Sous le voile de l’Islam/IX

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L’Intransigeant (p. 20-21).

Premières querelles de ménage


Je décide d’aller passer le week-end à Beyrouth pour revoir mon plus jeune fils, au collège de l’Université américaine. Je charge Soleiman de nos intérêts à Haïffa pendant mon absence et je pars, bien entendu voilée, mais décidée à reprendre ma façade européenne au premier tournant de la route.

À mon retour je trouve Soleiman plus amorphe que jamais et sans aucune nouvelle des formalités en cours. Je téléphone au grand muphti à Jérusalem ; il me promet une réponse dans les quarante-huit heures. Après ce laps de temps, le paskaté, que je dérange deux fois par jour, m’apprend, enfin, que le grand muphti autorisait le cadi à nous marier dès que j’aurai l’acte officiel constatant ma conversion.

Trois femme bédouines photographiées devant une tente de nomades

Que de complications ! Les gouvernements sont donc tous les mêmes ! Le dernier obstacle que l’on m’oppose ne me paraît pas légal, mais ma situation est trop délicate pour que j’essaye de protester.

Les choses continuent alors de traîner tellement en longueur que je décide soudainement de partir pour Jérusalem, afin de tenter un autre stratagème. Mon procédé est simple : il s’agit d’obtenir du consulat égyptien le visa de nos passeports, pour tenter de prendre un bateau à Suez, et ceci en écrivant simplement nous-mêmes, en arabe, sur le passeport de Soleiman : « Zeïnab, bent Mohamed ». Les femmes arabes ne paraissant pas devant les consuls et ne donnant ni photo ni autres pièces d’identité, cela peut réussir ; pourquoi ne pas le tenter ?

Soleiman, devant les démarches incessantes auxquelles nous nous livrons depuis deux semaines, ne m’a-t-il pas dit cent fois : « Les Bédouins ne font pas un papier pour se marier, lorsqu’on est d’accord sur le prix d’une femme c’est fini. » Qu’il se présente donc au consulat et à la compagnie de navigation comme Bédouin avec une femme bédouine, sans contrat de mariage, et le tour est joué.

Je désire également me documenter sur les dates de départ des bateaux pour Djjeddah, ligne peu fréquentée en dehors des services spéciaux à l’époque du pèlerinage et terminés maintenant. La lenteur et les tergiversations de Soleiman, auquel il manque des cigarettes, un café chez le cawagi du coin, retardent notre départ, tant et si bien que nous arrivons à Jérusalem pour assister à la fermeture du consulat d’Égypte.

Je ne lui cache pas mon mécontentement auquel il se soustrait par un procédé de lâche en s’éclipsant simplement tandis que je franchis la porte du premier hôtel venu. Il revient tout gêné dans l’après-midi et répond avec dignité à ma demande d’explication sur sa conduite :

— Madame n’as-tu pas vu que tout le monde est juif dans cet hôtel ?

— Imbécile, comment sais-tu que ces gens sont des juifs ? Tu ne sais pas mieux les reconnaître que moi.

— Allah soit loué, sois contente, madame, répond-il pour changer la conversation, tout est arrangé, nous allons avoir les passeports dans trois jours ; la compagnie a envoyé le mien au Caire pour y faire ajouter ton nom, comme mon épouse, « Zeïnab bent Mohamed ». La compagnie de navigation ignorant la réelle identité a vendu ses billets pour le pèlerinage comme à n’importe quel couple de Nedjiens.

La solution me paraît bonne, mais je suis tout de même inquiète à l’idée qu’il s’est peut-être fait rouler par cette agence de voyage qui voulait naturellement lui vendre deux passages. De toute façon il a agi avec une inconscience totale en se démunissant de son passeport.

Aussi nous rentrons le lendemain à Haïffa, trajet ravissant dans la lumière du soir. Soleiman ne dit pas un mot, somnolent comme une marmotte dans un coin.

Au moment où je paye le chauffeur avec lequel j’avais convenu d’un prix de trois livres palestiniennes, Soleiman me jette d’un air souverain : « Donne-lui une livre de pourboire. »

Sans tenir compte de son arrogance et de son ton de commandement, je glisse dans la main du chauffeur quelques piastres, pourboire en proportion avec la somme totale. Le chauffeur ayant entendu l’ordre de Soleiman nous suit dans l’escalier avec ce sans-gêne typique des pays d’Orient qui ont subi le contact de notre civilisation. Soleiman, avec emphase, donne l’ordre à l’hôtelier de payer cette somme. Je me retourne furieuse, interdisant au patron de le faire parce que c’est moi qui commande ; mais ce dernier, encouragé par les gestes et les clins d’œil de Soleiman, après quelques hésitations, remet en cachette cet argent au chauffeur, pensant que je ne le remarquerai pas. J’ai vu le geste, j’éclate, je me fâche comme jamais il n’a dû voir une femme musulmane se fâcher et je lui dis :

— Tu ne seras pas payé et je quitte l’hôtel à l’instant ; tandis que me tournant vers Soleiman je lui crie :

« Tu n’es qu’un poseur, un idiot, un homme de rien, un grossier chamelier du désert. »

Humilié par ce flot d’injures publiques, il monte l’escalier comme une grande vedette en se drapant dans son manteau et en disant : « Ana émir » (Je suis un émir). J’éclate de rire, je hausse les épaules tandis que les témoins arabes de cette scène le regardent avec un mélange de respect, d’admiration et d’étonnement.

Cependant je suis lasse de ces scènes de ménage, de la bêtise et de la fatuité de mon partenaire et je pars comme je l’ai annoncé.

J’erre longtemps sur la plage, puis je me promène sur une longue route bordée de cimetières, en particulier celui de l’armée anglaise, si calme dans sa verdure et ses fleurs, si reposant dans son ordre parfait.

Depuis des heures je marche, je rêve et j’hésite pour la première fois à partir avec cet homme qui m’exaspère tellement que je me demande comment je pourrai en supporter plus longtemps la bêtise et l’indolence. Je pense sérieusement à rentrer à Palmyre quand j’aperçois deux silhouettes, l’une en robe et kéfié, et l’autre en pantalon et tarbouche, qui viennent à ma rencontre. Ce sont Soleiman et Achem qui me cherchent depuis longtemps. Mon mari n’a pas osé se présenter à moi, seul. Il compte sur la sympathie que j’ai pour Achem et s’en sert comme tampon. Mais je suis sourde à leur amabilité et je garde un silence obstiné. Je ne le romps, enfin, que pour refuser à Soleiman d’aller le soir avec lui au cinéma, offre colossale et ultime avec laquelle il espère m’attendrir, toutes ses demandes de pardon ne m’ayant point touchée.

Ils me supplient de rester, promettant d’exécuter tous mes désirs, dorénavant.

Soleiman ne se rendait pas compte de la valeur de l’argent ; il s’est plusieurs fois trompé, considérant que la piastre valait le cinquième du franc, comme en Syrie, alors qu’en Palestine la piastre est l’unité. Je n’avais pu jusqu’à ce jour le lui faire comprendre, mais je profitai de son désarroi pour régler la question pécuniaire entre nous. Je lui notifiai que je ne lui confierais plus un sou. Pendant mon absence de deux jours à Beyrouth n’avait-il pas dépensé plusieurs livres sans pouvoir m’en expliquer l’emploi !

Le lendemain de cette scène nous allons au « Makame Charhie », tribunal religieux, où nous apprenons enfin que mon certificat et les papiers sont arrivés. Je suis musulmane en bonne et due forme, ainsi l’atteste la pièce justificative en arabe et en anglais. Le cadi autorise le mariage et, dans un petit discours éloquent, nous souhaite joie et prospérité et envie notre bonheur de pouvoir aller à la Mecque.