Souvenirs (Tolstoï)/40

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 159-161).
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XL

CATHERINE ET LIOUBOTCHKA


Catherine a seize ans. Elle a grandi. Les formes anguleuses, la gaucherie et la timidité de l’âge ingrat ont fait place à la grâce et à la fraîcheur de la fleur qui vient d’éclore. Et pourtant elle n’a pas changé. Toujours les mêmes yeux bleu clair et le même regard souriant ; toujours le même petit nez formant presque une ligne droite avec le front et les mêmes narines fermes ; toujours la même petite bouche avec un sourire brillant, les mêmes fossettes sur les joues roses et transparentes, les mêmes bras blancs… Et toujours le nom qui lui convient par excellence est celui de jeune fille proprette. Il n’y a de nouveau chez elle que sa grosse natte blonde, qu’elle porte comme les grandes, et sa jeune poitrine, dont la naissance la réjouit et l’embarrasse.

Lioubotchka est une tout autre fille, bien qu’elles aient grandi et qu’elles aient été élevées ensemble.

Lioubotchka est petite, rachitique et mal faite, avec des pieds de canard. Elle n’a de bien dans la figure que les yeux, mais ils sont vraiment magnifiques : grands, noirs, avec une impression indéfinissable de gravité et de naïveté. Il est impossible de ne pas les remarquer. Lioubotchka est toujours simple et naturelle ; Catherine essaye toujours de ressembler à quelqu’un. Lioubotchka regarde les gens en face et il lui arrive de les fixer si longtemps avec ses grands yeux noirs, qu’elle se fait gronder ; on lui dit que ce n’est pas poli. Catherine baisse les yeux, cligne les paupières et soutient qu’elle est myope, bien que je sache qu’elle y voit parfaitement. Lioubotchka n’aime pas les grimaces devant le monde et, quand une personne en visite l’embrasse, elle fait la moue en disant qu’elle ne peut pas souffrir « les tendresses ». Catherine, au contraire, devient particulièrement tendre pour sa mère quand il y a du monde et elle aime à se promener dans la salle avec une autre jeune fille, en se tenant par la taille. Lioubotchka est une grande rieuse ; elle a des accès de fou rire pendant lesquels elle court par la chambre en agitant les mains ; Catherine se cache la bouche avec ses mains ou son mouchoir, dès qu’elle commence à rire. Lioubotchka se tient droite sur sa chaise et marche les mains pendantes ; Catherine penche la tête un peu en côté et marche les mains croisées. Lioubotchka est dans une joie intense quand un homme lui parle, et déclare qu’elle épousera certainement un hussard ; Catherine prétend que tous les hommes lui font horreur, qu’elle ne se mariera jamais, et elle n’est plus la même, elle a l’air d’avoir peur quand un homme lui parle. Lioubotchka est dans une indignation perpétuelle contre Mimi à cause de ses corsets, qui la serrent et « l’empêchent de respirer », et elle aime assez à manger ; Catherine met son doigt sous la pointe de sa robe, pour nous montrer qu’elle est trop large, et mange à peine. Lioubotchka aime à dessiner la tête ; Catherine ne dessine que des fleurs et des papillons. Lioubotchka joue avec beaucoup de netteté les concertos de Field et quelques sonates de Beethoven ; Catherine joue des valses et des variations, n’a pas une mesure carrée, tape, met constamment la pédale et ne commence jamais à jouer sans avoir fait avec sentiment deux ou trois arpèges.

Avec tout cela, dans mes idées d’alors, Catherine ressemblait plus à une grande, et me plaisait beaucoup plus à cause de cela.