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Souvenirs d’Espagne — Une soirée à Tolède

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SOUVENIRS D’ESPAGNE.

UNE SOIRÉE À TOLÈDE.

Vers la fin d’une belle journée du mois de juin, un dimanche, attendant que le coucher du soleil me permît de sortir de Tolède et d’aller respirer un peu d’air dans la plaine, ou sur les bords du Tage, je me promenais, à l’ombre, sous les arcades qui entourent la Plaza Mayor. La chaleur avait été tout le jour étouffante ; aussi, peu de personnes encore se hasardaient-elles dans les rues ; la ville semblait déserte. J’allais, je venais donc presque seul, sous les galeries, regardant machinalement dans les boutiques ouvertes. Comme je passais devant celle d’un sombrerero[1], je vis au fond, une table couverte de rubans et de fleurs, et parmi ces fleurs, comme une image de vierge ou d’enfant Jésus en cire. On eût dit une de ces petites chapelles qu’on rencontre à chaque pas, dans nos rues à l’époque de la fête-Dieu.

M’étant arrêté près de la porte, j’examinais curieusement cette espèce d’autel, me penchant dans la boutique afin de mieux voir, lorsqu’une jeune femme que je n’avais pas encore aperçue, venant gracieusement vers moi, me fit signe d’entrer. — Elle souriait, mais à travers son sourire, je trouvais sur son beau visage une vive expression de tristesse et de souffrance. Elle me prit la main et me conduisit auprès de cette table qui lui avait sans doute paru vivement attirer mon attention. Alors je m’inclinai et je vis que j’avais pris pour une image de cire, un petit enfant qui me sembla tout nouvellement né et que je crus d’abord simplement endormi, tant ses traits, bien qu’il fût fort pâle, étaient cependant calmes et purs !

Mais je relevai la tête. La jeune femme se tenait debout en face de moi, de l’autre côté de la table. Je rencontrai ses grands yeux noirs, humides et voilés, pleins de larmes prêtes à déborder. Une inexprimable douleur s’était répandue sur ses traits. — Je me baissai encore et regardai de nouveau l’enfant. — Oh ! tout m’était expliqué. — Ce léger souffle, qui seul sépare le sommeil de la mort, ne s’échappait plus de ses lèvres ; il ne respirait plus ; — il était mort. – cette pauvre jeune femme en pleurs, — c’était sa mère.

Je n’osais lui parler. Que dire à une mère en de pareilles peines ? Où trouver des paroles qui lui soient consolantes ! En présence de ses larmes il n’y a qu’à se taire, il n’y a qu’à pleurer soi-même. — Oh ! mes yeux n’étaient pas non plus demeurés secs. Ils s’étaient de nouveau baissés ; à travers leur voile, je voyais l’enfant étendu comme en un berceau, sur le drap blanc dont la table était couverte. Sans doute ses langes lui avaient servi de linceul. Celui qui l’enveloppait, orné de nœuds de ruban de satin, passait sous ses bras, comme un maillot. Un petit oreiller, garni de mousseline brodée, soulevait sa tête couronnée de roses de bengale et de pois de senteur. Dans ses deux petites mains jointes, on avait mis aussi des roses. De chaque côté de la table étaient placés des vases pleins d’œillets, de giroflées et de renoncules. Toutes ces fleurs brillaient fraîches et joyeuses. Un seul bouton de rose était là flétri, et ployé sur sa tige. Je ne sais si on l’avait exprès posé aux pieds de l’enfant ou s’il y était tombé de lui-même ; mais c’était comme un symbole ; leur sort était pareil ; ils avaient été fanés l’un et l’autre avant de fleurir.

Je songeais ainsi tristement à ces deux frêles boutons moissonnés ensemble. — La jeune femme rompit le silence.

— Elle est morte cette nuit dans mes bras, me dit-elle à voix basse, son regard tourné vers l’enfant.

— Il y avait sans doute bien peu de jours qu’elle était née, répondis-je timidement ?

— Oh ! dit-elle avec un profond soupir, elle aurait eu demain soir un mois.

— Un mois ! repris-je en hésitant, à peine aviez-vous eu le temps de la voir ; — elle ne pouvait pas encore reconnaître sa mère.

La jeune femme baissa la tête.

— C’est vrai, répondit-elle après une pause de quelques instans ; c’est vrai. Dieu me reprend bien vite les enfans qu’il me donne : on dirait qu’il ne veut que me les montrer sur la terre. — Que sa volonté soit faite ; il me les rendra sans doute ailleurs.

— Il ne vous reste donc plus d’autre enfant ?

— Ô mon Dieu non ! je n’en ai que trois — dans le ciel. Ya tengo tres en el cielo.

En ce moment, un rayon du soleil couchant, se glissant par la porte ouverte, vint soudainement éclairer le pur et doux visage de l’enfant, et, se jouant dans les fleurs dont sa petite tête était couronnée, lui fit autour du front une éblouissante auréole. — On eût dit un jeune ange endormi, l’un de ces gracieux chérubins que le suave pinceau de Murillo se plaît à grouper aux pieds de ses vierges. — Et la jeune mère, voyant là sans doute le signe de la béatification de son enfant, et le témoignage du passage de son âme à la gloria[2] ; — la jeune mère se jeta soudain à genoux près de la table, fit le signe de croix, et, les mains jointes, pria pendant quelques instans avec ferveur, et du plus profond de son âme.

Durant cette prière, un nuage avait dû voiler le soleil, car le rayon pâlit et disparut. — Quand la jeune femme se releva, je fus frappé de l’expression de calme et de résignation qui avait succédé sur ses traits à celle de la douleur. C’était cette clarté descendue d’en haut, c’était le souffle pur de la prière, qui venaient de dissiper l’ombre épaisse dont je les avais vus d’abord obscurcis.

Cependant les enfans du voisinage jouaient au taureau sur la place et dans les galeries, passant à tout moment sous les arcades, sautant, courant, faisant grand bruit. — Oh ! quelles que fussent les consolations que Dieu eût pu envoyer à la pauvre femme dans les visions de sa piété, les cris joyeux de ces enfans, si pleins de vie et de santé, devaient lui retentir douloureusement dans le cœur ! — Combien leurs mères étaient heureuses ! Qu’avait-elle fait pour n’avoir point sa part de ces joies ? — Elle contenait néanmoins et renfermait en elle la souffrance qu’elle devait éprouver à cette triste comparaison de leur sort au sien.


Un homme d’environ trente ans, d’une physionomie grave, quoique douce et ouverte entra bientôt dans la boutique, et m’ayant salué, s’approcha de la jeune femme, lui prit affectueusement les mains et l’embrassa. — Oh ! cette simple et chaste caresse, et les regards qu’ils échangèrent et confondirent, avaient exprimé pour moi d’abord tout ce que bien des mots ne sauraient dire. — Ce jeune homme venait d’embrasser la mère de son enfant. Il était le seul qui la pût comprendre et consoler peut-être. Il avait avec elle sa moitié de deuil à porter. — Elle le sentait bien, elle aussi, qu’il était tout son espoir, tout son appui ; car, lui ayant passé les bras autour du cou, elle demeurait ainsi, les yeux fermés, la tête penchée, pressant silencieusement son mari sur son sein, comme si elle eût tremblé que ce dernier soutien vînt à lui manquer aussi.

Craignant de gêner par ma présence l’épanchement si discret et si touchant de ces deux âmes, j’allais me retirer ; mais les enfans épars sur la place et dans les galeries, ayant soudain interrompu leurs jeux, s’étaient rassemblés à la porte de la boutique. Ils s’écartèrent bientôt un peu, et laissèrent entrer douze petites filles qui arrivaient vêtues de robes blanches, leurs longs cheveux noirs dénoués et retombant sur leurs épaules. Elles vinrent toutes se ranger autour de la table sur laquelle l’enfant était encore étendu. La jeune femme se tenait toujours là, debout, appuyée sur son mari. Ayant aperçu les petites filles, elle avait trop bien compris pourquoi on les amenait, ce qu’elles venaient chercher. — Elle fit un pas vers la table, prit doucement son enfant dans ses bras, et se baissant sur lui, se mit à le considérer attentivement, de tout près, — comme si elle eût voulu étudier une fois encore chacun de ses traits, afin de les graver plus profondément dans son souvenir ; — comme pour se bien assurer qu’elle le pourrait reconnaître quelque autre part, — dans un meilleur monde ; — puis, avec un inexprimable sourire, effleurant de ses lèvres le front inanimé de sa fille, elle la replaça parmi ses fleurs, ainsi qu’elle l’y avait prise ; — et se rejetant sur le sein de son mari, elle y cacha son visage, — et sans doute aussi quelques nouvelles larmes.


L’enfant pouvait partir. Il avait reçu l’adieu maternel. Ah ! cet adieu, ce dernier baiser, c’était un sacrement. Quelle autre extrême-onction y avait-il à donner à cette innocente créature ? — Le corps, tel qu’il était couché sur la table, la couronne au front, et les fleurs dans les mains, fut placé dans une petite bière ouverte, toute garnie et doublée de satin bleu clair, et ornée de nœuds de ruban blanc, de distance en distance. Le léger cercueil fut emporté hors de la boutique par quatre des petites filles. Les autres les suivirent après s’être partagé les fleurs qui restaient dans les vases, et les avoir attachées à leurs ceintures. Ce simple et touchant cortége s’étant rangé et disposé sous la galerie, se mit bientôt en marche, s’éloignant lentement et traversant en silence la foule des enfans et des curieux qui se trouvait sur son passage.

Moi-même, j’avais suivi le convoi à quelque distance. Au moment où, prenant à gauche, par la porte Moresque, il descendit la rue Basse, qui mène au Campo Santo[3], je me retournai et j’aperçus sur le seuil de la boutique du sombrerero, la jeune femme s’appuyant au bras de son mari, et jetant un long regard vers l’extrémité de la galerie, vers la porte par laquelle le cortége venait de sortir et de disparaître. Cette vue me serra le cœur. — Les pauvres époux, comme je les sentais seuls ! Un morne silence allait de nouveau régner dans la maison qu’avaient égayée quelques jours, les cris, le sourire et les pleurs de l’enfant ! Le berceau demeurait vide encore une fois ! — Ils se restaient cependant à eux-mêmes ! c’était bien moins un souvenir, d’ailleurs, qu’une espérance qu’ils avaient à pleurer, et puis ils la pleureraient ensemble ! Dieu pouvait en rendre une autre à leur amour, et celle-là, ne la plus tromper ! — Oh ! j’avais besoin vraiment de compter pour eux sur ces consolations !


Le jour baissait. Afin de rejoindre le convoi, je sortis de la place, et je pris la rue Basse. Comme je passais devant la porte de l’hospice de Santa-Cruz (l’hospice des enfans trouvés et exposés, el hospital de los expositos), je vis une femme voilée s’en éloigner précipitamment, à mon approche ; et en même temps, j’entendis sortir du tour pratiqué dans le mur les faibles cris d’un enfant nouveau-né. C’était sans doute cette femme qui venait de le déposer là. C’était peut-être la mère elle-même. — La malheureuse ! elle avait beau s’enfuir et se boucher les oreilles ; elles lui retentiraient long-temps dans le cœur, les plaintes de la pauvre créature qu’elle abandonnait ainsi ! Que de larmes, que de regrets amers ! quels remords elle se préparait ! Oh ! j’eus pitié d’elle. Femme imprévoyante et prodigue, elle avait volontairement rejeté sa plus riche parure, son plus précieux joyau, le trésor de sa vieillesse ! Elle avait repoussé la première bénédiction du ciel, — son enfant ! Ah ! l’autre pauvre mère qui venait de voir le sien mourir, était moins à plaindre.


Tout à ces tristes pensées, je poursuivis mon chemin, et j’arrivai au Campo Santo. Lorsque j’y fus entré, je trouvai les petites filles groupées autour d’un vieux fossoyeur. Cet homme tenant dans ses mains la bière de l’enfant, paraissait en mesurer de l’œil les dimensions ; il y avait dans son regard une sorte de satisfaction ; il semblait se dire : — Voici un enterrement qui me coûtera peu de peine. — Il se mit en effet à creuser la fosse, et ce fut fait en quelques coups de pioche. Avant que la terre recouvrît le cercueil, les petites filles avaient caché, sous un voile blanc, le visage et les mains de leur jeune sœur morte ; puis elles avaient jeté sur elle leurs bouquets ; — aussitôt après, l’enfant et les fleurs disparurent sous une pelletée de poussière.

La cérémonie était achevée, Nous sortîmes tous en silence du Campo Santo ; mais les petites filles, comme pour se dédommager de leur longue contrainte, à peine furent-elles dehors, se mirent à courir follement, s’en retournant en jouant et en chantant, du côté de la Plaza Mayor.


Le soleil était couché. Ce n’était plus le jour ; ce n’était cependant pas la nuit. La lune venait de se lever, et déjà sa douce et pâle clarté se mêlait aux lueurs incertaines du crépuscule. J’étais descendu jusque sur le pont d’Alcantara. Là, je m’accoudai sur le parapet, et je contemplai long-temps, avec un inexprimable ravissement, le merveilleux panorama qui se déroulait autour de moi.

Au-dessous de moi, le Tage se précipitait, rapide et mugissant, par l’arche unique du pont, et brisait en écume éblouissante, sur d’énormes roches, sa large cascade de diamans. Puis, à travers les arcades superposées d’aqueducs, qui pendent en ruines, je le voyais s’engouffrer et s’aller perdre plus loin entre les deux hautes montagnes qui le reçoivent après sa chute, et au pied desquelles, resserré dans un lit étroit et profond, il semble ramper et se glisser comme un serpent. Au-dessus de ma tête, sur l’une de ces montagnes, à ma gauche, étaient suspendus les pittoresques débris d’un vieux château bâti par les Maures, et qui, dominant la vega[4], se tenait là comme une sentinelle avancée de la ville. — Sur l’autre montagne, à ma droite, se dressait Tolède, Tolède posée comme un nid d’aigles au sommet de son rocher de granit, avec sa ceinture de murailles crénelées et de tours moresques, ses mosquées en briques, ses clochers à jour, ses églises et ses couvens gothiques, et son Alcazar à la cime. Cette silhouette de la vieille ville, se détachant ainsi, au clair de lune, sur l’azur foncé du ciel, était d’un aspect magique. On eût dit une décoration, un tableau rêvé ! — Il semblait que là rien ne dût vivre, qu’il n’y eût plus d’habitans dans cette enceinte. — C’était comme le squelette, l’ombre d’une cité morte.

Je fus brusquement tiré de ma rêverie ; huit heures venaient de sonner au couvent de San Pedro. Le factionnaire de garde à la porte d’Alcantara me cria de rentrer vite, si je ne voulais demeurer le reste de la nuit dehors. M’arrachant à regret à mes contemplations, je traversai le pont à la hâte, et la porte s’étant refermée sur moi, je remontai lentement dans la ville. — Là d’autres impressions m’attendaient. — Oh ! ce n’était plus la ville endormie, la ville morte. — Plus j’y pénétrais, plus je la retrouvais vivante et réveillée. La soirée était magnifique. La lune, planant alors sur l’Alcazar, tapissait les rues et les maisons de ses rayons bleuâtres et veloutés. Une brise parfumée, venue de la vega, rafraîchissait l’air embrasé. À ce souffle, à cette fraîcheur, à cette douce lumière, les fenêtres hermétiquement fermées et doublement voilées pendant le jour, sous les rideaux et les jalousies, s’étaient ouvertes de tous côtés, comme ces fleurs pudiques qui n’osent que le soir s’épanouir. — Les jeunes femmes, les señoritas en cheveux et sans mantilles, étaient assises à leurs miradors, ou, penchées aux balcons, suivaient les passans d’un œil inquiet, interrogeant le bruit de leurs pas ; — parlant à quelques-uns cette langue mystérieuse, dont les doux mots s’expriment par le regard, le mouchoir ou l’éventail. — Quant à moi, promeneur désintéressé, j’observais tout, je voyais tout, — sans tout comprendre, — devinant néanmoins beaucoup. — Plus d’une main blanche se glissant à travers les barreaux des croisées basses des rez-de-chaussée était tendrement pressée par des lèvres pleines de reconnaissance et qui remerciaient longuement. Au coin de ruelles écartées, plus d’une petite porte s’ouvrait soudain et se refermait bien vite sur mainte tournure de jeune homme qui peut-être attendait ou faisait depuis long-temps attendre ; mais qui se plaignait peu, j’imagine, de sa patience, ou qu’on ne songeait guère à gronder. Aux portes des maisons, au milieu de cercles formés par les voisins assis en rond sur les dalles ou sur le pavé, de jeunes garçons et de jeunes filles dansaient des fandangos avec les castagnettes, au son des guitares, au chant des seguidillas. Je me promenai bien tard dans la ville, descendant, remontant ses rues escarpées, rencontrant de tous côtés les mêmes groupes, les mêmes fêtes. Ce n’était partout ainsi que joie douce, plaisir discret, mystérieux rendez-vous. Lorsque, fatigué d’avoir erré si long-temps, je rentrai, vers dix heures, à la posada[5], j’éprouvais cependant comme un sentiment d’envie et de mécontentement. — Quoi donc, me disais-je ! Nul ici ne songe encore à s’endormir, si ce n’est peut-être sur un sein de bien-aimée ; et moi, dans cette ville, où tous les cœurs palpitent d’amour et de bonheur, où toutes les mains se pressent, où tous les bras s’entrelacent, où toutes les âmes se donnent et se confondent, je suis le seul être isolé, refoulé sur lui-même ! — Je suis le seul étranger !


— Je me plaignais ainsi, — quand je me souvins de ces deux pauvres femmes, — de ces deux mères qui veillaient sans doute aussi, mais loin, bien loin de toute cette joie, dans l’ombre et le silence, l’une avec ses regrets, l’autre avec ses remords. –


a. fontaney.
  1. Chapelier.
  2. La gloire, le ciel, le paradis.
  3. Le cimetière.
  4. La plaine.
  5. Auberge.