Sous le voile de l’Islam/III

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L’Intransigeant (p. 8-9).

Plus loin… vers l’inconnu

Où l’on jette les premières bases d’un mariage

Ce matin, plus qu’à l’ordinaire, des bruits de vaisselle cassée dans la cuisine.

Une intervention s’impose.

Je trouve Ahmed, mon cuisinier, l’air penaud, ramassant les débris d’une assiette qui nagent dans une fricassée d’outarde sur le carrelage. Une saucière, fraîchement cabossée sur la table, témoigne également de l’accident.

— Ahmed ! Toujours des maladresses ! Encore un « batchich »[1] à te supprimer.

— Excuse-moi, madame, me dit-il rougissant et levant son gros nez qui semble n’être fait que de narines largement ouvertes, j’ai perdu la tête, ma sœur et les Palmyreniens qui vont à la Mecque viennent de partir pour le pèlerinage. Tu comprends, maintenant, combien je suis troublé, n’est-ce pas ?

L’Arc de Triomphe de Palmyre

Je comprends, oui, je comprends… La Mecque, Médine, Médine, La Mecque — hedjaz Nedj Hoffouf — aventures, voyages, ces mots tourbillonnent en une sarabande effrénée une fois de plus dans mon esprit et cette idée d’horizons nouveaux fait surgir mon amour de l’aventure, un moment refoulé, jamais apaisé. Je ne puis plus supporter ces quatre murs, toujours quatre et toujours murs. Certes je les quitte souvent pour la tente des Bédouins ou les randonnées dans le désert, mais la fatalité me ramène toujours entre eux.

Il me faut l’éblouissement d’un autre soleil. Un soleil qu’il n’est pas permis à tous de contempler.

— Ahmed ! partons les rejoindre.

Le pauvre garçon est tellement saisi qu’il peut à peine articuler : « Où, comment ? Je ne connais même pas leur itinéraire, tout ce que je sais, c’est qu’ils sont dix : six hommes et quatre femmes, et tu voudrais que nous partions seuls ; toi, une chrétienne… On te massacrerait là-bas. »

Il est si troublé, ses yeux si égarés que je sens l’impossibilité d’accomplir ce voyage, du moins avec lui. J’oublie un peu ce rêve comme j’en ai oublié tant d’autres ; mais mon désir est né, il va croître et mûrir, il va me ronger de plus en plus, avec une ténacité toute particulière. Ce n’est plus un rêve, c’est bientôt un projet dont les éléments s’établissent dans mon imagination.

Quelques jours après, le cheik Sattam vient me voir, accompagné par sa suite,

Soleiman, le mari nedjien de Mme d’Andurain, probablement assassiné par la police mahabite du roi du Nedj.

dans laquelle se trouve un certain Soleiman, ancien méhariste[2], homme du Nedj, comme la plupart des soldats méharistes de Palmyre, que j’avais déjà rencontrés pendant mes visites sous les tentes bédouines.

Nous prenons le thé dans mon petit salon. Comme toujours, la conversation avec ces Bédouins primitifs favorise les idées d’évasions, et ma tentation devient plus ardente. Sattam, très grimaçant, courbant sa haute taille, drapé dans son habaye noir, brodé de fines broderies d’or, accomplit les salamalecks d’usage. Ils consistent à me répéter, comme d’habitude : « Madame, je t’aime plus que mon père, ma mère, mes femmes, ma sœur et mes enfants. Toute ma tribu est tienne. Si tu as besoin d’argent, je dépouillerai mes femmes de leurs colliers et bracelets pour te les offrir. » Il s’incline une dernière fois, franchit la porte, tandis que sa petite cour s’apprête à le suivre. Profitant de cet instant je pose la main sur l’épaule de Soleiman et lui dis :

— Reste, j’ai à te parler.

« As-tu toujours envie de retourner dans ta tribu d’Oneiza ?

— Depuis dix ans j’ai, chaque jour, l’idée de revoir ma tribu, mais je n’ai pas d’argent pour aller si loin.

Rien ne pouvait mieux me servir, je continue :

— Écoute, je veux traverser toute l’Arabie et aller voir ton pays. Tu m’emmèneras dans ta famille. Quels parents as-tu laissés là-bas ?

— Mon père et ma mère sont à Oneiza, avec deux de mes sœurs et un petit frère ; j’ai une autre sœur mariée avec un pêcheur de perles aux îles Bairen, dans le golfe Persique.

— Parfait, nous irons pêcher des perles.

— Jamais le roi Ibn Seoud ne te laissera entrer dans le Nedj.

— Tu diras que j’appartiens à ta famille, voilée, habillée en femme arabe, je passerai tout à fait pour une Bédouine.

— Oui, mais si on découvre la vérité, on me coupera le cou et on te le coupera comme à moi-même.

— Eh bien je t’épouserai et rien ne pourra m’être reproché.

Soleiman semble d’abord un peu interloqué par cette combinaison directe et inattendue. Son impassibilité d’Arabe reprend vite le dessus, il répond, avec un sourire doucereux :

— Que dira ton mari ?

— Mon mari, que veux-tu qu’il dise, il ne s’opposera nullement à ce voyage. Tu comprends bien que je ne t’épouserai pas en tant qu’homme et que je ne t’appartiendrai pas ; tu me serviras uniquement de passeport. Je paierai tout le voyage pour nous deux, bien entendu, et, au retour, je te donnerai comme batchich [3] le double de ce que nous aurons dépensé.

Soleiman entrevoit la bonne affaire et il perd cet air méfiant qu’il manifestait depuis le début de notre conversation. Il ne semble pas humilié par cette prostitution éventuelle de sa nationalité, ni particulièrement étonné de devenir une pièce d’identité vivante.

L’argent, toujours l’argent, ici comme partout, emporte toutes les décisions.

Je profite de son état d’esprit favorable pour continuer à lui expliquer ma petite affaire, en entourant mon projet de toutes les garanties possibles.

— Pour que tu aies intérêt à me ramener vivante, je tiens à ce que tu participes aux frais de ce voyage ; le capital que tu auras ainsi investi te sera rendu doublé à notre retour.

Il ne fait aucune objection à ce marché et demande seulement à consulter ses frères, qui devront lui avancer l’argent sur l’hypothèque de ma fantaisie. Ses frères, à la charge desquels il vit, ne refuseront certainement pas de lui prêter la somme requise, trop heureux de pouvoir enfin se débarrasser de cet homme qui leur coûtait cher. Mais il flattait l’amour-propre de la famille par ses beaux costumes, sa parole facile, son attitude de grand seigneur et sa beauté.


  1. Pourboire, cadeau.
  2. Soldat du désert monté sur chameau.
  3. Cadeau.