Texte validé

Souvenirs d’Espagne — La Horca

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


SOUVENIRS D’ESPAGNE.

LA HORCA.

I.
LA COUR DES ALCADES

Comme je passais sur la place de Santa-Cruz, à Madrid, devant la Carcel de Corte[1], le lundi 4 juillet 18.., vers les dix heures du matin, je remarquai que beaucoup de personnes montaient avec précipitation le grand escalier de la cour des Alcades. Présumant bien que quelque cause intéressante s’y plaidait ce jour-là, je résolus d’y assister ; en ma double qualité de curieux et d’étranger, je ne pouvais vraiment d’ailleurs m’en dispenser. Je me hâtai donc de monter aussi à la cour, et suivant la foule, j’entrai avec elle dans la salle d’audience.

La séance venait d’être ouverte par le gobernador[2]. Cinq alcades siégeaient en robes noires.

J’aperçus de loin l’accusé. Il portait l’habit de calesero[3]. C’était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans ; il avait de grands yeux bleus, et de longs cheveux blonds bouclés. Je fus frappé de l’expression douce et triste de sa belle figure, et je m’intéressai d’abord vivement à lui.

Le relator[4] se leva, et exposa l’affaire en peu de mots. José Guzman (l’accusé se nommait ainsi) avait été surpris en flagrant délit et arrêté, le mois précédent, encore muni d’une somme de vingt réaux[5], qu’il venait de voler dans une chambre fermée dont il avait forcé la porte. Le fait résultait de l’instruction, constant et irrécusable.

L’avocat de l’accusé parla à son tour, environ un quart d’heure, sans trop d’emphase ni de prétention, avec plus de convenance et de simplicité qu’il n’appartient d’ordinaire à un avocat. Il raconta que José Guzman avait honnêtement vécu, plusieurs années, de son état de calesero, les minces bénéfices qu’il en retirait lui ayant suffi pour se soutenir tant qu’il avait pu seulement continuer ce pauvre métier. — Mais, il y avait deux mois environ, son cheval, son seul cheval, son gagne-pain, était mort de fatigue, à la suite d’un voyage trop rapide à l’Escurial. Ce malheur irréparable pour Guzman avait entraîné sa ruine ; n’ayant pu réussir à se faire vendre à crédit un autre cheval, et se trouvant ainsi dépourvu de tout moyen de gagner sa vie, ses faibles ressources peu-à-peu épuisées, la misère était venue, et un soir enfin, le besoin et le désespoir le poussant, il avait cédé à une mauvaise tentation. — L’avocat finit en recommandant son client à la clémence des alcades, les suppliant de considérer sa jeunesse et sa bonne conduite passée, et de ne le point confondre, pour une première faute, avec les voleurs de profession contre lesquels l’application rigoureuse de la loi semblait même déjà depuis long-temps bien sévère. —

Le relator se leva de nouveau, et le fait étant bien et dûment prouvé, et non contesté, au nom du procureur fiscal, requit contre l’accusé la peine de mort, prononcée par la loi pour tout vol commis avec effraction.

On ne délibère point en séance publique. La sentence prononcée à huis-clos est signifiée seulement à l’accusé dans la prison.

Les alcades se levèrent pour se retirer.

— « Il est mort, le malheureux, » cria derrière moi une voix étouffée.

Je me retournai soudain, et je vis une jeune fille d’une grande beauté, debout tout près de moi. Son trouble et l’altération visible de ses traits montraient bien que c’était à elle seule qu’avait pu échapper la sourde exclamation qui m’avait frappé. Sa mise, quoique simple, ne manquait pas d’une sorte d’élégance. Elle avait une jolie robe d’indienne à bouquets roses sur fond blanc, et la mantille de soie, bordée de velours noir, que portent d’ordinaire les manolas[6]. J’allais lui parler, mais elle s’éloigna rapidement avec la foule qui sortait de la salle. Je ne l’avais pas néanmoins perdue de vue. Je la suivis jusqu’au palier qui règne au haut du grand escalier. Arrivée là, elle s’arrêta et cria douloureusement : — « Pepe ! »[7]

Elle venait d’apercevoir, au bas de l’escalier, José Guzman, l’accusé, que les alguazils reconduisaient à son cachot, les fers aux pieds.

À ce nom, à ce cri, le jeune homme s’était retourné, et avait levé la tête.

— « Pepe », répéta la jeune fille, d’une voix déchirante, s’appuyant à la rampe de l’escalier pour se soutenir et ne point tomber.

« — Mariquita, répondit tristement le jeune homme qui l’avait aperçue ; Mariquita, adieu ! »

Et en même temps il fut emmené par les alguazils que ce colloque commençait à impatienter ; et la porte qui communique à la prison se referma sur eux et sur lui. —

— Ce n’était là qu’une scène de tribunal sans doute fort ordinaire à la cour des Alcades. Les habitués n’y avaient fait nulle attention ; — moi, j’en étais tout saisi.

La jeune fille descendit lentement l’escalier. Lorsqu’elle se trouva dehors, sur la place de Santa-Cruz, je l’abordai. De grosses larmes coulaient de ses grands yeux noirs, et roulaient de ses longs cils sur ses joues. Je lui pris les mains, m’efforçant de la consoler et de la calmer un peu. La pauvre enfant vit bien que j’étais vivement touché de sa peine. On ne se méprend pas à la vraie pitié. Mettant toute confiance en moi, elle me conta, en sanglotant, que l’accusé José Guzman, que Pepe était son querido[8]. — Il avait perdu l’honneur, et sans doute il allait perdre aussi la vie ; et la faute, le crime en était à elle seule ! Bien qu’elle le sût pauvre et sans ressources depuis la perte de son cheval, par vanité, par coquetterie, elle l’avait un soir tourmenté pour qu’il lui fit cadeau d’un grand peigne à la nouvelle mode ; et son Pepe, qui l’aimait tant et ne lui savait rien refuser, avait sans doute volé les 20 réaux, afin de pouvoir acheter ce maudit peigne qu’elle lui avait si obstinément demandé, et qu’il n’avait nul autre moyen de lui procurer. —

Et la pauvre petite se remit à pleurer si fort que j’en eus le cœur brisé. Je regardais silencieusement couler ses larmes ; — je n’osais que les essuyer et les recueillir dans mon mouchoir. — Elles s’arrêtèrent enfin, — non pas que la source en fût épuisée, mais comme la pluie qui cesse souvent de tomber, bien que le ciel soit couvert encore de nuages. Je parvins néanmoins, sinon à la consoler, du moins à lui rendre quelque espérance, en lui promettant de faire puissamment solliciter, le jour même, le ministre de grâce et justice en faveur de Pepe.

Deux heures sonnèrent à l’horloge de Santa-Cruz. Je quittai Mariquita, lui donnant rendez-vous pour le lendemain, à la même heure, à la porte de Santa-Cruz, où je la laissais, afin de lui venir conter ce que j’aurais pu faire et faveur de notre ami. — En m’éloignant, je me retournai et je la vis entrer dans l’église. Elle allait y prier sans doute pour Pepe, — et pour moi peut-être aussi, — pour moi peut-être — un peu ! Pauvre Mariquita ! —


II.
LA SENTENCE.

Avant de commencer des sollicitations dont le succès me semblait dépendre d’une vérité et d’une franchise entières dans l’exposé des faits, j’avais besoin de voir Guzman et de m’entretenir avec lui. Je n’y pus réussir dans la soirée. Ce fut seulement le lendemain matin, le mardi, à onze heures, que, grâce à la protection de l’un des alcades de la cour, je fus autorisé à communiquer librement avec l’accusé et à pénétrer dans son cachot.

On m’introduisit dans un caveau étroit, humide et obscur. Je trouvai là Guzman couché sur la paille, les fers aux pieds. Je m’étais assis près de lui sur une pierre rompue, le seul siége qu’il y eut là.

Le geôlier se retira et nous laissa seuls dans l’obscurité. Le jeune homme se taisait. Peut-être m’avait-il pris pour quelqu’un de ces hommes de mauvais augure, alcades, alguazils, escribanos[9] ou autres, qui s’abattent sur la prison à l’approche d’une condamnation, comme les corbeaux sur la maison d’un mourant.

Je rompis le premier le silence, et j’appris à Guzman qui j’étais et quel motif m’amenait, lui exprimant le vif intérêt qu’il m’avait inspiré et le désir que j’avais de m’employer à le servir, pourvu qu’il m’en fournît les moyens, en s’ouvrant à moi avec toute confiance.

Il me remercia affectueusement, et bien qu’il me déclarât avant tout, avec une complète résignation, qu’il ne conservait nul espoir et se regardait comme perdu, il me raconta néanmoins, sans déguisement, les circonstances de cette malheureuse faute, qu’il appelait ingénûment son crime. — Il me raconta néanmoins tout, — excepté son amour, cet amour si passionné, qui seul l’avait fait coupable selon la loi des hommes, — et le faisait innocent pour moi.

— « Vous n’espérez pas, Pepe, lui dis-je alors, mais Mariquita veut que vous espériez.

« — Mariquita ! s’écria-t-il d’une voix tremblante, Mariquita ! »

Et je sentis qu’à ce nom seul j’avais remué toute son âme.

— « Vous l’avez vue ! Vous savez tout ! reprit-il ; — oh ! espérons donc, puisque Mariquita le veut ! Espérons, puisqu’elle m’aime encore ! — Quelques jours s’écouleront sans doute avant que ma condamnation soit prononcée, — peut-être pourra-t-on profiter de ce répit… »

C’était aussi ma pensée. Nous calculions mal. Comme les vols se multipliaient chaque jour à Madrid, afin d’intimider les voleurs par un exemple éclatant, le ministre de grâce et justice avait requis le matin même, de la cour des Alcades, au nom du roi, sentence dans le procès et, en cas de condamnation à mort, exécution immédiate du coupable.

Au moment où j’allais quitter Guzman, le geôlier, une lanterne à la main, rentra dans le cachot, accompagné d’un mandadero[10], qui signifia à l’accusé l’ordre de le suivre et de venir entendre lecture de sa sentence, qui lui allait être notifiée. — On ne jugeait pas d’ordinaire avec tant de promptitude. Cette brusque notification de l’arrêt était d’un sinistre augure ; — j’en fus vivement troublé. — S’il allait être condamné ! — c’était bien la peine d’avoir ébranlé sa résignation ! C’était bien la peine de lui avoir fait accepter, malgré lui, cette consolante espérance, qu’il devait voir si vite et si cruellement déçue ! — Le jeune homme parut néanmoins plus calme que moi, et, se levant avec courage et aussi promptement que le lui permirent les fers pesans qui enchaînaient ses pieds engourdis, il se disposa à suivre le mandadero.

— Comme Guzman sortait de son cachot, le geôlier le prit à part. L’épaisse et large figure de cet homme, à moitié enfouie sous d’énormes favoris roux, était misérablement basse et atroce. La demande qu’il fit à Guzman le fut, s’il se peut, davantage. — J’entendis toute cette requête de geôlier.

— « Amigo, dit-il à l’accusé, il n’est, hélas ! pas impossible que malheur vous arrive. La santisima Virgen del Carmen vous en préserve ! mais enfin, s’il plaisait à Dieu que vous fussiez mis en capilla[11], je dois vous prévenir que la confrérie de paz y caridad vous accorderait 500 réaux, dont vous pourriez disposer en faveur de qui bon vous semblerait ; ce serait alors une bonne œuvre à vous, j’imagine, de ne point oublier dans votre testament un pauvre homme qui ne vous oublierait point dans ses prières.

Un sublime sourire de mépris et de pitié se peignit sur la belle et expressive figure du jeune homme.

« — Sois tranquille, bon homme, dit-il, je me souviendrai de ta requête. »

Tout ce qu’il y a d’indignation en moi s’était soulevé contre ce misérable ! — J’aurais écrasé de grand cœur, sous mon pied, cette vile araignée de prison, tendant inhumainement sa toile dans l’ombre, à la porte des cachots, pour y retenir quelque chose de l’héritage du gibet. —

Cependant un faible espoir me restait encore. Le mandadero s’était mis en marche. Je le suivais, soutenant Guzman qui, gêné par ses fers, n’avançait qu’à grand’peine. — Tout allait pourtant se décider ! Nous étions entrés dans un long et étroit corridor. — Au bout de ce corridor, si le mandadero tournait à gauche, Guzman était sauvé. On le conduisait alors à la sala de declaraciones[12] : il n’y avait pas sentence de mort ; il y avait tout au plus condamnation à quelques années de presidio[13], peut-être acquittement complet ! — Si le mandadero tournait à droite, l’accusé était perdu, on le menait à la capilla.

Ce fut un terrible et cruel trajet que celui de ce corridor. Arrivé à son extrémité, le mandadero s’arrêta pour nous attendre, car nous nous trouvions en arrière. Dès que nous l’eûmes rejoint, il tourna à droite. — C’en était fait, il marchait à la capilla.

Le jeune homme se traînait en s’appuyant sur moi. À ce moment, je sentis un rapide frisson parcourir tout son corps. Une sueur froide couvrit mon front. — Cette première transe passée, je ne sais si nous ne souffrîmes pas moins l’un et l’autre ; — je ne sais si l’inexorable certitude de la mort ne valait pas mieux pour le malheureux que les atroces anxiétés de la route tout le long de ce fatal corridor.

Nous étions arrivés à la porte de la capilla. Cette porte était ouverte. Le mandadero s’arrêta sur le seuil, et ordonna à Guzman de s’y arrêter aussi. Il y eut là une pause de plusieurs minutes.

Il était aisé de voir qu’on avait attendu Guzman à la capilla. Tous les préparatifs nécessaires pour l’y recevoir avaient été faits déjà par les membres de la confrérie de paz y caridad de service ce jour-là. — Cette confrérie est une pieuse association qui assiste, de tout son pouvoir, les condamnés à mort, depuis leur entrée en capilla, jusqu’à leur dernier moment, et même ensevelit les corps après l’exécution. Le jeune homme trouva, à leur poste, les six frères désignés pour lui prêter ainsi secours et assistance.

On entendit sonner midi à l’horloge de Santa-Cruz, et peu d’instans après s’avancèrent gravement, du bout du corridor, six alguazils, quatre carceleros[14] et l’alcayde[15] de la prison précédés d’un alcade, tous en robes noires. Ils s’arrêtèrent vis-à-vis de la porte de la capilla, devant l’accusé. — L’alcade lut alors la sentence qui condamnait Jose Guzman à la peine de mort, en horca[16], pour un vol de 20 réaux commis avec effraction, et ordonnait que le condamné fût immédiatement mis en capilla pour être, ensuite, la condamnation exécutée dans la forme et les délais ordinaires. — L’alcade lut cette sentence avec toute la dignité convenable, contenant sans doute si bien son émotion, qu’on n’en vit absolument rien se trahir ; il lut avec un accent castillan très pur, prononçant nettement et distinctement chaque mot, sans qu’une seule corde tremblât dans sa voix, sans qu’un seul nerf désobéissant contractât le moindre trait de son visage ! — Oh ! le grave et digne alcade !

Guzman n’avait pas montré moins de calme que lui pendant cette lecture. – Le laissant entre les mains des membres de la confrérie de paz y caridad qui le firent entrer avec eux dans la capilla, l’alcade se retira solennellement avec son cortége d’alguazils et de carceleros, comme il était venu.


III.
LA CAPILLA.

C’est bien sur la porte de la capilla qu’il faudrait écrire :

Lasciate ogni speranza voi ch’ entrate.

La capilla, c’est le dernier logement, le dernier gîte que le condamné à mort ait à occuper sur la terre. Une fois qu’il aura franchi le seuil de cette fatale habitation, il ne le repassera plus qu’une fois encore, — pour marcher au supplice. — Mais avant ce supplice qui est là, sa seule perspective, que d’autres supplices pour lui à subir ! Il lui faut vivre là deux jours ! — Deux jours, quarante-huit heures entre la vie et la mort, c’est bien peu ! — Mais, dans chacune de ces heures, combien d’années, combien de siècles de souffrances et de tortures ? — Comptez et calculez, si vous en avez le courage ! — Cependant, peut-être, dans cette longue agonie préparatoire, y a-t-il pitié pour le patient ! Peut-être ne veut-on exténuer un homme, épuiser d’avance toutes ses forces et toutes ses douleurs, qu’afin de n’avoir à mener à l’échafaud qu’un cadavre. — Atroce et misérable combinaison ! — Et, d’ailleurs, ne faites-vous pas jouer là à votre religion un rôle indigne ? Ne la chargez-vous pas ainsi de donner la question ? Le prêtre, au lieu d’être l’homme de Dieu, au lieu de consoler, n’est-il pas l’homme — de l’homme ? Ne devient-il pas l’exécuteur préalable, une sorte de bourreau en première instance ? — Oh ! je ne sais ; je n’ose sonder cet abîme de misères. —

Quoi qu’il en soit, j’avais suivi Guzman dans la capilla. Cette chapelle ardente, ce sépulcre où l’on met un homme vivant, se compose de deux chambres fermées à tout rayon du jour. Dans la première se trouvent seulement un banc et une grande lanterne allumée, posée sur le parquet, à gauche en entrant. C’est là que se tiennent les membres de la confrérie qui ne sont point occupés auprès du patient. Dans la seconde chambre, petite et basse, formant un carré long de six pas, et large de quatre environ, à gauche, aussi en entrant, est un autel fort simple. Sur la toile blanche qui le garnit, sont posés un crucifix de bois et quatre cierges allumés ; quelques images de vierges sont accrochées au mur au-dessus. Vis-à-vis de l’autel il y a un lit très propre, puis deux chaises à côté. — Voilà le mobilier de l’appartement. — Rien n’y manque. La seconde chambre surtout, — la chambre à coucher — est presque comfortable ; mais il faut bien un lit à un homme qui a deux jours encore et deux nuits à vivre ? — Ah ! qu’il dorme s’il peut, le malheureux ! Qu’on le berce, qu’on l’assoupisse, qu’on lui trouve du sommeil pour ces deux jours et ces deux nuits, quelque atroce que soit le réveil qu’on lui garde !

Au moment où Guzman entrait dans cette seconde chambre de la capilla, où l’introduisaient deux des frères de paz y caridad, tout-à-coup de nombreuses voix, qui semblaient sortir et s’élever de toutes les profondeurs de la prison, chantèrent en chœur :

— « Vierge miséricordieuse, prenez pitié de notre frère qui va mourir, et priez votre fils bien-aimé de lui pardonner dans l’autre vie. »

Le jeune homme tressaillit. Moi-même, vivement ému, je demandai à l’un des frères quelles étaient ces voix.

— « Oh ! me répondit-il fort calme, ce n’est rien ! C’est le premier salve que, selon l’usage, lorsqu’un condamné entre en capilla, chantent les prisonniers réunis dans une cour voisine.

La lugubre prière s’était lentement répandue dans les longs corridors de la prison, et tous ses échos l’avaient lamentablement répétée. — Un profond silence succéda.

L’un des frères fit asseoir Guzman sur l’une des chaises auprès du lit, et lui demanda d’abord s’il ne souhaitait pas quelque chose, lui promettant que la confrérie ferait tous ses efforts pour que son désir, quel qu’il fût s’accomplît.

« — Mille grâces, mon frère ! dit le jeune homme tristement, mille grâces ! Vos offres viennent trop tard. Que ne me les faisiez-vous il y a un mois ? Tous vos secours ne me peuvent plus maintenant servir à rien.

« — Il est trop vrai, mon frère. Mais savions-nous que vous aviez besoin ? — Ne nous demanderez-vous pas cependant les secours de la religion, si vous n’acceptez pas les nôtres ?

— Oh ! oui, répondit le jeune homme, souriant avec amertume ; oh ! oui. La religion, voici son heure. Faites d’un homme ce qu’on fait de ces animaux qu’on enferme dans des cages, pour les engraisser, et qu’on tue ensuite de peur qu’ils ne maigrissent. – Et moi, de même ; quand vous m’aurez bien repu du pain céleste, quand vous m’aurez fait bon chrétien, vous me tuerez vite, dans la crainte que je ne retombe dans le péché, — n’est-ce pas vrai ?

« — Jésus ! quel blasphème ! mon frère. Nous, pauvres pécheurs comme vous, sommes-nous pour quelque chose dans vos peines ? Que voulons-nous, hélas ! si ce n’est vous consoler un peu et vous aider à porter votre croix ? » —

Ces paroles étaient vraies et touchantes. Cet homme simple savait ces mots qui vont du cœur au cœur : c’était bien un homme de paix et de charité. J’ai retenu son nom : il s’appelait Pedro.

« — Frère Pedro, soyez béni !

« — Eh bien ! dit le jeune homme d’une voix douce et triste, et toute amertume déjà loin de son âme ; eh bien ! que faire ?

« — Choisissez votre confesseur, mon frère ; vous pouvez le prendre dans l’ordre de religieux auquel vous aurez le plus de dévotion.

« — Oh ! mon Dieu ! peu importe ! faites venir qui vous voudrez. »

Le frère Pedro sortit. Guzman, la tête dans ses mains, s’accouda sur le pied du lit. Je n’osais lui parler. Qu’aurais-je pu lui dire, hélas ! — L’un des frères, qui était demeuré avec nous se taisait aussi. Qu’aurait-il pu dire lui-même ? — Hélas ! il songeait à bien autre chose, l’excellent frère ! — Il roulait dans ses doigts, avec un soin extrême de petits cigarritos de papier, qu’il faisait fort vite et fort habilement, les mettant dans sa petaca[17], à mesure qu’il les finissait.

Au bout d’un quart d’heure, le frère Pedro rentra, accompagné d’un capucin : c’était un vieillard à la tête vénérable, à la longue barbe blanche et aux cheveux blancs. Sa belle figure était doucement radieuse, comme celle du saint François de Paule, en contemplation, de Murillo. Il vint s’asseoir d’abord auprès du jeune homme et l’embrassa ; puis il nous fit signe de le laisser seul, avec lui.

Je sortis avec les deux frères. Je retrouvai les quatre autres dans la première chambre de la capilla, causant fort tranquillement, à voix basse, d’affaires et de nouvelles, comme s’ils se fussent trouvés à quelque tertulia[18] ou à la Puerta del Sol[19]. — Hélas ! de tous ces hommes, le frère Pedro lui seul sentait et comprenait sa mission de dévoûment et de pitié. — Ses confrères faisaient de la paix et de la charité par habitude, parce qu’ils étaient de service, — parce que c’était leur tour.

Il était deux heures : je me souvins que j’avais donné rendez-vous à Mariquita à la porte de Santa-Cruz ; mais je n’avais que de bien tristes nouvelles à porter à la pauvre fille. J’étais peu pressé de l’aller trouver ; je sortis cependant de la prison.

En traversant la place de Santa-Cruz, j’aperçus un groupe assez nombreux de personnes réunies à la porte de l’église. Je m’en approchai ; — Mariquita n’y était pas. Mettant quelques cuartos[20] dans la main d’une vieille mendiante accroupie à côté, je lui demandai la cause de ce rassemblement.

La pauvre femme me raconta qu’une jeune fille, qui priait depuis le matin dans l’église, en était sortie à midi, au moment où l’on plaçait en face de Santa-Cruz la tablilla[21] de la confrérie, qui annonçait qu’un condamné entrait en capilla. Alors la jeune fille avait poussé un grand cri, et était tombée évanouie ; et pour la secourir, on l’avait emportée dans une maison voisine, que me montra la vieille. C’était de cet accident que s’entretenaient sans doute les personnes rassemblées à la porte de l’église. — Je n’en pouvais douter : cette jeune fille, c’était Mariquita. Il ne me restait plus rien à lui apprendre : je n’avais nulle consolation à porter à la pauvre enfant. Je m’éloignai sans l’aller voir, pour la mieux servir d’ailleurs, en courant faire solliciter vivement encore à tout hasard la grâce du condamné.

IV.
ENTRETIEN AVEC LE FRÈRE PEDRO.

On m’avait d’abord ôté tout espoir. Il n’y avait ni grâce ni commutation de peine à attendre ; il n’y fallait plus songer. — J’aurais dû fuir, bien plutôt que rechercher le spectacle de tant de misères, puisque ma stérile pitié ne pouvait rien pour les soulager. Poussé cependant, je le confesse, par je ne sais quelle inquiète et cruelle curiosité, je revins le soir à la prison. Il faisait presque nuit. Au moment où j’entrais à la capilla, les prisonniers entonnèrent le même salve que j’avais entendu le matin.

— « Vierge miséricordieuse, prenez pitié de notre frère qui va mourir, et priez votre fils bien-aimé de lui pardonner dans l’autre vie. »

À ces lugubres voix qui me saluaient d’abord, je sentis toute mon âme se glacer ! — j’aurais voulu n’être pas venu ! — je songeais à me retirer ; mais le frère Pedro, qui m’avait aperçu, me prit à part dans un coin de la première chambre de la capilla. Il me raconta ce qui s’était passé en mon absence. — Guzman avait consenti à prendre quelque nourriture. Redevenu calme et parfaitement résigné, il avait montré une grande piété, et cédant sans difficulté à la prière du père Antonio (le capucin se nommait ainsi), il s’était confessé. — Mais ayant avoué dans sa confession, qu’il vivait en concubinage avec une jeune fille, et le père Antonio lui ayant aussitôt demandé s’il se prêterait volontiers à ce qu’un mariage célébré dans la capilla même, sanctifiât cette liaison coupable, Guzman, loin de laisser voir aucune répugnance à cette proposition, l’avait au contraire accueillie avec une sorte de joie, et il avait déclaré que si sa maîtresse y consentait, ce mariage lui donnerait la seule consolation humaine qu’il pût espérer encore. —

Ce projet d’union dans la capilla, — dans une tombe, — me fit d’abord frémir. Ce premier mouvement réprimé, en y réfléchissant un peu, je sentis que pour les deux enfans, c’était un moyen de se voir encore — que c’était le seul. — L’idée m’effraya moins alors. — Ce n’était là seulement d’ailleurs qu’une nouvelle espèce de mariage in extremis.

Remarquant mon trouble et mon saisissement, le frère Pedro s’était un moment interrompu. Il poursuivit bientôt. — Le confesseur, me dit-il, nous ayant donné connaissance de l’aveu de son pénitent et de ses dispositions, et le cas étant urgent, nous avons préparé déjà l’accomplissement de l’œuvre de réparation. Deux de nos frères et le curé de Santa-Cruz ont vu la jeune fille et l’ont décidée. Demain à midi doit se célébrer le mariage ; déjà tout est disposé à cet effet, vous, puisque vous connaissez le jeune homme et semblez vous intéresser à lui, soyez son témoin ; contribuez pour votre part à cette précieuse réconciliation de deux âmes avec Dieu. »

Le frère Pedro parlait avec une conviction de piété qui m’entraînait moi-même ; puis, ce que je voyais aussi ; ce que je voyais surtout dans cette étrange cérémonie, c’était le dernier adieu qu’elle allait permettre aux deux pauvres amans de se dire, c’était le dernier embrassement qu’il leur serait sans doute accordé de se donner.

Je déclarai au frère Pedro que, puisqu’il avait songé à moi, je me ferais un devoir de répondre à son désir, et qu’on pouvait compter sur moi pour la cérémonie ; et sans essayer même de voir ce soir-là le condamné, je me retirai. —

Déjà loin de la prison, échappé de cette atmosphère de douleur et de misère, j’allais me promenant au hasard par les rues, regardant le ciel pur et étoilé, respirant l’air libre, libre moi-même ; — et cependant je ne jouissais pas de toute cette belle nuit. Mon âme troublée ne pouvait en sentir le calme. Trop d’inquiètes et amères pensées m’agitaient ! — À quelle fête, hélas ! m’avait-on convié ? — J’étais donc de noce le lendemain ! — de quelle noce, bon Dieu !


V.
LE MARIAGE DANS LA CAPILLA.

Je me trouvais engagé plus avant que jamais dans ce terrible drame dont le hasard seul m’avait d’abord fait voir la première scène. J’allais maintenant y jouer moi-même un rôle !

Le mercredi, à onze heures du matin, j’étais à la capilla. — « Le jeune homme, me dit le frère Pedro, avait été fort agité toute la nuit, et l’était encore beaucoup ! il se trouvait même dans le plus ardent paroxisme de cette fièvre qui saisit tous les condamnés mis en capilla, le soir de la première journée, produisant en eux d’abord une violente excitation qui va toujours croissant jusque vers le milieu du second jour, et se calmant alors insensiblement, fait place à un grand abattement, puis à un affaiblissement graduel qui amène le matin du troisième jour un complet épuisement de toutes les forces, une sorte d’anéantissement du corps. Cette fièvre, étudiée et constamment observée par les médecins des prisons, présente une invariable régularité dans sa marche et dans ses périodes. — On peut l’appeler la fièvre de la capilla ; c’est une fièvre qui ne dure que deux jours ; la mort la coupe le troisième.

J’entrai dans la seconde chambre de la capilla. L’autel était préparé déjà, et deux cierges de plus avaient été allumés pour la messe et la cérémonie.

Guzman, l’œil enflammé, le visage rouge et échauffé, était assis auprès du père Antonio qui lui parlait à voix basse. Distrait et agité, il semblait écouter à peine son confesseur. Dès qu’il m’aperçut, le jeune homme me fit un signe de tête et sur sa figure passa un triste sourire, un sourire d’une inexprimable douceur. — Ce sourire disait : je sais pourquoi vous venez ; merci ! Ce sourire était toute la reconnaissance qu’il me pouvait témoigner ! Mais un sourire donné au milieu de pareilles douleurs, — c’était beaucoup !

Mariquita entra bientôt soutenue par le frère Pedro. La pauvre enfant me parut bien pâle. — C’est qu’elle avait dû beaucoup souffrir ! Peut-être était-ce aussi un peu l’effet de sa basquine et de sa mantille noires ? Mais pourquoi ces vêtemens de deuil ? — Pourquoi ! ne convenaient-ils donc pas à ce funèbre mariage ? À quoi bon d’ailleurs, pour un jour, la parure des fiancées ? — Certes, elle pouvait bien déjà porter sa robe de veuve !

Dès qu’elle eut aperçu son Pepe, elle se précipita à ses genoux, en sanglotant, les mains jointes ; puis, elle se mit à baiser ses pieds et les fers qui les enchaînaient. Le jeune homme l’avait relevée et attirée dans ses bras. Ils voulaient se parler, mais aucune parole ne pouvait traverser leurs sanglots ; ils n’avaient de force que pour se serrer, s’étreindre convulsivement. On les laissa s’embrasser ainsi et tout oublier durant quelques instans. Qui donc, ô mon Dieu ! eût trouvé le courage de le leur défendre, de les en empêcher ? Qui se fût jeté d’abord entre eux, ou les eût arrachés l’un à l’autre ? Il fallait bien respecter le premier épanchement de ces derniers adieux !

Cependant on était allé chercher le curé de la paroisse, le curé de Santa-Cruz, qui seul pouvait célébrer le mariage. Il ne tarda pas à arriver. Il venait sans appareil. Aucun autre prêtre ne l’accompagnait.

On sépara les deux amans. Ce ne fut pas chose facile, toutes leurs forces s’étaient rassemblées dans cette dernière étreinte ; mais il ne leur en resta plus dès qu’on l’eût rompue. On fit d’eux après ce qu’on voulut. On essuya leurs larmes, on les mit à genoux devant l’autel, l’un près de l’autre. Ils se prêtèrent à tout passivement, sans résistance, comme des enfans. Nous nous agenouillâmes tous aussi, le frère Pedro, un autre frère et moi, adossés au lit derrière Jose et Mariquita, auxquels nous servions tous trois de témoins ; le père Antonio à la droite du jeune homme.

Le curé commença à dire la messe que servit un des frères. La voix du prêtre était tremblante. On sentait bien que c’était la voix d’une âme profondément remuée. Au moment de la communion, lorsque s’étant tourné vers nous, il se baissa pour poser l’hostie sur les lèvres des époux, une larme roula le long de sa joue ; je la vis briller et tomber dans le saint ciboire qu’il tenait entre ses mains. — Oh ! non ! elle ne pouvait se souiller et se perdre dans la poussière d’un cachot, cette larme d’amour ! — Le vase le plus pur et le plus précieux de l’autel l’a recueillie, et en est devenu plus pur encore et plus précieux, car elle s’y est enchâssée dans l’or, et l’a enrichi d’un inestimable diamant ! — Digne vieillard ! ce joyau de charité sera compté pour ta rançon dans le ciel.

Sans doute, cette vive et tendre pitié du prêtre descendant si touchante sur les pauvres âmes des deux enfans, les avait rafraîchies comme une douce et pénétrante rosée. Il sembla qu’elles se confondaient et se consolaient ensemble dans une même prière. Il y eut pour eux encore un moment de calme et d’oubli, un moment où disparut à leurs yeux l’affreuse réalité qui les entourait et les pressait de toutes parts. ; un moment où ils ne se crurent plus que d’heureux époux commençant à l’autel une longue vie d’amour et de félicité ; car, lorsque le curé leur demanda s’ils consentaient à s’unir, lorsqu’il prononça les mots qui les liaient l’un à l’autre, lorsqu’il joignit leurs mains droites, en leur donnant la bénédiction nuptiale ; — leurs voix qui répondaient : oui, étaient calmes et pures ; leurs visages tournés l’un vers l’autre rayonnaient doucement. — Mais au même moment l’horloge de Santa-Cruz sonna midi, et toutes les voix des prisonniers chantèrent en chœur :

— « Vierge miséricordieuse, prenez pitié de notre frère, qui va mourir, et priez votre fils bien-aimé de lui pardonner dans l’autre vie. »

Le tonnerre fût tombé dans la capilla, moins foudroyant, que ce lugubre salve éclatant au milieu du rêve des deux pauvres enfans et déchirant tous les nuages qui leur avaient un instant voilé leur atroce destinée.

Mariquita tomba évanouie. On profita de ce moment pour l’emporter. Guzman s’était d’abord bouché les oreilles avec ses mains, pour ne point entendre l’effroyable chant du salve ; puis, ne se pouvant plus soutenir, il se laissa aller sans mouvement lui-même aux bras de son confesseur. Je ne sais si la messe s’acheva. Nul de nous n’y prit garde. Le mariage avait du moins été célébré. Le curé se retira bientôt après avoir embrassé le jeune homme, se hâtant de fuir le spectacle de la douleur qui saisirait le malheureux lorsqu’il reprendrait connaissance.

Moi, j’étais d’abord resté machinalement à genoux. Je me relevai bientôt ; je sortis de la capilla, puis de la prison, navré jusqu’au fond de l’âme, un nuage sur les yeux, marchant au hasard, ne sachant où j’allais. Revenant à moi, je me trouvai à la puerta del Sol. De la nuit d’enfer de la capilla, j’étais transporté tout-à-coup dans une foule joyeuse, au grand jour, au grand soleil ! Il y avait des groupes nombreux, tout autour de moi. On y causait, on y fumait avec insouciance, — on riait. Des soldats, à la porte du corps-de-garde de la casa de postas[22], chantaient et jouaient de la guitare. Je fus effrayé de toute cette joie et de tout ce soleil. – Je m’enfuis, je courus chercher l’ombre et la solitude au fond de mon appartement, où je m’enfermai le reste du jour.


VI.
LE BOURREAU.

Je passai une cruelle nuit. Je me levai le jeudi matin, la tête pleine encore des affreuses visions de mon sommeil. Les pauvres enfans ! je les avais vus dans mes rêves ; je les avais vus brisés de mille douleurs ; je les avais vus se tordre dans toutes les souffrances de l’âme et du corps, et mourir désespérés ; mais je n’avais rien rêvé de plus horrible que l’exécrable et vivante réalité qui pesait sur eux de tout son poids. — Vivaient-ils cependant encore eux-mêmes ? N’avaient-ils pas succombé à des épreuves plus fortes que les forces humaines ! Pepe, Mariquita, malheureuses créatures ! Lequel des deux était mort déjà ? Qui serait veuf le premier ? Jose peut-être ! Peut-être aurait-il ce supplice de plus avant le dernier ! — J’avais besoin de savoir où ils en étaient de leurs maux. Hélas ! puisque je ne pouvais ni les leur adoucir, ni les en consoler, cette curiosité n’était que barbare. Il fallut pourtant la satisfaire. Ah ! sans doute un mauvais instinct me poussait. J’allais cherchant malgré moi des spectacles de misère et d’agonie. Était-ce donc dépravation de cœur ? Les boucheries de la place des Taureaux, auxquelles j’avais pris goût, m’avaient-elles donc si fort endurci l’âme, que les sources de la pitié fussent taries en moi ? Avais-je besoin désormais d’émotions perverses et inhumaines ? S’il me les fallait ainsi, je dus être content. Ce que j’en éprouvai durant cette dernière journée passe toute idée. Que j’aie trouvé de la force et du courage pour les supporter, c’est ce que je n’ose comprendre. D’où me venait donc tant de constance, tant de magnanimité à voir souffrir ? —

À huit heures du matin, je me rendis à la prison, et j’entrai à la capilla. Je trouvai le frère Pedro dans la première chambre : il était assis, triste et abattu. — Il m’apprit que, la veille, Guzman, ayant repris connaissance, avait montré plus de calme et de résignation qu’on ne l’avait espéré : il n’avait même pas parlé de Mariquita avant le salve du soir ; mais ce cruel avertissement ravivant sans doute en sa mémoire affaiblie le souvenir de la terrible scène du mariage, il avait demandé tristement s’il ne reverrait plus sa femme. — On lui avait d’abord ôté là-dessus tout espoir ; puis on lui avait dit que d’ailleurs, lors même qu’une nouvelle entrevue pourrait être permise, la première épreuve avait été déjà bien forte pour la pauvre enfant, et que peut-être ne résisterait-elle pas à une seconde. — Il avait baissé la tête et n’avait pas répondu. — Vers dix heures du soir, le frère Pedro avait déclaré au condamné que la confrérie de paz y caridad mettait à sa disposition une somme de 500 réaux, dont il pouvait disposer, ainsi que de tout ce qui lui appartenait, en faveur de qui bon lui semblerait. Le malheureux ne possédait rien au monde : c’était là surtout son crime ! — Il avait cependant fait son testament entre les mains du frère Pedro, léguant à Mariquita les 500 réaux qu’on lui donnait. — À lui cette fortune lui coûtait cher ! — La malheureuse en paierait cher aussi l’héritage ! — Vers une heure du matin, Guzman avait reçu l’extrême-onction de la capilla. C’est une étrange invention que ce sacrement ainsi modifié à l’usage de la capilla. Comme l’église n’accorde pas l’extrême-onction ordinaire aux condamnés à mort, afin d’y suppléer un peu, afin qu’ils n’en perdent pas absolument le bénéfice, on leur fait réciter un pater et un ave pour chacune des parties du corps qui serait touchée par les saintes huiles. Le jeune homme s’était prêté avec une grande docilité à cette singulière fantaisie de piété. Il avait courageusement récité tout ce qu’on avait voulu de prières. — Il n’avait pas moins exemplairement subi les nombreuses visites de moines de toute espèce, de toute couleur, qui l’étaient venus successivement exhorter durant la nuit, disputant au malheureux, sans pitié, les chances de sommeil que lui pouvait laisser l’entier épuisement de ses forces. Il avait écouté avec une patience inexprimable, une inexprimable douceur, de charitables allocutions de ces visiteurs qui le félicitaient de n’avoir à subir qu’une peine trop douce encore pour l’énormité de son crime. — Ainsi poursuivi et tourmenté, ayant refusé depuis vingt-quatre heures de prendre la moindre nourriture, il s’était trouvé le matin tellement exténué, qu’il semblait avoir à peine conservé un souffle de vie. —

C’était là, bien qu’en abrégé, l’histoire des dernières souffrances de Guzman. Tout cela s’était passé depuis ma fuite de la capilla, après la messe de mariage. L’amertume et l’indignation perçaient dans ce récit du frère Pedro. Cette âme tendre et compatissante s’était ulcérée au spectacle de tant de persécutions accumulées sur une seule pauvre et fragile créature. — « Oh ! dites, frère Pedro, ce n’est pas ainsi que vous eussiez voulu consoler, vous, homme de paix et de charité ! »

Cependant le condamné n’avait pas encore subi toutes ses tortures ; les plus poignantes, les plus atroces allaient venir. Il était neuf heures. J’entrai avec le frère Pedro dans la seconde chambre de la capilla. Le jeune homme était assis près de son confesseur, la tête pliée sur la poitrine. Ses yeux, qui se levèrent sur moi, bien qu’éteints et languissans, surent pourtant me dire qu’il me reconnaissait encore. Ce fut le dernier regard qu’ils me jetèrent ; — ce fut l’adieu !

Deux des frères venaient d’entrer dans la capilla, apportant la livrée des condamnés, la parure du supplice. C’était le moment de la toilette du patient ; elle ne fut pas longue à faire. Le frère Pedro souleva le jeune homme dans ses bras, tandis qu’un autre frère lui passa le saco, une sorte de sac, une blouse, un sarrau de toile blanche ; puis on le coiffa d’une calotte d’un vert-pâle, le gorro. Ainsi affublé, on le laissa retomber, affaissé, sur sa chaise. —

Un jeune homme, que je n’avais pas encore vu dans la capilla, y fut alors introduit. Il pouvait avoir de vingt-deux à vingt-quatre ans. Un peu d’embonpoint épaississait et semblait raccourcir sa taille, d’ailleurs ordinaire. Les traits de sa figure ronde et pleine étaient réguliers et beaux ; mais son extrême pâleur, ses grands yeux noirs au regard humide, donnaient à son visage une singulière expression de souffrance et de mélancolie. — Il portait un large pantalon, une veste ronde d’un bleu foncé, et sur la tête le chapeau de majo. — Ce jeune homme, c’était le bourreau, — el verdugo.

C’est un excellent poste que celui de bourreau à Madrid. La place est très lucrative. On calcule que le revenu s’en élève à 120 réaux par jour. Ce revenu se compose d’abord du traitement fixe de l’exécuteur, puis des produits du droit, à lui seul concédé par privilège, de recevoir et remiser dans la cour de sa maison, attenante à la Carcel de Corte, les ânes, mules, chevaux et voitures de tous les individus qui amènent des denrées à Madrid pour les y vendre au marché. On lui alloue en outre, à titre d’indemnité, une once d’or pour chaque condamné extrait de la Carcel de Corte, et pendu ou garrotté par lui. Le père du bourreau actuel était mort récemment, et son fils, bien que fort jeune, s’était trouvé investi de ses fonctions par droit d’hérédité.

Cet homme, Guzman l’avait d’abord reconnu. — Faible et souffrant comme il était, il en frémit encore, et en trembla tout entier.

— « Mon frère, lui dit le bourreau, me pardonnez-vous, afin que Dieu vous pardonne ? »

Un signe de tête affirmatif fut la seule réponse du patient.

Alors l’exécuteur attacha les mains du jeune homme avec une corde qu’il avait apportée, et les serra tellement qu’elles en devinrent violettes. C’est là une nouvelle douleur, calculée sans doute pour ranimer un peu le patient à moitié mort, et raviver en lui le sentiment de toutes ses misères.

Mais les voix des prisonniers s’étaient élevées, et chantaient :

— « Vierge miséricordieuse, prenez pitié de notre frère qui va mourir, et priez votre fils bien aimé de lui pardonner dans l’autre vie. »

Je crus que ce salve annonçait le départ pour le supplice ; mais le moment n’en était pas encore venu. Le bourreau sortit. Le père Antonio nous avait fait signe de le laisser seul avec le condamné. Les frères et moi nous nous retirâmes dans la première chambre de la capilla. Là je demeurai long-temps debout, appuyé au mur, n’écoutant ni ne regardant, réfléchissant à peine, insensible à tout, — stupide.

L’horloge de Santa-Cruz sonna midi. C’était l’heure, — l’heure du départ. Il se fit autour de moi beaucoup de mouvement ; il y eut mille allées et venues dans la capilla. Trois nouveaux capucins aux longues barbes, de nouveaux membres de la confrérie de paz y caridad, étaient arrivés. — On se mit en marche, on sortit de la capilla. Le jeune homme s’avança, soutenu par le frère Pedro et un autre frère. Le père Antonio les précédait, tenant son crucifix dans ses mains jointes. Venaient ensuite les autres capucins et les autres frères. Je les suivis moi-même à la distance de quelques pas. On arriva lentement dans cet ordre au bout du corridor. Là on s’arrêta.

Guzman se trouvait en face d’une fenêtre qui donne sur une petite cour dans laquelle tous les prisonniers étaient en ce moment rassemblés. On ouvrit la croisée, on y plaça le jeune homme, de manière à ce qu’il pût leur parler. C’est encore un usage. Le condamné qui quitte la prison pour marcher au supplice, doit adresser, s’il se peut, aux détenus quelques mots d’exhortation, ou du moins prendre congé d’eux, despedirse. — Voyez que de politesse et de savoir-vivre dans une geôle ! — Le jeune homme n’eut de force que pour leur envoyer un adieu, un dernier adieu ! Encore le dit-il d’une voix si basse qu’aucun d’eux sans doute ne l’entendit. — Ils le comprirent du moins. Ils savaient trop bien où allait le malheureux. Ne l’osant regarder, ils restaient là, debout, mornes et silencieux, la tête baissée ! — C’est que le même sort attendait la plupart d’entre eux ! — Ils le suivraient bientôt peut-être !

On se remit en marche. Au vestibule de la prison, avant que la porte en fût ouverte, avant que l’on sortît, il fallut encore que le jeune homme s’agenouillât devant une sainte Vierge qui est là placée dans une niche, et qu’il lui récitât une sorte d’allocution, de prière, dont les paroles lui furent dites à l’oreille par son confesseur. — Et en même temps, s’élevèrent une fois encore, lugubres et déjà lointaines, les voix des prisonniers qui chantaient le dernier salve, — leur adieu aussi :

— « Vierge miséricordieuse, prenez pitié du condamné qui va mourir, et priez votre fils bien aimé de lui pardonner dans l’autre vie ! »

Et en même temps aussi, je m’écriai involontairement : — « Vierge miséricordieuse, est-ce que pour intercéder au ciel, vous demandez de pareilles prières ? »

On détacha des pieds du patient les fers qui les enchaînaient encore. Et toi, pauvre âme, on allait bientôt aussi briser les tiens ; — mais de quelle façon, mon Dieu ! »

Déjà le cortége du condamné attendait à la porte ; elle s’ouvrit. Le bourreau parut ; il tenait un âne par la bride, un âne leste, vif et élégant, celui qui allait mener le patient au lieu du supplice. On fit enfourcher au jeune homme la monture, et pour qu’il s’y pût maintenir, le bourreau lui lia les pieds sous le ventre de l’animal.

Je suffoquais, j’avais besoin d’air ; perçant la foule qui environnait la porte, avant que le cortége se fût mis en marche, je sortis, je m’échappai par la petite rue del Verdugo, comme un prisonnier qui se sauve, et courus sans m’arrêter jusqu’à celle de los Estudios.


VII.
LE CORTÉGE.

La rue de los Estudios qui mène en droite ligne à la place de la Cebada, la place de l’exécution, bien que fort large, était tellement obstruée par la foule, qu’à peine y pouvait-on marcher. Je m’arrêtai vis-à-vis de l’église de San-Isidro, m’appuyant au mur d’une maison, à côté de la boutique d’une marchande de panderos[23]. Là, certes, je ne me mis nullement à réfléchir. Je ne me demandai pas pourquoi je m’étais enfui de la prison, pourquoi je n’avais pas tout simplement suivi le cortége, puisque je venais le voir passer. Non, je ne me le demandai pas. Il semble que toute pensée était alors éteinte en moi, toute sensation pétrifiée. Je regardais tout, j’écoutais tout brutalement, sans me rendre compte de rien.

Le temps était magnifique, mais le soleil dans toute sa force dardait d’aplomb ses rayons de feu. Cherchant à s’en garantir, le peuple affluait surtout de chaque côté de la rue, le long des maisons, se disputant le peu d’ombre que jetaient les auvents et le rebord des toits. Un mouvement extraordinaire régnait d’ailleurs dans tout le quartier. Ce n’étaient que cris discordans de marchands d’oranges ; d’aguadores, avec leur eau glacée ; d’aveugles vendant le diario[24] contenant le programme de l’exécution, et chantant des romances et des psaumes analogues à la circonstance ; puis passaient et se croisaient des membres de la confrérie de paz y caridad, agitant leurs sonnettes, portant suspendues au cou leurs grandes tirelires vertes et quêtant à l’envi en criant d’une voix aigre : — Por el amor de Dios, frères, quelque aumône afin de faire dire des messes pour l’âme du reo[25] qu’on va exécuter. »

Cependant, tous les yeux tournés avec anxiété vers la Plaza-mayor, dans chaque ondulation de la foule de ce côté, croyaient voir l’arrivée du cortège.

— Mais il ne venait pas ! comment ne paraissait-il pas encore ? Aurait-on fait grâce au condamné ? Non, la chose n’était pas possible ! on avait trop pressé le jour de l’exécution ! il était étrange néanmoins qu’il fallût attendre ainsi. On était pressé, on avait ses affaires.

Ainsi, disait-on dans divers groupes ; ainsi, se plaignait surtout un vieil habitué qui se trouvait près de moi, laissant, tandis qu’il pérorait gravement, s’éteindre son cigarrito, entre l’index et le pouce de sa main droite.

— « Oh ! prenez patience, dit à l’habitué, la marchande de panderos, grosse femme qui avait paru sur la porte de sa boutique, avec une charmante enfant de douze à quatorze ans, sa fille, sans doute ; prenez patience, buen hombre ; maintenant, ils sont toujours en retard. Ils annoncent leur exécution pour midi, mais il est bien rare qu’ils passent avant une heure. »

Il était en effet près d’une heure. J’avais long-temps regardé fixement le cadran de l’horloge de San-Isidro, et il m’avait semblé aussi à moi que l’aiguille avançait bien lentement. C’est que, plus il s’écoulait de temps, plus j’espérais, non pas que Guzman aurait reçu sa grâce, mais qu’il serait mort en chemin ; car je ne me promettais plus pour lui que cette seule et dernière chance. L’observation de la marchande venait de me tuer encore cette espérance ! — J’avais toujours les yeux machinalement attachés sur le cadran. J’y trouvai tout-à-coup ces mots qui ne m’avaient pas jusque-là frappé :

Sit nomen Domini benedictum.

Et je me révoltai stupidement contre cette simple et belle inscription. — Dérision, m’écriai-je ; pourquoi a-t-on écrit là ces paroles ? qu’on les efface ! est-ce sur ce portail qui voit passer tant de victimes de l’indifférence de ce Dieu, qu’il convient de placer son nom et de l’exalter ? — Oh ! blasphème. Impie et insensé que j’étais ! parce que les hommes faisaient à leurs lois des sacrifices humains, j’en rendais Dieu responsable ! je ne voulais pas que son nom fût béni ! comme si le crime était le sien et non le nôtre ! comme s’il n’était pas le Dieu qui pardonne et se dévoue ! le Dieu qui a condamné toutes les immolations, et n’a permis que la sienne ! »

Il était bientôt deux heures, et rien ne venait. On sut bientôt la cause de ce retard inouï. Le condamné avait perdu connaissance, à la porte de la prison ! — Ô charité ! — il avait fallu le rappeler, le rendre à la vie, — afin de la lui arracher plus solennellement quelques instans après.

Il se fit soudain un grand mouvement dans la foule qui s’entr’ouvrit comme si elle eût été fendue par quelque charge de cavalerie, et laissa un chemin libre au milieu de la rue dans toute sa longueur, depuis la Plaza mayor, jusqu’à la place de la Cebada.

— Oh ! voici le bourreau qui vient, dit d’une voix douce et d’un air satisfait, la jeune fille qui se penchait timidement hors de la porte de la boutique, se haussant, autant qu’elle le pouvait, sur ses petits pieds, et se tenant de la main droite à la robe de la grosse marchande.

La jeune fille ne se trompait pas. Le bourreau arrivait par cette route qu’il s’était si soudainement frayée à travers les flots du peuple, comme le passage qu’avec sa baguette s’ouvrit Moïse par la mer Rouge. – Cet homme fatal, je le reconnus bien ! il passa vite, à pied, un bâton à la main, suivi de son valet. — Il venait en avant ; il allait faire ses préparatifs à la horca.

Bientôt vint, élargissant le sillon creusé déjà dans la foule, un peloton de carabiniers à cheval ; puis suivaient deux alguazils aussi à cheval ; puis s’avançaient, sur deux files, les membres de la confrérie de paz y caridad, portant les uns les bâtons de la confrérie, les autres des cierges de cire verte allumés, et l’un d’entre eux, le grand crucifix de la confrérie. Le premier frère de chacune des files était couvert d’un long manteau noir, qui traînait jusqu’à ses pieds, et il secouait, par intervalles, une sonnette qu’il tenait cachée sous son manteau.

Enfin parut le patient, Guzman, le pauvre Guzman, le reo, comme ils l’appelaient. — De même que si tous ses os eussent été brisés, son corps affaissé, ployé, exténué, sa tête pendante, sautaient et ballottaient en tous sens, à chaque pas de l’âne qui le portait et sur lequel il était attaché. Entre ses mains liées étaient une image de la Vierge et un crucifix. Son confesseur, le père Antonio, qui marchait à sa droite, le soutenant, se penchait incessamment à son oreille et lui faisait baiser à chaque instant son crucifix. Les autres capucins marchaient aussi près du patient, le prêchant et l’exhortant à l’envi, dès que le père Antonio le leur abandonnait un peu. Deux autres alguazils à cheval, puis une compagnie de grenadiers provinciaux, ayant en tête ses fifres et ses tambours, jouant et battant ensemble, fermaient enfin la marche. Après eux venait une masse compacte de peuple, cette queue de tous les cortéges, qui les suit tous jusqu’au bout. Celle-là s’en allait à la place de la Cebada, à la place de l’exécution. — On n’allait pas plus loin !

La figure du malheureux Guzman, bien que couverte déjà de la pâleur de la mort, venait de me frapper vivement encore par sa noblesse et sa beauté.

— « Que lastima ! Es buen mozo ! Quel dommage ! c’est un beau garçon » ! s’était écriée la grosse marchande, en le voyant passer.

Que lastima ! avait timidement répété la jeune fille. »

Lorsque tout le cortége eut défilé :

— « Ma mère, je vous en prie, allons à la place de la Cebada ; vamos à ver la horca, dit la charmante créature à sa mère, la regardant d’un air calin, s’efforçant de l’entraîner en la tirant par sa robe.

« — Oh non, pas aujourd’hui, ma fille ! Il est trop tard. Es tiempo de la comida. Allons dîner. Vamos à comer !


VIII.
LA PLACE DE LA CEBADA.

Je le confesse encore, et je ne me veux point chercher d’excuse. Une inhumaine et perverse curiosité me poussait ; mais elle me poussait invinciblement. Je voulais voir à tout prix. — D’ailleurs mes yeux seuls voyaient, et non mon âme ; nulle impression ne venait jusqu’à elle. Je ne sentais plus.

Tous ceux qui n’étaient curieux ou cruels qu’à demi, — ceux qui se contentent de voir passer un mourant et n’osent l’aller voir mourir, ou n’en ont pas le temps, comme la marchande de penderos ; tous ceux-là se retiraient, allaient à leurs affaires ou rentraient au logis. À moi, il me fallait plus ! Je suivis de loin le cortège, par la rue de Tolède, jusqu’à la place de la Cebada.

C’est sur la place de la Cebada qu’ont lieu à Madrid les exécutions. La place forme un vaste et grand carré au milieu duquel se trouve une assez belle fontaine. Le marché à l’orge se tient habituellement sur cette place, comme l’indique d’ailleurs son nom. Sur les quatre faces de la fontaine sont aussi rangées des barraques de bois, où se vendent des oranges, des fleurs, des fruits et des herbages de toute sorte. Les jours d’exécution, pour placer la horca, on fait enlever quelques-unes des barraques qui se trouvent sur le milieu du front de la place, vis-à-vis de la fontaine, dans la ligne des deux églises ; car la scène alors se passe entre deux églises. Deux églises la regardent ! L’une, San Millan, est à la gauche de la place en venant par la rue de Tolède ; l’autre, qui lui fait face et devant laquelle on passe pour descendre à la rue de la Cava Baja, c’est San Juan. Au-dessus de la porte de San Millan, on voit dans une niche une assez mauvaise statue, grossièrement peinte, représentant un moine, une longue palme à la main, une tête coupée sous les pieds : c’est San Millan, un saint bien choisi, un excellent saint pour une place d’exécution !

La horca était placée depuis le matin. Elle se forme d’une épaisse solive fixée horizontalement dans deux poutres perpendiculaires, assujéties au sol par d’autres pièces de bois qui leur servent de base et de racine. Deux escaliers de bois, dont le pied se trouve du côté de la fontaine, montent de front à la solive horizontale à laquelle ils aboutissent.

Une compagnie de grenadiers provinciaux sur deux rangs, formait un vaste carré autour de la horca, et des factionnaires contenaient encore le peuple à quelque distance de ce carré. Un fort détachement de grenadiers à cheval était rangé le long des maisons, situées en face de la horca. Un grand nombre de personnes, des femmes surtout et des jeunes gens, garnissaient les balcons et les croisées de ces maisons. Ce sont là les premières loges, les meilleures places. Je ne sais si on les loue. — À Madrid du moins on n’a pas l’impudeur de l’annoncer par des écriteaux.

La foule n’était pas si grande sur la place, qu’on n’y pût encore assez facilement circuler. J’en fis le tour. Je me retrouvais près de la fontaine ; je m’arrêtai là, à quelques pas de la haie des grenadiers formant le carré. Le cortége y avait déjà pénétré, et s’était rangé au pied de la horca. Je remarquai aussi dans l’intérieur du carré, un groupe nombreux de gardes-du-corps, de très jeunes officiers de diverses armes. C’était un privilége de leur grade. Ils avaient là leurs entrées. Ils voyaient mieux ! Ils voyaient de tout près. —

Cependant, au sommet de la horca, monté à califourchon sur la solive horizontale, le bourreau disposait ses cordes.

Le patient, descendu de l’âne, avait été mis à genoux sur la dernière marche du premier des deux escaliers. Le père Antonio, s’étant assis au bas de l’autre, attira le malheureux dans ses bras, et lui demanda sans doute sa dernière confession. — Se confesser ainsi sur le bord de l’éternité, cela s’appelle reconciliarse ! — Le moine avait abaissé son capuchon sur sa tête, et en couvrait aussi celle du jeune homme qu’il pressait contre son sein. — Oh ! si le pauvre enfant pouvait voir quelque chose encore, c’était pitié à vous, vieillard, de lui cacher un instant tout ce qui l’entourait. »

Il y eut là une pause de quelques secondes, durant lesquelles le silence fut aussi profond que l’immobilité universelle. Toute vie était suspendue. Les poitrines n’avaient plus d’air à respirer.

La figure du patient sortit bientôt plus pâle encore et plus mourante de son dernier confessionnal, — du capuchon du moine. La réconciliation était achevée. — Un crêpe fut jeté sur le grand crucifix de la confrérie de paz y caridad. — Oh ! demandai-je en moi-même, un crêpe ! pourquoi ? Est-ce en signe de votre deuil ou celui du Christ ? Est-ce vous qui ne l’osez pas voir au moment de vos supplices ? Est-ce lui que vous prétendez empêcher de les voir ? Dites. »

Cependant, redescendu au pied du premier escalier où se trouvait encore à genoux le patient, le bourreau le fit asseoir et lui passa au cou un nœud coulant, qu’il assujétit ensuite avec un grand soin ; puis il remonta à reculons, soulevant par les épaules le malheureux qu’il traînait après lui vers le haut de l’escalier. Le père Antonio montait en même temps par l’autre escalier, exhortant l’infortuné dont les yeux ne s’entr’ouvraient plus qu’à peine, lui pressant à chaque instant le crucifix sur les lèvres. Hélas ! dans ces derniers baisers, c’était le crucifix seul qui embrassait, et non plus le mourant ! Ils étaient arrivés tous trois au sommet du double escalier. Le bourreau ayant passé ses jambes par dessus la tête du patient, assis ainsi sur ses épaules, s’y affermissait en appuyant ses deux pieds entre les mains liées du malheureux. Alors son confesseur lui fit réciter, ou plutôt commença à réciter pour lui le credo : — je crois en Dieu le père tout puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique… Blasphème ! Et à ces mots : son fils unique… su unico… à ces mots (c’est, le signal), le bourreau s’élança entraînant sous lui sa victime, et se balançant sur elle de tout son poids. Et en même temps, résonna, funèbre et glacial, et vibra long-temps le premier tintement de la cloche de San Millan. — Ainsi, ce premier coup de cloche qui sonnait et annonçait sa mort, le malheureux put l’entendre encore ! — Il put l’entendre, car toute vie ne l’avait pas quitté, le dernier souffle ne s’était pas enfui.

En se précipitant avec le patient, le bourreau lui avait couvert le visage d’un mouchoir blanc. Comme il se balançait sur sa victime, le mouchoir tomba. Le visage du malheureux qui à ce moment était tourné vers moi, m’apparut sanglant, les traits effroyablement renversés. Tous mes cheveux se dressèrent sur ma tête. — Je m’étais détourné avec épouvante. Mon regard terrifié tomba sur la douce et touchante figure d’un vieillard qui, les mains jointes, murmurait d’une voix tremblante : ave Maria santissima… — Intimidé sans doute et troublé par l’expression de mon visage, s’imaginant que je lui voulais reprocher de se trouver à pareil spectacle

— « C’est la première fois… es la primera vez, murmura timidement le pauvre homme, confus et baissant les yeux.

« — Oh ! lui répondis-je en moi-même, c’est la première fois, vieillard, c’est la première fois ! Et tu m’en demandes pardon, à moi ! Mais je n’ai pas tes cheveux blancs, et j’y suis bien ici, moi ! Et voilà quatre jours que je m’acharne à ce malheureux, que je suis pas à pas son agonie, que je compte et recompte ses tortures ! Oh ! c’est à moi de te demander pardon. — Pardon, vieillard. »

Je devais tout voir jusqu’au bout. Comme je me retournais vers la horca, je retrouvai le bourreau se balançant encore sur le patient dont son valet tirait les pieds. Jugeant sans doute alors son homme tué, l’exécuteur se laissa couler le long du corps de la victime, et descendit ainsi à terre ; puis, s’appuyant sur son bâton que son valet lui avait rendu, tout en reprenant haleine et se reposant, il se mit à considérer ce cadavre de sa façon. — Était-il content de son ouvrage, bon Dieu ? — Trouvait-il cette besogne bien faite ? —

Le père Antonio, après avoir redescendu quelques degrés de l’escalier, s’était arrêté au milieu, son crucifix à la main. Aux frémissemens, aux rumeurs du peuple, un profond silence avait de nouveau succédé. Le confesseur allait prêcher. Certes, la chaire était belle ! L’éloquence était là facile et toute faite !

L’allocution du père Antonio fut simple et attendrissante. Il raconta d’abord en peu de mots la vie, la tentation et la faute de Guzman, et, sans le vouloir, ce fut bien moins contre lui qu’il s’éleva, que contre les juges et la loi qui l’avaient condamné. Puis, s’adressant à la foule qui l’environnait : — « Que ce dur et terrible exemple vous profite au moins, ô mes frères, s’écria-t-il ; que l’avertissement vous soit salutaire, car, vous tous qui êtes venus voir mourir ici votre frère, rentrez en vous-mêmes, examinez-vous, interrogez vos consciences, puis répondez ; répondez dans toute la sincérité de vos âmes, répondez : en est-il un seul parmi vous qui ne se sente et ne se confesse lui-même aussi coupable, plus coupable que ce malheureux ? Qui de vous ne s’est approprié une plus forte part du bien d’autrui ? Qui de vous n’a pas fait à son prochain plus de tort, soit que, par des larcins habiles et ténébreux, il le frustrât de sa fortune et de son héritage, soit qu’il lui dérobât un trésor plus précieux encore, son plus inestimable joyau, l’honneur, ce patrimoine de l’âme ! Oh ! je vous en supplie, mes frères ; je vous en conjure, au nom du salut éternel de ce malheureux qui vivait comme vous, il n’y a qu’un instant, et dont le cadavre est là maintenant, flottant sous mes pieds ; je vous en conjure au nom de ce Dieu qui voulut aussi mourir supplicié comme un criminel, afin de racheter par cette mort votre vie immortelle ; je vous en conjure, que ce sacrifice n’ait point été stérile pour vous, non plus que cet enseignement terrible que vient de vous donner l’exécuteur de vos lois. Songez que la main de fer de cet homme peut vous surprendre demain au milieu de votre crime, et vous traîner à votre tour au haut de cette échelle. Désertez donc dès aujourd’hui le péché ! Rentrez, il en est temps encore, dans la sainte voie, et n’en sortez plus. Que tout bien d’autrui, or ou réputation, vous demeure sacré ! Et ne vous contentez pas cependant de cette stricte probité ! Ne vous contentez pas de ne point prendre. Oh ! ce n’est pas assez ; soyez charitables, donnez ! car le besoin est un rude tentateur, et quand vous voyez que votre frère a faim, songez qu’il peut être aussi tenté de prendre et succomber, et, n’eussiez-vous qu’un morceau de pain, partagez-le avec cet indigent ; sauvez-le ainsi… »

Ici le père Antonio fut interrompu par ses sanglots. Il pleurait ce vieillard à la barbe et aux cheveux blanchis ! Oh ! sa voix tremblante, ses touchantes paroles, et surtout ses pleurs, m’avaient moi-même profondément ému. Mon âme se réveillait de sa torpeur et de son insensibilité. De grosses larmes tremblaient dans mes yeux. Pour les essuyer, pour les cacher, je cherchai dans ma poche mon mouchoir ; — je ne le trouvai plus ; on me l’avait pris. — Était-ce pendant l’exécution ? était-ce pendant le sermon ? je ne sais. — Ô pouvoir de l’exemple ! ô pouvoir de l’éloquence ! m’écriai-je en moi-même.

Je n’entendis pas la fin de l’exhortation du père Antonio. Trop d’amères pensées me préoccupaient ! Trop de dédain et de mépris des hommes m’avaient saisi l’âme. — Les malheureux ! ils avaient bien vite refoulé mes pleurs vers leur source. — Je m’éloignai à pas lents, et me dirigeai du côté de San Millan. Me trouvant près de l’église, j’entrai sous son portail pour m’abriter. Il était temps que je cherchasse l’ombre. La fièvre me prenait au cerveau. C’est que le soleil me frappait d’aplomb sur la tête, depuis près d’une heure, sans que j’y eusse jusque-là songé.

Appuyé cependant contre la porte de San Millan, je regardais ce qui se passait sur la place. La cérémonie venait de s’achever ; tout était accompli. Les divers détachemens de troupes se retiraient successivement. Je vis passer le bourreau, précédé de son âne et de son valet. — Le bourreau se rendait à la Carcel de Corte. Là, montant à la salle d’audience des alcades, alors rassemblés et en séance, il allait, selon l’usage, s’accuser lui-même devant eux, et, leur déclarant qu’il venait de tuer un homme, en requérir acte, qui lui serait immédiatement octroyé, en même temps que son acquittement prononcé. Ensuite il entrerait à Santa-Cruz, afin d’entendre, en bon catholique, la messe qu’allait y faire dire la confrérie de paz y caridad, qui s’en retournait à cette église avec toute sa procession, moins un homme, — moins celui qu’elle avait assisté !

La foule s’était écoulée peu-à-peu. Il ne restait plus que deux factionnaires près de la horca, pour garder le corps du supplicié, qu’on y laissait suspendu. Quelques aveugles, quelques mendians chantaient encore aux environs, et vendaient des cantiques et des romances. Du reste, les affaires habituelles reprirent leur cours dans le quartier. Sur la place même, le marché continua comme de coutume, comme si rien ne se fût passé ; seulement ce fut aux boutiques voisines de la horca qu’il vint, le reste du jour, le plus de jeunes filles acheter des oranges et des fleurs.


IX.
EL ENTIERRO.

Le cœur serré, l’âme encore toute saisie des cruelles scènes auxquelles j’avais si stoïquement assisté le matin, je me promenais au Prado vers six heures du soir. Je marchais vite, à pas précipités, comme cherchant à m’étourdir, à fuir ces pressans souvenirs qui m’obsédaient. Cependant les voitures et les promeneurs arrivaient ; les chaises et les bancs du Salon[26] commençaient à se garnir. Je tremblai soudain à l’idée de rencontrer des visages de connaissance ; — et si quelqu’un m’abordait, qu’aurais-je à dire, à répondre, distrait et préoccupé comme je l’étais ? Je traversai le Prado à la hâte, et remontai la carrera de San Geronimo, ne sachant trop que devenir, où me réfugier. Mais lorsque je me trouvai sur la place de Santa Catalina, une pensée me vint subitement, comme un remords. — Et Mariquita ! Mariquita, qu’était-elle devenue ? N’était-ce pas à moi de veiller sur la pauvre veuve ? N’avais je pas au moins cette dette à payer à la mémoire du malheureux jeune homme ? L’idée que de cette façon du moins je trouverais quelque bien à faire, me fut douce et consolante, et je voulus à l’instant m’aller enquérir du sort de la pauvre enfant. Je savais qu’elle avait été recueillie par une pieuse femme qui demeurait au bout de la rue d’Alcala, à la puerta del Sol, près de l’église del Buen Suceso. — Je trouvai facilement la maison, mais non plus Mariquita. Son hôtesse me raconta que, le jour du mariage, la jeune fille avait été transportée chez elle, déjà saisie d’une fièvre violente. Ayant été mise au lit à l’instant, elle y était demeurée depuis, sans parler, sans se plaindre, ne repoussant pas les soins qu’on prenait d’elle, mais paraissant les subir plutôt que les recevoir ; d’ailleurs, en apparence, assez calme d’esprit et résignée. Mais il n’y avait pas une heure, pendant l’Ave Maria sans doute, profitant d’un moment d’absence de son hôtesse, qui était allée faire sa prière à l’église de la Soledad, la jeune femme, malade comme elle était, s’était levée et habillée, et avait quitté la maison pour aller, Dieu savait où ! — La bonne femme se désolait en songeant à ce qui pouvait advenir à la pauvre enfant, ainsi livrée à elle-même, dans l’état où elle se trouvait. Elle redoutait surtout que la malade, comme du reste l’heure de sa fuite permettait de le craindre, n’eût conçu le projet d’aller voir encore une fois son mari, dont elle savait sans doute qu’on ne devait détacher le corps du gibet que vers la nuit. —

Cette crainte de la bonne femme me frappa vivement moi-même. Je résolus de me rendre en toute hâte à la place de la Cebada, pour arracher Mariquita, si je la rencontrais, au cruel spectacle qu’elle pouvait avoir cherché là, et ramener la pauvre malade chez son hôtesse. Ce fut aussi l’avis de celle-ci, qui m’exhorta même à ne point perdre de temps, et me promit, comme je la quittais, que Dieu me tiendrait compte de cette bonne œuvre.

Il faisait encore jour ; je courus à la place de la Cebada. Je n’aperçus point Mariquita. Tout était tranquille sur la place. On y voyait peu de monde ; les boutiques étaient ouvertes, on passait et repassait, comme si rien d’inaccoutumé ne se fût trouvé là. Cependant la horca était toujours debout. Je m’en approchai. Le corps du malheureux y était encore suspendu, roide et immobile. Deux factionnaires le gardaient. Quelques enfans riaient et jouaient autour. Il y en avaient qui passaient sous lui, et comme leurs mères le leur avaient recommandé, lui baisaient les pieds. Une indulgence est attachée, dit-on, à chacun de ces baisers.

J’osai regarder le corps du supplicié. Ô mon Dieu ! le beau jeune homme ! comme ils l’avaient défiguré. Son visage était bleu ! sa langue pendante et ramassée sur sa bouche. Oh ! mon Dieu ! si Mariquita l’eût vu ainsi !

Le jour baissait ; je me retirais lentement. Lorsque je fus au coin de la place de la Cebada en passant devant la tablilla[27], auprès de laquelle, le long du mur de l’hospice de la Latina, étaient assis quatre frères de paz y caridad, je m’arrêtai un instant pour jeter quelques cuartos dans leur bassin. Je poursuivais mon chemin ; un homme se trouva sur mon passage et nous nous heurtâmes. Comme je le considérais, je frémis de tout mon corps ; — c’était encore le bourreau ! je reculai, saisi d’abord et glacé d’effroi ; puis, ce premier mouvement de terreur réprimé, je revins sur mes pas. — Je voulus considérer encore une fois de près le visage de cet homme.

Il s’était arrêté au coin de la place de la Cebada devant la tablilla. Là, ayant échangé quelques mots avec les frères de paz y caridad, il resta debout à la même place, appuyé sur son bâton, et parut attendre. Il était pâle, plus pâle encore que le matin, et regardait fixement du côté de la horca. — Que venait-il faire ? Qu’attendait-il ? Quoi qu’il dût se passer, je résolus de le voir encore ! — Le bourreau demeurait immobile, l’œil toujours tourné vers la horca. Quelques minutes se passèrent ainsi. Le jour baissait de plus en plus ; la nuit allait venir. Il était près de huit heures.

Les quatre frères de paz y caridad se levèrent. Ils prirent la tablilla, et l’emportant avec eux se dirigèrent vers la horca. Le bourreau les suivit avec son valet qui s’était tenu à l’écart jusqu’à ce montent ; — je les suivis aussi.

Les frères placèrent la tablilla au-dessous du supplicié. Cependant, le bourreau, témoin de ces apprêts, regardait le cadavre de sa victime avec une effrayante attention. Sur la figure pâle de cet homme, et dans son regard brillant et fixe, on lisait une vive souffrance, une sorte de remords, puis en même temps, une ironie âcre et sauvage ; tout cela exprimait des passions à part de nos passions humaines, d’étranges douleurs à nous inconnues ; tout cela disait : — « Voilà donc mon œuvre à moi ! voilà la part que me font les hommes ! je suis la bête féroce à laquelle on jette pour nourriture des condamnés à dévorer ! ô misère ! »

S’arrachant tout d’un coup, à cette monstrueuse rêverie, le bourreau monta rapidement, par l’escalier, au sommet de la horca. Puis, il détacha de la traverse de bois la corde qui y suspendait le supplicié. Les frères soutenaient en même temps, et recevaient le corps dans leurs bras. Ils l’étendirent sur la tablilla. Alors ils lui ôtèrent la corde du cou, et délièrent aussi celles qui lui attachaient les pieds et les mains. Ensuite, ils lui retirèrent successivement, et avec une parfaite décence, tous ses vêtemens jusqu’à sa chemise, ayant eu soin de lui passer d’abord une robe de laine grise qu’ils lui laissèrent. C’était l’habit des moines de l’ordre de Saint-François.

Le bourreau était descendu de la horca et s’était placé debout devant la tablilla, appuyé sur son bâton. Les frères jetèrent à ses pieds les cordes de la horca, et les vêtemens du supplicié. Ces vêtemens revenaient de droit à l’exécuteur. C’était encore un de ses bénéfices. Le valet du bourreau s’accroupit devant son maître, et mit les hardes dans un grand sac ; puis, ils partirent tous deux : le valet emportant sur son dos les cordes et le sac ; le maître, son bâton à la main. Ni l’un ni l’autre n’avaient touché, même du bout du doigt le corps du supplicié ! — Oh ! c’était bien ainsi ! Cette idée est belle ! Puisqu’il faut qu’on torture et que l’on tue, que le bourreau torture et tue ! à lui le corps vivant ! qu’il le flétrisse, qu’il le souille, qu’il le déchire, qu’il en arrache l’âme ! mais assez pour lui ! — Aux mains pures, la purification.

Il faisait nuit. Une bière ouverte, garnie de deux lanternes fixées à ses bords, avait été apportée, et posée sur la tablilla. On plaça, dans cette bière, le supplicié revêtu de sa robe de moine, le capuchon abaissé sur sa tête.

Les cloches sonnèrent à San Millan. Une procession en sortit et s’avança vers la horca. Venaient d’abord, en chantant, des prêtres portant bannières et crucifix ; puis la confrérie de paz y caridad, avec tout son appareil ; puis enfin deux longues files d’hommes, d’enfans et de femmes, tenant à la main des lanternes, des bougies, des cierges, des falots allumés.

La procession s’était arrêtée et développée en face de la horca ; prêtres, femmes, enfans, tout le monde se mit à genoux, comme devant un autel, devant la tablilla qui supportait la bière. Après une courte prière, quatre des frères de paz y caridad prirent la bière sur un brancard, et se mirent en marche. Toute la procession les suivit.

Lorsqu’on se trouva devant l’église de San Juan, la bière fut déposée sur les marches du portail. Toute la procession s’agenouilla, et pria encore à ce nouvel autel. Elle se remit bientôt en marche, dans le même ordre, puis descendit la rue de la Cava Baja, et remonta sur la place de la Cebada, dont elle fit le tour, s’arrêtant d’intervalle en intervalle, et chantant le de profundis.

Revenue en face de San Millan, la procession y rentra tout entière. La bière fut placée au milieu du chœur. Tous les cierges brûlaient sur le maître-autel, toutes les lampes sous les voûtes. Chacun s’était agenouillé, tenant à la main son falot ou son cierge ; l’église se trouvait éclairée et inondée de clartés dans ses plus profondes chapelles. Moi, j’avais suivi la procession ; je m’étais mêlé à ce pieux cortége ; j’étais entré dans l’église ; je m’étais mis à genoux parmi ces femmes et ces enfans, et je priais comme eux ; et ma voix se confondait avec ces mille voix et celle de l’orgue qui chantaient ensemble. – Oh ! cette cérémonie était vraiment religieuse et sainte ! Ces honneurs rendus à la dépouille mortelle du malheureux, sur le lieu même qui l’avait vu quelques heures auparavant si cruellement outragé ! l’expiation du supplice confiée à des femmes et à des enfans ! cette réparation, cette amende honorable, faites par les âmes pures ! ce pardon demandé par l’innocence ! — oh ! tout cela était beau et touchant !

Je me sentais doucement ému et attendri, et, ne songeant plus à l’exécution du matin, il me semblait que j’avais suivi seulement le convoi d’un ami ; que j’étais là, lui rendant les derniers devoirs. Je voyais le jeune homme, étendu dans sa bière ouverte, comme s’il fût mort d’une mort ordinaire. La robe de moine dont il était revêtu cachait l’empreinte des nœuds cruels qui avaient déchiré ses membres ; on eût dit que sous le capuchon qui la voilait à moitié, sa figure avait repris quelque chose de sa grâce et de sa beauté. La lueur flottante des deux lanternes de la bière faisait jouer sur sa tête comme une auréole ! — Et alors, moi, dont le doute a flétri déjà et desséché tout le cœur, moi, homme impie et sans foi, — j’avais une mystique vision ! Je voyais, sous les traits radieux du jeune homme, une âme bienheureuse ouvrant ses ailes pour voler au ciel à l’appel de Dieu.

Toutes les voix se turent ; tous les chants cessèrent. Le service était achevé et les prêtres rentraient à la sacristie. Les frères de paz y caridad se disposaient à enlever le corps. — Une femme vêtue de noir, qui, depuis que nous étions rentrés dans l’église était demeurée prosternée au pied de la bière, se leva soudain. Bien que sa mantille se fût, dans ce mouvement, détachée de sa tête, ou put voir à peine son visage pâle que cachèrent en même temps de longues tresses noires qui se déroulèrent, tombant éparses autour d’elle, comme un second voile. Elle tenait un cierge de la main droite ; de l’autre, elle saisit convulsivement la bière ; puis secouant ses cheveux qui lui couvraient le front, et les rejetant derrière son épaule, elle se pencha sur le visage du mort et l’embrassa passionnément. Elle avait rassemblé sans doute et concentré dans ce baiser tout ce qui lui restait de force, d’âme, d’amour et de vie ; car au même moment, ne se pouvant plus soutenir, elle tomba à la renverse.

À l’apparition de cette femme, il y avait eu d’abord des cris d’effroi, puis un profond silence de saisissement avait succédé. On entendit dans toute l’église, d’un bout à l’autre, le bruit que fit la tête de la malheureuse en frappant le pavé.

On s’était de tous côtés précipité vers elle ; on avait essayé de la ranimer ; — mais on avait vu d’abord qu’elle n’avait plus besoin d’aucun secours humain. Moi-même, je m’approchai, en tremblant, je me penchai sur elle, pour la considérer de plus près, — car je n’avais pas encore osé la reconnaître ; mais c’était bien elle ! — La pauvre femme n’avait pas été long-temps veuve !

— La volonté du ciel soit faite, dis-je, en me relevant. Mieux vaut pour toi être morte, Mariquita. Tu eusses trouvé dur de vivre pour être appelée : — la muger del ahorcado.

Cette mort n’était qu’un contre-coup de l’exécution du matin. On emporta la bière et on la déposa selon l’usage, dans une petite cour attenante à l’église, où on laissa également le corps de la jeune femme. Ils furent sans doute aussi conduits l’un et l’autre, le lendemain, au campo santo, et l’on dut les y inhumer ensemble. C’était bien juste d’ailleurs. — L’époux avec l’épouse ! On avait marié deux mourans ; leur lit nuptial, ce devait être la terre, une même fosse.

La confrérie de paz y caridad avait accompli toute sa tâche. Elle s’en retourna, par la rue de Tolède, processionnellement, avec ses cierges, ses sonnettes et son crucifix, déposer le tout à Santa-Cruz jusqu’à la plus prochaine exécution.


Le témoin de ce long supplice de quatre jours, celui qui vient de raconter cette double agonie, cette double mort, c’est le même Anglais, le même gentleman, avec l’autorisation duquel on avait inséré, dans cette Revue, les scènes d’une course de taureaux à Aranjuez. Comme les raisons qui n’avaient pas jusqu’ici permis de le nommer n’existent plus, on déclare que les deux récits ont été, purement et simplement, écrits sous la dictée de lord John Feeling.


A. Fontaney.

  1. La Carcel de Corte est un vaste édifice dans lequel se trouvent réunies la prison et la cour des Alcades.
  2. Le président.
  3. Conducteur de petites voitures à un cheval.
  4. Avocat-rapporteur.
  5. Environ cinq francs de notre monnaie.
  6. Grisettes.
  7. Nom familier, pour Jose.
  8. Amant.
  9. Greffiers.
  10. Espèce d’huissier.
  11. Capilla, chapelle. On ne met en capilla que les condamnés à mort.
  12. Salle des déclarations.
  13. Présides, galères.
  14. Geôliers.
  15. Chef des geôliers.
  16. La horca est la potence.
  17. Étui à cigares.
  18. Réunion, soirée.
  19. C’est une place de Madrid fort célèbre.
  20. Petite monnaie de cuivre.
  21. À midi, au moment même où le condamné entre en capilla, on place la tablilla en face de la porte de Santa-Cruz. La tablilla est une petite table couverte d’un tapis vert, auprès de laquelle sont placés deux ou trois frères membres de la confrérie de paz y caridad, recevant dans un bassin d’argent les aumônes destinées par les fidèles à faire dire des messes pour l’âme du condamné.
  22. Hôtel des postes.
  23. Tambours de basque.
  24. Journal.
  25. Coupable.
  26. La partie la plus fréquentée du Prado.
  27. Le jour de l’exécution, dès le matin, la confrérie de paz y caridad fait placer une autre tablilla au coin de la rue de Tolède et de la place de la Cebada.