Sous l’invocation de Clio/La Muiron

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Sous l’invocation de ClioParis, Calmann-Lévy (p. 257-285).
“LA MUIRON”
Et quelquefois, dans nos longues soirées, le général en chef nous faisait des contes de revenants, genre de narration auquel il était fort habile.
(Mémoires du comte Lavallette,
1831, t. Ier, p. 335.)

Depuis plus de trois mois Bonaparte était sans nouvelles de l’Europe quand, à son retour de Saint-Jean-d’Acre, il envoya un parlementaire à l’amiral ottoman, sous prétexte de traiter l’échange des prisonniers, mais en réalité dans l’espoir que Sir Sidney Smith arrêterait cet officier au passage et lui ferait connaître les événements récents, si, comme on pouvait le prévoir, ils étaient malheureux pour la République. Le général calculait juste. Sir Sidney fit monter le parlementaire à son bord et l’y reçut honorablement. Ayant lié conversation, il ne tarda pas à s’assurer que l’armée de Syrie était sans dépêches ni avis d’aucune sorte. Il lui montra les journaux ouverts sur la table et, avec une courtoisie perfide, le pria de les emporter.

Bonaparte passa la nuit sous sa tente à les lire. Le matin sa résolution était prise de retourner en France pour y ramasser le pouvoir tombé. Qu’il mît seulement le pied sur le territoire de la République, il écraserait ce gouvernement faible et violent, qui livrait la patrie en proie aux imbéciles et aux fripons, et il occuperait seul la place balayée. Pour accomplir ce dessein, il fallait traverser, par des vents contraires, la Méditerranée couverte de croiseurs anglais. Mais Bonaparte ne voyait que le but et son étoile. Par un inconcevable bonheur, il avait reçu du Directoire l’autorisation de quitter l’armée d’Égypte et d’y désigner lui-même son successeur.

Il appela l’amiral Gantheaume qui, depuis la destruction de la flotte, se tenait au quartier général, et lui donna l’ordre d’armer promptement, en secret, deux frégates vénitiennes qui se trouvaient à Alexandrie, et de les amener sur un point désert de la côte, qu’il lui désigna. Lui-même, il remit, par pli cacheté, le commandement en chef au général Kléber, et sous prétexte de faire une tournée d’inspection, se rendit avec un escadron de guides à l’anse du Marabou. Le soir du 7 fructidor an VII, à la rencontre de deux chemins d’où l’on découvre la mer, il se trouva tout à coup en face du général Menou, qui regagnait Alexandrie avec son escorte. N’ayant plus de moyen ni de raisons de garder son secret, il fit à ces soldats de brusques adieux, leur recommanda de se bien tenir en Égypte et leur dit :

— Si j’ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne des bavards est fini !

Il semblait parler ainsi d’inspiration et comme malgré lui. Mais cette déclaration était calculée pour justifier sa fuite et faire pressentir sa puissance future.

Il sauta dans le canot qui, à la nuit tombante, accosta la frégate la Muiron. L’amiral Gantheaume l’accueillit sous son pavillon par ces mots :

— Je gouverne sous votre étoile.

Et aussitôt il fit mettre à la voile. Le général était accompagné de Lavallette, son aide de camp, de Monge et de Berthollet. La frégate la Carrère, qui naviguait de conserve, avait reçu les généraux Lannes et Murat, blessés, MM. Denon, Costaz et Parseval-Grandmaison.

Dès le départ, un calme survint. L’amiral proposa de rentrer à Alexandrie, pour ne pas se trouver le matin en vue d’Aboukir, où mouillait la flotte ennemie. Le fidèle Lavallette supplia le général de se rendre à cet avis. Mais Bonaparte montra le large :

— Soyez tranquille ! nous passerons.

Après minuit une bonne brise se leva. La flottille se trouvait, le matin, hors de vue. Comme Bonaparte se promenait seul sur le pont, Berthollet s’approcha de lui :

— Général, vous étiez bien inspiré en disant à Lavallette d’être tranquille et que nous passerions.

Bonaparte sourit :

— Je rassurais un homme faible et dévoué. Mais à vous, Berthollet, qui êtes un caractère d’une autre trempe, je parlerai différemment. L’avenir est méprisable. Le présent doit seul être considéré. Il faut savoir à la fois oser et calculer, et s’en remettre du reste à la fortune.

Et, pressant le pas, il murmura :

— Oser… calculer… ne pas s’enfermer dans un plan arrêté… se plier aux circonstances, se laisser conduire par elles. Profiter des moindres occasions comme des plus grands événements. Ne faire que le possible, et faire tout le possible.

Ce même jour, pendant le dîner, le général ayant reproché à Lavallette sa pusillanimité de la veille, l’aide de camp répondit qu’à présent ses craintes étaient autres, mais non moindres, et qu’il les avouait sans honte, car elles portaient sur le sort de Bonaparte et, par conséquent, sur les destinées de la France et du monde.

— Je tiens du secrétaire de Sir Sidney, dit-il, que le commodore estime qu’il y a beaucoup d’avantage à bloquer hors de vue. Connaissant sa méthode et son caractère, nous devons nous attendre à le trouver sur notre route. Et dans ce cas…

Bonaparte l’interrompit :

— Dans ce cas, vous ne doutez pas que notre inspiration et notre conduite ne soient supérieures au péril. Mais c’est faire bien de l’honneur à ce jeune fou, que de le croire capable d’agir avec suite et méthode. Smith devait être capitaine de brûlot.

Bonaparte jugeait avec partialité l’homme redoutable qui lui avait fait manquer sa fortune à Saint-Jean-d’Acre ; sans doute parce que ce grand dommage lui était moins cruel s’il était dû à un coup de hasard et non plus au génie d’un homme.

L’amiral leva la main comme pour attester sa résolution :

— Si nous rencontrons les croiseurs anglais, je me porterai à bord de la Carrère, et là je leur donnerai, vous pouvez m’en croire, assez d’occupation pour laisser à la Muiron le temps d’échapper.

Lavallette entr’ouvrit la bouche. Il avait grande envie de répondre à l’amiral que la Muiron était mauvaise marcheuse et peu capable de mettre à profit l’avance qu’on lui donnerait. Il eut peur de déplaire : il avala son inquiétude. Mais Bonaparte lut dans sa pensée. Et, le tirant par un bouton de son habit :

— Lavallette, vous êtes un honnête homme, lui dit-il, mais vous ne serez jamais un bon militaire. Vous ne regardez pas assez vos avantages et vous vous attachez à des inconvénients irréparables. Il n’est pas en notre pouvoir de rendre cette frégate excellente pour la course. Mais il faut considérer l’équipage, animé des meilleurs sentiments et capable d’accomplir au besoin des prodiges. Vous oubliez qu’elle se nomme la Muiron. C’est moi-même qui l’ai nommée ainsi. J’étais à Venise. Invité à baptiser une frégate qu’on venait d’armer, je saisis cette occasion d’illustrer une mémoire qui m’était chère, celle de mon aide de camp, tombé sur le pont d’Arcole en couvrant de son corps son général, sur qui pleuvait la mitraille. C’est ce navire qui nous porte aujourd’hui. Doutez-vous que son nom ne soit d’un heureux présage ?

Il lança quelque temps encore des paroles ardentes pour échauffer les cœurs. Puis il dit qu’il allait dormir. On sut le lendemain qu’il avait décidé que, pour éviter les croiseurs, on naviguerait pendant quatre ou cinq semaines le long des côtes d’Afrique.

Dès lors, les jours se succédèrent pareils et monotones. La Muiron demeurait en vue de ces côtes plates et désertes, que les navires ne vont jamais reconnaître, et courait des bordées d’une demi-lieue, sans se risquer plus au large. Bonaparte employait la journée en conversations et en rêveries. Il lui arrivait parfois de murmurer les noms d’Ossian et de Fingal. Parfois il demandait à son aide de camp de lire à haute voix les Révolutions de Vertot ou les Vies de Plutarque. Il semblait sans inquiétude et sans impatience, et gardait toute la liberté de son esprit, moins encore par force d’âme que par une disposition naturelle à vivre tout entier dans le moment présent. Il prenait même un plaisir mélancolique à regarder la mer qui, riante ou sombre, menaçait sa fortune et le séparait du but. Après le repas, quand le temps était beau, il montait sur le pont et se couchait à demi sur l’affût d’un canon, dans l’attitude abandonnée et sauvage avec laquelle, enfant, il s’accoudait aux pierres de son île. Les deux savants, l’amiral, le capitaine de la frégate et l’aide de camp Lavallette faisaient cercle autour de lui. Et la conversation, qu’il menait par saccades, roulait le plus souvent sur quelque nouvelle découverte de la science. Monge s’exprimait avec pesanteur. Mais sa parole révélait un esprit limpide et droit. Enclin à chercher l’utile, il se montrait, même en physique, patriote et bon citoyen. Berthollet, meilleur philosophe, construisait volontiers des théories générales.

— Il ne faut pas, disait-il, faire de la chimie la science mystérieuse des métamorphoses, une Circé nouvelle, levant sur la nature sa baguette magique. Ces vues flattent les imaginations vives ; mais elles ne contentent pas les esprits méditatifs, qui veulent ramener les transformations des corps aux lois générales de la physique.

Il pressentait que les réactions, dont le chimiste est l’instigateur et le témoin, se produisent dans des conditions exactement mécaniques, qu’on pourrait un jour soumettre aux rigueurs du calcul. Et, revenant sans cesse sur cette idée, il y soumettait les faits connus ou soupçonnés. Un soir, Bonaparte, qui n’aimait guère la spéculation pure, l’interrompit brusquement :

— Vos théories ! Des bulles de savon nées d’un souffle et qu’un souffle détruit. La chimie, Berthollet, n’est qu’un amusement quand elle ne s’applique pas aux besoins de la guerre ou de l’industrie. Il faut que le savant, dans ses recherches, se propose un objet déterminé, grand, utile ; comme Monge qui, pour fabriquer de la poudre, chercha le nitre dans les caves et dans les écuries.

Monge lui-même et Berthollet représentèrent au général avec fermeté qu’il importe de maîtriser les phénomènes et de les soumettre à des lois générales, avant d’en tirer des applications utiles, et que procéder autrement, c’est s’abandonner aux ténèbres dangereuses de l’empirisme.

Bonaparte en convint. Mais il craignait l’empirisme moins que l’idéologie. Il demanda brusquement à Berthollet :

— Espérez-vous entamer, par vos explications, le mystère infini de la nature, mordre sur l’inconnu ?

Berthollet répondit que, sans prétendre expliquer l’univers, le savant rendait à l’humanité le plus grand des services en dissipant les terreurs de l’ignorance et de la superstition par une vue raisonnable des phénomènes naturels.

— N’est-ce pas être le bienfaiteur des hommes, ajouta-t-il, que de les délivrer des fantômes créés dans leur âme par la peur d’un enfer imaginaire, que de les soustraire au joug des devins et des prêtres, que de leur ôter l’effroi des présages et des songes ?

La nuit couvrait d’ombre la vaste mer. Dans un ciel sans lune et sans nuées, la neige ardente des étoiles était suspendue en flocons tremblants. Le général resta songeur un moment. Puis, soulevant la tête et la poitrine, il suivit d’un geste de sa main la courbe du ciel, et sa voix inculte de jeune pâtre et de héros antique perça le silence :

— J’ai une âme de marbre que rien ne trouble, un cœur inaccessible aux faiblesses communes. Mais vous, Berthollet, savez-vous assez ce qu’est la vie, et la mort [1], en avez-vous assez exploré les confins, pour affirmer qu’ils sont sans mystère ? Êtes-vous sûr que toutes les apparitions soient faites des fumées d’un cerveau malade ? Pensez-vous expliquer tous les pressentiments ? Le général La Harpe avait la stature et le cœur d’un grenadier. Son intelligence trouvait dans les combats l’aliment convenable. Elle y brillait. Pour la première fois, à Fombio, dans la soirée qui précéda sa mort, il resta frappé de stupeur, étranger à l’action, glacé d’une épouvante inconnue et soudaine. Vous niez les apparitions. Monge, n’avez-vous pas connu en Italie le capitaine Aubelet ?

À cette question, Monge interrogea sa mémoire et secoua la tête. Il ne se rappelait nullement le capitaine Aubelet.

Bonaparte reprit :

— Je l’avais distingué à Toulon où il gagna l’épaulette. Il avait la jeunesse, la beauté, la vertu d’un soldat de Platée. C’était un antique. Frappés de son air grave, de ses traits purs, de la sagesse qui transparaissait sur son jeune visage, ses chefs l’avaient surnommé Minerve, et les grenadiers lui donnaient ce nom dont ils ne comprenaient pas le sens.

— Le capitaine Minerve ! s’écria Monge, que ne le nommiez-vous ainsi tout d’abord ! Le capitaine Minerve avait été tué sous Mantoue quelques semaines avant mon arrivée dans cette ville. Sa mort avait frappé fortement les imaginations, car on l’entourait de circonstances merveilleuses, qui me furent rapportées, mais dont je n’ai point gardé un exact souvenir. Je me rappelle seulement que le général Miollis ordonna que l’épée et le hausse-col du capitaine Minerve fussent portés, ceints de lauriers, en tête de la colonne qui défila devant la grotte de Virgile, un jour de fête, pour honorer la mémoire du chantre des héros.

— Aubelet, reprit Bonaparte, avait ce courage tranquille, que je n’ai retrouvé qu’en Bessières. Les plus nobles passions l’animaient. Il poussait tous les sentiments de son âme jusqu’au dévouement. Il avait un frère d’armes, de quelques années plus âgé que lui, le capitaine Demarteau, qu’il aimait avec toute la force d’un grand cœur. Demarteau ne ressemblait pas à son ami. Impétueux, bouillant, porté d’une même ardeur vers les plaisirs et les périls, il donnait dans les camps l’exemple de la gaieté. Aubelet était l’esclave sublime du devoir, Demarteau l’amant joyeux de la gloire. Celui-ci donnait à son frère d’armes autant d’amitié qu’il en recevait. Tous deux, ils faisaient revivre Nisus et Euryale sous nos étendards. Leur fin, à l’un et à l’autre, fut entourée de circonstances singulières. J’en fus informé comme vous, Monge, et j’y prêtai plus d’attention, bien que mon esprit fût alors entraîné vers de grands objets. J’avais hâte de prendre Mantoue, avant qu’une nouvelle armée autrichienne eût le temps d’entrer en Italie. Je n’en lus pas moins un rapport sur les faits qui avaient précédé et suivi la mort du capitaine Aubelet. Certains des faits attestés dans ce rapport tiennent du prodige. Il faut en rattacher la cause soit à des facultés inconnues, que l’homme acquiert en des moments uniques, soit à l’intervention d’une intelligence supérieure à la nôtre.

— Général, vous devez écarter la seconde hypothèse, dit Berthollet. L’observateur de la nature n’y saisit jamais l’intervention d’une intelligence supérieure.

— Je sais que vous niez la Providence, répliqua Bonaparte. Cette liberté est permise à un savant enfermé dans son cabinet, non à un conducteur de peuples qui n’a d’empire sur le vulgaire que par la communauté des idées. Pour gouverner les hommes, il faut penser comme eux sur tous les grands sujets, et se laisser porter par l’opinion.

Et Bonaparte, les yeux levés, dans la nuit, sur la flamme qui flottait à la flèche du grand mât, dit tout aussitôt :

— Le vent souffle du nord.

Il avait changé de propos avec cette brusquerie qui lui était ordinaire et qui faisait dire à M. Denon : « Le général pousse le tiroir. »

L’amiral Gantheaume dit qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que le vent changeât avant les premiers jours de l’automne.

La pointe de la flamme était tournée vers l’Égypte. Bonaparte regardait de ce côté. Le regard de ses yeux s’enfonçait dans l’espace, et ces paroles sortirent martelées de sa bouche :

— Qu’ils tiennent bon, là-bas ! L’évacuation de l’Égypte serait un désastre militaire et commercial. Alexandrie est la capitale des dominateurs de l’Europe. De là je ruinerai le commerce de l’Angleterre et je donnerai aux Indes de nouvelles destinées… Alexandrie, pour moi comme pour Alexandre, c’est la place d’armes, le port, le magasin d’où je m’élance pour conquérir le monde et où je fais affluer les richesses de l’Afrique et de l’Asie. On ne vaincra l’Angleterre qu’en Égypte. Si elle s’emparait de l’Égypte, elle serait à notre place la maîtresse de l’univers. Le Turc agonise. L’Égypte m’assure la possession de la Grèce. Mon nom sera inscrit pour l’immortalité à côté de celui d’Épaminondas. Le sort du monde dépend de mon intelligence et de la fermeté de Kléber.

Pendant les jours qui suivirent, le général demeura taciturne. Il se faisait lire les Révolutions de la République romaine dont le récit lui paraissait d’une lenteur insupportable. Il fallait que l’aide de camp Lavallette allât au pas de charge à travers l’abbé Vertot. Et bientôt Bonaparte, impatient, lui arrachait le livre des mains et demandait les Vies de Plutarque, dont il ne se lassait point. Il y trouvait, disait-il, à défaut de vues larges et claires, un sentiment puissant de la destinée.

Un jour donc, après la sieste, il appela son lecteur, et lui ordonna de reprendre la Vie de Brutus à l’endroit où il l’avait laissée la veille.

Lavallette ouvrit le livre à la page marquée et lut :

Donc, au moment où ils se disposaient, Cassius et lui, à quitter l’Asie avec toute l’armée (c’était par une nuit fort obscure ; sa tente n’était éclairée que d’une faible lumière ; un silence profond régnait dans tout le camp, et lui-même était plongé dans ses réflexions), il lui sembla voir entrer quelqu’un dans sa tente. Il tourne les yeux vers la porte et il aperçoit un spectre horrible, dont la figure était étrange et effrayante, qui s’approche de lui, et qui se tient là en silence. Il eut le courage de lui adresser la parole. « Qui es-tu, lui demanda-t-il ; un homme ou un Dieu ? Que viens-tu faire ici et que me veux-tu ? — Brutus, répondit le fantôme, je suis ton mauvais génie, et tu me verras à Philippes. » — Alors Brutus, sans se troubler : « Je t’y verrai », dit-il. Le fantôme disparut aussitôt ; et Brutus, à qui les domestiques, qu’il appela, dirent qu’ils n’avaient rien vu ni entendu, continua de s’occuper de ses affaires.

— C’est ici, s’écria Bonaparte, dans la solitude des flots, qu’une telle scène produit une véritable impression d’horreur. Plutarque est un bon narrateur. Il sait animer le récit. Il marque les caractères. Mais le lien des événements lui échappe. On n’évite point sa destinée. Brutus, esprit médiocre, croyait à la force de la volonté. Un homme supérieur n’aura pas cette illusion. Il voit la nécessité qui le borne. Il ne s’y brise pas. Être grand, c’est dépendre de tout. Je dépends des événements, dont un rien décide. Misérables que nous sommes, nous ne pouvons rien contre la nature des choses. Les enfants sont volontaires. Un grand homme ne l’est pas. Qu’est-ce qu’une vie humaine ? La courbe d’un projectile.

L’amiral vint annoncer à Bonaparte que le vent avait enfin changé. Il fallait tenter le passage. Le péril était pressant. La mer qu’on allait traverser était gardée entre Tunis et la Sicile par des croiseurs détachés de la flotte anglaise, mouillée devant Syracuse. Nelson la commandait. Qu’un croiseur découvrît la flottille, et quelques heures après on avait devant soi le terrible amiral.

Gantheaume fit doubler le cap Bon, de nuit, les feux éteints. La nuit était claire. La vigie reconnut au nord-est les feux d’un navire. L’inquiétude qui dévorait Lavallette avait gagné Monge lui-même. Bonaparte, assis sur l’affût de son canon accoutumé, montrait une tranquillité qu’on croira véritable ou affectée, selon qu’on s’attachera à considérer son fatalisme empreint d’espérances et d’illusions, ou son incroyable aptitude à dissimuler. Après avoir traité, avec Monge et Berthollet, divers sujets de physique, de mathématique et d’art militaire, il en vint à parler de certaines superstitions dont son esprit n’était peut-être pas entièrement affranchi :

— Vous niez le merveilleux, dit-il à Monge. Mais nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux. Vous avez rejeté avec mépris de votre mémoire, me disiez-vous un jour, les circonstances extraordinaires qui ont accompagné la mort du capitaine Aubelet. Peut-être la crédulité italienne vous les présentait-elle avec trop d’ornements. Ce serait votre excuse. Écoutez-moi. Voici la vérité nue. Le 9 septembre, à minuit, le capitaine Aubelet était au bivouac devant Mantoue. A la chaleur accablante du jour succédait une nuit rafraîchie par les brumes qui s’élevaient au-dessus de la plaine marécageuse. Aubelet, tâtant son manteau, le trouva mouillé. Comme il se sentait un léger frisson, il s’approcha d’un feu sur lequel les grenadiers avaient fait la soupe et se chauffa les pieds, assis sur une selle de mulet. La nuit et le brouillard resserraient leur cercle autour de lui. Il entendait au loin le hennissement des chevaux et le cri régulier des sentinelles. Le capitaine était là depuis quelque temps, anxieux, triste, le regard fixé sur les cendres du brasier, quand une grande forme vint, sans bruit, se dresser à son côté. Il la sentait près de lui et n’osait tourner la tête. Il la tourna pourtant et reconnut le capitaine Demarteau, son ami, qui, selon sa coutume, appuyait à la hanche le dos de sa main gauche et se balançait légèrement. À cette vue le capitaine Aubelet sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il ne pouvait douter que son frère d’armes ne fût près de lui et il lui était impossible de le croire, puisqu’il savait que le capitaine Demarteau se trouvait alors sur le Mein, avec Jourdan, que menaçait l’archiduc Charles. Mais l’aspect de son ami ajoutait à sa terreur, par quelque chose d’inconnu qui se mêlait à son parfait naturel. C’était Demarteau et c’était en même temps ce que personne n’eût pu voir sans épouvante. Aubelet ouvrit la bouche. Mais sa langue glacée ne put former aucun son. C’est l’autre qui parla :

» — Adieu ! Je vais où je dois aller. Nous nous reverrons demain.

» Et il s’éloigna d’un pas muet.

» Le lendemain Aubelet fut envoyé en reconnaissance à San Giorgo. Avant de partir, il appela le plus ancien lieutenant et lui donna les instructions nécessaires pour remplacer le capitaine.

» — Je serai tué aujourd’hui, ajouta-t-il, aussi vrai que Demarteau a été tué hier.

» Et il conta à plusieurs officiers ce qu’il avait vu dans la nuit. Ils crurent qu’il avait un accès de cette fièvre qui commençait à travailler l’armée dans les marécages de Mantoue.

» La compagnie Aubelet reconnut, sans être inquiétée, le fort San Giorgo. Son objet ainsi atteint, elle se replia sur nos positions. Elle marchait sous le couvert d’un bois d’oliviers. Le plus ancien lieutenant, s’approchant du capitaine, lui dit :

» — Vous n’en doutez plus, capitaine Minerve : nous vous ramènerons vivant.

» Aubelet allait répondre, quand une balle, qui siffla dans le feuillage, le frappa au front.

» Quinze jours plus tard, une lettre du général Joubert, communiquée par le Directoire à l’armée d’Italie, annonçait la mort du brave capitaine Demarteau, tombé au champ d’honneur le 9 septembre. »


Aussitôt qu’il eut fait ce récit, le général, perçant le cercle de ses auditeurs silencieux, se promena muet, à grands pas, sur le pont.

— Général, lui dit Gantheaume, nous avons franchi le pas dangereux.

Le lendemain il mit le cap au nord, se proposant de longer les côtes de Sardaigne jusqu’à la Corse et de gouverner ensuite vers les côtes de Provence, mais Bonaparte voulait débarquer sur un point du Languedoc, craignant que Toulon ne fût occupé par l’ennemi.

La Muiron se dirigeait sur Port-Vendres, quand un coup de vent la repoussa sur la Corse et la força de relâcher à Ajaccio. Tous les habitants de l’Île, accourus pour saluer leur compatriote, couronnaient les hauteurs qui dominent le golfe. Après quelques heures de repos, sur l’avis qu’on reçut que tout le littoral de la France était libre, on fit voile vers Toulon. Le vent était bon, mais faible.

Seul, dans la tranquillité qu’il avait communiquée à tous, Bonaparte commençait à s’agiter, impatient de toucher le sol, portant parfois à son épée sa petite main brusque. L’ardeur de régner qui couvait en lui depuis trois ans, l’étincelle de Lodi, l’enflammait. Un soir, tandis que se perdaient à sa droite les côtes dentelées de l’île natale, il parla tout à coup avec une rapidité qui brouillait les syllabes dans sa bouche :

— Les bavards et les incapables, si l’on n’y mettait ordre, achèveraient la ruine de la France. L’Allemagne perdue à Stockach, l’Italie perdue à la Trebbia ; nos armées battues, nos ministres assassinés, les fournisseurs gorgés d’or, les magasins sans vivres ni effets d’équipement, l’invasion prochaine, voilà ce que nous vaut un gouvernement sans force et sans probité.

» Les hommes probes, ajouta-t-il, fournissent seuls à l’autorité un appui solide. Les corrompus m’inspirent un insurmontable dégoût. On ne peut gouverner avec eux. »

Monge, qui était patriote, dit avec fermeté :

— La probité est nécessaire à la liberté comme la corruption à la tyrannie.

— La probité, reprit le général, est une disposition naturelle et intéressée chez les hommes nés pour le gouvernement.

Le soleil trempait dans le cercle de brumes qui bordaient l’horizon son disque agrandi et rougi. Le ciel était semé, vers l’orient, de nuées légères comme les feuilles d’une rose effeuillée. La mer agitait mollement les plis de vermeil et d’azur de sa nappe luisante. La toile d’un navire parut à l’horizon et l’officier de service reconnut, dans sa lunette, le pavillon anglais.

— Faut-il, s’écria Lavallette, faut-il que nous ayons échappé à d’innombrables dangers pour périr si près du rivage !

Bonaparte haussa les épaules :

— Peut-on encore douter de mon bonheur et de ma destinée ?

Et il rendit leur cours à ses pensées.

— Il faut balayer ces fripons et ces incapables et mettre à leur place un gouvernement compact, de mouvements rapides et sûrs, comme le lion. Il faut de l’ordre. Sans ordre, pas d’administration. Sans administration, pas de crédit ni d’argent, mais la ruine de l’État et celle des particuliers. Il faut arrêter le brigandage et l’agio, la dissolution sociale. Qu’est-ce que la France sans gouvernement ? Trente millions de grains de poussière. Le pouvoir est tout. Le reste n’est rien. Dans les guerres de Vendée, quarante hommes maîtrisaient un département. La masse entière de la population veut à tout prix le repos, l’ordre et la fin des disputes. De peur des jacobins, des émigrés ou des chouans, elle se jettera dans les bras d’un maître.

— Et ce maître, dit Berthollet, sera sans doute un chef militaire ?

— Non pas, répliqua vivement Bonaparte, non pas ! Jamais un soldat ne sera le maître de cette nation éclairée par la philosophie et par la science. Si quelque général tentait de prendre le pouvoir, il serait bientôt puni de son audace. Hoche y songea. Je ne sais s’il fut arrêté par le goût du plaisir ou par une juste appréciation des choses, mais l’entreprise se renversera sur tous les soldats qui la tenteront. Pour ma part, j’approuve cette impatience des Français qui ne veulent pas subir le joug militaire et je n’hésite pas à penser que dans l’État la prééminence appartient au civil.

En entendant ces déclarations, Monge et Berthollet se regardèrent surpris. Ils savaient que Bonaparte allait, à travers les périls et l’inconnu, prendre le pouvoir, et ils ne comprenaient rien à un discours par lequel il semblait s’interdire ce pouvoir ardemment convoité. Monge qui, dans le fond de son cœur, aimait la liberté, commençait à se réjouir. Mais le général, qui devinait leur pensée, y répondit aussitôt :

— Il est certain que si la nation découvre dans un soldat les qualités civiles convenables à l’administration et au gouvernement du pays, elle le mettra à sa tête ; mais ce sera comme chef civil et non comme chef militaire. Ainsi le veut l’état des esprits chez un peuple civilisé, raisonnable et savant.

Et Bonaparte, après un moment de silence, ajouta :

— Je suis membre de l’Institut.

Le navire anglais nagea quelques instants encore sur la bande de l’horizon empourpré, et disparut.

Le lendemain matin, la vigie signala les côtes de France. On était en vue de Port-Vendres. Bonaparte attacha son regard sur cette petite ligne pâle de terre. Un tumulte de pensées s’éleva dans son âme. Il eut la vision éclatante et confuse d’armes et de toges ; une immense clameur remplit ses oreilles dans le silence de la mer. Et parmi des images de grenadiers, de magistrats, de législateurs, de foules humaines, qui passaient devant ses yeux, il vit souriante et languissante, son mouchoir sur les lèvres et la gorge à demi découverte, Joséphine dont le souvenir lui brûlait le sang.

— Général, lui dit Gantheaume en lui montrant la côte qui blanchissait au soleil du matin, je vous ai conduit où vos destins vous appelaient. Vous abordez comme Énée aux rivages promis par les dieux.

Bonaparte débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire an VIII.


fin

  1. Nous reproduisons la phrase telle qu’elle a été dite.