Souvenirs (Eugène Sue)

La bibliothèque libre.
Souvenirs (Eugène Sue)
Atar-Gull et autres récits (p. 78-80).

SOUVENIRS

DES INVASIONS DE 1814 ET 1815.


C’est une chose triste de voir les événements qui ont le plus marqué, je ne dis pas dans la vie d’un homme, mais dans l’existence d’un peuple même, perdre, d’année en année, leur retentissement, jusqu’à ce qu’ils ne deviennent plus qu’un fait enregistré par l’histoire qu’il est permis à presque tous d’ignorer. J’ai été tout étonné de voir dernièrement que des jeunes gens écoutaient comme un récit nouveau et plein d’intérêt quelques anecdotes se rapportant à l’arrivée et au séjour des armées coalisées en France pendant les années 1814 et 1815. Je ne comprenais pas que cette plaie d’honneur, qui a fini par tuer la Restauration, fût déjà une chose ancienne pour beaucoup, tandis que les hommes de notre génération ont conservé si chaud encore le souvenir de ces désastres. Parmi mes meilleurs amis, je compte un officier de l’empereur qui n’est pas encore convaincu à tous les moments que l’ennemi soit entré deux fois en France ; quand il paraît quelque nouvelle relation des événements politiques de cette époque, il la lit avec avidité, espérant toujours que l’auteur, mieux instruit, lui apprendra que, dans tous les faits accomplis alors, la victoire des Prussiens et des Russes n’a été pour rien, et qu’ils ne sont pas venus à Paris. Puis, quand mon brave ami voit que le récit prend, dès le début de 1814, la tournure connue, il quitte le livre avec découragement. Telle est l’impression que la trahison de plusieurs, le malheur de tous et l’insolence des vainqueurs ont laissée dans de nobles âmes. Ces souvenirs, féconds et généreux élans, on ne doit pas les laisser s’attiédir, se perdre ou dégénérer en froides leçons d’histoire !

Les personnages qui figurent dans les faits que je vais citer étant encore vivants, on comprend que je ne puis ni les appeler de leur nom, ni même désigner d’une manière précise le lieu de la scène ; je dirai seulement que, lorsqu’on remonte vers Melun, dans un de ces bateaux à vapeur qui ont déjà la rapidité en attendant le confortable, on trouve, sur la gauche, à quelques lieues de Paris, l’embouchure d’une petite rivière dont les eaux basses et sans courant semblent appartenir à quelque obscur ruisseau que les bestiaux traversent le soir en revenant de la prairie. Mais, au bout d’une heure de marche le long de ses rives sans chemin de halage, vous trouvez une belle nappe verte de trente à quarante pieds de large qui, entre deux prairies aux bords élevés, laisse dormir les eaux limpides et profondes.

Cette rivière arrose, à une lieue et demie de son embouchure à peu près, l’extrémité gauche d’un village dont les dernières habitations descendent de la colline en parcs et en jardins ; un pont en bois, à trois arches solides, unit les deux bords au bout d’une rue du village, et, près du pont, une ruelle qui s’abaisse descend au lavoir et à l’abreuvoir, où, quand le jour tombe, on amène les chevaux fatigués du travail. Pour prévenir les accidents, des cordes soutenues par des pièces de bois tracent à la surface de l’eau le contour de la partie où l’on peut aller sans danger.

Sur la droite de la rivière, du côté où les propriétés bourgeoises sont plus étendues et les maisons des paysans clair-semées de loin en loin, il y avait, en 1815, une cabane de chétive apparence : les abords en étaient propres ; mais, pour l’homme habitué aux mœurs de la campagne, il était aisé de voir que là habitait un simple journalier sans un quart d’arpent dont il pût faire son potager. En effet, Jean, qui avait été soldat pendant dix ans, lorsqu’il avait quitté le service en 1814, était revenu au pays pour assister à un triste spectacle : sa mère était morte ; son père, vieux, infirme, privé si longtemps du fils sur le travail duquel il avait compté, avait été obligé de vendre peu à peu son bien, il se mourait. Trois mois après son retour, Jean était seul dans sa maison, composée de deux chambres ; seul avec une sœur plus jeune que lui, qui, pour ne pas quitter son vieux père, au lieu d’aller travailler aux champs, s’était faite couturière et, avec des habitudes d’un travail moins grossier, avait pris un caractère plus doux que ne l’ont ordinairement les ouvrières de la campagne. Quelque affectueuse qu’elle pût être, elle ne parvenait pas toujours cependant à calmer les réflexions sombres auxquelles son frère s’abandonnait ordinairement, aigri par la perte de parents qu’il aimait, qu’il avait espéré retrouver heureux, aigri aussi par la misère et bien plus encore par l’humiliation de la France, par ces défaites où il avait encore moins manqué qu’à une victoire.

La révolution des Cent-Jours arriva. Aux chagrins que Jean nourrissait, vint s’en joindre un plus vif encore : il ne put rejoindre son drapeau, sa sœur Geneviève était malade, en partant il la laissait sans ressource. Jean resta donc ; mais bien souvent au milieu du pénible travail qui les nourrissait tous deux, il laissait échapper des blasphèmes de regrets et de terribles imprécations contre l’ennemi qu’il ne devait pas rencontrer sur le champ de bataille. Quoique le village où Jean vivait ainsi retiré fût éloigné de toute grande route, la nouvelle de Waterloo y arriva avec les récits qui, dans la bouche des gens de la campagne, se colorent de circonstances si extraordinaires. Jean calcula avec amertume qu’il aurait pu arriver à temps pour se battre, car sa sœur allait mieux ; puis il retomba dans le silence dont Geneviève seule tentait de le faire sortir.

Lorsque les armées coalisées eurent promené en triomphe leurs soldats dans Paris, elles les distribuèrent dans les environs, à dix lieues à la ronde, et le village de Jean reçut aussi sa garnison. Dès que l’ancien chasseur de la garde sut que des cuirassiers russes se trouvaient dans le village, il n’y vint plus que lorsque son travail l’y obligeait absolument ; alors il le traversait en courant ; le dimanche il cessa d’y venir passer une partie de la journée avec quelques amis, anciens soldats comme lui, et sa seule distraction fut d’aller, le soir des jours de repos, se promener au loin dans l’intérieur des terres en donnant le bras à sa sœur.

Au retour d’une de ses promenades, dans un sentier étroit, il vit venir à lui trois soldats russes, il s’arrêta droit, et sembla, quoique sans armes, s’affermir sur ses jambes comme pour un combat ; mais Geneviève de son bras le tira si doucement, et d’une manière si suppliante, qu’il quitta le milieu du chemin qu’il barrait aux arrivants. Sans doute les trois Russes avaient deviné ce qui s’était passé, car ils échangeaient en riant des paroles que Jean prenait pour autant d’outrages. Et lorsqu’ils furent près de lui, si, à leurs rires, à leurs regards insolents sur Geneviève, ils avaient joint un seul geste, sa sœur, pâle et tremblante, eût en vain continué à presser de ses deux mains les muscles enflés des bras nerveux de Jean ; il se fût élancé sur les trois adversaires, et il eût succombé dans ce combat inégal. Après qu’ils furent passés, il ne continua que lentement sa marche, et plus d’une fois il s’arrêta comme incertain sur ce qu’il devait faire ; mais, ni ce soir-là ni les jours qui suivirent, il ne dit à Geneviève aucune parole qui rappelât cette violente colère qu’il avait vaincue. Seulement, quelques jours après, Geneviève s’aperçut qu’il rentrait plus tard de son ouvrage ; la nuit était toujours complètement close avant son retour ; et, ce qui ne l’étonna pas moins, c’est que, de quelque côté que son travail l’eût mené le matin, il revenait toujours la nuit par le chemin du village.

La jeune fille, dont la solitude se trouvait encore ainsi augmentée, d’abord l’attendait sur la porte de la maison ; puis peu à peu elle se hasarda à descendre au-devant de son frère vers le village, et enfin, un soir elle osa aller jusque sur ce pont dont nous avons parlé, et au delà duquel étaient alors les premières maisons habitées. Elle ne voulut pas aller plus avant pour ne pas entrer seule dans les rues ; et, comme plusieurs fois son frère lui avait dit en rentrant mouillé qu’il venait de se baigner dans la rivière, elle voulait être sûre de se trouver sur son passage. Elle était là depuis quelque temps, appuyée sur la barre de bois, lorsqu’elle entendit des pas. Geneviève se repentit de s’être ainsi hasardée seule. Mais la nuit était belle, la lune brillante, elle reconnut bientôt un vieil ami de son père.

— Que fais-tu donc là, Geneviève ? lui dit le vieux paysan quand il l’eut reconnue à son tour.

— Mais, vous voyez, père Simon, j’attends mon frère…

— Est-ce que Jean se dérange ?

— Oh ! non, par exemple.

— Je disais aussi : Nous ne le voyons jamais au cabaret. Mais c’est égal, il rentre bien tard pour un homme qui se lève avec le soleil. Et, en parlant ainsi, le vieillard s’était accoudé sur la traverse en bois à côté de la jeune fille.

— Elle est belle, cette rivière, dit-il après quelques instants de silence. Il y a bien longtemps que je la connais ; eh bien, je suis encore content de la voir quand la lune se mire comme cela dedans. Quel dommage qu’elle soit si traîtresse !

— Mais il me semble qu’il y a longtemps qu’il n’est arrivé d’accident.

— Comment, il te semble ! Ah çà ! d’où viens-tu donc, Geneviève ! Comment ! tu n’as pas su qu’il y a quinze jours un homme s’y est noyé, et, il y a cinq jours, encore un autre ?

— Mon frère ne m’en avait rien dit.

— Vrai ? Eh bien, Jean n’est pas causeur. C’est pourtant comme cela : il y aura demain deux semaines, un des Russes est allé faire boire son cheval et celui de son officier ; au bout d’un quart d’heure les bêtes sont revenues toutes seules. Le cuirassier… plus vu ni connu. Il n’aura pas fait attention aux cordes de l’abreuvoir, ou peut-être était-il un peu en train… Enfin, on n’a pas même retrouvé son corps.

— Et encore un autre dix jours après ?

— Encore un, un Russe heureusement. Mais enfin celui-là aurait dû prendre ses précautions. Pas du tout ! Un de moins, comme disent les autres.

Et pendant une demi-heure le père Simon donna de longs détails à Geneviève ; puis, se relevant enfin : — Allons, allons, dit-il, il faut s’aller coucher. Rentre, ma fille. Si je rencontre Jean, je te l’enverrai, et lui dirai que c’est mal de te faire attendre.

Le père Simon s’éloigna, et Geneviève resta encore à regarder les eaux si belles où deux hommes avaient disparu.

Elle n’entendait plus le bruit des pas du père Simon, elle allait partir, quand il lui sembla voir quelque chose se mouvoir dans l’ombre du lavoir, qu’ainsi posée elle avait à sa gauche. Quoique effrayée, elle continua à regarder, et elle vit, elle vit bien distinctement un homme se glisser avec précaution le long de la muraille, sortir du lavoir et courir tout courbé le long du mur qui soutient les terres de la route. Cet homme, qui s’éloignait en se cachant, mais pouvait revenir en prenant la route du pont, fit peur à Geneviève, qui reprit avec assez de hâte la route de sa maison. Cependant elle n’était pas encore loin du pont quand elle entendit des pas précipités derrière elle : elle hâta sa marche ; mais on allait plus vite qu’elle. Elle eut le courage de s’arrêter et de faire face à celui qui venait : c’était Jean.

Geneviève ne lui demanda aucun éclaircissement, ne lui fit aucune question ; mais de sinistres soupçons s’emparèrent de son esprit, et elle eut peur. Qu’eût-ce donc été si elle avait su que toutes ces idées qu’elle repoussait avec effroi étaient fondées, que tout ce dont elle voulait douter était vrai ?

Jean continua à rentrer tard tous les soirs.

Quinze jours après la conversation du père Simon, Jean, à huit heures et demie du soir (c’était à la fin de septembre), était encore blotti dans ce coin du lavoir où Geneviève l’avait aperçu. Il entendit au loin sur les pavés inégaux de la rue des chevaux descendre la pente qui conduit à la rivière. Il écouta en retenant son haleine, et distingua qu’il y avait trois chevaux. Combien de conducteurs ? Il ne le sut que lorsque, au débouché de l’étroite ruelle, du point obscur où il était caché, il vit les trois longes réunies dans une même main. En entrant dans la rivière le conducteur se mit à chanter, et Jean reconnut un soldat russe qu’on appelait dans le village le Lithuanien. D’une belle taille, d’un visage ouvert, d’une humeur gaie, parlant déjà assez bien le français, il était accueilli par les gens du pays.

Il entra donc dans l’eau en chantant ; et comme il était sur le cheval de gauche lorsqu’il longea les limites placées en cercle, il se trouvait près de la corde, et par conséquent des parties interdites de la rivière. Il fit une première fois le tour de l’abreuvoir ; les chevaux, revenus au bord, se secouèrent et hennirent, et il les lança de nouveau et sur un nouvel air dans l’espace terminé par les cordes. Il était arrivé à la partie de la circonférence la plus éloignée du bord ; là, son porteur n’avait plus pied ; il devait nager quelques pas, portant les naseaux élevés, et son cavalier plongé dans l’eau jusqu’à la ceinture. Tout à coup une tête sort de l’eau, puis un bras s’élève, et, saisissant le soldat par la veste, l’entraîne par-dessus la corde. Surpris à l’improviste, il résiste un instant ; mais, sans point d’appui, il est obligé de céder et tombe en arrière sur celui qui le tire si vigoureusement à lui. Tous deux disparaissent et tous deux au même instant, à quelques pieds de distance, relèvent la tête, regardent autour d’eux, et d’un seul élan se rapprochent, se posent les mains sur les épaules, et, cédant à un même effort, disparaissent encore. Cette fois le Lithuanien était revenu à la surface avant son adversaire, et au moment où l’eau bouillonnait sur la tête de Jean qui venait reprendre haleine, un coup qui retentit dans le silence des deux rivières le repoussa vers le fond ; maître du champ de bataille, le cuirassier planait étendu, épiant du regard où se représenterait celui qu’il regardait déjà comme vaincu, quand il bondit lui-même rejeté en arrière par le choc violent d’une tête qui heurtait sa poitrine comme un bélier, tandis que deux mains passées rapidement dans le ceinturon de son pantalon le lançaient vigoureusement dans le gouffre ; du même élan, Jean rejaillissait à la surface. Quelle effrayante scène eût été cette lutte pour le spectateur qui du haut du pont aurait aperçu dans les espaces de la rivière que n’ombrageaient pas les saules et les peupliers ces deux corps se cherchant, s’échappant, plongeant, remontant à de grandes distances, ramant l’un sur l’autre de toute la vigueur de leurs membres, et se heurtant de la tête comme deux proues qui veulent se briser ! Et pendant ce long combat, il n’eût entendu dans ce vaste champ de bataille pour tout bruit que le clapotement de l’eau agitée et le sifflement des deux poitrines rappelant avec effort leur haleine épuisée.

Enfin, l’un des deux combattants aurait échappé à sa vue, tandis qu’il aurait aperçu l’autre nageant avec de pénibles efforts vers le lavoir, et regagnant ensuite, en se glissant dans l’ombre, la cabane où Geneviève l’attendait.

Lorsqu’elle le vit arriver, pâle de fatigue et le sang de ses blessures ayant déjà traversé, avec l’eau mal essuyée, ses vêtements en désordre : — Jean, lui dit-elle avec une voix où il y avait autant d’autorité que de terreur, Jean, tu as été au pont ?

Il la regarda d’un air surpris ; elle continua :

— Jean, tu as tué un homme ?

— Un homme ! reprit-il en souriant amèrement, tu n’y entends rien.

Elle fit un pas pour sortir :

— Où vas-tu ? lui cria-t-il.

— Je m’en vais, et ne rentrerai jamais près de toi si tu ne me jures à l’instant que jamais…

Elle se tut ; on voyait qu’elle avait peur de ses paroles.

— Soit, répondit Jean après un moment d’hésitation, je ne les chercherai plus, mais qu’ils ne viennent jamais me trouver.

Le lendemain, Geneviève alla au village ; on y disait que le Lithuanien avait échappé comme par miracle à une attaque où deux de ses camarades avaient péri. L’autorité russe fit des recherches ; mais comme dans le pays personne ne regardait cette attaque comme un crime, toutes les enquêtes n’aboutirent à aucun résultat.

Un jour du mois de novembre, Jean accourut à l’heure où il prenait habituellement son repas dans les champs, sa figure était riante.

— Geneviève, dit-il en entrant, embrasse-moi, je n’aurai plus de mauvaises tentations, et tu ne te croiras plus obligée de m’épier ; ils partent demain.

Geneviève accueillit cette nouvelle comme le soulagement d’une grande peine ; mais sous la joie qui répondait à la voix de son frère, il y avait encore un reproche d’un passé non pardonné.

— Voyons, ne me tiens pas rancune ; le gouvernement avait fait la paix avec eux, et j’ai continué la guerre, voilà tout. Mais ce n’est pas mon gouvernement, à moi ; j’étais libre. Ainsi, Geneviève, je t’en prie, ne pense plus à tout cela ; écoute-moi plutôt : demain, quand je reviendrai de l’ouvrage, fais-moi un bon souper, aie-moi de bon vin ; nous ferons ici une fête à nous deux pour leur départ, et nous prierons le ciel de les conserver ailleurs.

Le lendemain au soir, Jean et Geneviève, au coin du feu, firent un petit festin ; car depuis l’arrivée des Russes Jean avait mis de côté chaque jour trois sous pour pouvoir célébrer l’instant où le village serait délivré. Animé par sa joie, un peu par le vin aussi, il causait avec vivacité, contait ses combats, disait ses souffrances à la retraite de Russie, ses camarades morts, et expliquait sa haine. Il était bien tard pour le village, quand Geneviève l’embrassa pour se retirer dans sa chambre, un peu soulagée, car les récits de la soirée lui avaient fait comprendre cette ardeur de vengeance qui lui avait fait horreur jadis.

Jean resta devant le feu, livré à des idées meilleures et comme un homme qui ne veut pas se coucher encore, de peur d’abréger son bonheur, sa chandelle s’était éteinte et les dernières lueurs du feu éclairaient seules sa chambre. Il allait gagner son lit lorsqu’on frappa à sa porte.

— Qui est là ? demanda Jean sans quitter la chaise où il était assis.

Une voix, avec un accent étranger, répondit : — Ouvrez, ouvrez, je vous en prie.

Jean se leva et ouvrit la porte.

Un homme entra, et, à la clarté mourante des tisons, Jean reconnut un uniforme russe. Il recula de plusieurs pas en arrière. — Que venez-vous chercher ici ? s’écria-t-il d’une voix altérée.

— Un asile, répondit l’étranger en entrant précipitamment et en refermant la porte derrière lui.

— Un asile ! vous ?

Et Jean s’était approché de la cheminée où était accroché son fusil.

Le soldat l’avait suivi ; une flamme brilla un instant dans la cheminée et éclaira ses traits.

— Le Lithuanien chez moi !…

Jean avait à peine poussé ce cri, qu’il aperçut Geneviève à moitié habillée sur le seuil de sa chambre ; il s’élança vers elle, et tandis qu’elle avait à peine la force de balbutier : — Jean ! oh ! Jean ! il la fit rentrer avec colère dans sa chambre, retira violemment la porte sur elle, la ferma à clef, et mit la clef dans la poche de son pantalon.

Retournant alors se placer devant le Lithuanien :

— Parlez et dépêchez-vous, lui dit-il ; vous êtes donc tous revenus dans ce pays ?

— Non, je suis seul.

— Seul ?

— Quand notre compagnie a été ce matin dans la forêt de Sénart, j’ai saisi un moment où personne ne me voyait, je suis entré dans un taillis où je me suis caché. Quand j’ai vu que mes camarades étaient loin, j’ai pénétré dans le bois et j’y suis resté jusqu’à la nuit ; alors j’ai osé sortir et revenir vers le village, le seul que je connaisse ; mais en approchant, j’ai eu peur d’être dénoncé quand nos officiers enverront redemander le déserteur, et j’ai mieux aimé entrer dans cette maison qui est toute seule ici et où personne ne vient jamais.

Jean avait écouté son récit avec attention et sans le quitter des yeux un seul instant.

— Et vous n’avez quitté le bois qu’à la nuit ?

— Oui.

— Et vous n’avez rencontré personne avant d’entrer dans ma maison ?

— Je suis venu à travers champs.

— Vous n’avez dit à aucun camarade que vous désertiez, et que vous viendriez ici ?

— Non.

Un gémissement se fit entendre derrière la porte de Geneviève.

Jean n’y répondit que par un mouvement d’impatience.

— Et vous êtes seul ? répéta-t-il lentement au soldat.

— Seul, et depuis ce matin je n’ai pas mangé.

Jean alla à la porte d’entrée et poussa le verrou ; il alla ensuite à la seule lucarne qui éclairait la chambre et tira le morceau de serge qui servait de rideau ; puis revenant vers le soldat :

— Lithuanien, lui dit-il, assieds-toi là et mange, puisque tu es seul et que les autres sont bien partis.

Jean le regarda satisfaire avec avidité son appétit ; et quand il vit son ardeur ralentie :

— Voilà mon lit, lui dit-il, couche-toi et fais-moi une place.

Le lendemain matin Jean se leva lorsque son compagnon de lit dormait encore ; il ouvrit la porte à Geneviève qui l’attendait, et s’élança à son cou sans lui dire une parole.

L’histoire que je viens de vous raconter, tout le monde la sait dans le village. Geneviève, qui s’est mariée au Lithuanien, est heureuse, et personne n’a jamais pensé à faire un reproche à Jean.


FIN DES SOUVENIRS.



Jean et le Lithuanien.