Souvenirs d’avant et d’après la guerre de 1877-1878/02

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Souvenirs d’avant et d’après la guerre de 1877-1878
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 241-277).
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SOUVENIRS
D’AVANT ET D’APRÈS LA GUERRE DE 1877-1878[1]

(1876.) L’Ambassade avait l’habitude de célébrer, le 30 août, la fête de l’Empereur par une grande illumination, un feu d’artifice et une réception à l’Ambassade. La musique jouait ordinairement sur le quai devant l’Ambassade et les habitans de tout le haut Bosphore s’y rendaient, de manière que cette date était devenue un jour de fête pour tous les alentours. Les Musulmans y prenaient part comme les Chrétiens et c’était une espèce de réjouissance publique. Mais, cette année, l’excitation des passions politiques et nationales, et la crainte de conflits et de désordres avaient fait penser à plusieurs personnes qu’il serait prudent de ne pas célébrer aussi bruyamment le 30 août.

M. Onou était un de ceux qui redoutaient le plus l’excitation des Musulmans des villages voisins et quelque manifestation hostile de leur part. Il vint me faire des représentations pressantes dans ce sens en me conjurant de renoncer à la musique, au feu d’artifice et à l’illumination. Nous pourrions célébrer la fête en famille, avec calme. On risquerait, autrement, de la voir troublée par des charivaris ou des volées de pierres dans nos fenêtres. Je n’étais pas de cet avis. Il fallait avec les Orientaux, disais-je, montrer qu’on n’a pas peur. Ils savent que la fête a lieu tous les ans. Si nous renonçons à l’illumination, ils se diront que c’est par peur, et c’est alors que nous serons exposés à leurs insultes. Je prendrais toutes les mesures pour prévenir des désordres, s’il s’en produisait, mais la fête aurait lieu d’après le programme habituel. Je priai les commandans des stationnaires de se tenir prêts pour toutes les éventualités, et nous eûmes notre 30 août aussi brillant que d’habitude ; des foules de gens, Musulmans et Chrétiens, se promenaient sur le quai et dans des bateaux sur le Bosphore. Pas le moindre désordre n’eut lieu, et c’était au fond la seule journée gaie de ce triste et morose été. Il n’y avait en effet pendant les belles soirées de la saison ni musique sur le quai, comme les années précédentes, ni grandes promenades, ni pique-niques. On craignait de s’éloigner de sa résidence, la forêt de Belgrade n’était pas sûre, les villages environnans — hostiles, la côte d’Asie — mal famée à cause d’un redoutable brigand nommé Mehmed Péklevan, qui y faisait continuellement des apparitions, la route de la ville était infestée par les Zéibeks, et la vie sociale même était éteinte, car la plupart des dames étaient absentes, on renvoyait en pays sûrs les familles, sentant la situation menaçante. Il y avait un seul point où la vie habituelle de Péra et de l’été à Constantinople s’était réfugiée. C’étaient les îles des Princes et nommément Prinkipo. Il n’y avait alors pas encore de Turcs là-bas. C’était un petit coin chrétien, surtout grec, où l’on vivait en sécurité, et, lorsqu’un soir de l’été, j’y suis allé dîner avec quelques personnes de l’Ambassade, nous fûmes fort étonnés d’y trouver une existence tout autre, une atmosphère morale plus reposante.

Le mois de septembre se passa à Constantinople en pourparlers au sujet de l’armistice, tandis qu’en Europe des négociations sérieuses se poursuivaient entre les grandes Puissances en vue d’une intervention collective en faveur des Chrétiens de la Turquie. Le général Ignatieff, qui se trouvait auprès de l’Empereur en Crimée, poussait à une action plus décisive, et c’est sous son influence probablement que fut prise la résolution d’essayer des derniers moyens de conciliation pour arriver par les voies pacifiques à la solution des difficultés pendantes, au moyen d’une conférence et, si cette dernière ressource manquait, de recourir à la force. L’idée d’une conférence a été adoptée plus tard par toutes les Puissances, tandis que, chez nous, la mobilisation de plusieurs corps d’armée fut décidée et le grand-duc Nicolas fut appelé à la fin de septembre à Livadia pour recevoir de l’Empereur la mission de commander en-chef l’armée d’action qui allait être formée.

Le premier acte de cet accord des Puissances devait être la demande d’un armistice à la Porte. Le général arriva a Constantinople dans les premiers jours d’octobre. Il commença par demander à être reçu par le nouveau Sultan auquel il remit en audience solennelle ses lettres de créance. J’y vis pour la première fois Abdul Hamid. Il ne portait pas encore de barbe, avait l’air horriblement embarrassé et presque effrayé. Il se tenait dans un petit salon et, entre lui et Ignatieff, il y avait une table, comme s’il voulait pouvoir se défendre contre une attaque possible du terrible général.

Ignatieff eut en même temps une conférence avec ses collègues et une demande formelle d’armistice avec la Serbie et le Montenegro fut adressée à la Porte au nom des six grandes Puissances. Fort de ses succès et comptant sur l’appui ou du moins les sympathies de l’Angleterre, le gouvernement ottoman refusa. Alors notre ambassadeur reçut l’ordre d’adresser à la Porte un ultimatum pour exiger l’armistice, et, en cas de nouveau refus, de rompre les relations et de quitter Constantinople.

Je crois que c’est le 19 octobre que l’ultimatum fut adressé à la Porte et quarante-huit heures lui furent assignées pour répondre. Nous prenions, en attendant, toutes nos mesures pour pouvoir partir. J’avais préparé toutes les notes de rupture, qui m’ont servi six mois plus tard à moi-même. Mme Ignatieff alla en ville lever l’hôpital et préparer l’expédition en Russie des sœurs de charité. Un bateau de notre compagnie était à l’ancre devant Buyukdéré et on y transportait une partie des archives et des effets de l’ambassadeur emballés à la hâte à Péra. La première journée s’était passée sans que nous eussions aucune nouvelle. Durant la seconde on savait que des conseils se succédaient au Palais et à la Porte, et que l’ambassadeur d’Angleterre était allé à Péra. Le soir de ce second jour devait, nous disait-on, venir la réponse. Le général avait cependant prévenu ses collègues que, s’il ne la recevait pas, il partirait, et quelques-uns d’entre eux, ceux qui étaient encore restés sur le Bosphore (la plupart avait déjà déménagé en ville), vinrent passer la soirée à l’Ambassade. Parmi eux se trouvaient les Elliot. L’ambassadeur d’Angleterre assurait Ignatieff que la Porte était résolue à céder, que l’on rédigeait la note en réponse et qu’elle devait nous être remise le soir même. La nuit était noire et on voyait de loin les feux des deux rives du Bosphore. On allait continuellement à la fenêtre pour voir si une mouche à vapeur ne venait pas de Yenikeui nous apporter une solution. Tout le monde était agité, et l’agitation augmentait à mesure que le temps passait. Elliot aussi commençait à être inquiet ; il redoutait un changement de décision de la part des Turcs. Enfin, après minuit, il dut bien retourner à Thérapia, et on prit congé de lui comme si on devait partir le lendemain matin. Nous nous séparâmes fort tard dans la nuit, après avoir mis encore la dernière main aux affaires qu’il s’agissait de régler. J’allai me coucher, comme nous tous du reste, dans la plus complète et pénible incertitude. Le paquebot qui devait nous emmener était sous vapeur sous nos fenêtres.

En me réveillant le lendemain matin, ma première question fut naturellement si une réponse était arrivée et si nous restions. Après trois heures du matin, un employé de la Porte était venu apporter la note qui acceptait nos demandes et nous n’avions qu’à déballer nos malles. Mais le temps s’était gâté. Les premières pluies d’automne accompagnées de tempêtes avaient commencé, et force nous fut de rester à Buyukdéré à attendre, en gelant dans nos appartemens, une réapparition du soleil. Mais le mauvais temps se prolongeait, les communications avec la ville devenaient horriblement difficiles ; et les affaires en souffraient. Nous finîmes par perdre patience et rentrâmes à Péra par une tempête épouvantable accompagnée d’une pluie torrentielle. C’était (si je ne me trompe) le 28 octobre (vieux style).

En attendant, l’Empereur, revenant de Crimée à Pétersbourg, annonça la mobilisation à Moscou, au milieu d’un immense enthousiasme. L’état-major du grand-duc Nicolas était formé On m’avait, avant même le retour du général Ignatieff, proposé d’assumer la charge de directeur de la chancellerie diplomatique, que je m’empressai d’accepter. Ma femme, qui était allée en Crimée par le bateau de guerre Eriklik, qu’avait amène Ignatieff, y fut reçue de la façon la plus gracieuse. L’Empereur, l’Impératrice la comblèrent d’attentions et de grâces, on lui fit des complimens chaleureux sur ma conduite durant mon difficile intérim. Un rôle important m’était destiné désormais. Io devais, avant de prendre la direction de la chancellerie diplomatique, aller à Bucarest négocier une convention pour le passage éventuel de nos troupes par la Principauté. Le prince Charles et M. Bratiano avaient été à Livadia et on les avait pressentis à ce sujet. Le général Ignatieff, à qui cette affaire fut confiée, envoya d’abord pour sonder le terrain un de nos drogmans qui avait été en Roumanie, un certain Bélotzerkovitz. A son retour, mon départ fut décidé, et je m’embarquai pour Odessa, le 2 novembre si je ne me trompe, sous le prétexte d’aller en Bessarabie voir ma sœur, qui y était mariée.

Les principales questions qui se présentaient pour moi dans l’accomplissement de la mission qui m’était confiée, étaient : l’une, une question de forme ; l’autre, une question de fond. La première consistait à savoir en vertu de quels pleins pouvoirs je devais traiter et quel caractère devait avoir l’arrangement à conclure. Le général Ignatieff, qui ne doutait de rien, me répondit que c’est lui qui m’accréditerait, que, la Roumanie étant un État vassal de la Turquie et lui accrédité auprès de la Porte, il pouvait déléguer ses pouvoirs. J’eus des doutes sur la régularité de ce procédé et surtout sur l’accueil qu’il rencontrerait de la part du gouvernement roumain. Mais il n’y avait pas de temps à perdre pour porter la question à Pétersbourg et je partis muni d’une lettre de l’ambassadeur pour M. Bratiano, premier ministre, par laquelle il lui annonçait que j’étais chargé de négocier et de signer un arrangement secret en vue des éventualités possibles. La question de fond était de définir ce que je devais obtenir du gouvernement roumain et quelles étaient les limites des sujets qui devaient être abordés et résolus. Il était évident que les Roumains ne se prêteraient pas facilement à nous laisser traverser leur pays pour combattre les Turcs sans vouloir soulever un peu le voile de l’Avenir et se garantir aussi contre les conséquences fâcheuses d’une guerre qui pouvait tourner à notre désavantage. Il était notoire en outre que l’empereur Alexandre II considérait comme une question d’honneur pour lui de récupérer la partie de la Bessarabie qu’il avait dû céder par le traité de Paris, afin de rendre à la Russie en Europe les limites qu’elle avait eues à son avènement au trône. Les Roumains s’en rendaient parfaitement compte ; Bratiano en avait parlé à Livadia, et il n’y avait pas de doute qu’il me poserait cette question dès le début. Or, autant j’étais versé dans les affaires politiques et me sentais en état, muni d’instructions précises, de traiter une question diplomatique, autant le côté militaire, technique de la tache m’était étranger. Je ne connaissais ni la manière de les satisfaire, ni la forme dans laquelle les États réglaient leurs rapports dans des conditions pareilles. On me promit de Pétersbourg de m’envoyer à ce sujet des instructions à Odessa, et un officier d’état-major devait m’être attaché pour m’instruire dans la partie militaire.

Je trouvai en effet en arrivant à Odessa une dépêche du ministère qui me prescrivait de m’entendre avec le commandant des troupes de la circonscription militaire d’Odessa, le général Séméka, et avec le grand-duc qui devait incessamment arriver à Kichineff pour y installer son état-major. Et pour m’aider, le colonel d’état-major, prince Michel Cantacuzène, devait m’accompagner à Bucarest. Ce choix était, sous tous les rapports, parfait. Homme charmant et instruit, connaissant les langues étrangères et ayant des relations de parenté en Roumanie où il avait fait des séjours prolongés, le prince Cantacuzène avait en outre l’avantage d’avoir été employé dans la section de transport des troupes et était par conséquent familiarisé avec ce côté si important des mouvemens d’une armée en campagne. Mais lui aussi n’avait jamais vu de convention militaire de ce genre et ne savait pas ce qu’elle devait renfermer. Du ministère on m’envoya deux anciennes conventions, l’une de 1848 avec l’Autriche, l’autre du commencement du siècle, également avec l’Autriche, je crois, et qui toutes deux étaient absolument inapplicables aux conditions toutes différentes de la guerre présente. J’espérais recevoir un « projet » de convention, une ébauche, -un canevas : je n’eus rien, et nous dûmes, le prince Cantacuzène et moi, l’inventer et la dresser nous-mêmes de toutes pièces.

Pour le côté politique, l’ordre du ministère était catégorique ; je n’avais pas à m’en occuper et devais décliner toute discussion ou conversation à ce sujet. Mais c’était plus facile à dire qu’à exécuter. Ce n’est pas moi qui chercherais ces entretiens, mais je ne pourrais pas empêcher les Roumains de vouloir, avant de s’engager, savoir à quoi ils s’exposaient. Mes appréhensions se sont trouvées fondées.

Commençant donc mon travail a Odessa même, je me rendis d’abord chez le général Séméka. Mais il me dit que les informations les plus utiles me seraient données par M. Ahrens (je crois ne pas me tromper sur son nom), qui avait été intendant de l’armée qu’il commandait et venait d’être nommé intendant général de l’armée active. Je le trouverais à Kichineff où il s’était déjà rendu. Arrivé là, je fus tout étonné d’entendre chacun parler tout haut de mon voyage, que je tenais, moi, en grand secret, et j’eus beaucoup de peine à dépister le monde et à dissimuler mes véritables mouvemens. M. Ahrens se trouva être un homme absolument inférieur, qui ne me parla que des provisions nécessaires pour les soldats, du fourrage pour les chevaux, etc., sans me donner aucune indication pratique sur les exigences que, en vue de se les procurer, il fallait poser au gouvernement avec lequel j’allais traiter. Nous étions plus que jamais réduits à nos propres inspirations.

Ayant pris toutes les dispositions pour nos lettres et pour détourner l’attention publique du but de notre voyage, nous partîmes par train spécial, le prince Cantacuzène et moi, pour Ungheni, d’où nous devions aller jusqu’à Yassy en voiture. Nous nous munîmes de passeports aux noms : moi de M. Alexandresco, Cantacuzène de Karsky et nous arrivâmes sans encombre à sept heures du matin à Bucarest. Là il n’y avait que le baron Stuart, notre agent diplomatique, qui était prévenu de notre arrivée et avait initié à ce secret un seul de ses employés, M. Zolotareff. Ce dernier nous rencontra à la gare et nous dit que des chambres avaient été retenues pour nous dans un hôtel de second ordre, où notre présence ne serait pas remarquée par le monde politique. Mais, à peine arrivés là, nous vîmes bien que nous y serions immédiatement découverts. L’hôtel était sale, froid (il gelait dehors), il était habité par des actrices et des personnages suspects de toute espèce. Évidemment, nous devions attirer sur nous l’attention des autres habitans qui, passant continuellement devant nos portes, regardaient avec curiosité ce que nous faisions. Nous résolûmes de ne point rester là et, aidés de ce même Zolotareff, à l’heure où devaient arriver les voyageurs de Vienne, nous nous fîmes conduire avec nos bagages dans le plus grand hôtel de Bucarest, le Grand Hôtel du Boulevard, où nous avions la chance de disparaître dans la masse des voyageurs. Des étrangers de toute espèce y descendaient ; des entrepreneurs et des spéculateurs des genres les plus divers venaient alors chercher fortune en Roumanie. Nous pouvions passer pour leurs semblables. Il s’agissait seulement de ne pas se trahir ; ne livrer ni son nom ni son métier, et ne pas se faire reconnaître par les personnes que l’on pouvait connaître à Bucarest.

Pour Cantacuzène, c’était chose assez facile. Il connaissait la ville, il savait les points qu’il fallait éviter, et si même il était vu par quelqu’un, il avait toujours le prétexte de dire qu’il passait par-là pour voir des parens, comme cela lui arrivait parfois. Moi, j’avais des collègues dans le corps diplomatique et des connaissances éloignées parmi les Roumains. Si on me savait à Bucarest, le but de ma présence serait découvert. Je dus donc prendre le parti de ne pas du tout sortir le jour, et ce n’est que le soir, à la lueur des lanternes, que j’allais prendre l’air, ou quelquefois de très grand matin, à huit heures, lorsque personne des gens du monde n’est dans la rue. Pour plus de sûreté, je prenais la précaution de circuler dans les quartiers éloignés, dans le parc de Herestrees, et d’avoir en main un mouchoir pour m’en couvrir la figure au coin des rues ou lorsque je redoutais la possibilité d’une rencontre, où je pourrais être reconnu.

Mon entrevue avec M. Bratiano eut lieu le lendemain même de mon arrivée, au ministère des Finances, où j’arrivai, ainsi qu’il était convenu entre lui et le baron Stuart, à neuf heures du matin, en me faisant annoncer comme M. Alexandresco. La fiction que M. Bratiano me proposa d’adopter pour expliquer, s’il y avait lieu, ma présence à Bucarest et mes visites comme M. Alexandresco, était que, Roumain d’origine et ancien militaire russe, je voulais m’établir en Roumanie et y prendre du service dans l’armée. C’est ainsi qu’il parla de moi à ses collègues, lorsqu’il eut à leur expliquer les audiences qu’il m’accordait.

Je trouvai en Bratiano un vieillard très vivant, très vif, très sympathique, enthousiaste des années 40 où, étudiant à Paris, il avait pris part à la révolution de Février : revenu dans sa patrie, il garda le stigmate d’un révolutionnaire et d’un républicain. Il se rallia pourtant à la monarchie, fut député et ministre et se distingua par les sympathies chaleureuses qu’il témoigna aux Chrétiens d’Orient, notamment aux Bulgares lorsqu’ils subissaient le joug de Midhat pacha. Arrivé avec le prince Charles en Crimée, il y devint partisan de la Russie qu’il combattait jusqu’à ce moment, quand il la vit décidée à tirer l’épée pour l’émancipation de ses coreligionnaires. C’était en outre un homme d’un désintéressement exemplaire, pauvre, parfaitement honnête. L’exercice du pouvoir ne l’avait pas encore gâté à cette époque. Il s’y cramponna plus tard et ne fit pas toujours du bien à son pays.

Il me reçut de la façon la plus aimable, m’adressa des complimens personnels, puis me posa tout de suite la question à laquelle je m’attendais : où étaient mes pleins pouvoirs. Je lui remis la lettre du général Ignatieff, mais il ne la considéra que comme une lettre d’introduction. « Comment, dit-il, vous voulez que nous nous engagions dans une affaire qui peut mettre en danger la sécurité de notre État, et vous ne voulez y engager, vous, que votre seule responsabilité personnelle ou celle du général Ignatieff ? La partie est trop inégale. C’est d’ailleurs un manque d’égards vis-à-vis de l’Etat roumain. Un acte conclu avec la Principauté et qui devra être signé par le premier ministre et ratifié par le Prince et les Chambres, devrait au moins être soumis aussi à la ratification du ministre des Affaires étrangères de Russie, seul qualifié pour donner les pleins pouvoirs nécessaires aux négociations. » Cette première difficulté menaçait de tout compromettre. Si je perdais du temps à solliciter et à recevoir des pleins pouvoirs, mon séjour se prolongerait indéfiniment et je risquerais d’être découvert. D’autre part, la conférence devait s’ouvrir à Constantinople dans les premiers jours de décembre et je désirais y assister d’autant plus que l’ambassadeur aussi avait besoin de ma présence. J’employai donc toutes les ressources de mon esprit pour démontrer à M. Bratiano que cette omission ou ce défaut de forme n’était qu’accidentel, qu’il fallait gagner du temps et c’était pour cela que le général Ignatieff avait pris sur lui de m’envoyer sans retard. Il allait de soi que la convention que nous élaborerions serait ratifiée ; j’allais demander par télégraphe des pleins pouvoirs, ils seraient probablement envoyés au nom de M. Stuart pour ne pas me retenir trop longtemps à Bucarest, mais nous pourrions tout de même commencer les pourparlers, M. Bratiano finit par se rendre à ces raisonnemens et consentit à entrer en négociations. Mais il me posa aussitôt une seconde question, à laquelle je m’attendais également : pouvais-je lui garantir que nous ne reprendrions pas, après la guerre, la Bessarabie ? Je lui répondis que j’avais l’ordre d’éviter toutes les questions politiques, ma mission consistant à conclure une convention technique pour le passage des troupes. « C’est bon, me dit-il, mais moi qui devrai présenter cette convention à la Chambre, j’aurai à lui dire quelles sont les garanties dont j’aurais entouré l’indépendance et l’intégrité de notre patrie. Autrement, on ne l’acceptera jamais. » Nous eûmes plusieurs discussions sur ce sujet et il fut convenu que, dans le préambule ou dans la conclusion, on introduirait une phrase qui mettrait à l’abri la responsabilité de M. Bratiano et du Prince. Le texte primitif m’en fut remis par M. Bratiano, il forma l’objet de mes soucis les plus cuisans ; je le maniais et remaniais avec l’aide du prince Cantacuzène et nous trouvâmes finalement une formule qui, sans nous engager d’une manière explicite, pouvait cependant satisfaire les Roumains soucieux de l’intégrité de leur pays. Il y était dit, si j’ai bonne mémoire, que la Russie s’engageait à détourner de la Roumanie tous les dangers et les attaques qui pourraient être dirigés contre elle à la suite de la conclusion de cette convention, et qu’elle garantissait la sécurité et l’individualité politique de l’Etat roumain dans ses limites actuelles (ou tel qu’il est constitué actuellement) « si elles venaient à être menacées du fait du passage des troupes russes. » A la distance où je me trouve de cette époque et n’ayant gardé aucun document qui s’y rapporte, je ne puis garantir l’exactitude des termes, mais le sens y est. Entre autres argumens que j’ai employés avec M. Bratiano, pour éviter de m’engager davantage, je lui ai dit que nous ne pouvions garantir la Roumanie que contre les dangers qu’elle courrait à la suite de son entente avec nous. « Mais si, lui dis-je, vos exaltés allaient attaquer la Transylvanie, et si le gouvernement autrichien envahissait, à la suite de cela, la haute Valachie, nous ne nous considérerions nullement comme obligés de courir à votre secours et d’entrer en guerre avec l’Empire des Habsbourg. » « Je vois bien, me dit, un jour Bratiano, que vous finirez par nous reprendre la partie de la Bessarabie qui vous a été enlevée par le traité de Paris. Je le comprends, je l’ai senti à Livadia, c’est une question d’honneur pour l’Empereur. Mais alors prévenez-nous-en, dites-le-moi franchement, nous chercherons des compensations et je pourrai y préparer notre opinion publique. » Je répondis au ministre que du moment où il comprenait et pressentait la nécessité où nous nous trouverions, en cas de guerre heureuse, de récupérer la partie cédée de la Bessarabie, la prudence exigeait qu’il y préparât quand même l’opinion publique. Quant aux compensations, l’Empereur ne voudrait jamais disposer du territoire qui ne lui appartiendrait pas, et il ne pourrait en être question que lorsque, à l’issue de la guerre, on saurait ce dont on pourrait faire un objet d’échange et d’annexion. « Et si la guerre est malheureuse, me dit un jour Bratiano, comment pourrez-vous nous défendre ? Nous serons sacrifiés. J’ai un cauchemar qui me poursuit : il m’a été dit qu’entre la Russie et l’Autriche, il a été question de partager la Roumanie. Jurez-moi que cela ne sera pas ! » Je répliquai à M. Bratiano que la Russie, même dans le malheur, n’avait jamais abandonné ses amis. Ne pouvant rien obtenir pour elle-même au Congrès de Paris, elle avait cependant consenti à augmenter la Roumanie, et aux Conférences qui ont suivi elle avait stipulé l’évacuation de la Grèce, occupée par les Anglais et les Français à la suite du mouvement qui s’y était produit contre la Turquie au début de la guerre. Quant aux conversations entre les empereurs de Russie et d’Autriche au sujet de la Roumanie, je ne pouvais certainement rien savoir ni jurer. Mais je pouvais donner ma parole d’honneur que je n’avais jamais entendu parler nulle part en Russie d’une pareille combinaison ni entendu dire qu’un pareil entretien entre les Empereurs avait eu lieu. Cette déclaration parut rassurer M. Bratiano et nos négociations prenaient un caractère tout à fait pratique et technique. Personne n’y participait, en dehors de nous deux. Une seule fois, lorsqu’il s’agit des chemins de fer, il m’envoya un officier d’état-major, colonel Falkayano, pour traiter de quelques questions spéciales que, de mon côté, j’avais confiées au prince Cantacuzène. Nos entrevues étaient peu fréquentes ; elles avaient lieu tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, la plupart du temps le soir. Ainsi il m’annonça un jour qu’il m’enverrait chercher le soir, par un monsieur (c’était un de ses acolytes, Radon Mihai), qui serait chargé de m’amener dans la maison où il se trouverait, mais mon guide aurait l’ordre de ne pas me questionner et il me priait de ne pas lui parler non plus. Le programme fut exécuté. On me laissa dans l’antichambre d’une villa au bout de la ville. Je montai un escalier et me trouvai dans une chambre où, au bout de quelques instans, entra par une porte dérobée M. Bratiano, qui me fit reconduire plus tard jusqu’à la voiture.

Mon séjour incognito à Bucarest dura environ trois semaines et c’était vraiment un tour de force et une chance miraculeuse que personne n’en eût rien su dans cette ville. On se doutait bien, paraît-il, qu’il y avait quelque chose qui se tramait, mais on ne savait ni où ni quoi ni par qui, et un de mes anciens collègues, le baron d’Alvensleben, qui était à cette époque agent diplomatique d’Allemagne en Roumanie, m’a reproché amicalement par la suite de m’être si bien caché, même de lui.

Cependant, un jour, M. Bratiano me parut un peu inquiet ; quelqu’un avait dit dans les couloirs de la Chambre qu’il y avait à Bucarest un négociateur russe avec lequel le ministère était en pourparlers. Bratiano le nia, mais pressa la conclusion de l’affaire pour que je pusse partir le plus tôt possible. Et, malgré celle insinuation, aucun journal n’a jamais parlé de ma mission à Bucarest, quoique la question que j’y traitais dût au premier chef intéresser le monde politique, comme preuve éclatante des intentions intimes et des résolutions arrêtées de la Russie. Le projet de conventions fut donc définitivement dressé, confronté, approuvé de part et d’autre, et n’avait plus qu’à recevoir la sanction officielle. Je me pique de croire que cet acte était très bien fait et répondait à toutes les nécessités de la situation, en vue de laquelle il était dressé. L’idée dominante était d’éviter les froissemens entre les gouvernemens et les administrations réciproques, de régulariser autant que possible les rapports des chefs militaires avec les autorités locales et la population, de prévenir surtout ces interminables réclamations, plaintes et sollicitations, qu’entraîne à sa suite le passage d’une armée par un territoire étranger. Au moment où je négociais la convention pour la guerre de 1877, il y avait encore des comptes et des procès datant du séjour de notre armée en Moldavie et Valachie en 1853 et 1854, qui n’étaient pas réglés ! C’est à prévenir la possibilité, ou au moins à diminuer la probabilité de pareilles « queues » que tendaient les désirs des Roumains et que je croyais moi-même devoir consacrer mes efforts. J’avais établi qu’un commissaire général roumain serait attaché au quartier général russe et un fonctionnaire russe analogue serait accrédité auprès du gouvernement roumain et que c’est par leurs entremises que se feraient les relations entre l’armée et les autorités roumaines. Malheureusement, le ministère des Affaires étrangères, hostile en principe à la guerre et ne se souciant pas des besoins qu’elle crée, avait négligé même de faire traduire cette convention en russe et de la faire répandre parmi ceux qui devaient s’y conformer. Les chefs de l’armée, sauf le grand-duc et son état-major, ignoraient même qu’il y eût eu des négociations et une convention quelconque. Ils aimaient mieux d’ailleurs avoir les coudées franches que de se sentir jusqu’à un certain point liés et astreints à certaines obligations vis-à-vis du pays que l’on traversait et occupait, mais qui, loin d’être un pays conquis, était un territoire indépendant et ami. Du reste, la signature définitive de la Convention et surtout sa ratification, n’eurent lieu qu’au tout dernier moment, à la veille des hostilités. Les négociations poursuivies sans relâche à Constantinople entretenaient, comme nous le verrons plus tard, à Pétersbourg et en Europe, l’espoir d’une solution pacifique et ni le prince Gortchakof ni M. Bratiano ne se pressaient de prendre des mesures en vue de la guerre. L’absence de pleins pouvoirs, qui était le principal défaut de ma position, m’empêcha d’utiliser les dispositions favorables dans lesquelles nous étions réciproquement, le premier ministre roumain et moi, pour revêtir séance tenante de nos signatures le projet convenu. Lorsque tout fut réglé et copié, je proposai à M. Bratiano, puisqu’il se refusait à signer l’acte, au moins de le parafer. Il y résista obstinément, disant qu’il y aurait là de quoi le perdre, lui, son souverain et son pays. Il consentit à ce que lecture fût donnée tout haut du texte en présence du baron Stuart et du prince Cantacuzène, et s’engagea sur parole à le signer tel quel dès que le délégué russe produirait des pleins pouvoirs ; mais il déclara qu’il ne pourrait même pas obtenir du prince l’autorisation d’apposer sa signature ou son parafe à un acte, comme qui dirait unilatéral, puisque, de l’autre côté, il n’y avait pas de personne dûment déléguée à cet effet. Il se trouva que plus tard ce fut notre ministère des Finances qui s’éleva, bien à tort à mon avis, contre une des stipulations que j’avais cru pouvoir admettre au sujet du mode de paiement des fournitures : alors, M. Bratiano, qui avait compris ce que disait et ne disait pas le préambule du traité ayant une portée politique, demanda en échange qu’on y introduisit quelques modifications, auxquelles le ministère, peu soucieux de se mettre à couvert pour les éventualités d’avenir, qu’il ne voulait d’ailleurs pas même prévoir, avait eu la faiblesse de consentir. L’obligation de conserver l’intégrité du territoire roumain y fut exprimée d’une façon plus explicite, et le Cabinet de Bucarest eut une apparence de raison de nous accuser plus tard, lorsque, à San Stefano, nous avons réclamé la rétrocession de la partie de la Bessarabie détachée en 1850, d’avoir manqué à nos engagemens et agi avec mauvaise foi. Je m’étais évertué en vain d’épargner à mon pays cette humiliation.

Le soir même du jour où eut lieu la lecture avec M. Bratiano du texte de la convention définitivement arrêté, je quittai Bucarest avec le prince Cantacuzène. M. Bratiano me dit, au moment de prendre congé de moi, des choses fort obligeantes et flatteuses pour ma personne et me transmit de la part du prince Charles l’expression de ses regrets de ne pouvoir me recevoir personnellement et faire ma connaissance. C’est avec une joie sincère que nous vîmes, mon compagnon de réclusion et moi, arriver le terme de notre séquestration qui me fit comprendre, en infiniment petit, les souffrances de la prison. Au moment de nous rendre à la gare, une dernière crainte surgit en nous : si nous rencontrions dans le train quelqu’un de notre connaissance ? Heureusement, il n’en fut rien et nous arrivâmes sans encombre, le lendemain soir, à Yassy où nous dûmes passer la nuit. Le matin du jour suivant, par un horrible temps de pluie froide avec neige, gelée et vent glacial, nous nous mîmes en route pour Ungheni, où un train spécial devait venir nous prendre, la circulation régulière n’étant pas encore ouverte sur cette ligne toute nouvelle. Mais le chef de gare nous déclara que les pluies et la gelée avec chasse-neige des derniers jours avaient rendu la voie impraticable. Une locomotive que l’on voulait envoyer pour nous prendre de Kolovachi, la station précédente, ne put pas franchir une certaine montée, et, depuis quelques heures, les lignes télégraphiques mêmes étaient rompues, par suite de l’accumulation de la glace sur les fils, qui, dans plusieurs endroits, étaient brisés. Pas moyen non plus de les envoyer réparer ou d’aller jusqu’à Kolovachi en voiture ou en traîneau puisque, à cause du verglas, les routes étaient absolument inaccessibles à la circulation. Force nous fut de rester à Ungheni. Un officier de gendarmes mit à notre disposition la seule chambre de son logement qui ne servait pas de chambre à coucher à lui, à sa femme et à ses enfants : ceux-ci, tous en bas âge, faisaient un vacarme épouvantable. Nous passâmes ainsi deux ou trois jours, et j’en profitai pour rédiger mon rapport officiel sur la négociation, dont je n’avais guère eu le loisir de rendre compte durant mon séjour à Bucarest. Nous trouvâmes à Kichineff le grand-duc Nicolas, installé avec son état-major dont je devais faire partie plus tard. Je lui lus, ainsi qu’au général Népokoitchitzky, le résultat de ma négociation, et ils en parurent tous les deux fort satisfaits. Le grand-duc, avec une franchise toute militaire et la confiance qu’il avait dans la discrétion professionnelle d’un diplomate, ne fit part de ses projets.

Il m’exposa son plan de campagne, les préparatifs de passage du bas Danube pour y attirer une partie des forces turques, le vrai passage à Sistovo, le mouvement précipité vers Chipka et les Balkans, en laissant des rideaux des deux côtés pour retenir les Turcs et garder les communications, puis l’incursion au-delà des Balkans, et un coup porté au cœur de la Turquie, à Andrinople, et, comme rêve, Constantinople, que l’Empereur, en lui confiant le commandement, lui avait donné pour but de la campagne. Il regrettait qu’on perdît du temps ; il faisait des vœux pour que la Conférence n’aboutît pas et que l’on pût commencer la guerre en hiver ; notre soldat, habitué au froid, supporterait mieux les rigueurs de l’hiver que le soldat turc, et le succès lui paraissait encore plus sûr, surtout en vue de l’état de l’armée ottomane, qui n’était pas préparée. Le grand-duc avait grandement raison. Son plan était brillant ; il aurait été exécuté sans encombre si toutes les forces qui lui avaient été promises avaient été à temps mises à sa disposition, et si la diplomatie hésitante du prince Gortchakof et les craintes du comte Schouvaloff n’avaient pas donné aux Turcs dix mois pour se préparer, et à l’armée destinée à la guerre le temps de s’ennuyer dans la Capoue bessarabienne.

Dans les premiers jours de décembre, je débarquai à Constantinople, où la Conférence venait de s’ouvrir et n’avait tenu qu’une ou deux séances.

L’objet de cette Conférence était différemment envisagé par nous et par les autres Puissances. L’Europe n’avait consenti de discuter en commun la situation des Chrétiens de la Turquie d’Europe et de recommander à la Porte des mesures propres à en assurer le bien-être et la tranquillité, que dans l’espoir de nous ôter par-là tout prétexte à une intervention isolée et de forcer, par une pression morale mais pacifique, le Sultan à faire des réformes et à introduire des améliorations qui retarderaient pour une nouvelle période d’années l’éclosion de la question d’Orient, et l’ouverture de la succession de l’ « homme malade. » Le prince Gortchakof et ses acolytes espéraient, de leur côté, donner d’une part satisfaction au sentiment national russe, qui s’était hautement prononcé en faveur des chrétiens, mais, en même temps, en faisant de leur cause une question européenne, enlever au parti de l’action en Russie tout prétexte pour pousser le Gouvernement à la guerre. Le général Ignatieff, au contraire, comprenait parfaitement bien que le Gouvernement ottoman céderait difficilement aux exigences qu’on allait lui poser et que la justice de nos réclamations une fois reconnue et sanctionnée par l’Europe, celle-ci ne se souciant pas de faire la guerre à la Turquie, nous serions forcément obligés de l’entreprendre pour notre compte, mais en ayant derrière nous l’appui moral de l’Europe. La Conférence devait commencer entre les seuls représentans des Puissances qui avaient des exigences à imposer à la Turquie ; elle devait ensuite devenir plénière, c’est-à-dire que les plénipotentiaires turcs devaient en faire partie pour discuter avec les représentans étrangers les demandes que ceux-ci leur auraient faites. Le Gouvernement anglais, dont l’antagonisme contre nous était d’ancienne date, délégua comme plénipotentiaire, outre son ambassadeur, un ministre de Cabinet, connu comme anti-russe, le marquis de Salisbury. La France envoya aussi un second plénipotentiaire, le comte de Chaudordy. De Vienne, on délégua, pour aider le comte Zichy, peu versé dans les procédés diplomatiques, le consul général de Bucarest, M. de Calice. C’est naturellement chez le général lgnatieff, comme doyen, que la Conférence devait se réunir, et il était évident qu’il exercerait la plus haute influence sur la marche de ses travaux. Comprenant que le succès de l’entreprise dépendrait de l’attitude du plénipotentiaire spécial de la Grande-Bretagne, le général mit toute son habileté à gagner à sa cause le marquis de Salisbury. Moitié par la flatterie, moitié par d’intelligentes et spécieuses explications techniques et par des données statistiques et autres, il sut convaincre Salisbury de la nécessité d’exiger de la Turquie plus que ne voulait sir Henry Elliot, et créer même un antagonisme entre les deux plénipotentiaires anglais, qui, appartenant à des partis politiques différens et personnellement peu sympathiques l’un à l’autre, étaient dès le début dans des dispositions réciproques défavorables. D’autre part, le général Ignatieff, aidé par sa femme, gagna entièrement à son point de vue le comte de Chaudordy, sympathique à la Russie, et le comte Corti, ministre d’Italie, qui était sous le charme de l’ambassadrice de Russie.

Avant mon départ pour Bucarest, lorsque la Conférence était déjà décidée en principe, le général Ignatieff, causant un soir avec moi de la façon dont il faudrait s’y prendre, exprima des inquiétudes sur la manière dont on pourrait entamer l’affaire, la mettre en train. Je lui dis que comme la Conférence se réunirait à l’ambassade de Russie, et que, comme doyen, il en serait probablement nommé président, il devrait préparer d’avance un discours pour y exposer le but poursuivi, grouper les questions à traiter, et ensuite partager les plénipotentiaires en Commissions qui étudieraient séparément les questions que l’on discuterait ensuite en séances plénières. « Eh bien, puisque vous avez déjà pensé à cela, me dit le général, mettez-moi vos idées par écrit, ce que vous auriez dit si vous étiez à ma place. » Je me mis aussitôt à l’œuvre et présentai au général, avant de me mettre en route, un projet de discours d’ouverture, tel que je le comprenais. J’eus la satisfaction, en lisant le compte rendu de la première séance, de voir que mon discours y avait été prononcé par l’ambassadeur presque mot pour mot. Seulement, au lieu de le dire tout entier à la fois, le général l’avait fort intelligemment coupé en deux, la première partie traitant du but de la réunion et renfermant les complimens et remerciemens d’usage de la part du président, la seconde traçant le programme des travaux. Arrivé trop tard pour prendre une part directe à ces derniers comme secrétaire de la Conférence, car le bureau était déjà constitué, j’y ai participé indirectement en préparant tous les discours que le général avait à prononcer lorsqu’on savait que telle ou telle question importante allait être traitée à la prochaine séance. C’était principalement le cas pour la seconde partie de la Conférence avec les délégués turcs, lorsqu’on voyait parfaitement qu’ils refuseraient les demandes des grandes Puissances et qu’il s’agissait de rejeter sur eux la responsabilité des conséquences, et, mettant de côté tout ménagement, faire ressortir à leurs yeux, aussi bien qu’à ceux de l’Europe, l’importance et l’inéluctabilité des résolutions qu’on serait obligé de prendre. Ces discours, dont quelques-uns étaient combinés avec l’ambassadeur, qui m’en avait donné le canevas, et dont d’autres étaient tout de mon cru, et hautement adoptés et approuvés par mon chef, ont alors été très favorablement appréciés.

La marche de la Conférence consistait à préparer un plan de réformes pour la Bulgarie, la Bosnie et l’Herzégovine d’un côté, et des bases de paix avec le Monténégro et la Serbie de l’autre. Lorsque ce travail fut achevé (la Bulgarie y était partagée verticalement en deux provinces autonomes et il était question de mettre à la tête des étrangers, entre autres, le général belge Brialmont), on le soumit en séance plénière aux Turcs. Sur les observations qu’ils firent, quelques modifications furent introduites ; on rédigea ce qui fut appelé un « minimum irréductible » des exigences et on demanda à la Porte d’y adhérer. Comme toujours, les Turcs ne disaient pas ouvertement non, » ils tournaient la question, promettaient des contre-projets, expliquaient que toutes les provinces de l’Empire avaient besoin de réformes auxquelles on travaillait. Ils vinrent un jour communiquer à la Conférence les bases de la constitution que le Sultan allait proclamer et qui, soi-disant, renfermait toutes les garanties de bien-être, pour les Chrétiens comme pour les Musulmans, que les grandes Puissances pouvaient désirer. Les plénipotentiaires, poussés surtout par Ignatieff, déclarèrent ne pas pouvoir prendre note de cette constitution sur papier dont l’Europe ne surveillerait pas l’exécution. » Ils demandèrent que les garanties pour les Chrétiens fussent mises sous la sauvegarde des représentans étrangers. Les Turcs refusèrent. Une dernière sommation leur fut faite : les ambassadeurs menacèrent en cas de refus de rompre les relations politiques et de partir. Sur un nouveau refus de la Porte, les six représentans quittèrent, les 14 et 15 janvier, Constantinople en remettant les affaires courantes aux chargés d’affaires. Le général Ignatieff manœuvra de façon à partir un des derniers pour qu’aucun des représentans ne restât à négocier avec la Porte. L’obstination de celle-ci était due, il faut le supposer, en grande partie à des encouragemens secrets qu’elle recevait probablement d’Elliot. Mais il y avait, outre cela, une confiance et un tel sentiment d’enthousiasme qui s’était emparé des Turcs, que les ministres étaient obligés de tenir compte de ces dispositions de l’opinion publique. La constitution était proclamée ; on attendait la réunion du Parlement ; une partie des Grecs faisait en ce moment cause commune avec les Jeunes-Turcs, et cela créait un état de choses curieux, mais qui a fatalement mené la Turquie à sa perte.

Comme échantillon des dispositions qui régnaient à cette époque dans le monde musulman à l’égard des étrangers, je citerai un petit incident dont je fus témoin et qui prouve que, malgré l’accord apparent des Grandes Puissances, les Turcs savaient bien faire la différence entre leurs dispositions respectives et se rendaient parfaitement compte du degré de sincérité qu’elles mettaient dans leurs réclamations. Cette finesse ottomane, l’Europe ne s’en rend pas compte aujourd’hui non plus, et ne voit pas que les hommes d’Etat de Constantinople, et surtout le Sultan lui-même, savent parfaitement la valeur que chacun des ambassadeurs attache aux paroles, identiques dans la forme, collectivement adressées à la Porte. Pendant que le général Ignatieff travaillait le marquis de Salisbury, sa femme s’occupait de lady Salisbury, et de sa fille lady Maud : c’étaient des promenades à cheval, en caïque, ou en voiture, des visites aux curiosités de la ville et aux environs. Je secondais de mon mieux l’ambassadrice et étais de la plupart de ces excursions. Nous allâmes un jour en grande compagnie à Sainte-Sophie. Après avoir visité la mosquée, nous demandâmes à entrer dans la bibliothèque y attenante, construction turque d’une grande élégance, toute revêtue de briques émaillées d’un très beau dessin, représentant des bouquets de fleurs, etc. Nous trouvâmes dans la bibliothèque quelques ulémas assis sur des coussins et lisant gravement de beaux manuscrits. L’un d’eux, à barbe blanche et à figure très respectable, nous regarda un peu de travers par-dessus ses lunettes et comme M. Onou, notre premier drogman qui nous accompagnait, le salua, il lui demanda qui nous étions. « Des étrangers, » répondit M. Onou. « Quels étrangers ? » « Des familles de diplomates. » « Amis ou ennemis ? » insista l’uléma. « Nous vivons tous ici à l’ombre de Sa Majesté le Sultan, répondit M. Onou dans le goût des Orientaux, et jouissons tous de son hospitalité : nous ne pouvons donc tous être que des amis. » « Mais de quelle nationalité ? » demanda alors directement le Turc en souriant d’un air grave. « De diverses nationalités, » répliqua encore M. Onou, « et cette dame, continua-t-il, en indiquant lady Salisbury, est la femme de l’ambassadeur extraordinaire d’Angleterre. » L’uléma se tint pour satisfait par cette réponse et ne questionna plus.


Dès le 15 janvier, j’étais de nouveau chargé d’affaires et quoiqu’on eût déclaré à la Porte que nous n’étions chargés que des affaires courantes, il était bien évident que la politique, et même dans ce qu’elle a de plus sérieux, ne manquerait pas d’entrer dans nos attributions, surtout dans les miennes, car ayant une armée sur pied de guerre, nous ne pouvions pas rester ainsi indéfiniment l’arme au bras, et devions ou démobiliser, et alors y trouver un prétexte plausible, — la réussite de la Conférence en aurait été un, — ou prendre sur nous d’exécuter les décisions de la Conférence et alors déclarer la guerre. Cette dernière alternative paraissait la plus probable, mais on devait tout tenter avant d’y arriver.

En effet, les Turcs avaient à peine refusé d’adhérer aux propositions des Puissances que de nouvelles négociations étaient déjà engagées entre elles pour tâcher de concilier leur dignité avec leur désir d’éviter la guerre. Le général Ignatieff qui, pour retourner à Pétersbourg, avait pris la voie de Vienne, se retrouva bientôt en route pour l’Europe, où il devait faire le tour des grandes Cours et obtenir leur adhésion à un protocole qui constaterait leur accord et lierait la Turquie d’une façon indirecte. Cette tentative n’eut aucun succès. Le voyage de l’ambassadeur à Londres, où il croyait pouvoir user de ses bons rapports avec Salisbury pour amener le Cabinet anglais à se plier à notre désir, a été un fiasco presque humiliant pour lui. Les journaux en avaient tant parlé que des explications ont dû être demandées à l’ambassadeur, qui était accusé de s’être rendu à Hartfield sans avoir été invité. Le fait est que, depuis ce moment, le général Ignatiefl disparut de la scène politique pour quelques mois et se retira dans ses terres de Kiew. Le comte Pierre Schouvaloff, son principal rival, resta maître de terrain et mit tout en œuvre pour empêcher la guerre, au prix même des plus grands sacrifices moraux de notre part. Et, en attendant, le sentiment national en Russie se prononçait toujours plus vivement en faveur d’une intervention active. Le contre-coup de ces deux courans se fit sentir dans les instructions et lettres que je recevais de Pétersbourg, de Moscou et d’ailleurs. Le grand-duc Nicolas et son état-major étaient naturellement parmi les plus impatiens et les plus violens à réclamer une solution énergique.

Pendant ce temps, les Turcs aussi se montaient de plus en plus l’imagination. Des secours leur vinrent de l’Angleterre ; des officiers anglais s’engagèrent dans la gendarmerie turque ; nous les retrouvions plus tard sur le champ de bataille et derrière les fortifications où vinrent mourir nos soldats. La presse anglaise et une grande partie de celle de l’Occident en général soutenaient la Turquie et l’encourageaient à la résistance, séduites surtout par la Constitution qui commençait à être appliquée. Un firman du Sultan (ou même un hatt, je crois) ayant proclamé le nouveau statut, une assemblée devait se réunir pour rédiger et voler les détails de la nouvelle organisation. L’ouverture solennelle de cette espèce de Constituante au palais de Dolma Baghtché nous était annoncée, et nous fûmes invités à venir y assister. Je m’abstins avec ostentation de paraître à cette comédie, et le chargé d’affaires d’Allemagne, docteur Busch, suivit mon exemple. A l’occasion de la mise à exécution du nouveau statut, un homme d’État turc, longtemps éloigné des affaires, reparut sur la scène politique : c’était Ahmed Véfik effendi, ci-devant ambassadeur à Paris et à Téhéran, savant Oriental très estimé et d’un caractère très indépendant. Il fut nommé président de la Chambre et s’acquitta parfaitement de son devoir, dit-on. Je le connaissais par M. Onou qui entretenait de tout temps des rapports intimes avec lui. Quoique taxé d’anglophilisme, Ahmed Véfik était effrayé de la perspective de la guerre vers laquelle on poussait la Turquie. Il était allé l’année précédente en Russie, à un congrès d’orientalistes, et y avait contracté quelques relations avec des personnages influens, et entre autres avec M.de Jomini ; il résolut d’en user et de mettre aussi à profit son influence sur son souverain, qui était, comme il l’est encore aujourd’hui, sincèrement pacifique, pour essayer de servir d’intermédiaire entre la Russie et la Turquie et tâcher d’amener un arrangement direct entre les deux empires. Il fut question de l’envoyer en ambassade spéciale à Pétersbourg. Cette combinaison plut chez nous ; j’étais chargé de l’encourager ; mais bientôt, un vent guerrier souffla à Constantinople. Mehmed Ruchdi fut destitué ; Edhem pacha, homme d’esprit, mais atrabilaire et impatient, le remplaça ; le faible Safvet resta ministre des Affaires étrangères, et la Porte devint encore plus intransigeante. Le parti de Midhat, qui était le vrai parti de la guerre, usa de tous les moyens pour empêcher un arrangement. Une brochure fut imprimée, qui contenait de prétendues révélations sur l’origine des affaires bulgares et bosniaques qu’elle attribuait aux intrigues du gouvernement russe. On dévoilait ces intrigues par une série de pièces diplomatiques, soi-disant volées à un courrier de notre ambassade à Vienne. C’était un certain Giacometti, homme de Khalil Cherif pacha, qui était l’auteur de cette falsification assez mal faite, il faut l’avouer, car je pus, rien qu’à une lecture superficielle, y relever des fautes de dates, de faits et de noms telles qu’elles détruisaient toute confiance dans leur authenticité. J’en fis citer quelques-unes dans les journaux, et en remis la liste complète à Edhem pacha, que je trouvai un jour lisant ce produit de la haine de Midhat et de Khalil. La masse des Turcs politiquans y crut cependant, et l’excitation des esprits en fut accrue. Avec cela, les préparatifs militaires allaient leur train : on recrutait des hommes pour compléter les cadres ; on promettait des primes aux enrôleurs ; chaque bateau amenait d’Asie des masses de gens qu’on faisait entrer dans les bataillons destinés à opérer contre nous et dont l’effectif arrivait ainsi quelquefois au chiffre de 1 000 hommes et même plus. C’est ce qu’on n’a jamais voulu croire chez nous, quoique j’en prévinsse le gouvernement, sur la foi de renseignemens que me donnaient aimablement l’agent militaire français, M. de Torcy, et le secrétaire de l’ambassade allemande Hirchfeld, qui était lui-même militaire. Car d’agent militaire russe, je n’en avais justement pas, au moment où sa présence aurait été le plus nécessaire, le colonel Zélenoy ayant été envoyé pour des travaux de délimitation en Asie.

Des préparatifs militaires se poursuivaient avec la même activité dans la marine turque. La belle flotte cuirassée dont Abdul Aziz avait doté la Turquie était mise sur pied de guerre, et Hobbart pacha nommé commandant de cette escadre. Des monitors étaient envoyés à l’entrée du Bosphore, à Buyukdéré et à Kavak pour surveiller la Mer-Noire. Comme si nous pouvions faire par-là quelque mal à la Turquie ! On aurait facilement pu, depuis 1870, où nous avions récupéré notre liberté de mouvemens dans cette mer, construire une assez puissante escadre qui aurait été réellement dangereuse pour Constantinople, mais on ne l’avait pas fait. Plusieurs cuirassés étaient envoyés aux bouches du Danube et nous devions nous trouver menacés sur toutes nos côtes méridionales dès que la guerre aurait été déclarée.

Cependant, à côté de ces préparatifs militaires, des symptômes en apparence pacifiques ne manquaient pas non plus. Comme, à la suite de notre ultimatum et de l’ouverture de la Conférence, les Turcs s’étaient déclarés prêts à conclure la paix avec le Monténégro et la Serbie, des délégués des deux Principautés étaient arrivés à Constantinople pour négocier et se trouvaient placés un peu sous ma protection. C’étaient, pour la Serbie, Philip Christitch, qui avait été de longues années agent à Constantinople, homme doux et conciliant, mais extrêmement peureux, et le sénateur Matitch, d’une trempe plus solide ; pour le Monténégro, le cousin du prince, Bojidar Petrovitch, président du Sénat, que je connaissais par ses voyages à Vienne et en Russie, et son parent Stanko Radanitch, homme fin et cultivé, ayant fait des études à Paris avec le prince Nicolas, et charmant de formes. Leurs pourparlers avançaient difficilement, subissant les fluctuations de la situation générale qui se présentait successivement plus ou moins pacifique. La paix avec la Serbie était cependant déjà conclue, lorsque les événemens prirent subitement un aspect guerrier. C’était vers la seconde partie de mars, autant qu’il me souvienne. Poursuivant avec persévérance son idée d’empêcher la guerre, le comte Schouvaloff avait proposé de faire une déclaration par laquelle nous annoncerions que, voulant éprouver la sincérité de la Porte et faire une dernière tentative de solution pacifique, nous lui donnerions un an pour appliquer les réformes qu’elle avait promises, et satisfaire les légitimes exigences de ses sujets chrétiens. L’Europe aurait ainsi une année pour s’employer à la pacification de l’Orient, et il était à présumer que, n’étant plus sous la pression morale d’une rupture imminente, on trouverait de part et d’autre plus facilement le moyen de s’entendre. Telle se présentait cette proposition en théorie ; telle elle ne pouvait être envisagée au point de vue de son application pratique. Quoi ! nous resterions une année entière l’arme au bras, attendant que l’on décidât de la guerre ou de la paix, et nous userions nos finances à entretenir une armée sur pied de guerre ? Ou bien désarmerait-on pour perdre tout moyen de pression sur la Turquie, et avoir, dans le cas plus que probable où rien ne serait fait pour les Chrétiens, à remobiliser les corps d’armée destinés à l’action ? Et l’Europe, qui venait de confirmer la légitimité et la justesse de nos exigences, se trouverait-elle au bout d’un an dans les mêmes dispositions favorables à notre égard où elle était, du moins en apparence à ce moment-là, où nous étions en outre sûrs de la neutralité, si ce n’est de l’appui moral de l’Allemagne et de l’Autriche ? Ce sont ces considérations, accompagnées de bien d’autres, que j’exposai, avec toute l’éloquence dont j’étais capable, dans une lettre confidentielle au prince Gortchakof, persuadé que ma franchise courageuse serait mal accueillie par le ministère, mais pénétré aussi de la conviction que j’accomplissais un devoir de patriotisme envers mon pays et mon souverain, en prévenant le Gouvernement que la déclaration projetée n’aurait pour résultat que de nous compromettre vis-à-vis de nos coreligionnaires et de diminuer notre prestige en Orient, ou bien de nous forcer à commencer la guerre dans des conditions beaucoup moins favorables. Je sus plus tard que cette lettre, qui avait en effet déplu au prince Gortchakof, avait frappé l’esprit de l’Empereur, et que, lorsqu’un Conseil spécial avait été réuni sous sa présidence pour prendre des résolutions définitives, Sa Majesté a ouvert la séance en demandant que l’on lût d’abord la lettre du chargé d’affaires à Constantinople. Le prince Gortchakof s’y prêta de mauvaise grâce et le Conseil estima que j’avais raison ; l’idée de la déclaration fut abandonnée. Le chancelier dit, à ce qu’il me fut rapporté, en sortant de cette séance, à M. Valouyeff : « Que voulez-vous que je fasse quand mes propres subordonnés combattent ma manière de voir ? Je ne puis plus défendre la cause de la paix. »

Comme je ne pouvais pas m’attendre à ce que ma lettre produisît un pareil effet, voyant qu’on voulait à tout prix éviter une rupture, j’étais tout porté à croire que la situation où j’étais placé durerait indéfiniment. Le printemps avançait, la verdure se développait, il commençait à faire chaud, et, comme la ville ne présentait aucune distraction, nous nous mîmes à rêver à un déménagement précoce à Buyukdéré. J’y étais donc allé avec le personnel de l’ambassade, à bord du stationnaire Sokol, pour prendre les dispositions nécessaires en vue de la possibilité d’un « gueutch » (déménagement) dans le courant d’avril, et aussi un peu pour nous distraire et nous rafraîchir les idées. Tout semblait être à la paix ce jour-là ; les nouvelles venant de l’étranger étaient calmantes ; nous nous sentîmes envahis par ces mêmes dispositions lorsque, en quittant Buyukdéré, nous vîmes déboucher de la pointe de Yenikeui un monitor turc. Cela nous intéressa et nous montâmes sur la passerelle pour le voir passer, lorsque la vigie nous annonça qu’il était suivi d’un second et d’un troisième : c’était une escadrille, et le pavillon amiral de Hobart pacha était sur le mât de l’un d’eux. Intrigués par ce spectacle, nous ralentîmes la marche et découvrîmes que l’escadre jetait l’ancre entre Buyukdéré et Kavak, comme si elle attendait une attaque immédiate du côté de la Mer-Noire. Cela ne manqua pas de troubler nos dispositions pacifiques, et nous eûmes le soir même l’éclaircissement de l’affaire. L’ambassadeur de Turquie mandait de Pétersbourg que les dispositions guerrières prenaient le dessus, que le prince Gortchakof insistait sur différens points restés en suspens, entre autres sur des cessions de territoire au Monténégro qui empêcheraient la conclusion de la paix avec cette principauté, et que le langage du chancelier devenait de plus en plus menaçant. Je reçus, en effet, aussitôt après l’ordre de faire des représentations énergiques à la Porte et d’exiger la cession des territoires réclamés par le Monténégro, en faisant entendre que le refus de la Porte pourrait amener une rupture. Immédiatement après (c’était, je pense, dans les derniers jours de mars), on me remit un matin un long télégramme chiffré du prince Gortchakof. L’employé chargé de le déchiffrer revint au bout de quelques instans me dire (c’était, je crois, M. Basily, premier secrétaire) qu’ayant commencé le déchiffrement il a trouvé les premiers mots : « Déchiffrez seul, » et qu’il était venu me demander si je voulais aller me mettre moi-même à la besogne. Je descendis aussitôt à la chancellerie et commençai, avec l’aide de M. Basily et de Goubostoff, dont la discrétion à toute épreuve m’était absolument connue, à déchiffrer le texte suivant, dont je crois rendre exactement non seulement le sens, mais même presque les termes : « Manifeste de guerre et passage de la frontière fixés au 12 avril. Vous adresserez la veille une note à la Porte, dont le texte vous sera envoyé, et quitterez Constantinople avec le personnel de l’ambassade et du consulat. Il est essentiel pour le succès des opérations militaires projetées que le plus grand secret soit gardé, tant sur nos résolutions que surtout sur la date arrêtée pour l’ouverture des opérations militaires. Prenez toutes les dispositions en conséquence et ayez en vue nécessité d’assurer sécurité de nos agens dans les provinces. » Des communications subséquentes me prescrivaient de préparer une note de rupture pour le cas où celle qui allait être rédigée à Pétersbourg n’arriverait pas à temps : notre compagnie de navigation, pressentant la prochaine déclaration de guerre et requise de céder quelques-uns de ses paquebots a l’Administration militaire, avait considérablement réduit son itinéraire et se proposait même de suspendre entièrement ses communications avec les ports ottomans. Un autre télégramme m’enjoignait, au nom de l’Empereur, de m’embarquer à Buyukdéré et de partir la nuit, afin d’éviter les dangers auxquels aurait pu m’exposer la fureur fanatique des Musulmans et l’irritation que causerait naturellement la rupture.

Tout cet ensemble de faits, d’ordres à donner et de dispositions à prendre me créait une position et une besogne fort difficiles. Comment arrêter toutes les mesures de départ sans que, au moins, le personnel directement intéressé ne fût au courant ? D’autre part, comment garantir la sécurité des consuls, empêcher la saisie de nos bâtimens de commerce, de nos paquebots, prévenir la ruine de nos sujets ? Je me mis à l’œuvre de mon mieux, et je dois rendre justice à mes collaborateurs, surtout à M. Goubostofi ; c’est grâce à eux et à leur dévouement amical, que nous avons réussi au mieux du possible. La première mesure que j’avais prise pour garder le secret était de convoquer tout mon personnel et de leur annoncer qu’il y avait un grand mystère à garder que je confiais à leur patriotisme. Je leur fis part des instructions secrètes que je venais de recevoir et leur recommandai, vu l’importance immense du sujet, non seulement de n’en parler à personne, — j’étais sûr qu’ils ne le feraient pas, — mais de ne pas même s’en entretenir entre eux. Etant avertis, ils pouvaient sous mains faire leurs préparatifs, ranger leurs petites affaires, mais rien ni dans leur langage ni dans leur attitude ne devait trahir le secret d’Etat qui leur était confié. Ce mode de procédé, que j’ai depuis appliqué plus d’une fois dans des circonstances moins importantes, a toujours produit un bon effet. Cette fois, le mystère a été si bien observé que, quelques heures avant mon départ, Mme Kaïrolf, correspondante du Golus, est venue me demander s’il était vrai que j’allais partir comme on le disait en ville, « car, ajouta-t-elle, vos jeunes gens sont si bien dressés que, lorsqu’on les interroge, ils font des figures bêtes et étonnées et ne répondent rien. » Je la remerciai de ce compliment, qui était le meilleur éloge qu’elle put faire de mon personnel.

Pour les consuls, j’avais dressé, avec l’aide de M. Goubostoff, un tableau de tous nos agens consulaires qui n’étaient pas gens du pays, et nous les partageâmes en trois catégories : les plus éloignés, qui avaient plusieurs jours à voyager pour arriver à une frontière étrangère quelconque ou à un port de mer ; les moins éloignés, qui étaient à portée d’un port de mer ; et ceux qui se trouvaient déjà dans une ville du littoral où ils pouvaient s’embarquer à tout moment. Les premiers reçurent l’ordre de partir immédiatement, sous prétexte de congé, vers la frontière ou la côte. Les seconds étaient prévenus qu’au premier ordre télégraphique, ils auraient à se rendre dans le port de mer le plus rapproché et dont nous avions pour chacun d’eux calculé la distance en journées de voyage pour les y faire aller à temps. Enfin, les troisièmes reçurent l’avis que la rupture était probable et qu’ils avaient à régler leurs affaires de façon à pouvoir s’embarquer dès que l’ambassade aurait quitté Constantinople. Ces dispositions ont été si bien prises et exécutées qu’aucun de nos consuls n’eut aucun désagrément ; tous partirent presque au même moment que moi. Le consul général d’Erzeroum, M. Obermuller, seul, s’étant attardé, a dû prendre une route détournée, le grand chemin étant déjà occupé par les troupes en mouvement, et il a manqué tomber entre les mains de l’ennemi. Ce n’est qu’après de longues et pénibles pérégrinations, très périlleuses, qu’il réussit à regagner, par Kars, nos avant-postes, qui étaient déjà en territoire ottoman.

Quant aux mesures de sécurité qui m’avaient été prescrites pour le départ de l’ambassade, j’étais bien décidé à ne point m’y conformer, trouvant qu’il était peu digne d’un représentant de la Russie de se sauver et de fuir en cachette dans un pareil moment. Je me réservai donc d’en aviser le ministère juste à la veille du départ pour ne lui donner que le temps strictement nécessaire de me réitérer son ordre s’il y tenait quand même.

Pour le reste, notre existence continua à couler avec calme comme par le passé, sans que rien d’apparent y fût changé. Nous approchions de Pâques. Le souper de dimanche eut lieu comme d’habitude ; il se distinguait par l’absence presque totale de l’élément féminin, toutes les dames ayant d’avance quitté Constantinople. La famille de M. Coundouriotis, ministre de Grèce, y était seule présente. Mais j’eus les délégués monténégrins qui eux aussi étaient à la veille du départ, les négociations ayant abouti à un échec. C’est le jeudi de la semaine de Pâques qu’ils quittèrent Constantinople. Je les accompagnai à bord du bateau et leur confiai que nous les suivrions de près. Nos adieux furent accompagnés de toasts et de vœux exaltés par le sentiment des grands momens patriotiques qui s’avançaient.

Mais avant que je quittasse Constantinople, la Turquie eut à subir encore une petite crise intérieure assez significative. Outré de plus en plus par les allures dominatrices de Midhat pacha et de ses acolytes, et inquiet des conséquences qu’elles pouvaient avoir pour sa propre autorité et même sécurité, le Sultan se décida à un coup d’Etat. Il commença par destituer Midhat du poste qu’il occupait dans le ministère (il avait, je crois, le portefeuille de l’Intérieur) et, appliquant à sa personne un article de la Constitution qu’il y avait lui-même introduit pour pouvoir éloigner ses ennemis, article qui donnait au souverain le droit d’exiler ceux de ses sujets devenus dangereux pour la sécurité de l’Etat, Abdul Hamid fit un beau matin saisir Midhat. Transporté à bord d’un navire de guerre, il fut emmené en Grèce et débarqué à Syra. C’était la fin du régime constitutionnel. Il n’a depuis fonctionné qu’en apparence, sans laisser se développer les germes de gouvernement représentatif qui, sans promettre l’institution d’un vrai parlementarisme, étaient cependant de nature à modifier sensiblement l’aspect des choses en Turquie, en les amenant peut-être à un bouleversement fatal. Le monde fut étonné de la hardiesse du jeune Sultan : il se révélait ainsi ce qu’il a toujours été depuis, un despote double d’astuce.

Le jour de la rupture approchait. Je devais encore une dernière fois essayer de convaincre la Porte de consentir à nos demandes et je me rendis deux ou trois jours avant mon départ chez le ministre des Affaires étrangères. Je le trouvai dans son konak du quartier Chahzadé. Il me reçut fort aimablement, nous eûmes une longue explication et lorsqu’il opposa une fin de non recevoir à toutes nos exigences que je lui donnai comme décisives et définitives, je me levai pour partir en lui disant d’un air ému, mais presque menaçant, que c’était la guerre qu’il déchaînait, car il savait bien que nous serions forcés de recourir aux armes et de mettre en mouvement notre armée réunie depuis six mois. « Et vous savez bien, dis-je en prenant congé de lui. comment finissent ces guerres : vous refusez maintenant de concéder au Monténégro des districts insignifians, concessions qui pourraient encore arrêter la rupture, et vous serez obligés de céder des territoires bien plus considérables, vous perdrez des provinces ! » Safvet pacha m’avait accompagné jusqu’à l’antichambre où sur une table en marbre se trouvait mon paletot que j’endossai. Le ministre me tendit la main et dit d’un air triste : « Eh bien ! que faire ? Si c’est la fatalité, nous perdrons des provinces, mais nous ne pouvons pas céder de petits districts. » Nous nous séparâmes et j’avais presque oublié cette conversation. Mais lorsque, à l’ouverture des négociations pour la paix, dix mois plus tard, Safvet arriva en qualité de plénipotentiaire à Andrinople et que j’allai le trouver, il me rappela nos adieux. « Vous souvenez-vous, me dit-il, de notre dernière conversation près de la table en marbre de mon antichambre, lorsque vous mettiez votre paletot ? Vous m’avez dit que, pour ne pas vouloir céder des districts insignifians, nous perdrions d’importantes provinces. Vous aviez parfaitement raison et j’étais absolument de votre avis. Mais on nous avait poussés à la guerre, on avait excité l’opinion publique, personne n’avait le courage de dire son avis sincère, et voilà comment tous ces malheurs sont arrivés ! » « Et la brochure de Giacometti était un des moyens employés ? dis-je. Est-ce bien lui qui l’avait écrite ? » « Je vous le dirai, répondit Safvet en souriant, si vous me faites une concession dans les négociations qui vont suivre, je raconterai toute l’histoire. » « Elle n’en vaut pas la peine, » lui répliquai-je.

Cependant on commençait de tous côtés à se préparer pour la rupture. Notre Compagnie de navigation, prévenue par moi que la rupture était probable et même prochaine, avait définitivement suspendu son service de poste avec Odessa. Force me fut de demander un bâtiment de guerre pour faire expédier ma correspondance et un petit paquebot de la Compagnie, adapté au service du ministère de la Guerre et transformé en porte-torpilles, l’Argonaute, me fut envoyé pour entretenir les communications. J’attendais nommément les dernières instructions et la note de rupture. J’expédiai donc l’Argonaute à Odessa le jeudi de Pâques avec mes dernières dépêches. Il devait repartir le samedi et m’apporter pour le matin de mon départ les pièces que j’attendais.

Sur ces entrefaites, le gouvernement anglais, changeant encore une fois d’attitude, se remit du côté des Turcs et envoya le premier, après l’échec de la Conférence, un ambassadeur à Constantinople. Ce fut sir Austin Layard, ministre à Madrid, homme remuant et peu commode. Palmerston, qu’il ennuyait pour avoir des firmans pour les fouilles autour du Ninive dont il avait mis à jour les ruines, avait dit qu’il ne pardonnerait jamais à Ninive d’avoir découvert Layard. Il arriva deux jours avant mon départ. J’allai le voir sans le trouver, il était souffrant, mais je le vis le jour même de la rupture. Un autre changement dans le corps diplomatique fut l’arrivée comme chargé d’affaires du conseiller allemand, comte Radolinsky, qui était provisoirement remplacé par le docteur Busch, avec lequel je me mis aussitôt en rapports pour lui confier, à la rupture, nos intérêts.

J’arrive à la narration des événemens des derniers jours qui précédèrent cette rupture et de la rupture elle-même, journées remplies des plus émouvans souvenirs de mon existence, qui n’était pourtant pas dépourvue d’émotions politiques.

Depuis le départ des ambassadeurs, resté chargé d’affaires avec un assez grand personnel d’ambassade, j’avais engagé le meilleur cuisinier qui fut resté sans emploi à la suite de la fermeture de tant de maisons diplomatiques, et, faute d’autres distractions, je réunissais chez moi, les samedis, les collègues et quelques autres personnes à diner. Le soir, on faisait de la musique, on se livrait au jeu du bridge, on se communiquait les impressions politiques qui offraient toujours un riche sujet d’entretien. Le samedi, 9 avril, avant-veille du départ, j’avais, comme de coutume, plusieurs personnes à diner. On fit la partie et on se sépara vers minuit en se donnant rendez-vous pour le samedi suivant. Cependant, à l’Ambassade, tous les préparatifs de départ se faisaient activement, mais dans le plus grand secret. On emballait les archives, on liquidait les affaires en cours, on réglait les comptes sans que le monde du dehors pût se douter que le grand événement était si proche. Pourtant la bourse de Galata était agitée. Les fonds turcs y croulaient ; on y menait un jeu frénétique et chacun voulait être le premier à savoir quand aurait lieu la rupture pour profiter de la dégringolade des fonds qui devait nécessairement s’ensuivre. Des vigies étaient postées devant la porte de l’ambassade pour signaler par une espèce de sémaphore à Galata si quelque chose de décisif s’y passait. Mais, le dimanche matin, la messe eut lieu à la chapelle de l’ambassade comme de coutume, et ce n’est qu’au sortir du service divin que je déclarai à notre aumônier, l’archimandrite Smaragde, que nous partions le lendemain. Je le priai en même temps de nous dire ce jour-là, à trois heures, des prières spéciales, tant pour bénir notre voyage que pour implorer la grâce du Ciel pour la grande entreprise militaire dont notre départ devait être le signal. Le dîner eut lieu comme à l’ordinaire, et ce n’est qu’au sortir de table que je donnai l’ordre de procéder à l’emballage définitif de la vaisselle et de l’argenterie qui appartenaient au Gouvernement, en ne laissant que le strict nécessaire pour le lendemain. Le programme de cette dernière journée était soigneusement dressé d’avance heure par heure et fut fidèlement exécuté. Voulant éviter surtout d’attirer prématurément l’attention publique sur ce qui se passait à l’Ambassade, je donnai l’ordre d’emballer dans le courant de la nuit toutes les archives ainsi que tout ce qui devait être emmené avec nous à Odessa et de le transporter à l’aube à bord du yacht Eriklik, en le faisant sortir par la porte du drogmanat, donnant sur une petite rue latérale de façon que, vers les quatre heures, lorsque le mouvement commence dans la Grande-Rue de Péra, il n’y eût plus dans la cour ni caisses ni paille, mais que celle-ci eût son aspect ordinaire. L’Argonaute, que je n’attendais que le matin, était arrivé la veille au soir en m’apportant la poste et la note de rupture, ainsi que le grand cordon de Saint-Stanislas qui venait de m’être conféré pour Pâques. Nous étions donc absolument prêts à partir. La nuit se passa presque sans sommeil : à la chancellerie, on emballait les archives, on rangeait les papiers, le personnel faisait des paquets et je prenais, moi aussi, mes dernières dispositions personnelles. De grand matin tout le monde était sur pied, on faisait les derniers préparatifs, sans que rien y parût au dehors et, sauf quelques badauds qui s’arrêtaient quelques instans devant la porte pour voir ce qui se passait dans la cour, la rue avait sa physionomie quotidienne. Vers dix heures, je reçus la visite de Mme Kaïroff, qui était venue me demander s’il était vrai que je partais le jour même. Je lui répondis que cela se pourrait, mais que j’attendais encore des télégrammes de Pétersbourg. Vers onze heures, je reçus la visite du premier secrétaire anglais, Jocelyn, qui était venu de la part de Layard me poser la même question. Je fis dire à l’ambassadeur que je lui apporterais la réponse moi-même à une heure. En attendant, au consulat, on procédait à la remise de nos affaires au consul général allemand, M. Gillet, et moi je travaillais avec le comte Radolinsky pour lui confier nos intérêts : je lui demandais entre autres choses de faire une vente simulée de notre mouche à vapeur qui portait pavillon de guerre et pouvait par conséquent être saisie par les Turcs. Après le déjeuner, je me rendis en voiture chez sir Austin Layard ; la rue était encore presque déserte, quatre heures avant notre départ ! Mais je voulais que ce départ même se fit avec tout l’éclat que comportait la gravité de l’événement et qu’il en restât dans la capitale ottomane une impression sérieuse. Toutes les mesures furent prises en conséquence pour le moment même du départ. Jusque là, tout devait être dissimulé : la rue ne se doutait pas encore du spectacle qui l’attendait si prochainement.

L’ambassadeur d’Angleterre me reçut fort aimablement, m’exprima ses regrets d’avoir été empêché par la maladie de venir me voir et de s’employer pour prévenir la rupture, qui, lui disait-on, était imminente. « Est-ce vrai que vous partez aujourd’hui ? » me demanda-t-il. « Oui, lui répondis-je, j’ai reçu l’ordre de quitter Constantinople, et je pars ce soir. » Layard se mit alors à me supplier de retarder encore cet acte définitif ; il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour trouver un biais qui pût prévenir la guerre. Il me pria de télégraphier à l’Empereur pour demander en son nom à surseoira sa décision ; l’ambassade anglaise userait de tous ses moyens pour empêcher une effusion de sang qu’il savait être si contraire au caractère pacifique et noble de l’Empereur. Je répliquai à l’ambassadeur qu’il était trop tard ; nous avions épuisé tous les moyens de conciliation ; les Turcs étaient inébranlables dans leur décision de recourir aux armes. Mais puisqu’il sentait l’horreur de la lutte qui allait commencer, « laissez-moi espérer, dis-je, et porter cette assurance à l’Empereur que lorsque, comme nous en sommes sûrs, nous aurons remporté quelques succès sur les Turcs, vous serez le premier à leur conseiller de demander la paix, et vous emploierez votre influence pour les amener à mettre bas les armes. » Cette mise en demeure ne fut pas du goût de Layard. Il voulait la guerre, il ne cherchait qu’à faire gagner du temps aux Turcs, et c’est l’inattendu de notre rupture que l’on pressentait, mais sans la croire aussi imminente, qui inspirait ses assurances pacifiques et ses tentatives de continuer les négociations.

Après avoir mis des cartes d’adieu à mes collègues des Grandes Puissances, auxquels j’allai annoncer personnellement mon départ, je me rendis avec M. Onou chez l’ex-patriarche de Jérusalem, Cyrille. Il avait été chassé de son siège pour n’avoir pas voulu signer l’acte du Concile de Constantinople de 1872 qui déclarait les Bulgares schismatiques et vivait depuis à Constantinople sous notre protection. C’était un vénérable vieillard de plus de quatre-vingt-dix ans, ayant une plaie cancéreuse sur la poitrine, mais supportant avec une sérénité et une résignation chrétienne ses souffrances morales et physiques. La perspective du départ de l’Ambassade l’inquiétait, et je crus de mon devoir d’aller le lui annoncer moi-même, prendre en même temps congé de lui et recevoir sa bénédiction. J’avais bien le sentiment que je ne le reverrais plus : il est mort durant la guerre. Nous trouvâmes le vieillard revêtu d’une longue robe de chambre blanche avec une espèce de turban blanc sur la tête. Sa belle figure encadrée d’une longue barbe blanche exprimait une émotion inspirée, et tout cela lui donnait l’air d’un patriarche des temps bibliques, d’un être venu d’un monde qui n’est plus. Il prit congé de nous avec une douleur que l’on sentait profonde et sincère, et, au moment de notre départ, il fit apporter un crucifix contenant un morceau de la vraie croix, enchâssé dans du cristal de roche et orné de pierres précieuses. Alors, nous ayant fait agenouiller, il nous lut des prières et nous bénit en versant des larmes et en nous disant qu’il sentait bien que c’était une séparation définitive. M. Onou et moi, pénétrés de la gravité des momens que nous traversions, nous rentrâmes à l’Ambassade profondément émus. Mais une suite d’émotions encore plus grandes nous y attendait. Il était trois heures, et, conformément à mon programme, on était réuni à la chapelle pour le Te Deum, pendant que, sur le toit de l’Ambassade, on dessoudait l’aigle, qui devait tomber au moment où je sortirais de la porte, et on préparait les housses pour couvrir les aigles de la porte de la rue. Cette dernière commençait alors à se remplir de monde.

Tout ce qui restait de Russes à Constantinople était venu à l’église prier avec nous. Il y avait des familles de quelques-uns de nos employés inférieurs, courriers, etc., qui devaient rester là tandis que leurs chefs partaient. Chacun se reportait involontairement en idées vers les années qu’il avait passées à Constantinople, se demandant s’il y reviendrait et dans quelles conditions. La plupart d’entre nous, et moi en tête, nous devions suivre l’armée, prendre part à la guerre avec ses dangers et ses chances aléatoires. Il y avait enfin et surtout le sentiment patriotique, le sentiment du grand drame qui allait commencer, où des milliers de victimes humaines seraient sacrifiées pour l’honneur et la gloire du pays, et on se demandait avec inquiétude quels en seraient les résultats. Avec cela, tous les rêves attachés à la possession du Bosphore, à la chute de la Turquie que la guerre devait nécessairement rapprocher et pouvait même amener, se présentaient à l’imagination et augmentaient l’émotion que nous causait déjà le service divin en lui-même, la solennité du moment, les belles prières lues d’une voix entrecoupée de larmes et accompagnée des sanglots que l’on entendait dans différens coins de l’église. Et, pendant ce temps, des ouvriers, déclouant au-dessus de nos têtes l’aigle impériale, faisaient un bruit qui rappelait les coups de marteau par lesquels on ferme un cercueil.

Le Te Deum fini, nous baisons la croix et les images ; l’archimandrite nous aspergea d’eau bénite et referma pour longtemps les portes de l’autel en emportant les derniers vases et les objets sacrés qui avaient servi à cette dernière et lugubre cérémonie.

Revenu dans mon appartement je me mis, après avoir fait le signe de la croix, à signer les nombreuses pièces relatives à la rupture, et avant tout la note principale, la déclaration de guerre que, d’ordre de l’Empereur, je devais adresser à la Porte et que M. Onou devait y porter immédiatement. Après cela, vinrent quelques visites d’adieu, l’ambassadeur de Perse, entre autres, le comte Radolinsky qui voulait recevoir mes dernières directions. Ensuite ce furent les préparatifs personnels suprêmes, les petits emballages, les adieux des employés, serviteurs ou agens qui restaient. Enfin, à cinq heures précises, conformément au programme tracé à l’avance, notre cortège quitta solennellement la cour de l’Ambassade. J’étais assis avec un des secrétaires dans la première voiture, un landau fermé, précédé de deux kavass à cheval et ayant sur le siège le fameux Christos kavass chrétien du général Ignatieff. Trois ou quatre autres voitures suivaient, la dernière ouverte ; les jeunes gens qui s’y trouvaient avec la caisse aux chiffres n’avaient pas pu la faire entrer sous le manteau du landau ; ils voulaient en outre voir l’effet de notre exode. L’impression en était réellement grandiose et profonde. Les voitures s’avançaient au pas, des hommes et des femmes en larmes nous accompagnaient dans la cour. La rue était bondée de monde, la police avait peine à retenir la foule qui se pressait sur notre passage, et que les roues de la voitures risquaient d’écraser. Les zaptiês[2] et les sentinelles rendaient les honneurs militaires, le public ôtait les chapeaux, et c’est avec tous les honneurs, la dignité et l’éclat voulus que l’Ambassade de Russie sortait de son hôtel de la capitale ottomane, tandis que les aigles russes étaient descendues ou recouvertes de housses en signe de deuil.

Nous traversâmes au pas et au tout petit trot les rues de Péra et de Galata pour aller nous embarquer à Saly Bazar, où nous attendaient les embarcations de l’Eriklik. Partout une foule curieuse et agitée remplissait les rues et courait parfois derrière les voitures. Les portes et les fenêtres des maisons étaient garnies de monde ; dans les corps de garde, les soldats nous présentaient les armes ; notre cortège avait bien plus l’air d’une entrée triomphale que d’un départ pour cause de rupture.) Arrivé près du débarcadère, je dus traverser à pied une foule assez compacte qui y était massée. Tous se découvrirent ; je saluai de la parole les matelots et lorsque, au moment de mettre le pied dans le bateau, je fis, en ôtant mon chapeau, le signe de la croix selon la coutume russe, la majorité de cette foule, composée pour la plupart de Grecs, se mit à en faire autant, à me bénir et à m’exprimer des vœux de bon voyage et de succès.

Arrivé à bord, j’y trouvai presque tout le corps diplomatique, ainsi que les marins des stationnaires étrangers qui s’étaient réunis pour prendre congé de nous. Les Anglais seuls brillèrent par leur absence. Tout était bientôt prêt pour le départ, les effets embarqués, les embarcations hissées ; il ne manquait plus que M. Onou, qui devait, après la remise de la note, venir nous rejoindre pour qu’à six heures nous pussions lever l’ancre. Le corps diplomatique s’éloigna petit à petit ; M. de Montholon, premier secrétaire français, arrivé en retard, monta le dernier à bord pour me serrer la main. Six heures avaient sonné depuis quelque temps, et M. Onou ne venait pas encore. Nous commencions à en concevoir quelques inquiétudes : en réalité, tous les ministres réunis à la Porte avaient voulu prendre congé de lui, recommençant les supplications de surseoir aux mesures extrêmes ; enfin, au dernier moment, Safvet pacha, ministre des Affaires étrangères, avait refusé de signer le reçu d’usage, avec indication de l’heure à laquelle la déclaration de guerre lui avait été remise. Sur ces entrefaites, une averse de printemps vint rafraîchir l’air, et, lorsque la pluie eut cessé, un superbe arc-en-ciel se dessina sur le ciel ; un léger brouillard recouvrait la mer, et la pointe du Sérail, avec Sainte-Sophie, émergeant seule dans les airs comme une vision céleste, recevait les rayons dorés du soleil déjà près de l’horizon. C’était un spectacle féerique, une espèce de rêve, de tableau fantastique dont nous ne nous lassions pas d’admirer la beauté presque surnaturelle et qui, dans ces momens solennels, nous paraissait pleine de glorieux présages. Enfin, M. Onou arriva et l’Eriklik se mit en marche, escorté par l’Argonaute, qui était chargé de torpilles et destiné à nous défendre dans le cas où la flotte turque tenterait de nous attaquer ou de nous arrêter en route.

Cette appréhension, très répandue à Pétersbourg, était évidemment puérile, quoique, le lendemain de mon départ, le Conseil des ministres, à la réception de la nouvelle que nos troupes avaient déjà passé la frontière, ait discuté l’idée s’il ne fallait pas donner aux bâtimens turcs qui se trouvaient aux bouche » du Danube l’ordre de barrer le passage à l’Eriklik et de le ramener à Constantinople. « Le bateau, bâtiment de guerre, serait de bonne prise, disaient quelques-uns des ministres, puisque nous sommes déjà en état de guerre et que les opérations militaires ont commencé. Quant au chargé d’affaires et au personnel de l’Ambassade qui se trouvent abord, on les ramènera à Constantinople et on les renverra en Europe, en pays neutre, à bord d’un bâtiment de commerce étranger, par le Lloyd, à Trieste par exemple. » L’idée de m’enfermer aux Sept-Tours n’a jamais été sérieusement discutée ni soulevée, bien que le souvenir des anciennes fonctions de ce château fort ait été évoqué dans cette discussion. C’est M. de Kosjek, alors premier drogman autrichien, qui m’a fait ce récit, ayant, au lendemain de mon départ, entendu parler de ce sujet à la Porte. Quoi qu’il en soit, le temps a passé en discussion et j’arrivai, dans la matinée du 13 avril, sans encombre à Odessa. Cependant la veille, dans l’après-midi, à la hauteur des bouches du Danube, la vigie avait un instant signalé l’apparition à l’horizon, au Nord-Ouest de notre route, de mâts de grands bâtimens. On se mit à regarder avec attention, mais on ne découvrit rien. En attendant, à Odessa et à Kichineff où se trouvait l’Empereur, on avait des inquiétudes pour notre sécurité. Des nouvelles y étaient parvenues comme quoi des cuirassés turcs avaient quitté Sulina. On leur attribuait l’intention d’arrêter l’Eriklik, et lorsque, arrivé à Kichineff, je me présentai à l’Empereur le 15 avril, Sa Majesté commença par me dire qu’ « Elle était heureuse de me voir arrivé sain et sauf. »


NELIDOW.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Agens de police.