Lord de mon amour (8), toi dont le mérite a impérieusement réduit mon dévouement en vasselage, je t’envoie cette ambassade écrite, comme hommage de mon attachement, non comme preuve de mon esprit ;

Attachement si grand qu’un pauvre esprit comme le mien peut le faire paraître nu, manquant de mots pour le présenter. Mais j’espère que quelque bonne pensée l’abritera, tout nu qu’il est, au fond de ton âme,

Jusqu’au jour où l’étoile inconnue, dont les mouvements me guident, jettera gracieusement sur moi quelque brillant rayon, et parera mon amour déguenillé de façon à le rendre digne de ton ineffable attention.

Alors j’oserai te dire hautement comme je t’aime ; jusque-là je ne m’exposerai pas à ce que tu me mettes à l’épreuve.

XXXVII

Semblable à un acteur imparfait qui en scène est jeté par sa timidité hors de son rôle, ou à un être en délire qui, emporté par trop de frénésie, sent son cœur s’affaiblir par l’excès de la force,

J’oublie, par manque de confiance, de parler exactement suivant les formes prescrites par le rite d’amour, et je semble défaillir sous la force de mon amour, accablé de tout le poids de sa puissance.

Oh ! que mes écrits soient donc les éloquents et muets interprètes de mon cœur qui te parle : ils plaident mieux pour mon amour et méritent plus d’égards que cette langue qui en a déjà trop dit.

Oh ! apprends à lire ce que mon amour silencieux a écrit : il appartient à l’esprit sublime de l’amour d’entendre avec les yeux.

XXXVIII

Que ceux qui sont en faveur auprès de leur étoile se parent des honneurs publics et des titres superbes, tandis que moi, que la fortune prive de tels triomphes, je jouis d’un bonheur inespéré qui est pour moi l’honneur suprême.

Les favoris des grands princes n’étalent leurs belles feuilles que comme le souci sous l’œil du soleil ; leur orgueil gît enseveli en eux-mêmes, car ils meurent à leur gloire sur un froncement de sourcil.

Le guerrier éprouvé, fameux dans les batailles, s’il est vaincu une fois après mille victoires, voit son nom rayé du livre de l’honneur et tous ses travaux oubliés.

Heureux suis-je donc, moi qui aime et suis aimé, sans pouvoir infliger la disgrâce ni la subir !

XXXIX

Tu as une figure de femme, peinte de la main même de la nature, ô toi, maître-maîtresse de ma passion (9) ! Tu as un tendre cœur de femme, mais ne connaissant pas l’humeur changeante à la mode chez ces trompeuses ;

Tu as des yeux plus brillants que les leurs, et moins faux dans leurs œillades, qui dorent l’objet sur lequel ils se fixent : homme, tu domines tout éclat de ton éclat suprême, ravissant les yeux des hommes, fascinant l’âme des femmes.

Tu fus d’abord créé pour être femme. Puis, quand la nature t’eut fait, elle raffola, et par une addition elle me dérouta de toi, en t’ajoutant une chose qui ne me sert de rien.

Mais, puisqu’elle t’a armé pour le plaisir des femmes, à moi ton amour, à elles les trésors de jouissances de ton amour !

XL

Mon œil s’est fait peintre et a fait resplendir la forme de ta beauté sur le tableau de mon cœur ; ma personne est le cadre qui l’enferme ; et c’est un chef-d’œuvre de perspective :

Car, habileté suprême, c’est dans le peintre même qu’il faut regarder pour trouver ton vivant portrait, pendu dans l’échoppe de mon cœur, dont les fenêtres ont tes yeux pour vitres.

Vois donc comme tes yeux et les miens s’aident réciproquement ! Mes yeux ont dessiné tes traits, et tes yeux sont les fenêtres de mon cœur, à travers lesquelles le soleil aime à se glisser pour t’y contempler.

Pourtant il manque à mes yeux une science pour embellir leur art. Ils ne dessinent que ce qui se voit ; ils ne connaissent pas mon cœur.

XLI

Mes yeux et mon cœur se font une guerre à mort pour se disputer la conquête de ton image. Mes yeux refusent à mon cœur la vue de tes traits, et mon cœur refuse ce privilége à mes yeux.

Mon cœur allègue que tu l’as pris à demeure, retraite où n’ont jamais pénétré des yeux de cristal. Mais les défendants repoussent cette plaidoirie en disant que ta charmante image est fixée en eux.

Un jury de pensers, tous tenanciers de mon cœur, s’est assemblé pour décider le cas, et a adjugé par son verdict une moitié à mes yeux limpides, l’autre à mon tendre cœur.

En vertu de quoi, ta beauté extérieure revient à mes yeux, et mon cœur a droit à l’affection intime de ton cœur.

XLII

Mes yeux et mon cœur ont conclu une ligue et se rendent maintenant de mutuels services : quand mes yeux ont faim d’un regard, ou que mon cœur épris étouffe sous les soupirs,

Alors mes yeux se repaissent de ton image bien-aimée et invitent mon cœur à ce banquet en effigie ; une autre fois, mes yeux sont les convives de mon cœur et prennent leur part de ses pensées d’amour.

Ainsi, grâce à ma vue ou grâce à mon affection, tu ne cesses, même absent, d’être présent pour moi. Car tu ne peux aller plus loin que mes pensées, et je suis toujours avec elles, et elles sont toujours avec toi ;

Ou, si elles sommeillent, ton image, en m’apparaissant, réveille mon cœur pour la joie de mon cœur et de mes yeux.

XLIII

Lorsque, en disgrâce auprès de la fortune et des hommes, je pleure tout seul sur ma destinée proscrite ; lorsque, troublant le ciel sourd de mes cris stériles, je me regarde et maudis mon sort ;

Quand, jaloux d’un autre plus riche d’espérance, je lui envie ses traits et les amis qui l’entourent, me souhaitant le talent de celui-ci et la puissance de celui-là, satisfait le moins de ce dont je suis le plus doué ;

Si, au milieu de ces pensées où je vais me mépriser moi-même, je pense par hasard à toi ; — alors, comme l’alouette s’envolant au lever du jour de la sombre terre, ma vie chante un hymne à la porte du ciel.

Car le souvenir de ton doux amour m’apporte une telle richesse que je dédaignerais de changer avec les rois.

XLIV

Quand aux assises de ma pensée doucement recueillie j’assigne le souvenir des choses passées, je soupire au défaut de plus d’un être aimé, et je pleure de nouveau, avec mes vieilles douleurs, ces doux moments disparus.

Alors je sens se noyer mes yeux inhabitués aux larmes, en songeant aux précieux amis perdus dans la nuit sans fin de la mort. Je donne de fraîches larmes à des chagrins de cœur dès longtemps effacés, et je gémis sur l’absence de plus d’une image évanouie.

Alors je me lamente sur les lamentations passées, et je refais péniblement de douleur en douleur le triste compte des souffrances déjà souffertes, et je le solde de nouveau comme s’il n’était pas déjà soldé.

Mais si pendant ce temps je pense à toi, cher ami, toutes mes pertes sont réparées et tous mes chagrins finis.

XLV

Ton sein s’est enrichi de tous ces cœurs que je supposais morts parce qu’ils me manquaient ; en toi je retrouve mes amours, et toutes les tendres effusions de ma tendresse, et toutes ces affections que je croyais ensevelies.

Que de larmes saintes et funèbres a dérobées à mes yeux un tendre et religieux attachement, intérêt payé à des morts qui ne sont maintenant pour moi que des êtres lointains qui gisent cachés en toi !

Tu es la tombe où vit mon amour enseveli, décorée du trophée de mes affections passées qui t’ont rendu chacune la part qu’elles avaient de moi. Le bien de tant d’autres est désormais tout à toi.

Je vois en toi les images que j’ai aimées, et toi, les réunissant toutes, tu me possèdes tout entier.

XLVI

Mieux vaut ici-bas être vil que de passer pour vil, alors que, ne l’étant pas, on subit le reproche de l’être. Le bonheur le plus légitime est condamné, quand il est jugé, non par notre conscience, mais par l’opinion d’autrui.

Pourquoi faut-il que les regards faux et viciés du monde s’inclinent sur ma fantaisie, ou que dans mes faiblesses j’aie des espions plus faibles que moi qui, selon leur caprice, jugent mauvais ce que je trouve bon ?

Non, je suis ce que je suis : et ceux qui s’attaquent à mes fautes ne font que me prêter les leurs. Je puis encore être droit, bien qu’eux-mêmes soient tortueux, et mes actions ne doivent pas être jugées sur leurs pensées grossières.

À moins qu’ils n’affirment cette loi universelle du mal : L’humanité est pécheresse et règne dans son péché.

XLVII

Laisse-moi te dire que tous deux nous devons rester deux, bien que nos cœurs indivis ne fassent qu’un : ainsi les flétrissures qui s’attachent à moi, je les supporterai seul et sans ton aide.

Dans nos deux amours nous n’avons qu’une dignité, malgré la fatalité qui sépare nos deux vies et qui, sans altérer en rien l’effet unique de l’affection, dérobe à ses jouissances tant de douces heures.

Je dois désormais cesser de te reconnaître, de peur que mon ignominie pleurée ne te fasse honte. Et tu ne peux plus m’honorer d’une bienveillance publique sans retirer cet honneur à ton nom.

Ne fais pas cela : je t’aime de telle sorte que, comme tu es à moi, à moi est ta réputation.

XLVIII

Lassé de tout, j’invoque le repos de la mort : lassé de voir le mérite né mendiant, et la pénurie besoigneuse affublée en drôlerie, et la foi la plus pure douloureusement violée,

Et l’honneur d’or honteusement déplacé, et la vertu vierge brutalement prostituée, et le juste mérite à tort disgracié, et la force paralysée par un pouvoir boiteux,

Et l’art bâillonné par l’autorité, et la folie, vêtue en docteur, contrôlant le talent, et la simple loyauté traitée de simplicité, et le Bien captif serviteur du capitaine Mal…

Lassé de tout cela, je voudrais m’y soustraire, si pour mourir je ne devais laisser seul mon amour.

XLIX

Oh ! comment pourrais-je chanter tes mérites avec convenance, quand tu es la meilleure partie de moi-même ? Que me servirait de faire mon propre éloge, et ne fais-je pas mon éloge en faisant le tien ?

Ne fût-ce que pour cela, vivons donc séparés ; que notre tendre affection ne soit plus l’identité ; et, grâce à cette séparation, je pourrai te payer le tribut que toi seul mérites.

Ô absence ! quelle torture tu serais, si tes loisirs amers ne me permettaient pas de charmer le temps par la pensée de mon amour, et de tromper dans cette douce rêverie le temps et ma pensée,

Si tu ne savais faire deux êtres d’un seul pour faire louer celui qui reste par celui qui s’en va !

L

Comme j’avance péniblement sur la route, quand le lieu où je vais, but de mon pénible voyage, fait dire à mon repos, fait dire à mon bonheur : « Tous les milles que tu mesures t’éloignent d’autant de ton ami. »

La bête qui me porte, accablée de ma douleur, se traîne tristement pour porter ce poids en moi ; comme si, par quelque instinct, la malheureuse savait que son cavalier n’aime pas la vitesse qui l’éloigne de toi.

L’éperon sanglant ne peut plus l’exciter, quand parfois ma colère l’enfonce dans sa peau ; elle y répond par un gémissement pénible, plus douloureux pour moi que l’éperon pour son côté.

Car ce gémissement me rappelle que mon ennui est en avant, et ma joie en arrière.

LI

Ainsi mon affection sait excuser la fastidieuse lenteur de ma triste monture, quand je m’éloigne de toi : car pourquoi m’enfuirais-je en hâte des lieux où tu es ? Avant que je revienne, il n’est pas besoin d’un train de poste.

Oh ! quelle excuse ma pauvre bête trouvera-t-elle à cette heure du retour, où la vitesse extrême ne pourra que me sembler lente ? Alors j’emploierais l’éperon, fussé-je monté sur le vent, car sa course ailée me paraîtrait immobile.

Alors, pas de cheval qui puisse emboîter le pas avec mon désir ; aussi mon désir, fait du plus pur amour, hennira-t-il, coursier idéal, dans toute l’ardeur de son élan ; et mon amour, trouvant en lui-même l’excuse de mon haridelle, dira :

« Puisqu’en quittant l’être aimé elle allait si volontiers tout doucement, moi, je cours vers lui : qu’elle aille comme elle voudra ! »

LII

Quel soin j’ai eu, quand je me suis mis en voyage, de serrer sous les plus solides verrous la moindre bagatelle, afin qu’elle restât intacte pour mon usage dans un dépôt sûr, à l’abri du larcin !

Mais toi, près de qui mes bijoux sont bagatelles, toi, ma plus précieuse joie, maintenant mon plus grand souci, toi, le meilleur de mon trésor et mon unique préoccupation, je t’ai laissé en proie au plus vulgaire voleur.

Je ne t’ai serré dans aucun coffre-fort, sinon en un où tu n’es pas, bien que je sente que tu y es, dans le doux écrin de mon cœur, que tu peux quitter à ton gré.

Encore ai-je bien peur qu’on ne t’enlève de là, car la probité se fait voleuse pour une si chère prise.

LIII

Je suis comme le riche qu’une clef bénie peut mettre en présence du doux trésor qu’il cache, et qui ne veut pas le contempler à toute heure, de peur d’émousser le piquant aiguillon du plaisir rare.

Aussi bien les fêtes sont d’autant plus solennelles et recherchées qu’elles sont placées dans l’étendue de l’année à de lointains intervalles ; elles sont espacées comme des pierres précieuses, ou comme les joyaux à effet dans un collier.

Ainsi le temps où je vous possède est comme ma cassette, à moi ; il est comme la garde-robe où est cachée ma robe d’apparat, et je réserve pour quelque instant spécial le spécial bonheur de dévoiler de nouveau ces splendeurs emprisonnées.

Vous êtes béni, vous dont la perfection donne la béatitude à qui vous a, et l’espérance à qui ne vous a plus.

LIV

Ainsi, vous êtes pour ma pensée ce qu’est la nourriture pour la vie, ou la pluie bien distribuée pour la terre ; et je me débats pour la pacifique possession de vous-même comme un avare avec ses richesses :

Tantôt ayant la fierté de la jouissance, et tantôt ayant peur que le monde fripon ne vole mon trésor ; aimant mieux parfois être avec vous seul, parfois préférant que l’univers puisse voir mon bonheur ;

Tantôt tout enivré de votre vue, tantôt tout affamé d’un regard ; ne possédant ou ne cherchant d’autres joies que celles que je tiens ou dois recevoir de vous.

Ainsi je suis tour à tour languissant ou rassasié, ou dévorant tout, ou privé de tout.

LV

Doux amour, renouvelle ta force ; qu’il ne soit pas dit que tu t’émousses plus vite que l’appétit qui aujourd’hui est amorti par la nourriture, mais qui demain reprend son premier aiguillon.

Sois ainsi, toi, amour ! Quand tu rassasierais aujourd’hui tes yeux affamés jusqu’à ce que la satiété les ferme, regarde demain encore, et n’éteins pas l’ardeur de l’amour par un incessant refroidissement.

Que ce triste intérim soit comme l’Océan qui sépare les rives où deux nouveaux fiancés viennent chaque jour, en sorte qu’au moment où ils doivent se rapprocher, l’entrevue soit plus délicieuse encore !

Ou comparons-le à l’hiver qui, plein d’ennui, donne à la bienvenue de l’été trois fois plus d’attrait et de prix.

LVI

Épuisé de fatigue, je me mets vite au lit, reposoir cher à mes membres harassés ; mais alors commence un voyage dans ma tête qui fait travailler mon esprit, quand expire le travail de mon corps ;

Car alors mes pensées, loin du lieu où je suis, entreprennent vers toi un pieux pèlerinage et tiennent mes paupières languissantes toutes grandes ouvertes, fixées sur les ténèbres que les aveugles voient.

Là, la vision imaginaire de mon âme présente ton ombre à ma vue sans yeux, et ton ombre, comme un bijou pendu à la nuit spectrale, fait belle cette nuit noire et en rajeunit la vieille face.

Ainsi, le jour, mon esprit, la nuit, mon âme, à cause de toi, pour moi ne trouvent pas de repos.

LVII

Comment puis-je revenir en heureuse santé, quand le bienfait du repos m’est refusé, quand l’accablement du jour n’est pas réparé par la nuit, quand mes jours accablent mes nuits, et mes nuits mes jours ?

Le jour et la nuit, quoique puissances ennemies, se tendent mutuellement la main pour me torturer, l’un en me fatiguant, l’autre en me faisant regretter que cette fatigue n’ait servi qu’à m’éloigner de toi.

Je dis au jour, pour lui plaire, que tu brilles et que tu l’embellis, quand les nuages ternissent le ciel : je flatte de même la nuit au teint sombre en lui disant que, quand les astres ne scintillent pas, tu dores la soirée.

Mais, chaque jour, le jour allonge mes chagrins, et, chaque nuit, la nuit fait paraître plus grande l’étendue de ma douleur.

LVIII

Est-ce ta volonté que ton image tienne mes lourdes paupières ouvertes à la nuit fastidieuse ? Désires-tu rompre mon sommeil, quand des ombres qui te ressemblent viennent se jouer de ma vue ?

Est-ce ton esprit même que tu envoies hors de toi pour épier mes actes, pour me surprendre en de honteux et frivoles passe-temps, dans un élan impérieux de ta jalousie ?

Oh ! non, ton amour, quel qu’il soit, n’est pas si grand ; c’est mon amour qui tient mes yeux éveilles ; oui, c’est mon amour profond qui ruine mon repos en se faisant sans cesse pour toi guetteur de nuit :

Tu me fais faire le guet, tandis que tu veilles ailleurs, loin de moi et trop près de bien d’autres.

LIX

C’est surtout quand mes yeux se ferment qu’ils voient le mieux, car tout le jour ils tombent sur des choses indifférentes ; mais, quand je dors, ils te contemplent en rêve et, s’éclairant des ténèbres, deviennent lucides dans la nuit.

Ô toi, dont l’ombre rend si lumineuses les ombres, quelle apparition splendide formerait ta forme réelle à la clarté du jour agrandie de ta propre clarté, puisque ton ombre brille ainsi aux yeux qui ne voient pas !

Oui, quel éblouissement pour mes yeux de te regarder à lumière vive du jour, puisque dans la nuit sépulcrale l’ombre imparfaite de ta beauté apparaît ainsi à travers le sommeil accablant à mes yeux aveuglés !

Tous les jours sont nuits pour moi tant que je ne te voie pas ; et ce sont de brillants jours que les nuits où le rêve te montre à moi.

LX

Si mon être grossier n’était fait que de pensée, la distance injurieuse n’arrêterait pas ma marche ; car alors, en dépit de l’espace, je me transporterais des limites les plus reculées au lieu où tu résides.

Qu’importerait alors que mon pied reposât sur la terre la plus éloignée de toi ? ma pensée agile franchirait la terre et la mer aussi vite qu’elle penserait au lieu souhaité.

Mais hélas ! cette pensée me tue que je ne suis pas fait de pensée pour traverser d’un bond les longs milles qui nous séparent, et qu’au contraire, si lourdement composé de terre et d’eau, je dois attendre dans ma douleur le bon plaisir du temps ;

Ne tirant rien de ces éléments inertes (10) que des larmes pesantes, insigne de ma double servitude.

LXI

Les deux autres éléments, l’air subtil et le feu purifiant, sont avec toi partout où tu résides : le premier, ma pensée ! le second, mon désir ! présents-absents, ils filent d’un mouvement rapide.

Aussi, quand, plus prompt que les autres, ils sont partis vers toi en tendre ambassade d’amour, mon être, formé de quatre éléments, n’en ayant plus que deux, reste mortellement affaissé sous le poids de la mélancolie.

Jusqu’à ce qu’il recouvre toutes ses forces vives au retour de ces messagers rapides qui reviennent, dès qu’ils sont sûrs que tu vas bien, aussitôt me le raconter.

Cela dit, je suis heureux ; mais, à peine satisfait, je les renvoie encore, et vite me voilà triste.

LXII

Quel hiver a été pour moi ton absence, ô toi, joie de l’année fugitive ! quels froids glacés j’ai sentis ! quels sombres jours j’ai vus ! partout quel désert gris de décembre !

Et pourtant le temps de notre séparation était le plein été ; c’était l’époque où l’automne féconde, chargée de riches moissons, portait dans son sein le gage d’amour du printemps, comme une veuve restée grosse après son mari mort.

Mais moi je ne voyais dans cet abondant enfantement qu’une génération orpheline et des fruits sans parents, car c’est près de toi qu’est l’été avec ses plaisirs, et, toi absent, les oiseaux même sont muets,

Ou, s’ils chantent, c’est d’un ton si triste que les feuilles pâlissent, craignant que l’hiver ne soit proche.

LXIII

C’est au printemps que j’étais éloigné de vous, alors qu’Avril aux éclatantes couleurs, paré de tous ses atours, animait toute chose d’un tel esprit de jeunesse que le lourd Saturne riait et dansait avec lui.

Et pourtant, ni les chants des oiseaux, ni les suaves parfums des fleurs les plus diverses en odeur et en nuance, ne pouvaient me faire dire un conte d’été, ou cueillir un seul bouton au giron coquet qui l’offrait ;

Je ne m’extasiais pas sur la blancheur des lis, et je n’admirais pas le vermillon profond des roses ; je ne les aimais que comme des formes charmantes dessinées d’après vous, leur modèle à toutes.

Mais je me croyais toujours en hiver, et, vous absent, j’ai joué avec elles comme avec votre ombre.

LXIV

J’ai grondé ainsi la violette précoce : « Suave friponne, où as-tu volé le parfum que tu exhales, si ce n’est au souffle de mon amour ? Cet éclat empourpré, qui fait le teint de ta joue si douce, tu l’as pris trop grossièrement à ses veines. »

J’ai condamné le lis au nom de ta main, et le bourgeon de la marjolaine comme plagiaire de tes cheveux. Deux roses effarées se dressaient sur leurs épines, l’une, rouge de honte, l’autre, blanche de désespoir :

Une troisième, ni rouge ni blanche, les avait volées toutes deux, et à cette dépouille avait ajouté ton parfum ; mais, pour punition, dans tout l’éclat de son épanouissement, elle est dévorée à mort par un ver vengeur.

J’ai remarqué d’autres fleurs encore, mais je n’en ai vu aucune qui ne t’ait volé son parfum ou sa couleur.

LXV

De quelle substance êtes-vous donc fait, vous qu’escortent des millions d’ombres étranges ? Chaque être n’a qu’une ombre unique, et vous, qui n’êtes qu’un pourtant, vous prêtez votre ombre à tout.

Qu’on décrive Adonis, et le portrait n’est qu’une pauvre imitation de vous-même ; qu’on déploie toutes les beautés de l’art sur la joue d’Hélène, et vous voilà peint à nouveau sous le costume grec ;

Qu’on parle du printemps et de la saison féconde : l’un n’est qu’une ombre de votre beauté, l’autre que le reflet de votre bonté ; et nous vous reconnaissons sous toute forme bénie.

Il n’est pas de grâce extérieure où vous n’ayez quelque part ; mais nul ne vous ressemble et vous ne ressemblez à nul par la constance du cœur.

LXVI

Oh ! ne dis jamais que mon cœur t’a trahi, bien que l’absence ait semblé modérer ma flamme ! Je ne puis pas plus facilement me séparer de moi-même que de mon âme, qui vit dans ton sein.

En toi est mon logis d’amour ; et, si j’ai vagabondé comme le voyageur, j’y reviens de nouveau, me détournant à temps sans que le temps m’ait détourné, et rapportant avec moi l’eau amère qui doit laver ma faute.

Ne crois pas, quoique ma nature soit sujette aux faiblesses qui assiégent toutes les créatures de chair, qu’elle fasse jamais la faute extravagante de quitter pour néant tous tes trésors.

Car je tiens pour néant ce vaste univers, hormis toi, ma rose ; en lui, tu es tout pour moi.

LXVII

Hélas ! c’est vrai, je suis allé de côté et d’autre, et je me suis travesti comme un paillasse ; j’ai blessé mes propres sentiments, fait bon marché de ce qu’il y a de plus cher, commis de vieux péchés avec de nouvelles affections.

Cela n’est que trop vrai : j’ai jeté à la bonne foi un regard oblique et étranger ; mais, après tout, ces écarts ont donné à mon cœur une jeunesse nouvelle, et les essais du pire ont prouvé ta supériorité.

C’est fini maintenant. À toi désormais mon dévouement sans terme. Jamais je ne forcerai plus mon cœur à une expérience nouvelle pour éprouver cette vieille amitié. Tu es le dieu d’amour à qui je me consacre.

Donne-moi donc la bienvenue au seuil de mon ciel idéal, à la place la plus pure et la plus aimante de ton cœur.

LXVIII

Oh ! grondez à mon sujet la Fortune, cette déesse coupable de tous mes torts, qui ne m’a laissé d’autre moyen d’existence que la ressource publique qui nourrit une vie publique.

C’est là ce qui fait que mon nom porte un stigmate, et que ma nature est, pour ainsi dire, marquée du métier qu’elle fait, comme la main du teinturier. Ayez donc pitié de moi et souhaitez que je sois régénéré,

Alors que, patient soumis, je boirai la potion de vinaigre prescrite à mon infection. Car il n’est pas d’amertume que je trouve amère, pas de pénitence trop redoublée pour la juste correction de mon mal.

Ayez donc pitié de moi, cher ami, et, je vous assure, ce sera assez de votre pitié pour me guérir.

LXIX

Votre amour et votre pitié couvrent la marque que le scandale vulgaire a imprimée sur mon front. Pourquoi m’inquiéterais-je que d’autres me traitent bien ou mal, si vous jetez l’ombre sur mon imperfection et si vous reconnaissez ma valeur ?

Vous êtes pour moi tout le monde, et je dois m’efforcer de connaître de votre bouche ou mon blâme ou mon éloge. Comme nul autre n’existe pour moi et que je n’existe pour nul autre, vous seul pouvez modifier en bien ou en mal ma volonté d’acier.

Je jette dans un si profond abîme le souci de l’opinion des autres, que je suis sourd, comme la couleuvre, à leurs critiques ou à leurs flatteries. Voyez comme je prends mon parti de leur abandon.

Vous dominez si puissamment ma pensée qu’en dehors de vous il me semble que tout le monde est mort.

LXX

Depuis que je vous ai quitté, mes yeux sont dans mon esprit ; l’organe qui me dirige en mes mouvements ne remplit plus qu’imparfaitement sa fonction et est presque aveugle : il semble voir encore, mais en réalité il ne voit plus ;

Car il ne transmet plus à mon esprit l’image d’un oiseau, d’une fleur, de la fleur quelconque qu’il saisit ; mon esprit reste étranger à ces vivants objets, ou du moins il ne s’approprie pas l’impression qu’il reçoit ;

Car, s’il voit la chose la plus grossière ou la plus charmante, la plus suave beauté ou la créature la plus difforme, la montagne ou la mer, le jour ou la nuit, le corbeau ou la colombe, il la transforme à votre image.

Mon âme, remplie de vous, ne peut contenir rien de plus, et si vrai est mon amour qu’il me fait tout voir à faux.

LXXI

Est-ce mon âme qui, couronnée en vous, avale ce poison monarchique, l’illusion ? Ou dois-je croire que mes yeux disent vrai et qu’ils apprennent de mon amour l’alchimie,

Par laquelle ils changent les monstres et les êtres informes en autant de chérubins qui vous ressemblent, ô doux être, et transfigurent la laideur en beauté suprême aussi vite que les objets s’assemblent sous leurs rayons ?

Oh ! la première conjecture est la vraie : c’est dans mes regards qu’est l’illusion, et mon âme exaltée s’en enivre très-royalement. Mes yeux savent bien ce qu’elle aime, et ils lui préparent la coupe selon ses goûts.

Si c’est du poison qu’ils y mettent, leur crime a pour excuse qu’ils aiment ce poison-là et en boivent les premiers.

LXXII

Ils en ont menti, les vers, écrits par moi naguère, qui disaient que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement ; c’est qu’alors mon jugement ne voyait pas de motif pour que ma flamme tout incandescente brillât jamais de plus d’éclat.

Alors je songeais au temps, à ces millions d’accidents qui se glissent entre les serments, changent les décrets des rois, hâlent la beauté sacrée, émoussent les projets les mieux trempés, et détournent les âmes fortes au cours changeant des choses.

Hélas ! si je redoutais si fort la tyrannie du temps, que ne me bornais-je à dire : « Je vous aime immensément ? » Pourquoi, certain de l’incertitude, ne consacrais-je pas le présent en laissant l’avenir dans le doute ?

L’amour est un enfant : ne pouvais-je pas parler alors en réservant toute latitude à ce qui grandit encore ?

LXXIII

N’apportons pas d’entraves au mariage de nos âmes loyales. Ce n’est pas de l’amour que l’amour qui change quand il voit un changement, et qui répond toujours à un pas en arrière par un pas en arrière.

Oh ! non ! l’amour est un fanal permanent qui regarde les tempêtes sans être ébranlé par elles ; c’est l’étoile brillant pour toute barque errante, dont la valeur est inconnue de celui même qui en consulte la hauteur.

L’amour n’est pas le jouet du Temps, bien que les lèvres et les joues roses soient dans le cercle de sa faux recourbée ; l’amour ne change pas avec les heures et les semaines éphémères, mais il reste immuable jusqu’au jour du jugement.

Si ma vie dément jamais ce que je dis là, je n’ai jamais écrit, je n’ai jamais aimé.

LXXIV

Dites, pour m’accuser, que je n’ai payé à vos grands mérites qu’un tribut mesquin, que j’ai oublié parfois de rendre hommage à cette amitié si chère à laquelle tous les liens m’enchaînent de jour en jour ;

Que j’ai fréquenté des esprits inconnus, et concédé au monde vos droits chèrement acquis ; que j’ai hissé ma voile à tous les vents qui devaient m’emporter le plus loin possible de votre vue.

Enregistrez et mes fautes volontaires et mes erreurs ; accumulez les présomptions sur les preuves évidentes ; fixez sur moi un regard sévère, mais ne me frappez pas de votre haine éclatante.

Car j’allègue pour ma défense que mon but unique était d’éprouver la constance et la vertu de mon amour pour vous.

LXXV

De même que, pour rendre l’appétit plus vif, on s’excite le palais avec des breuvages acides, et que, voulant prévenir un malaise inconnu, on s’indispose en se purgeant pour éviter une indisposition ;

De même, plein de votre inépuisable douceur, j’ai assaisonné ma nourriture de sauces amères, et, gorgé de bien-être, j’ai trouvé une sorte de soulagement à me rendre malade pour recouvrer mon goût naturel.

Ainsi, la prévoyance de ma tendresse, pour conjurer des maux qui n’existaient pas encore, a eu recours à des fautes certaines, et a fait prendre médecine à une santé qui, excédée du bien, voulait être guérie par le mal.

Mais j’ai appris par là, et je trouve la leçon bonne, que les drogues empoisonnent celui qui est tombé malade de vous.

LXXVI

Que de fois je me suis abreuvé de larmes de sirène, distillées d’alambics aussi noirs que l’enfer ! appliquant les craintes sur les espérances, les espérances sur les craintes, perdant toujours à chacune de mes victoires !

Quelles misérables erreurs mon cœur a commises, alors qu’il se croyait au comble du bonheur ! Comme mes yeux ont été jetés hors de leur sphère, dans la distraction de cette fièvre délirante !

Ô bénéfice du mal ! j’ai reconnu ainsi que le pire fait paraître le bien meilleur, et que l’amour en ruine, une fois restauré, reparaît plus beau, plus fort, plus grand qu’il n’était d’abord.

Ainsi, je reviens par rebut à mon bonheur, et je gagne par le mal trois fois plus que je n’ai perdu.

LXXVII

Les torts que vous eûtes un jour me réconcilient avec vous maintenant. Le souvenir du chagrin que vous me fîtes sentir alors doit forcément me faire plier sous le remords, si mes nerfs ne sont pas de cuivre ou d’acier.

Car, pour peu que vous ayez souffert de mes torts ce que j’ai souffert des vôtres, vous avez passé des heures d’enfer. Et moi, cruel, qui n’ai pas un seul instant songé à tout le mal que m’avait fait votre faute !

Ah ! pourquoi l’ombre de mon désespoir n’a-t-elle pas rappelé à ma sensibilité profonde quelle blessure fait une vraie douleur, et ne vous a-t-elle pas offert plus tôt, comme vous-même me l’aviez offert, le baume du repentir qui panse les cœurs blessés ?

Mais enfin votre faute devient une rançon : la mienne rachète la vôtre ; la vôtre doit racheter la mienne.

LXXVIII

Ta glace te montrera comment s’usent tes beautés ; ton cadran, comment se perdent tes minutes précieuses. Ces feuilles blanches porteront l’empreinte de ton esprit, et ce livre contiendra pour toi une science (11).

Les rides, que ta glace te montrera fidèlement, te feront souvenir des tombes béantes : le pas furtif de l’ombre sur le cadran te fera connaître la marche clandestine du temps vers l’éternité.

Eh bien, ce que ton souvenir ne peut garder, confie-le à ces pages vides : tu y retrouveras bercés les enfants sortis de ton cerveau, en prenant de ton âme une connaissance nouvelle.

Ces mémoires, chaque fois que tu les consulteras, te seront utiles et feront la richesse de ce livre.

LXXIX

Les tablettes que tu m’as données, toi, sont dans mon cerveau, toutes remplies de mémoires ineffaçables qui survivront à ce vain état de choses, par delà toutes les dates, jusqu’à éternité ;

Ou qui dureront, du moins, tant que ma cervelle et mon cœur garderont de la nature la faculté de subsister ; jusqu’au jour où l’une et l’autre livreront à la rature de l’oubli sa part de toi, ton souvenir ne peut se perdre.

Ce pauvre registre que je te donne ne peut en tenir autant que celui de mon âme, et je n’ai pas besoin de memento pour faire le bilan de ta chère amitié. Je serais bien imprudent de l’extraire de moi, pour le confier en double à ces tablettes.

Avoir un auxiliaire pour me souvenir de toi, ce serait admettre que je puis t’oublier.

LXXX

Non, tu ne te vanteras pas de me faire changer, ô Temps ! Tes pyramides, reconstruites sur de nouvelles assises, n’ont pour moi rien de surprenant, rien d’extraordinaire : elles ne sont que les revêtements d’une matière antérieure.

Notre destinée est brève, et c’est ce qui fait que nous admirons ces choses que tu nous donnes comme antiques ; et nous les croirions faites tout exprès pour nous, plutôt que de nous rappeler qu’elles étaient connues auparavant.

Je fais fi de toi et de tes registres, et je ne m’étonne ni de ton présent ni de ton passé. Je ne vois que mensonge dans ces monuments que tu défais et refais dans ta hâte continuelle.

Pour moi, je fais le vœu, le vœu pour toujours, d’être constant, en dépit de toi et de ta faux.

LXXXI

Si mon amour n’était qu’un enfant royal, il pourrait être déshérité comme un bâtard de la fortune ; il subirait l’alternative de la faveur et de la fureur du temps, comme les ronces ou comme les fleurs qui s’entassent sous la faucille.

Non, mon amour a été élevé loin de tout accident. Il n’est pas gêné par la pompe souriante, et ne peut tomber sous le souffle du mécontentement servile, dont notre époque semble provoquer chez nous la mode.

Il ne craint pas la politique, cette hérétique, qui ne travaille que sur des contrats de quelques heures : dans les régions supérieures où il se dresse, la chaleur ne peut pas plus le grandir que la pluie le noyer.

Je laisse l’épreuve de ces vicissitudes aux bouffons du temps, dont la mort est un bien et dont la vie n’a été qu’un crime.

LXXXII

À quoi me servirait-il de porter un dais au-dessus de mon amour, et de rendre à ce qui est extérieur des honneurs superficiels ? À quoi bon poser de vastes assises pour une éternité à laquelle couperont court la ruine et la mort ?

N’ai-je pas vu les fermiers de la forme et de la beauté s’épuiser complètement à leur payer une rente trop forte, et, perdant leur grâce naturelle sous des charmes frelatés, se ruiner, riches pitoyables, dans l’admiration d’eux-mêmes ?

Non ! laisse-moi seulement te servir dans ton cœur. Accepte mon affection, pauvre mais sincère offrande, où nul autre que toi n’a part et où l’art n’est pour rien, simple don de mon âme en échange de ton âme !

Arrière, temps, délateur suborné ! c’est quand tu l’accuses le plus violemment qu’une âme fidèle reconnaît le moins ton contrôle.


*

LXXXIII

Ceux qui ont le pouvoir de faire le mal et ne le font pas, ceux qui n’exercent pas la puissance qu’ils semblent le plus avoir ; ceux qui, remuant les autres, sont eux-mêmes comme la pierre, immuables, froids et lents à la tentation,

Ceux-là héritent légitimement des grâces du ciel et économisent les richesses de la nature. Ils sont les seigneurs et maîtres de leur visage, et les autres ne sont que les intendants de leur excellence.

La fleur de l’été est un parfum pour l’été, bien que pour elle-même elle ne fasse que vivre et mourir. Mais que cette fleur vienne à se flétrir, la plus vile ivraie en éclipsera la valeur.

Car les plus douces choses s’aigrissent par l’abus, et les lis qui pourrissent sont plus fétides que les ronces.


*

LXXXIV

Quel charme et quelle grâce tu donnes à la faute, qui, comme le ver dans la rose odorante, fait tache à la beauté de ton nom florissant ! Oh ! de quels parfums tu embaumes tes péchés !

La langue qui raconte l’histoire de tes jours, en faisant sur tes fantaisies de lascifs commentaires, ne peut te déprécier que par une sorte de louange ; car ton nom qu’elle nomme sanctifie la médisance.

Oh ! quelle résidence splendide ont les défauts qui t’ont choisi pour demeure ! Là, un voile de beauté couvre toutes les taches, et tout ce que l’œil peut voir prend de la séduction.

Ménage, cher cœur, ce large privilége : la lame la mieux trempée, mal employée, s’émousse.

LXXXV

Pour les uns, ton défaut est la jeunesse ; pour d’autres, la coquetterie ; pour d’autres, ta grâce est dans ta jeunesse et tes doux caprices ; mais grâces et défauts, quels qu’ils soient, sont plus ou moins aimés : tu fais de tes défauts des grâces dont tu te pares.

Au doigt d’une reine qui trône, le plus vil bijou est toujours estimé : de même, les erreurs que l’on découvre en toi se transforment en vérités et passent pour louables.

Oh ! combien d’agneaux attraperait le loup cruel, s’il pouvait se déguiser en agneau ! Et combien d’admirateurs tu pourrais égarer, si tu usais pleinement de tout ton prestige !

Mais n’en fais rien : je t’aime de telle sorte que, comme tu es à moi, à moi est ta réputation (12).

LXXXVI

Ce que les yeux du monde voient de toi, n’a rien que la pensée intime puisse réformer : toutes les langues, qui sont voix de l’âme, te rendent cet hommage, forcées à la vérité par l’aveu même de tes ennemis.

Ta personne extérieure est donc couronnée de la louange extérieure ; mais ces mêmes langues, qui t’accordent ainsi ce qui t’est dû, étouffent cet éloge sous des exclamations toutes différentes, quand la critique se porte au delà de ce qui s’offre aux yeux.

Le monde veut juger la beauté de ton âme, et, dans ses conjectures, il la mesure à tes actions ; alors, quelque favorables que te soient ses yeux, ses pensées malveillantes prêtent à ta fleur charmante l’odeur de la ronce nauséabonde.

Mais pourquoi son parfum n’est-il pas apprécié comme son éclat ? La raison, c’est qu’elle devient commune.


*

LXXXVII

Ah ! pourquoi mon bien-aimé vivrait-il avec la corruption, et honorerait-il le sacrilége de son patronage, en sorte que le péché obtiendrait par lui un avantage décisif et se parerait de sa société ?

Pourquoi le fard imiterait-il les teintes de ses joues, et plagierait-il, par une copie inanimée, leurs vives couleurs ? Pourquoi la pauvre beauté chercherait-elle indirectement les reflets de la rose, quand elle a la rose vraie ?

Pourquoi, maintenant que la nature est ruinée partout, irait-il l’appauvrir du sang qui rougit ses veines vivantes ? Il est la dernière ressource de la nature, qui, de tous les trésors dont elle était fière, n’a plus que les siens pour vivre.

Oh ! elle le garde, lui, pour montrer comme elle était riche, au temps jadis, avant ces jours désastreux.

LXXXVIII

Ainsi, sa joue est la mappemonde du passé, de l’époque où la beauté vivait et mourait comme les fleurs, avant que ces ornements bâtards que l’on porte osassent se montrer sur un front vivant ;

Avant que les tresses d’or des morts, propriétés des sépulcres, fussent coupées pour vivre une seconde vie sur une seconde tête, et que la toison de la beauté morte fît la parure d’une autre (13).

En lui apparaissent encore ces temps antiques et sacrés où la beauté sans ornements était elle-même et naturelle, ne faisant pas son été d’un printemps étranger, et ne volant pas au passé sa décoration neuve.

Lui, la nature le garde comme la carte qui montre à l’art menteur ce qu’était la beauté autrefois.


*

LXXXIX

Que tu sois blâmé, ce n’est pas un défaut chez toi, car la supériorité a toujours été la cible de la calomnie. La beauté a pour ornement le soupçon, ce corbeau qui vole dans l’air le plus pur du ciel.

Pourvu qu’il soit réel, la calomnie ne fait que rendre plus évident un mérite que le temps consacre ; car le ver du mal aime les plus suaves bourgeons, et tu lui présentes un printemps pur et sans tache.

Tu as traversé les embûches de la jeunesse ; tu en as évité les attaques ou les a supportées en vainqueur. Pourtant l’éloge qui te revient ne peut t’appartenir au point d’enchaîner l’envie qui va grandissant toujours.

Si le soupçon de la malveillance ne masquait pas ta splendeur, tu posséderais seul le royaume des cœurs.


*

XC

Contre le temps, si jamais ce temps arrive, où je te verrai sévère pour mes défauts, où ton affection réglera son compte avec moi, poussée à ce calcul par des considérations réfléchies ;

Contre le temps où tu passeras devant moi comme un étranger, et où tu me salueras à peine d’un rayon de tes yeux ; où ton amour, cessant d’être ce qu’il était, invoquera les arguments d’un grave parti pris :

Contre ce temps-là, je me fortifie dès à présent dans la connaissance du peu que je vaux, et je lève la main contre moi-même pour maintenir le bon droit de ton côté.

Pour m’abandonner à ma misère, tu as la force des lois, puisque je ne puis alléguer de motif pour que tu m’aimes.

XCI

Quand tu seras d’humeur à me dédaigner, et que tu verras mon mérite de l’œil du mépris, je combattrai de ton côté contre moi-même, et je prouverai ta vertu en dépit même de ton parjure.

Parfaitement éclairé sur ma propre faiblesse, je pourrai faire à ta décharge le récit des fautes cachées dont je suis coupable, afin qu’en me perdant tu gagnes une nouvelle gloire.

Et moi aussi, je gagnerai à ta décision : car, concentrant sur toi toutes mes pensées aimantes, le tort que je me ferai à moi-même, faisant ton avantage, fera le mien par contre-coup.

Tel est mon amour, et je t’appartiens de telle façon que, pour ton bien, je prendrai sur moi tout le mal.

XCII

Dis que tu m’as quitté pour un défaut quelconque, et j’ajouterai un commentaire à ton accusation. Dis que je suis boiteux, et je trébucherai soudain, sans faire aucune défense contre tes arguments.

Afin de couvrir d’un prétexte une rupture désirée, tu ne pourras, amour, faire pour ma disgrâce la moitié de ce que je ferai : sachant ta volonté, j’étranglerai notre liaison, et j’aurai l’air d’un étranger.

Je serai absent de tes promenades ; et, sur mes lèvres, ton doux nom bien-aimé ne se posera plus jamais, de peur, indigne profane, que je ne lui fasse tort, en parlant par hasard de notre vieille liaison.

Pour toi, contre moi-même, je m’engage à un réquisitoire, car je ne dois jamais aimer qui tu hais.

XCIII

Donc hais-moi, si tu veux ; maintenant, si jamais. Maintenant que le monde est ligué pour contrarier ma vie, joins-toi à la rancune du sort, fais-moi plier tout de suite, et ne viens pas m’accabler après coup.

Ah ! quand une fois mon cœur aura échappé à ce désastre, n’arrive pas à l’arrière-garde du malheur vaincu. Ne donne pas à une nuit de vent un lendemain de pluie, en ajournant la catastrophe préméditée.

Si tu veux m’abandonner, ne tarde pas à le faire ; n’attends pas que les autres petites misères aient satisfait leur dépit, mais arrive au premier rang. Ainsi je goûterai tout d’abord le pire de ce que me réserve la fortune.

Et les autres coups du malheur, qui me font l’effet de malheurs, ne me le paraîtront plus, quand je t’aurai perdu.

XCIV

Les uns se glorifient de leur naissance, d’autres de leur talent, d’autres de leur richesse, d’autres de leur vigueur corporelle, d’autres de leurs vêtements enlaidis à la mode nouvelle ; ceux-ci de leurs faucons et de leurs chiens, ceux-là de leurs chevaux ;

Il n’est pas de goût qui ne comporte une satisfaction à laquelle il trouve une joie sans égale ; mais aucune de ces jouissances n’est la mesure de la mienne, et je les centuple toutes dans un bonheur suprême.

Ton affection me rend plus noble qu’une haute naissance, plus riche que l’opulence, plus élégant que les vêtements coûteux, plus joyeux que faucons ou que chevaux. En te possédant, je me vante de toutes les fiertés humaines.

Misérable en ceci seulement que tu peux m’enlever tout cela et me faire le plus misérable du monde !

XCV

Mais va, démène-toi pour te dérober à moi. Tu m’appartiens sûrement jusqu’au terme de ma vie. Ma vie ne durera pas plus longtemps que ton affection, car c’est de ton affection pour moi qu’elle dépend.

Donc, quel besoin ai-je de craindre la pire de tes cruautés, puisque la moindre d’entre elles doit terminer ma vie ? Je le vois, mon existence n’est pas de celles qui dépendent de ton humeur.

Tu ne peux pas me torturer de ton inconstance, puisque je dois succomber à ta première désertion. Oh ! l’heureux privilége que j’ai là, heureux d’avoir ton affection, ou heureux de mourir !

Mais quel bonheur est assez pur pour n’avoir pas de tache à craindre ? Tu peux me trahir sans que j’en sache rien.

XCVI

Ainsi je pourrai vivre en te supposant fidèle, comme un mari trompé ; ainsi, le visage de l’amour pourra me sembler encore l’amour, malgré ton inconstance, et ton regard être avec moi, et ton cœur être ailleurs.

Car, la haine ne pouvant vivre dans tes yeux, je ne pourrai pas lire en eux ton changement. Chez beaucoup, l’histoire des trahisons du cœur est écrite dans un regard, une moue, un froncement, une ride étrange ;

Mais le ciel a décrété, en te créant, qu’une douce sympathie respirerait toujours sur ta face ; quelles que soient tes pensées ou les émotions de ton cœur, ton regard ne peut jamais exprimer que la douceur.

Oh ! comme ta beauté serait pareille à la pomme d’Ève, si ta suave vertu ne répondait pas à ton apparence !


*

XCVII

Étant votre serf, ai-je autre chose à faire qu’à attendre les heures et les moments de votre caprice ? Je n’ai pas de temps précieux à dépenser, pas de service à faire, jusqu’à ce que vous les réclamiez.

Et je n’ose pas gronder l’heure qui n’en finit pas, quand, ô mon souverain, je regarde l’horloge en vous espérant, et je n’accuse pas les amertumes de l’âcre absence, quand une fois vous avez dit adieu à votre serviteur.

Et je n’ose demander à ma pensée jalouse où vous pouvez être et où vos affaires vous supposent. Mais, comme un triste serf, j’attends et ne pense rien, sinon comme vous rendez heureux ceux avec qui vous êtes.

Si fou est mon amour que dans ce qui vous plaît, quoi que vous fassiez, il ne voit rien de mal.

XCVIII

Que Dieu, qui tout d’abord me fit votre serf, me garde de contrôler même par la pensée vos heures de plaisir, ou d’implorer de vous le compte de vos moments ! Ne suis-je pas votre vassal, tenu d’attendre votre loisir ?

Oh ! puissé-je, soumis à un signe de vous, supporter la prison d’absence que me fait votre liberté ! Puisse ma patience, apprivoisée à la souffrance, subir chaque contre-temps sans vous accuser d’un tort !

Allez où il vous plaira : votre charte est si large que vous avez à vous seul le privilége de votre temps. Faites ce que vous voudrez ; c’est à vous de vous pardonner à vous-même le crime d’égoïsme.

Moi, je suis fait pour attendre, bien que l’attente soit un enfer, et je ne blâme pas votre plaisir, innocent ou coupable.


*

XCIX

Je t’ai si souvent invoqué pour ma muse, et tu as donné à mes vers une aide si éclatante, que toutes les autres plumes ont pris exemple sur moi et répandent leur poésie sous ton patronage.

Tes yeux, qui ont appris à un muet à chanter si haut et à la lourde ignorance à voler dans les airs, ont ajouté des plumes à l’aile de la science et donné au talent une double majesté.

Toutefois, sois fier surtout de mon œuvre, car elle est due à ton influence et née de toi. Dans les travaux des autres, tu ne fais qu’élever le style et ennoblir leur art de tes grâces suaves.

Mais tu es tout mon art, à moi, et tu exaltes jusqu’à la science mon ignorance grossière.

C

Tant que seul j’ai invoqué ton aide, mon vers seul a possédé toute ta gentille grâce ; mais maintenant mes nombres gracieux sont déchus, et ma muse malade cède la place à une autre.

Je conviens, doux amour, que ton aimable sujet mérite le travail d’une plume plus digne ; pourtant ce qu’invente sur toi ton poëte, c’est à toi qu’il le dérobe pour te le restituer.

Il te prête la vertu, et il a volé ce mot-là à ta conduite ; il te donne la beauté, et il l’a trouvée sur ta joue : il ne peut t’apporter un éloge qui ne respire en toi.

Donc, ne le remercie pas de ce qu’il dit, puisque c’est toi-même qui acquittes sa dette envers toi.

CI

Comment ma muse pourrait-elle manquer de sujet tant que de ton souffle tu verses dans mon vers ton ineffable argument, trop parfait pour être confié à un papier vulgaire ?

Oh ! remercie-toi toi-même, si tu trouves chez moi rien qui vaille la peine que tu le lises ; car quel est l’être assez muet pour ne rien pouvoir te dire, quand toi-même tu donnes la lumière à son invention ?

Sois pour lui la dixième Muse, dix fois plus puissante que ces neuf vieilles invoquées par les rimeurs : et celui qui t’invoquera produira des nombres éternels qui survivront aux dates lointaines.

Si ma muse légère charme l’avenir curieux, qu’à moi en soit la peine, mais à toi l’éloge !

CII

Oh ! que je me sens faible en écrivant sur vous, quand je sais qu’un esprit supérieur fait usage de votre nom et emploie toute sa puissance à le chanter, enchaînant ma langue en parlant de votre gloire !

Mais puisque votre perfection, vaste comme l’Océan, peut porter la plus humble comme la plus fière voile, ma barque impertinente, bien inférieure à la sienne, se hasarde volontiers sur votre immensité.

Votre plus mince appui suffit à me tenir à flot, tandis qu’il vogue sur votre abîme insondable. Si je naufrage, je ne suis qu’un mauvais bateau ; lui, il est de haut bord et de grandiose voilure.

Si donc il réussit et si je chavire, mon pire malheur aura été de périr par amour.

CIII

Je conviens que tu n’es pas marié à ma muse, et qu’ainsi tu peux sans crime jeter les yeux sur ces phrases de dédicace que les écrivains adressent à leur héros, — bénédictions de tous les livres !

Tu es aussi accompli par la science que par la beauté, et tu trouves tes mérites au-dessus de mes éloges ; aussi es-tu forcé de demander un portrait plus éclatant à des peintres plus en vogue.

Fais, amour ! mais quand ils auront imaginé toutes les touches forcées que peut fournir la rhétorique, tu n’auras trouvé de vraie sympathie pour ta perfection si vraie que dans le langage simplement vrai de ton véridique ami.

Et leur peinture grossière conviendrait mieux à des joues où le sang manque : chez toi, elle fait abus.

CIV

Je n’ai jamais vu que vous eussiez besoin de fard ; aussi n’en mets-je point à votre belle figure. J’ai trouvé ou cru trouver que votre créance excédait l’offre misérable de la poésie.

Aussi ai-je endormi ma muse à votre sujet, afin que vous-même, resté debout, vous pussiez bien démontrer combien une plume vulgaire est insuffisante pour parler des mérites qui fleurissent en vous.

Ce silence, vous me l’avez imputé à crime, mais ce sera ma plus grande gloire d’être resté muet ; car, en ne disant rien, je ne dépare pas cette beauté à qui tant d’autres, en voulant donner la vie, n’apportent qu’une tombe.

Il y a plus de vie dans un seul de vos beaux yeux que dans tous les éloges imaginés par deux de vos poëtes.

CV

Quel est le plus éloquent ? qui en peut dire plus que ce riche éloge : Vous seul êtes vous ? C’est dans ces termes-là qu’est muré le trésor qui peut offrir du vôtre un équivalent.

Elle est d’une pénurie misérable, la plume qui ne prête pas un peu d’éclat à son sujet ; mais celui qui parle de vous, s’il peut dire que vous êtes vous, ennoblit assez son récit.

Qu’il se borne à copier ce qui est écrit en vous, sans empirer les traits que la nature a faits si purs ; et un tel portrait fera acclamer son génie et partout admirer son style.

Vous ajoutez une malédiction aux bénédictions de votre beauté par cet amour de l’éloge qui vous vaut des éloges indignes.

CVI

Ma muse, bouche close, garde discrètement le silence, tandis que votre louange, compilée en riches commentaires, est gravée à jamais avec une plume d’or sur une phrase précieuse taillée par toutes les muses.

Je pense de belles pensées, tandis que les autres écrivent de belles paroles, et, comme un clerc illettré, je crie toujours : Amen ! à chaque hymne qu’un esprit supérieur vous apporte sous la forme achevée d’une plume raffinée.

Quand je vous entends louer, je dis : C’est cela ! c’est vrai ! et j’ajoute quelque chose au dernier mot de l’éloge ; mais c’est dans ma pensée, où mon amour pour vous, refoulant toute parole, garde toujours le premier rang.

Donc, appréciez chez les autres le souffle des paroles, et chez moi le langage réel des pensées muettes.

CVII

Est-ce cette poésie grandiose, dont la voile fière a entrepris la capture de vos trop précieux trésors, qui a enterré dans mon cerveau mes mûres pensées, et leur a donné pour tombe la matrice où elles étaient nées ?

Est-ce cet esprit, à qui les esprits ont appris à écrire des choses surhumaines, qui m’a frappé à mort ? Non, ni lui, ni les compères qui la nuit lui prêtent leur aide, n’ont effaré ma poésie (14).

Ni lui, ni cet affable spectre familier qui le leurre nuitamment de ses inspirations, ne peuvent en vainqueurs se vanter de mon silence. Ce n’est pas la crainte de ce rival qui m’a paralysé.

Mais, dès que votre patronage a rehaussé sa poésie, la mienne n’a plus eu de sujet ; et c’est ce qui l’a fait languir.


*

CVIII

Adieu ! tu es un bien trop précieux pour moi, et tu sais trop sans doute ce que tu vaux : la charte de ta valeur te donne la liberté, et tes engagements envers moi sont tous terminés.

Car ai-je d’autres droits sur toi que ceux que tu m’accordes ? Et où sont mes titres à tant de richesses ? Rien en moi ne peut justifier ce don splendide, et aussi ma patente m’est-elle retirée.

Tu t’étais donné à moi par ignorance de ce que tu vaux ou par une méprise sur mon compte. Aussi, cette grande concession, fondée sur un malentendu, tu la révoques en te ravisant.

Ainsi, je t’aurai possédé, comme dans l’illusion d’un rêve : roi, dans le sommeil, mais, au réveil, plus rien !

CIX

Si tu survis à mon existence résignée, alors que la mort brutale couvrira mes os de poussière, et si par hasard tu relis une fois encore ces pauvres méchants vers de ton ami disparu,

Compare-les aux meilleures œuvres du jour, et, fussent-ils au-dessous de toutes, garde-les par égard pour moi, sinon pour leur poésie, dépassée par l’essor de plus heureux génies.

Oh ! daigne alors en ma faveur faire seulement cette réflexion charitable : « Si la muse de mon ami avait grandi en même temps que ce siècle, son amour lui aurait donné un enfant plus beau, digne de marcher dans les rangs d’un meilleur équipage ;

« Mais, puisqu’il est mort et que les poëtes font mieux que lui, je veux les lire, eux, pour leur style, et lui, pour son amour ! »


*

CX

Pauvre âme, centre de ma terre pécheresse, jouet des puissances rebelles qui t’enveloppent, pourquoi pâtis-tu intérieurement et te laisses-tu dépérir, en peignant tes murs extérieurs de si coûteuses couleurs ?

Pourquoi, ayant un loyer si court, fais-tu de si grandes dépenses pour ta demeure éphémère ? Est-ce pour que les vers, héritiers de ce superflu, mangent à tes frais ? La fin de ton corps est-elle la tienne ?

Âme, vis donc aux dépens de ton esclave, et laisse-le languir pour augmenter tes trésors. Achète la durée divine en vendant des heures de poussière. Nourris-toi au dedans, et ne t’enrichis plus au dehors.

Ainsi tu te nourriras de la mort qui se nourrit des hommes ; et, la mort une fois morte, tu n’auras plus rien de mortel.


*

CXI

Où donc es-tu, muse, pour oublier si longtemps de parler de celui qui te donne toute ta puissance ? Dépenses-tu ta furie à quelque indigne chant, couvrant d’ombre ta poésie pour mettre la lumière sur de vils sujets ?

Reviens, muse oublieuse, et vite rachète par de nobles accents le temps si futilement passé ; chante à l’oreille de celui qui estime tes lais et qui donne à ta plume talent et argument.

Debout, muse rétive. Vois, sur le doux visage de mon bien-aimé, si le temps n’a pas gravé quelque ride. S’il l’a fait, couvre ses ravages de ta satire, et fais de ses trophées la risée de l’univers.

Donne la gloire à mon ami plus vite que le temps ne lui retire la vie, et pare ainsi les coups de sa faux crochue.

CXII

Ô muse truande ! quelle sera ta pénitence pour avoir ainsi négligé tant de vertu colorée de tant de beauté ? Beauté et vertu appartiennent toutes deux à mon amour ; toi, tu lui appartiens aussi, et c’est ce qui t’ennoblit.

Réponds, muse ; vas-tu par hasard me dire que la vertu n’a pas besoin de couleur pour en couvrir sa couleur, ni la beauté de pinceau pour manifester sa réalité, mais que la perfection, pour être la perfection, doit toujours être sans mélange ?

Quoi ! parce qu’il n’a pas besoin d’éloge, vas-tu devenir muette ? Ne donne pas ce prétexte à ton silence, car il ne tient qu’à toi de faire vivre mon ami au delà d’une tombe dorée, et de le faire louer par les siècles futurs.

Allons ! muse, à l’œuvre ! je vais t’apprendre à le faire voir à l’avenir tel qu’il apparaît aujourd’hui.

CXIII

Mon amour s’est fortifié, quoique plus faible en apparence : je n’aime pas moins, bien que je semble moins aimer. C’est faire marchandise de ce qu’on aime que d’en publier partout à haute voix la riche estimation.

Notre amour, tout nouveau, n’était encore qu’à son printemps, quand j’avais coutume de le saluer de mes lais, semblable à Philomèle, qui chante au front de l’été et qui retient sa voix à la venue d’une saison plus mûre.

Non pas que l’été soit moins charmant alors qu’à l’époque où elle berçait la nuit de ses hymnes douloureux ; mais c’est que toutes les branches fredonnent une musique rustique, et que les plus suaves choses perdent leur charme à devenir communes.

Aussi, comme l’oiseau, je retiens quelque temps ma langue, de peur que vous ne vous lassiez de mes chants.

CXIV

Hélas ! quelle pauvreté montre ma muse, pour que, présentant une telle ampleur à son inspiration, mon sujet soit plus beau dans sa nudité que sous les éloges dont elle le couvre !

Oh ! ne me blâmez pas si je ne puis plus écrire ! Regardez dans votre miroir, et vous y verrez un visage dont la perfection excède absolument mon invention grossière, énerve ma poésie et fait ma confusion.

Ne serait-il pas coupable, en tâchant de l’embellir, de dégrader un sujet si beau par lui-même ? Car mes vers n’ont pas d’autre but que de parler de vos grâces et de vos dons.

Et tout ce qu’il en peut tenir dans mon vers n’est rien, non, rien, à côté de ce que vous montre votre glace, quand vous y regardez.

CXV

Qu’on ne traite pas mon amour d’idolâtrie, ni mon bien-aimé d’idole, parce que mes chants et mes louanges, sans cesse dédiés à lui, ne parlent que de lui, encore et toujours les mêmes !

Charmant est mon bien-aimé, aujourd’hui comme demain, constant à jamais dans sa merveilleuse excellence : aussi ma poésie, forcée à la constance, n’exprimant qu’une seule chose, ne connaît pas la digression.

Beauté, bonté, vertu, voilà tout mon sujet. Beauté, bonté, vertu, voilà mon refrain en mots divers, et c’est dans la variante que je dépense mon imagination. Thème merveilleux que cette trinité en une seule personne !

Beauté, bonté, vertu, ont longtemps vécu séparées ; et c’est la première fois que toutes trois sont réunies.

CXVI

Pourquoi ma poésie est-elle ainsi dénuée des caprices nouveaux, et se garde-t-elle ainsi des variations et des changements subits ? Pourquoi, selon la mode du moment, ne tourné-je pas les regards vers les méthodes nouvelles et les formules étrangères (15) ?

Pourquoi suis-je un écrivain toujours un, toujours identique, et fais-je garder à mon idée son vêtement habituel, si bien que chaque mot dit presque mon nom, en trahissant sa naissance et son origine ?

Oh ! sachez-le, doux amour, c’est que vous m’inspirez toujours, et que vous êtes, avec mon amour, mon unique argument. Aussi, tout mon mérite se borne à habiller les vieux mots à neuf et à faire servir derechef ce qui a servi déjà.

Car, semblable au soleil qui est chaque jour neuf et vieux, mon amour redit toujours les choses déjà dites.


*

CXVII

Lorsque, dans la chronique des temps évanouis, je vois la description des plus charmantes créatures, et les vieilles rimes que la beauté a inspirées en l’honneur de nobles dames et d’aimables chevaliers qui ne sont plus,

Alors, dans l’esquisse où sont peintes les formes suprêmes de la beauté, la main, le pied, la lèvre, l’œil, le front, je sens que les maîtres anciens essayaient d’exprimer la beauté dont vous êtes aujourd’hui l’idéal.

Ainsi, toutes leurs louanges ne sont que des prophéties de notre temps et des ébauches de vous. Et, comme ils ne vous voyaient qu’avec les yeux qui devinent, ils n’en savaient pas assez pour vous chanter dignement.

Quant à nous, qui maintenant vous contemplons face à face, nous avons des yeux pour admirer, mais pas de langue pour louer.

CXVIII

S’il est vrai qu’il n’y a rien de nouveau, mais que tout ce qui existe a existé d’abord, quelle déception pour notre cerveau qui, dans le travail de l’invention, porte à son insu pour la seconde fois le fardeau d’un enfant déjà né !

Oh ! que l’histoire ne peut-elle, en ramenant mes regards dans le passé, par delà cinq cents révolutions de soleil, me montrer votre image dans quelque livre ancien, daté des premiers temps où la pensée fut fixée par des caractères !

Que ne puis-je voir ce qu’a pu inspirer au monde antique cette prodigieuse apparition de votre personne, et savoir ainsi si nous sommes en progrès ou en décadence, ou si la révolution n’est qu’une répétition !

Oh ! j’en suis sûr, les esprits des époques primitives ont donné la louange de l’admiration à des objets moins parfaits que vous.


*

CXIX

Ô mon aimable enfant, toi qui tiens en ton pouvoir le sablier capricieux et qui joues avec l’heure, cette faux du Temps, toi qui vis de ravages et ne montres autour de toi que des cœurs flétris à mesure que tu grandis !

Si la nature, cette souveraine qui règne sur des ruines, te retient près d’elle à chaque pas que tu fais en avant, c’est qu’elle te garde dans le but de tromper par la ruse le temps et de tuer les heures misérables.

Pourtant ne te fie pas à elle, ô toi, favori de son caprice. Elle peut retenir, mais non pas garder toujours son trésor : il faut, malgré tous les délais, qu’elle paye sa dette, et elle ne peut être quitte qu’en te livrant.


*

CXX

Pour moi, charmant ami, vous ne pouvez vieillir ; car, tel vous étiez quand mes yeux rencontrèrent les vôtres pour la première fois, telle votre beauté m’apparaît encore. Le froid de trois hivers a arraché aux forêts la parure de trois étés ;

Trois beaux printemps se sont changés en jaunes automnes, dans la marche des saisons que j’ai vues ; les parfums de trois avrils ont été brûlés au feu de trois juins, depuis le premier jour où je vous ai vu dans toute la fraîcheur de votre jeunesse ; et elle est toujours aussi verte.

Ah ! songez pourtant que la beauté, comme l’aiguille du cadran, dévie furtivement sans qu’on la voie bouger ; ainsi, votre doux éclat, que je me figure immuable, subit un changement sans que mes yeux l’aperçoivent.

Sachez donc, pour vous mettre en garde, jeune inexpérimenté, qu’avant que vous fussiez né, l’été de bien des beautés était mort !

CXXI

Nous demandons une postérité aux plus belles créatures, afin que la rose de la beauté ne puisse jamais mourir et que, fatalement flétrie par la maturité, elle perpétue son image dans un tendre rejeton.

Mais toi, fiancé à tes brillants regards, tu nourris la flamme de ton foyer de ta propre substance ; tu fais une famine là où l’abondance est cachée, ennemi de toi-même, trop cruel pour ton doux être.

Toi qui es maintenant le frais ornement du monde, qui n’es encore que le héraut du printemps splendide, tu ensevelis ta sève dans ton propre bourgeon ; tendre ladre, tu te ruines en économie.

Écoute le cri de la nature, ou, sinon, la gloutonne ira manger dans ta tombe la part qui lui est due.

CXXII

Lorsque quarante hivers assiégeront ton front et creuseront des tranchées profondes dans le champ de ta beauté, la fière livrée de ta jeunesse, si admirée maintenant, ne sera qu’une guenille dont on fera peu de cas.

Si l’on te demandait alors où est toute ta beauté, où est tout le trésor de tes jours florissants, et si tu répondais que tout cela est dans tes yeux creusés, ce serait une honte dévorante et un stérile éloge.

Combien l’emploi de ta beauté mériterait plus de louange, si tu pouvais répondre : « Ce bel enfant né de moi sera le total de ma vie et l’excuse de ma vieillesse ; » et si tu prouvais que sa beauté est tienne par succession !

Ainsi tu redeviendrais jeune alors que tu vieillirais, et tu verrais se réchauffer ton sang quand tu le sentirais se refroidir.

CXXIII

Regarde dans ta glace, et dis à la figure que tu y vois qu’il est temps que cette figure en forme une autre : si tu n’en fais pas maintenant revivre la fraîche image, tu voles le monde, et tu refuses le bonheur à une mère.

Car où est la femme si belle dont la matrice inculte dédaignerait le sillon de ton labour ? Ou bien, quel est l’homme assez fou pour être le tombeau de son propre amour et couper court à sa postérité ?

Tu es le miroir de ta mère, et elle retrouve en toi l’aimable avril de sa jeunesse ; de même, à travers les vitres de ta vieillesse, tu pourras voir, en dépit des rides, le rayon de ton printemps.

Mais, si tu veux vivre pour être oublié, meurs célibataire, et ton image meurt avec toi.

CXXIV

Gaspilleur de grâce, pourquoi dépenses-tu en toi-même l’héritage de ta beauté ? La nature dans ses legs ne donne rien, elle prête, et, étant libérale, elle ne prête qu’aux généreux.

Alors, bel avare, pourquoi perds-tu les trésors féconds qui te sont donnés pour que tu les donnes ? Usurier sans profit, pourquoi gardes-tu une si grande somme de sommes, sans savoir en vivre ?

Car, n’ayant de trafic qu’avec toi seul, tu frustres de toi-même ton doux être. Aussi, quand la nature t’appellera pour le départ, quel bilan acceptable laisseras-tu ?

Il faudra que ta beauté, improductive, te suive dans la tombe, elle qui, productive, eût été ton exécutrice testamentaire.

CXXV

Ces mêmes Heures, qui ont formé par un travail exquis ce type admirable où se plaisent tous les yeux, deviendront impitoyables pour lui, et disgracieront ce qui est la grâce suprême.

Car le temps infatigable traîne l’été au hideux hiver et l’y absorbe : la gelée fige la séve, les feuilles les plus vigoureuses tombent toutes, la beauté est sous l’avalanche, la désolation partout !

Alors, si la goutte distillée par l’été ne restait, prisonnière liquide, enfermée dans des parois cristallines, la beauté ne se reproduirait pas ; et rien ne resterait d’elle, pas même le souvenir !

Mais les fleurs, qui ont distillé leur séve, ont beau subir l’hiver ; elles ne perdent que leur feuillage et gardent toujours vivace leur essence parfumée.

CXXVI

Donc, ne laisse pas la rude main de l’hiver déflorer en toi ton été, avant que tu aies distillé ta séve. Verse ton parfum en quelque fiole. Thésaurise en un lieu choisi les trésors de ta beauté, et ne la laisse pas se suicider.

Ce n’est pas une usure défendue que l’usance qui fait le bonheur de quiconque lui paie intérêt. Tu seras heureux de t’acquitter ainsi en créant un autre toi-même, dix fois plus heureux si tu rends dix pour un ; car dix autres toi-même multiplieraient d’autant ton bonheur, si dix enfants te reproduisaient dix fois. Que pourrait donc faire la mort si tu quittais ce monde, en y restant vivant dans ta postérité ?

Ne sois pas égoïste ; car tu es trop beau pour être la conquête de la mort et faire des vers tes héritiers.

CXXVII

Regarde ! à l’orient, quand le soleil gracieux lève sa tête brûlante, tous les yeux ici-bas rendent hommage à son apparition nouvelle, en saluant du regard sa majesté sacrée ;

Et même, quand il a gravi la hauteur escarpée du ciel, semblable à la forte jeunesse dans sa plénitude, les regards mortels adorent encore sa beauté et l’escortent dans son pèlerinage d’or.

Mais, quand du zénith suprême, sur son char alourdi, il va, comme la vieillesse, chancelant au crépuscule, les yeux jusque-là respectueux se détournent de ce météore déchu et regardent ailleurs.

Toi, de même, quand tu auras dépassé ton midi, tu mourras inaperçu, à moins que tu n’aies un fils.

CXXVIII

Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu si mélancoliquement la musique ? Ce qui est doux ne heurte pas ce qui est doux ; la joie se plaît à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu goûtes ainsi sans gaîté, ou du moins goûtes-tu avec plaisir ce qui t’attriste ?

Si le juste accord des notes assorties, mariées par la mesure, blesse ton oreille, ce n’est que parce qu’elles te grondent mélodieusement de perdre dans un solo la partie que tu dois au concert.

Remarque comme les cordes, ces suaves épousées, vibrent l’une contre l’autre par une mutuelle harmonie ; on dirait le père et l’enfant et la mère heureuse, qui, tous ne faisant qu’un, chantent une même note charmante :

Voix sans parole dont le chant, multiple quoique semblant unique, te murmure ceci : « Solitaire, tu t’anéantis. »

CXXIX

Est-ce par crainte de mouiller l’œil d’une veuve que tu te consumes dans une vie solitaire ? Ah ! si tu viens à mourir sans enfants, la création te pleurera, comme une épouse son époux.

La création sera ta veuve, et se désolera toujours de ce que tu n’aies pas laissé d’image de toi derrière toi : tandis qu’il est donné à toute veuve de retrouver dans le visage de ses enfants les traits de son mari.

Écoute ! ce qu’un prodigue dépense dans ce monde ne fait que changer de place, car le monde en jouit toujours ; mais la beauté stérile a sa fin dans ce monde, et c’est la détruire que de ne pas l’employer.

L’amour d’autrui n’est pas dans le cœur de celui qui commet sur lui-même ce suicide honteux.

CXXX

Ô honte ! avoue que tu n’aimes personne, puisque tu es si imprévoyant pour toi-même. J’accorde, si tu veux, que tu es aimé par beaucoup : mais que tu n’aimes personne, cela est trop évident.

Car tu es tellement possédé de haine meurtrière que tu n’hésites pas à conspirer contre toi-même, en cherchant à ruiner ce faîte splendide qu’il devrait être ton plus cher désir de réparer.

Oh ! change d’idée, que je puisse changer d’opinion ! La haine sera-t-elle donc mieux logée que le doux amour ? Sois, comme est ton extérieur, gracieux et aimable ; ou sois, du moins, aimable pour toi-même.

Crée un autre toi-même pour l’amour de moi ; que ta beauté vive en ton enfant, comme en toi.

CXXXI

À mesure que tu déclineras, tu grandiras dans ton enfant de tout ce dont tu auras décru ; et ce sang vif que, jeune, tu auras transmis, tu pourras dire que c’est le tien, quand tu t’éloigneras de la jeunesse.

Ainsi vivent la sagesse, la beauté, la postérité ; hors de là, tout est folie, vieillesse et ruine glacée. Si tous pensaient comme toi, les temps s’arrêteraient, et soixante ans feraient la fin du monde.

Que tous ceux que la nature n’a pas voulu mettre en réserve, les êtres bruts, informes, grossiers, périssent stériles ! Mais regarde ceux qu’elle a le mieux doués, elle t’a donné plus encore. Fais donc valoir, en les prodiguant, ces dons qu’elle t’a prodigués.

Tu es le sceau qu’elle a gravé avec l’intention de mettre ton empreinte sur d’autres et de faire vivre ton type.

CXXXII

Quand je compte les heures qui marquent le temps et les jours splendides sombrés dans la nuit hideuse ; quand je vois la violette hors de saison et les noires chevelures tout argentées de blanc ;

Quand je contemple, dépouillés de feuilles, les grands arbres dont naguère le dais protégeait le pâtre de la chaleur ; quand je vois la verdure de l’été, toute nouée en gerbes, portée sur la civière avec une barbe blanche et hérissée,

Alors, mettant en question ta beauté, je songe que tu dois disparaître parmi les ravages du temps, puisque tant de grâces et de beautés se flétrissent et meurent à mesure que d’autres naissent ;

Je me dis que rien ne peut te sauver de la faux du Temps, si ce n’est une famille qui le brave quand il voudra t’emporter.

CXXXIII

Oh ! si vous existiez par vous-même ! mais, ami, vous ne vous appartiendrez plus dès que vous aurez vécu votre vie ici-bas. Préparez-vous contre cette fin fatale, et donnez votre douce ressemblance à quelque autre.

Par là, cette beauté, que vous avez à bail, n’aura pas de terme : ainsi vous vous survivrez, après votre décès même, dans cette douce famille qui gardera votre forme douce.

Qui donc laisserait tomber en ruine une maison si belle, quand les soins du ménage pourraient la conserver en honneur contre les rafales des jours d’hiver et la rage funeste de cette bise éternelle, la mort ?

Oh ! nul autre qu’un prodigue ! Cher amour, vous savez, vous avez eu un père : puisse votre fils en dire autant !

CXXXIV

Ce n’est pas des étoiles que je tire mon jugement ; et pourtant, je t’assure, je possède une astronomie ; non pas pour prédire l’heur et le malheur, les pertes, les disettes et le temps qu’il fera ;

Non pas pour dire l’avenir à courte échéance, en annonçant à chacun son tonnerre, sa pluie et son vent, ni pour dire si les princes seront heureux, d’après les présages multipliés que je trouve dans le ciel.

Mais c’est de tes yeux que je dérive ma science : voilà les étoiles fixes où je lis cet enseignement que la vertu et la beauté prospéreront à la fois, si tu fais une réserve de toi-même.

Sinon, je tire de toi ce pronostic que ta fin sera l’arrêt fatal de la vertu et de la beauté.

CXXXV

Quand je considère que tout ce qui croît ne reste dans sa perfection qu’un petit moment, et que cet état suprême ne présente que des apparences soumises aux influences mystérieuses des astres,

Quand je réfléchis que les hommes croissent comme les plantes, réjouis et abattus par le même ciel ; qu’ils s’épanouissent dans leur jeune séve, décroissent dès la maturité, et usent leur force vive jusqu’à l’oubli,

Alors la pensée de cette condition inconstante reporte mes yeux sur vous, si riche en jeunesse, et je vois le temps ravageur se liguer avec la ruine pour changer en une nuit hideuse le jour de votre jeunesse.

Alors, pour l’amour de vous, je fais au temps la guerre à outrance, et, à mesure qu’il vous entame, je vous greffe à une vie nouvelle.

CXXXVI

Mais pourquoi ne prenez-vous pas un moyen plus puissant de faire la guerre au temps, ce sanglant despote ? Pourquoi ne vous fortifiez-vous pas vous-même contre la ruine avec des armes plus heureuses que ma rime stérile ?

Vous voilà maintenant au faîte des heures fortunées ; et bien des jardins vierges, encore incultes, vous donneraient dans un vertueux désir de vivantes fleurs plus semblables à vous que votre portrait peint.

Ainsi revivrait dans de vivants contours votre personne, que ni le crayon éphémère ni ma plume écolière ne peuvent faire vivre aux yeux des hommes dans sa perfection intérieure et ses grâces extérieures.

Vous épancher au dehors, c’est vous conserver à jamais ; et vous vivrez nécessairement dans un doux portrait fait par vous-même.

CXXXVII

Qui croira mon vers dans les temps à venir, si je le remplis de vos mérites transcendants ? Il n’est pourtant, le ciel le sait ! qu’un tombeau qui cache votre vie, et ne montre pas la moitié de vos qualités.

Si je pouvais écrire la beauté de vos yeux et dénombrer toutes vos grâces en nombres immortels, l’avenir dirait : « Ce poëte ment, des touches si célestes n’ont jamais touché de terrestres visages. »

Ainsi on se moquerait de mes papiers, jaunis par l’âge, comme de vieillards plus bavards que véridiques ; et la justice à vous rendue passerait pour furie poétique, et pour le refrain exagéré d’une antique chanson.

Tandis que, si vous aviez un enfant vivant alors, vous vivriez doublement, en lui et dans mes rimes.


*

CXXXVIII

Te comparerai-je à un jour d’été ? Tu es plus aimable et plus tempéré. Les vents violents font tomber les tendres bourgeons de mai, et le bail de l’été est de trop courte durée.

Tantôt l’œil du ciel brille trop ardemment, et tantôt son teint d’or se ternit. Tout ce qui est beau finit par déchoir du beau, dégradé, soit par accident, soit par le cours changeant de la nature.

Mais ton éternel été ne se flétrira pas et ne sera pas dépossédé de tes grâces. La mort ne se vantera pas de ce que tu erres sous son ombre, quand tu grandiras dans l’avenir en vers éternels.

Tant que les hommes respireront et que les yeux pourront voir, ceci vivra et te donnera la vie.

CXXXIX

Temps dévorant, émousse les pattes du lion, et fais dévorer par la terre ses propres couvées ; arrache la dent aiguë de la mâchoire du tigre féroce, et brûle dans son sang le phénix séculaire.

Fais les saisons gaies et tristes dans ton vol rapide, et dispose à ta guise, Temps au pied léger, du monde immense et de toutes ses délices éphémères. Mais il est un crime que je te défends, le plus odieux de tous :

Oh ! ne creuse pas avec tes heures le front pur de mon amour, et n’y trace pas de lignes avec ton antique plume : laisse-le passer immaculé dans ton cours, comme un type de beauté pour les générations futures.

Mais non ! acharne-toi, vieux Temps : en dépit de tes injures, mon amour vivra dans mes vers à jamais jeune !


*

CXL

Comme les vagues se jettent sur les galets de la plage, nos minutes se précipitent vers leur fin, chacune prenant la place de celle qui la précédait ; et toutes se pressent en avant dans une pénible procession.

La nativité, une fois dans les flots de la lumière, monte jusqu’à la maturité et s’y couronne. Alors les éclipses tortueuses s’acharnent contre sa splendeur, et le temps détruit les dons dont il l’avait comblée.

Le temps balafre la fleur de la jeunesse, et creuse les parallèles sur le front de la beauté : il ronge les merveilles les plus pures de la création, et rien ne reste debout que sa faux ne tranche.

Et pourtant dans l’avenir mon vers restera debout, chantant tes louanges, en dépit de sa main cruelle.

CXLI

Tu peux voir en moi ce temps de l’année où il ne pend plus que quelques rares feuilles jaunes aux branches qui tremblent sous le souffle de l’hiver, orchestres nus et ruinés où chantaient naguère les doux oiseaux.

En moi tu vois le crépuscule du jour, qui s’évanouit dans l’occident avec le soleil couchant et va tout à l’heure être emporté par la nuit noire, cet alter ego de la mort qui scelle tout dans le repos.

En moi tu vois la lueur d’un feu qui agonise sur les cendres de sa jeunesse, lit de mort où il doit expirer, éteint par l’aliment dont il se nourrissait.

Tu t’en aperçois, et c’est ce qui fait ton amour plus fort pour aimer celui que tu vas si tôt perdre.

CXLII

Comme un père en sa décrépitude prend plaisir à voir son enfant alerte faire acte de jeunesse, de même, moi, que la rancune acharnée de la fortune a rendu boiteux (16), je trouve toute ma consolation dans ton mérite et dans ta perfection.

Car, quel que soit celui des biens de ce monde, beauté, naissance, richesse, esprit, qui, ennobli en ta personne, ait sa couronne en toi, je greffe mon amour à ces trésors.

Alors je ne suis plus boiteux, pauvre, ni méprisé ; car je trouve sous ton ombre une telle sève que je suis rassasié par ton abondance, et que je vis d’un peu de toute ta gloire.

Pense à ce qu’il y a de meilleur, je le désire en toi ; et mon désir est d’avance exaucé ; donc je suis dix fois heureux !

CXLIII

Ma glace ne me persuadera pas que je suis vieux, tant que la jeunesse et toi vous serez du même âge ; ce n’est que quand je remarquerai sur toi les sillons du temps que je m’attendrai à voir la mort terminer mes jours.

Car toute cette beauté qui te couvre n’est que le vêtement visible de mon cœur, qui bat dans ta poitrine, comme ton cœur dans la mienne. Comment donc puis-je être plus vieux que toi ?

Ainsi, ô mon amour, veille sur toi-même, comme je veille sur toi, non pour moi-même, mais pour toi. Car je porte ton cœur, et je le préserverai de tout mal, avec la vigilance d’une tendre nourrice pour son marmot.

Ne réclame pas ton cœur quand je n’ai plus le mien. Tu me l’as donné, ce n’est pas pour le reprendre.

CXLIV

Le péché d’amour-propre possède mes yeux tout entiers, et toute mon âme, et toutes les parties de mon être : et pour ce péché il n’est pas de remède, tant il est profondément enraciné dans mon cœur.

Il me semble qu’il n’est pas de visage aussi gracieux que le mien, pas de forme aussi pure, pas de perfection égale, et, dans l’opinion que je me fais de ma propre valeur, je me place à tous égards au-dessus de tous les autres.

Mais, quand ma glace me montre à moi tel que je suis, flétri et altéré par le hâle des années, j’y lis le démenti donné à mon amour-propre, et l’inique méprise de ma vanité.

C’est toi, autre moi-même, que je louais au lieu de moi, fardant mes années de la beauté de tes jours.

CXLV

Quand je serai mort, cessez de me pleurer aussitôt que le glas sinistre aura averti le monde que je me suis enfui de ce vil monde pour demeurer avec les vers les plus vils.

Non, si vous lisez ces lignes, ne vous souvenez pas de la main qui les a écrites, car je vous aime tant que je voudrais être oublié dans votre douce pensée, si cela doit vous attrister de penser alors à moi.

Oh ! je le répète, si vous jetez l’œil sur ces vers, quand peut-être je serai confondu avec l’argile, n’allez pas même redire mon pauvre nom : mais que votre amour pour moi finisse avec ma vie même ;

De peur que le monde sage, en regardant vos larmes, ne vous raille à mon sujet, quand je ne serai plus là.

CXLVI

Oh ! de peur que le monde ne vous somme de raconter quel mérite vivait en moi pour que vous m’aimiez ainsi après ma mort, — cher amour, oubliez-moi tout à fait ; car vous ne pourriez montrer en moi rien qui vaille,

À moins que vous n’inventiez quelque vertueux mensonge, pour m’attribuer plus que je ne mérite, et que vous ne couvriez ma vie éteinte de plus de louange que n’en accorderait spontanément l’avare vérité.

Oh ! pour que votre amour si vrai ne paraisse pas menteur dans un éloge immérité fait de moi par votre indulgence, que mon nom soit enterré avec mon corps, plutôt que de me survivre pour votre confusion et pour la mienne.

Car j’ai honte du peu que je vaux, et vous auriez honte aussi de votre amour pour un être indigne.

CXLVII

Mais résigne-toi : quand le fatal arrêt, qui n’admet pas de caution, m’emportera de ce monde, ma vie se retrouvera dans ces vers qui resteront toujours avec toi comme un mémorial.

Quand tu les reverras, tu reconnaîtras la part même de mon être qui t’a été consacrée. La terre ne peut avoir de moi que le peu de terre qui lui est dû ; toi, tu auras mon esprit, la meilleure partie de moi-même.

Ainsi tu n’auras perdu de ma vie que la lie, la proie des vers, mon corps mort, lâche conquête du couteau d’un misérable (17), trop vile pour mériter ton souvenir.

La seule chose précieuse est ce que ce corps contient ; et cette chose est à toi, et elle te reste à jamais.

CXLVIII

Ou je vivrai pour faire votre épitaphe, ou vous me survivrez quand je serai pourri en terre ; ainsi la mort ne peut effacer d’ici votre mémoire, quand même tout mon être serait livré à l’oubli.

Votre nom tirera de mes vers l’immortalité, lors même qu’une fois disparu je devrais mourir au monde entier. La terre ne peut me fournir qu’une fosse vulgaire, tandis que vous serez enseveli à la vue de toute l’humanité.

Vous aurez pour monument mon gentil vers, que liront les yeux à venir : et les langues futures rediront votre existence, quand tous les souffles de notre génération seront éteints.

Et vous vivrez toujours (telle est la vertu de ma plume !), là où le souffle a le plus de puissance, sur la bouche même de l’humanité.

CXLIX

Quand je vois la main cruelle du temps dégrader dans le sépulcre la coûteuse parure de la vieillesse usée ; quand je vois les hautes tours rasées, et le bronze éternel sujet à la rage de la mort ;

Quand je vois l’Océan affamé empiéter sur le royaume du rivage, et la terre ferme s’étendre sur le domaine liquide, augmenté de la perte ou diminué du gain de l’autre ;

Quand je vois tous ces changements d’état, et les États eux-mêmes s’écrouler, ces ruines me font songer que le temps viendra pour emporter mon bien-aimé.

Cette pensée me met la mort dans l’âme, en la réduisant à pleurer d’avoir ce qu’elle craint tant de perdre.

CL

Un jour viendra où mon bien-aimé sera, comme je le suis maintenant, écrasé et épuisé par la main injurieuse du temps. Un jour viendra où les heures auront tari son sang et couvert son front de lignes et de rides ; où le matin de sa jeunesse

Aura gravi la nuit escarpée de l’âge ; où toutes ces beautés, dont il est roi aujourd’hui, iront s’évanouissant ou seront évanouies des yeux du monde, dérobant le trésor de son printemps.

Pour ce jour-là, je me fortifie dès à présent contre le couteau cruel de l’âge destructeur, afin que, s’il tranche la vie de mon bien-aimé, il ne retranche pas du moins sa beauté de la mémoire humaine.

Sa beauté sera vue dans ces lignes noires, à jamais vivantes, et il vivra en elles d’une éternelle jeunesse.

CLI

Puisque le bronze, la pierre, la terre, la mer sans bornes, ne peuvent résister à la triste mortalité, comment la beauté se défendrait-elle contre cette furie, elle qui en action n’est pas plus forte qu’une fleur ?

Oh ! comment le souffle emmiellé d’un été tiendrait-il contre l’assaut destructeur des jours en batterie, quand les rocs imprenables ne sont pas assez solides, ni les portes d’acier assez fortes pour braver les coups du temps ?

Ô effrayante réflexion ! Comment, hélas ! dérober à jamais à l’écrin du temps son plus beau bijou ? Quelle main est assez forte pour repousser son pied rapide ? Quel moyen de sauver la beauté de ses ravages ?

Ah ! aucun, si ce n’est ce miracle que mon amour resplendisse à jamais dans l’encre noire !

CLII

Oh ! comme la beauté semble plus belle lorsqu’elle est embaumée par la vérité ! La rose paraît charmante, mais nous la trouvons plus charmante à cause du suave parfum qu’elle recèle.

L’églantine a des couleurs aussi vives que la teinte parfumée de la rose ; hérissée d’épines comme la rose, elle a la même coquetterie, quand l’été soulève de son souffle le masque de ses bourgeons.

Mais, comme l’apparence est sa seule vertu, elle vit dans le délaissement et se fane dans l’indifférence. Elle meurt tout entière ! Il n’en est pas ainsi de la rose suave ; car de ses feuilles mortes est faite la plus suave odeur.

De même, quand votre belle et aimable jeunesse sera fanée, mon vers en distillera l’essence.

CLIII

Ni le marbre, ni les mausolées dorés des princes ne dureront plus longtemps que ma rime puissante. Vous conserverez plus d’éclat dans ces mesures que sous la dalle non balayée que le temps barbouille de sa lie.

Quand la guerre dévastatrice renversera les statues, et que les tumultes déracineront l’œuvre de la maçonnerie, ni l’épée de Mars, ni le feu ardent de la guerre n’entameront la tradition vivante de votre renommée.

En dépit de la mort et de la rage de l’oubli, vous avancerez dans l’avenir ; votre gloire trouvera place incessamment sous les yeux de toutes les générations qui doivent user ce monde jusqu’au jugement dernier.

Ainsi, jusqu’à l’appel suprême auquel vous vous lèverez vous-même, vous vivrez ici sous le regard épris de la postérité.

CLIV

Est-il dans le cerveau humain une idée, que puisse fixer l’encre, qui n’ait été employée à te représenter mes vrais sentiments ? Reste-t-il maintenant rien de nouveau à dire ou à écrire pour exprimer mon amour ou ton rare mérite ?

Non, doux enfant. Comme dans nos prières à Dieu, je suis forcé chaque jour de redire la même chose, en trouvant neuve cette vieillerie : « Tu es à moi, je suis à toi, » comme le premier jour où j’ai sanctifié ton beau nom.

Aussi, notre amour, dans son revêtement d’éternelle jeunesse, est à l’abri de la poussière injurieuse des siècles ; il ne donne pas prise aux rides fatales, et à jamais il fait du temps son page ;

Devant retrouver toujours vivante ici l’image première du bien-aimé, alors qu’elle sera morte apparemment sous les formes extérieures de ce monde éphémère.

CLV

Ni mes propres pressentiments, ni l’âme prophétique de l’univers immense rêvant aux choses à venir, ne peuvent désormais fixer de terme au bail de mon amour, qu’on supposait condamné à une résiliation fatale.

La lune condamnée a survécu à son éclipse, et les augures de malheur se moquent maintenant de leurs présages. Les doutes se couronnent enfin dans la certitude, et la paix arbore l’olivier des âges sans fin.

Mon amour est à jamais rafraîchi sous les gouttes d’un baume inépuisable, et la mort se soumet à moi. En dépit d’elle, je vivrai dans ces pauvres rimes, tandis qu’elle écrasera les masses hébétées et sans voix.

Et toi, tu auras ici ton monument, ami, quand seront détruites les couronnes et les tombes de cuivre des tyrans !


fin des sonnets (18).


Notes sur les sonnets

(1) Le caractère intime et tout personnel des sonnets se montre dès les premiers vers. Ici nous ne voyons plus Shakespeare à travers son œuvre, nous le voyons directement. Ce n’est plus le poëte qui parle, c’est l’ami, c’est l’amant ; ce n’est plus l’homme public, c’est l’homme. Ce grand nom se familiarise et devient un petit nom. William devient Will. Ceux qui aimaient et approchaient l’auteur d’Hamlet l’appelaient Will : aussi est-ce sous cette appellation que Shakespeare se présente ici. Mais Will n’est pas seulement le petit nom de Shakespeare, will est un mot anglais qui signifie volonté, désir. C’est sur cette double signification que sont faits les trois premiers sonnets.

(2) L’instrument dont il s’agit ici était fort à la mode au temps d’Élisabeth : on l’appelait Virginal. Il a précédé le clavecin, qui a lui-même précédé l’épinette, laquelle, à son tour, a précédé le piano.

(3) Ce sonnet est emprunté a un recueil de poëmes imprimé en 1599, avec le nom de Shakespeare, sous ce titre : le Pèlerin passionné. Il nous a paru complètement isolé dans la collection, où le hasard et peut-etre la fraude l’ont fait entrer, et nous croyons l’avoir remis ici à sa véritable place.

(4) Dowland était un musicien fort en vogue en 1590. On peut croire que les premiers sonnets ont été écrits vers cette époque.

(5) En 1590, Spenser n’avait encore publié que les trois premiers livres de son fameux poëme ; la Reine des Fées. Les trois autres furent imprimés en 1596.

(6) Pour bien comprendre ce sonnet, il faut se rappeler que le mot anglais fair, qui signifie blond, signifie également beau. En Angleterre donc, dire à une femme qu’elle est blonde, c’est aussi lui dire qu’elle est belle. La langue britannique adresse là une flatterie à la pâle race d’Albion, et Shakespeare se plaint ici de la préférence systématique qu’elle accorde ainsi à la blonde au détriment de la brune. Il s’élève aussi contre cette manie trop modeste qu’avaient les brunes de son temps de porter des perruques blondes pour ne pas paraître ce qu’elles étaient.

(7)

She’s beautiful ; and therefore to be wooed ;
She is a woman ; therefere to be won.

Elle est belle, donc faite pour être courtisée ; elle est femme, donc faite pour être séduite.

(Henry VI, première partie.)

(8) C’est le commentateur Drake qui a, le premier, fait remarquer le rapport singulier qui existe entre ce sonnet et la dédicace du poëme de Lucrèce. Il en a conclu, comme nous, que ce lord Southampton, à qui ce poëme fut dedié, est aussi le personnage mystérieux que Shakespeare appelle ici le lord de son amour.

(9) C’est à propos de ce sonnet que plusieurs critiques anglais, entre autres Coleridge, ont cru nécessaire de défendre la mémoire de Shakespeare contre certaines insinuations honteuses. Nous avouons franchement que nous ne pouvons voir ici la nécessité d’une telle apologie.

(10) Le moyen âge, répétant l’antiquité, faisait consister la création, comme la vie humaine, dans la combinaison de quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu. Shakespeare rappelle souvent dans ses œuvres cette théorie de la chimie de son temps. Exemple, ces lignes de Henry V :

« He is pure air and fire ; and the dull elements of earth and water never appear in him. Il est pur air et pur feu ; et les grossiers éléments, terre et eau, n’apparaissent jamais en lui. »

Le moyen âge manichéen croyait voir la guerre du bien et du mal entre ces quatre éléments : l’air et le feu emportaient l’homme vers l’idéal ; l’eau et la terre l’enchaînaient à la matière.

Shakespeare fait dire a Cléopâtre :

I am fire and air ; my other elements
I give to baser life.

Je suis feu et air ; mes autres éléments, je les donne à une vie inférieure.

(11) Malone conjecture que ce sonnet accompagnait l’envoi d’un album dont toutes les pages étaient blanches. C’est sur ces pages que Shakespeare invite son ami à écrire ses mémoires.

(12) On se souvient qu’un des sonnets traduits plus haut (XLVII) se termine par les deux mêmes vers.

(13) Un tel langage était certes audacieux a l’époque où la toute-puissante coquette Élisabeth, luttant contre la vieillesse qui l’envahissait, se coiffait de faux cheveux, et permettait qu’on ouvrit les tombeaux pour couper les chevelures des mortes et en faire des perruques. Shakespeare a protesté maintes fois contre ces violations sacriléges. Dans le Marchand de Venise, il fait dire à Bassanio :

So are those crisped snaky golden locks,
Which make such wanton gambols with the wind,
Upon supposed fairness, often known
To be the dowry of a second head,
The skull that bred them in the sepulcre.

Ainsi ces tresses d’or serpentines qui jouent si coquettement avec le vent sur une beauté supposée, sont souvent connues pour être le douaire d’une seconde tête, le crâne qui les a nourries étant dans le sépulcre.

Ailleurs, Shakespeare, s’adressant aux vendeuses d’amour de son temps par la voix formidable de Timon d’Athènes, s’écrie :

Thatch your poor thin roofs
With burdens of the dead ; — some that were hanged,
No matter : wear them, betray with them ; whore still.

Donnez pour chaume à vos pauvres toits dénudés la dépouille des morts ; quelques-uns ont été pendus, qu’importe ! portez-la, servez-vous-en pour trahir et vous prostituer encore.

Dans Shakespeare, ce n’est pas l’homme seulement qui s’indigne contre cette mode impie, c’est l’artiste.

Ce qui le révolte, ce n’est pas seulement la violation des tombeaux, l’outrage fait à la mort ; c’est la violation de la nature, l’outrage fait à la beauté vivante. Dans l’expression passionnée de sa haine contre tout ce qui est postiche, ne semble-t-il pas que le poëte obéisse a quelque pressentiment ? Le faux, une fois entré dans la mode, ne va-t-il pas envahir l’art ? On dirait que l’auteur d’Hamlet voit déjà se projeter sur le ciel de l’idéal comme une ombre de la solennelle perruque portée par la tragédie de Louis XIV.

(14) Ce sonnet mystérieux est resté jusqu’ici une énigme pour les commentateurs. Tout récemment, en avril 1864, un critique anonyme en a donné une explication fort ingénieuse dans la Revue trimestrielle de Londres (Quarterly Review). Selon ce critique, le poëte qui provoque ici la jalousie de Shakespeare n’est autre que Marlowe, identifié allégoriquement avec le héros de son principal drame, le docteur Faust. Voici comment cette conjecture fort plausible est développée :

« M. Brown, dans ses Remarques sur les poëmes autobiographiques de Shakespeare, dit : « Quel est ce poëte rival qui excite ainsi la jalousie de Shakespeare ? Je ne puis le deviner, mais peu importe. » La chose pourtant importe beaucoup ; car si ce poëte se trouvait être Marlowe, ce fait seul suffirait pour porter le coup de mort à l’hypothèse, soutenue si laborieusement et, croyons-nous, si vainement par M. Brown, qui fait de William Herbert l’inspirateur des Sonnets de Shakespeare ; car Marlowe mourut en juin 1593, quand William Herbert n’avait encore que treize ans et quatre mois. Dans notre opinion, la croyance la plus aveugle dans l’hypothèse Herbert a pu seule obscurcir ce fait, si patent pour nous, que Marlowe est le poëte ici désigné. La preuve de ce fait se retrouve à chaque ligne, à chaque détail de la description donnée par Shakespeare. Marlowe était une célébrité dramatique avant Shakespeare, et il y eut une époque, nous n’en doutons pas, où Shakespeare le regardait avec admiration et se laissait captiver par son style emphatique et flamboyant. Shakespeare devait apprécier pleinement la beauté, pour ainsi dire, sensuelle de la poésie de Marlowe… Aucun poëte anglais n’a pu, aussi bien que Marlowe, poser pour ce portrait tracé par l’auteur des Sonnets :

Car il est de haut bord et de grandiose voilure.

» Cette grandiose voilure est bien l’image même, la viva effigies de la poésie de Marlowe ; elle caractérise à merveille cette poésie pour tous les lecteurs familiers avec le style du Roi Cambyse. Qui ne reconnaît ici Faust, sa nécromancie, et les prétendus services qu’il prétend recevoir des esprits ? Qui ne voit pas que Shakespeare a, par un symbole dramatique, identifié Marlowe avec Faust et l’a jeté sur une scène imaginaire où son esprit familier Méphistophilis intervient « pour le leurrer nuitamment de ses inspirations ? » Le drame du docteur Faust est représenté à nouveau dans ce sonnet de Shakespeare. Ailleurs encore nous reconnaissons Marlowe comme l’homme que désigne Shakespeare, quand il nous parle des « touches forcées de sa rhétorique » et de « sa peinture grossière, » faisant sans doute allusion à quelque énorme flatterie adressée par son rival à son protecteur. Très-probablement le comte de Southampton avait vu le Faust de Marlowe en manuscrit, et lui avait fait quelques observations dont cet auteur avait pu tirer vanité. Voilà, de l’aveu de Shakespeare, ce qui l’a réduit à l’impuissance, en provoquant sa jalousie et en le forçant au silence. Nul émule ne pouvait, autant que Marlowe, exciter la jalousie de Shakespeare. Marlovve était l’auteur privilégié d’un théâtre qui faisait concurrence au théâtre de Shakespeare, — le Théâtre du Rideau (Curtain Theatre). Il était alors dans le plein épanouissement de son éphémère et brillant triomphe, consacré par les succès répétés de Tamerlan, de Faust, du Juif de Malte et d’Édouard II. »

(15) Cette antipathie de Shakespeare contre « les méthodes nouvelles et les innovations étrangères, » explique la vive opposition faite par lui à la tentative pseudo-classique de l’école Euphuïste, — opposition qui s’est manifestée, dans Peines d’amour perdues, par la création de Don Adriano de Armado, le représentant grotesque de cette école.

(16) Ces mots made lame by fortune’s dearest spite ont été cités par beaucoup de commentateurs pour prouver que Shakespeare était en réalité boiteux. Mais il est évident, d’après le sens général du sonnet, que le mot boiteux est pris ici au figuré. Shakespeare dit à son ami : « Je suis vieux et tu es jeune ; je suis pauvre et tu es riche ; je suis méprisé et tu es noble. » C’est uniquement pour exprimer l’impuissance à laquelle le réduit la destinée que Shakespeare se représente comme rendu boiteux par la rancune acharnée de la Fortune. Dans un des sonnets traduits plus haut, le sonnet xcii, il dit a son ami : « Dis-moi que tu m’as quitté pour un défaut quelconque, et j’ajouterai un commentaire à ton accusation ; dis que je suis boiteux, et vite je trébucherai, sans faire aucune défense contre tes arguments. » Ce passage, que l’on a invoqué comme décisif pour établir que Shakespeare marchait comme Byron et comme Walter Scott, nous paraît décisif dans le sens contraire.

(17) La plupart des commentateurs ont conclu de ces vers que l’auteur avait alors une pensée de suicide.

(18) Nous avons dit dans l’introduction que les Sonnets de Shakespeare étaient publiés par nous dans un ordre tout nouveau. À ceux de nos lecteurs qui désireraient rapprocher notre traduction du texte original, le tableau suivant indiquera le numéro d’ordre qui appartient à chaque sonnet dans l’édition anglaise.

Édition
française
  Édition
anglaise.
Édition
française.
  Édition
anglaise.
I. · · · · · · · 135 XXV. · · · · · · · 151
II. · · · · · · · 136 XXVI. · · · · · · · 129
III. · · · · · · · 143 XXVII. · · · · · · · 133
IV. · · · · · · · 145 XXVIII. · · · · · · · 134
V. · · · · · · · 128 XXIX. · · · · · · · 144
VI. · · · · · · · [1] XXX. · · · · · · · 33
VII. · · · · · · · 139 XXXI. · · · · · · · 34
VIII. · · · · · · · 140 XXXII. · · · · · · · 35
IX. · · · · · · · 127 XXXIII. · · · · · · · 40
X. · · · · · · · 131 XXXIV. · · · · · · · 41
XI. · · · · · · · 132 XXXV. · · · · · · · 42
XII. · · · · · · · 130 XXXVI. · · · · · · · 26
XIII. · · · · · · · 21 XXXVII. · · · · · · · 23
XIV. · · · · · · · 149 XXXVIII. · · · · · · · 25
XV. · · · · · · · 137 XXXIX. · · · · · · · 20
XVI. · · · · · · · 138 XL. · · · · · · · 24
XVII. · · · · · · · 147 XLI. · · · · · · · 46
XVIII. · · · · · · · 148 XLII. · · · · · · · 47
XIX. · · · · · · · 141 XLIII. · · · · · · · 29
XX. · · · · · · · 150 XLIV. · · · · · · · 30
XXI. · · · · · · · 142 XLV. · · · · · · · 31
XXII. · · · · · · · 152 XLVI. · · · · · · · 121
XXIII. · · · · · · · 153 XLVII. · · · · · · · 36
XXIV. · · · · · · · 154 XLVIII. · · · · · · · 66
Édition
française
  Édition
anglaise.
Édition
française.
  Édition
anglaise.
XLIX. · · · · · · · 39 XCIII. · · · · · · · 90
L. · · · · · · · 50 XCIV. · · · · · · · 91
LI. · · · · · · · 51 XCV. · · · · · · · 92
LII. · · · · · · · 48 XCVI. · · · · · · · 93
LIII. · · · · · · · 52 XCVII. · · · · · · · 57
LIV. · · · · · · · 75 XCVIII. · · · · · · · 58
LV. · · · · · · · 56 XCIX. · · · · · · · 78
LVI. · · · · · · · 27 C. · · · · · · · 79
LVII. · · · · · · · 28 CI. · · · · · · · 38
LVIII. · · · · · · · 61 CII. · · · · · · · 80
LIX. · · · · · · · 43 CIII. · · · · · · · 82
LX. · · · · · · · 44 CIV. · · · · · · · 83
LXI. · · · · · · · 45 CV. · · · · · · · 84
LXII. · · · · · · · 97 CVI. · · · · · · · 85
LXIII. · · · · · · · 98 CVII. · · · · · · · 86
LXIV. · · · · · · · 99 CVIII. · · · · · · · 87
LXV. · · · · · · · 53 CIX. · · · · · · · 32
LXVI. · · · · · · · 109 CX. · · · · · · · 146
LXVII. · · · · · · · 110 CXI. · · · · · · · 100
LXVIII. · · · · · · · 111 CXII. · · · · · · · 101
LXIX. · · · · · · · 112 CXIII. · · · · · · · 102
LXX. · · · · · · · 113 CXIV. · · · · · · · 103
LXXI. · · · · · · · 114 CXV. · · · · · · · 105
LXXII. · · · · · · · 115 CXVI. · · · · · · · 76
LXXIII. · · · · · · · 116 CXVII. · · · · · · · 106
LXXIV. · · · · · · · 117 CXVIII. · · · · · · · 59
LXXV. · · · · · · · 118 CXIX. · · · · · · · 126
LXXVI. · · · · · · · 119 CXX. · · · · · · · 104
LXXVII. · · · · · · · 120 CXXI. · · · · · · · 1
LXXVIII. · · · · · · · 77 CXXII. · · · · · · · 2
LXXIX. · · · · · · · 122 CXXIII. · · · · · · · 3
LXXX. · · · · · · · 123 CXXIV · · · · · · · 4
LXXXI · · · · · · · 124 CXXV. · · · · · · · 5
LXXXII. · · · · · · · 125 CXXVI. · · · · · · · 6
LXXXIII. · · · · · · · 94 CXXVII. · · · · · · · 7
LXXXIV. · · · · · · · 95 CXXVIII. · · · · · · · 8
LXXXV. · · · · · · · 96 CXXIX. · · · · · · · 9
LXXXVI · · · · · · · 69 CXXX. · · · · · · · 10
LXXXVII. · · · · · · · 67 CXXXI. · · · · · · · 11
LXXXVIII. · · · · · · · 68 CXXXII. · · · · · · · 12
LXXXIX. · · · · · · · 70 CXXXIII. · · · · · · · 13
XC. · · · · · · · 49 CXXXIV · · · · · · · 14
XCI. · · · · · · · 88 CXXXV. · · · · · · · 15
XCII. · · · · · · · 89 CXXXVI. · · · · · · · 16
Édition
française
  Édition
anglaise.
Édition
française.
  Édition
anglaise.
CXXXVII. · · · · · · · 17 CXLVII. · · · · · · · 74
CXXXVIII. · · · · · · · 18 CXLVIII. · · · · · · · 81
CXXXIX. · · · · · · · 19 CXLIX. · · · · · · · 64
CXL. · · · · · · · 60 CL. · · · · · · · 63
CXLI. · · · · · · · 73 CLI. · · · · · · · 65
CXLII. · · · · · · · 37 CLII. · · · · · · · 54
CXLIII. · · · · · · · 22 CLIII. · · · · · · · 55
CXLIV. · · · · · · · 62 CLIV. · · · · · · · 108
CXLV. · · · · · · · 71 CLV. · · · · · · · 107
CXLVI. · · · · · · · 72

  1. Extrait du recueil intitulé : Passionate Pilgrim.
Introduction Vénus et Adonis
Sonnets