Souvenirs d’un diplomate anglais/01

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Souvenirs d’un diplomate anglais
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 844-876).
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SOUVENIRS
D’UN DIPLOMATE ANGLAIS

I.
BERLIN ET VARSOVIE
AVANT LE PREMER PARTAGE DE LA POLOGNE.

Le petit-fils de James Harris, premier comte de Malmesbury, a publié à Londres, en 1845, le journal et les correspondances de son grand-père. C’est un recueil curieux et instructif, propre à jeter du jour sur l’histoire diplomatique de l’Europe depuis 1770 jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Un écrivain distingué[1] a dit de cette époque : « Le XVIIIe siècle fut le siècle de la publicité,... tout se faisait au grand jour... Depuis la régence jusqu’à la révolution, le secret fut pour ainsi dire supprimé en France; seulement on lui abandonna la diplomatie, son asile naturel. Aussi, pour mieux se mettre en possession de l’unique abri qui lui restât, il y prit un développement jusqu’alors inconnu et devint l’âme des intrigues de cabinet et de cour... Il en résulte que, s’il n’y a presque plus rien à apprendre de la vie intérieure du XVIIIe siècle, presque tout est encore à éclaircir dans ses relations internationales. Tous les jours des documens nouveaux portent la lumière sur cette partie importante de notre histoire. » Les documens d’où nous voulons tirer le sujet de quelques études, dont celle-ci est la première, ne sont pas les moins curieux du recueil. Nous abrégerons le plus possible nos propres réflexions pour donner une large place aux extraits et aux citations. On trouvera, nous l’espérons, l’étendue de ces citations doublement justifiée par l’intérêt et par la nouveauté, puisque l’ouvrage qui nous occupe n’a pas été traduit en français[2].


I.

La longue carrière diplomatique de lord Malmesbury le conduisit successivement, dans un espace de trente années, à Madrid, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à La Haye et en France. Né le jour même où sa famille apprenait la nouvelle de la bataille de Culloden, entré dans le monde au moment où la paix de Paris venait de terminer la guerre de sept ans, lord Malmesbury fut mêlé, jusqu’à la fin de sa vie, aux plus grandes affaires de l’Europe et lié avec les hommes les plus éminens de son pays. Sa laborieuse carrière est retracée dans une notice placée par son petit-fils en tête de la publication de 1845, et à laquelle nous emprunterons d’abord quelques détails pour donner une idée aussi complète que possible de l’homme que nous suivrons plus tard sur les principaux théâtres de son activité.

La famille de lord Malmesbury était originaire du Wiltshire et habitait l’hiver l’ancienne ville de Salisbury. Son père, M. Harris, fut le premier qui la tira de l’obscurité. C’était un savant distingué. Il publia des ouvrages philosophiques et un traité sur la grammaire qu’il appela Hermès, Lowth, évêque de Londres, parle de ce dernier ouvrage connue du « plus parfait modèle d’analyse qui ait vu le jour depuis Aristote. » Il fut traduit en français par Thurot, d’après l’ordre du directoire, en 1796. La réputation de M. Harris, comme un des premiers érudits de son temps, le fit envoyer au parlement par le bourg de Christ-Church. Il fut un des lords de la trésorerie en 1763 et devint en 1774 secrétaire et contrôleur de la maison de la reine. Il siégea au parlement jusqu’à sa mort, en 1780. — Quand il prit séance pour la première fois, John Townshend demanda qui il était; sur ce qu’on lui répondit qu’il avait écrit sur la grammaire et l’harmonie : « Dans ce cas, il n’a que faire ici, s’écria Townshend, il n’y trouvera ni l’une ni l’autre! »

Son fils, né le 21 avril 1746, fut envoyé de bonne heure aux écoles publiques et termina son éducation à l’université d’Oxford. Il fait quelque part une assez triste peinture du genre de vie qu’on y menait :


« Je considère ces deux années comme les plus mal employées de ma vie, La discipline de l’université était alors si relâchée, qu’un gentleman commoner n’était soumis à aucune contrainte, et que nul ne s’inquiétait de sa présence soit aux cours, soit à la chapelle, soit au collège. Mon tuteur[3], excellent et digne homme, mais fidèle à la pratique du jour, ne prenait aucun souci de ses élèves. Je ne l’ai jamais vu que pendant une quinzaine, à un moment où j’avais mis dans ma tête d’apprendre la trigonométrie. Ceux avec qui je vivais étaient de très agréables compagnons, mais de grands paresseux. Notre vie était une imitation de celle du grand monde à Londres. Heureusement ce n’était pas alors la mode de boire avec excès; toutefois nous ne buvions que du vin de Bordeaux, et nous avions un roulement régulier de soirées de cartes, au grand détriment de nos finances. Je me suis souvent étonné qu’un si grand nombre d’entre nous ait si bien, si honorablement réussi dans le monde. Je citerai Charles Fox, lord Romney, North, évêque de Winchester, sir J. Stepney, lord Robert Spencer, William Eden (depuis lord Auckland), et mon excellent et estimable ami, le dernier lord Northington... »


Toutefois, guidé par les leçons de son père, mis de bonne heure en relations avec les hommes les plus distingués de son temps, doué d’assez de raison pour ne pas se croire un homme au sortir de l’école et d’assez d’énergie pour continuer à s’instruire à un âge où trop de jeunes gens ne songent qu’à leurs plaisirs, le jeune Harris sut se préparer dignement à la carrière qu’il parcourut depuis avec éclat. Il est impossible de ne pas reconnaître un cœur bien placé et une âme élevée dans les lignes suivantes, extraites d’une lettre qu’il écrivait en 1800 : « Je dois aux leçons et aux exemples de mon père tout ce que je puis avoir de bon. C’est à sa réputation, à sa bonne renommée, que j’attribue les succès plus qu’ordinaires de ma vie. C’est grâce à lui que je suis entré dans le monde avec des avantages tout particuliers; c’est comme son fils que j’ai eu tout d’abord des amis et des protecteurs. Je n’avais rien en moi-même (et à trente-cinq ans de distance je parle ainsi non par affectation de modestie, mais sous la vive impression de mes souvenirs), je n’avais rien qui pût appeler sur moi l’attention. Il est vrai qu’une fois mis en évidence et chargé d’une responsabilité, je n’épargnai rien pour me rendre digne de ma situation; mais tant que mon père vécut (c’est-à-dire pendant les douze premières années de ma carrière publique), je puisai le plus vif stimulant de mes efforts dans la satisfaction que je savais lui donner par mes succès, et depuis les distinctions nombreuses et signalées que j’ai obtenues ont perdu pour moi beaucoup de leur prix à ne l’avoir plus pour témoin. »

En quittant l’université, M. Harris alla voyager sur le continent.


« J’ai pris son journal, dit son petit-fils, au moment de sa visite à Berlin, où Frédéric le Grand, quoique déjà avancé en âge, régnait dans la pleine vigueur de son tyrannique et excentrique génie. Dans l’automne de 1768, M. Harris, par la protection de lord Shelburn, fut nommé secrétaire d’ambassade A Madrid sous les ordres de sir James Gray. En 1770, laissé chargé d’affaires en Espagne par son chef, il eut le bonheur d’entamer, sous sa responsabilité, l’affaire des îles Falkland. Il la conduisit avec tant de caractère et de fermeté que l’issue de ce différend, si honorable pour l’Angleterre, établit d’emblée sa réputation diplomatique, et lui fit obtenir l’année suivante, à l’âge de vingt-quatre ans, le poste de ministre à Berlin. Il demeura quatre ans à la cour de Frédéric II ; il y assista au partage de la Pologne, qui s’accomplit sans un effort et presque sans une parole de blâme de la part de notre gouvernement.

« En 1776, M. Harris donna sa démission, et, de retour en Angleterre, épousa la seconde fille de sir George Amyand, dont la sœur aînée était mariée à sir Gilbert Elliot, plus tard lord Minto. En 1777, M. Harris fut envoyé comme ministre à Saint-Pétersbourg, près de Catherine II. Il eut à y lutter contre la haine implacable que Frédéric portait à l’Angleterre et à ses ministres, et contre les fausses protestations d’amitié de l’impératrice pour un pays qu’elle se réjouissait de voir engagé avec la France dans une guerre dont l’ardeur, en occupant les deux gouvernemens, lui laissait le champ libre pour mûrir ses projets contre la Turquie.

Les deux courts ministères de M. Fox à cette époque, en raison de la faveur particulière dont cet homme d’état jouissait près de Catherine et de Frédéric, donnèrent à M. Harris un peu de répit; mais l’éloignement et le mépris que toutes les cours du Nord éprouvaient pour l’Angleterre vers la fin de la guerre d’Amérique et les ennuyeuses disputes de la ligue des neutres[4] rendirent sa mission excessivement pénible et pleine d’anxiété. Son esprit et son remarquable talent de conversation le mirent cependant plus avant dans la faveur personnelle de l’impératrice qu’aucun de ses collègues n’y put parvenir par sympathie politique. Cela, joint à l’amitié du prince Potemkin, lui permit de défendre son terrain et, suivant son expression, de combattre à armes égales. Sa conduite obtint la complète approbation des différentes administrations qui se succédèrent en Angleterre, et il reçut du roi l’ordre du Bain en 1780.

« Le climat de la Russie avait, en 1782, complètement ébranlé sa santé, et M. Fox lui donna en même temps la permission de revenir en Angleterre et le choix d’une mission en Espagne ou à La Haye. La première était une ambassade, l’autre un poste de second ordre; mais La Haye était alors le centre des opérations politiques les plus actives, et sir James Harris lui donna sans hésiter la préférence. Lorsqu’il revint en Angleterre, en 1784, M. Fox ne tarda pas à être remplacé par M. Pitt, et la mission de La Haye resta vacante.

« Depuis 1770, et sauf un court intervalle, sir James Harris n’avait jamais cessé d’être membre du parlement pour le bourg de Christ-Church, dont, malgré son absence, le ministère de lord North avait cherché vainement à l’écarter. Ses opinions étaient celles des whigs du temps; il avait la plus grande admiration et une sincère amitié pour M. Fox; il le soutint en toute occasion dans la chambre des communes, et vota pour lui à sa fameuse élection de Westminster. Cependant le cas qu’on faisait des talens diplomatiques de sir James Harris était tel que M. Pitt, à la fin de 1784, lui offrit généreusement de retourner à son poste, ce qu’il accepta après avoir demandé l’avis et reçu l’entière approbation de M. Fox et du duc de Portland, qu’il regardait comme ses chefs et ses guides. Il arriva à La Haye en décembre 1784 avec le rang de ministre et un traitement d’ambassadeur. Pendant cette orageuse mission à La Haye, le gouvernement accueillit son opinion et ses avis sur les affaires extérieures avec une confiance presque sans bornes. Ayant, selon toute apparence, sauvé le stathouder de l’exil et la Hollande de la sujétion française par le plan qu’il forma et dont il assura le succès[5], ayant conclu un traité entre l’Angleterre et la Hollande, un autre entre l’Angleterre et la Prusse, il fut nommé ambassadeur à La Haye, et créé baron de Malmesbury le 19 septembre 1788, recevant du roi de Prusse l’autorisation d’ajouter l’aigle de Prusse à ses armes et de porter ses couleurs, recevant du stathouder sa devise : Je maintiendrai.

« Après un court voyage en Suisse, il revint en Angleterre dans l’automne de 1788 et soutint encore ses anciens amis, votant contre Pitt sur le bill de régence; mais en 1793, lorsque Fox se déclara prêt à reconnaître la république française, lord Malmesbury se joignit au duc de Portland, à lord Loughborough, à Burke, à sir Gilbert Elliot, à lord Spencer et à beaucoup d’autres whigs qui quittèrent la bannière de leur illustre chef, dont l’amitié ne sembla nullement avoir souffert de cette séparation.

« Il fut immédiatement envoyé par M. Pitt à Berlin, pour essayer de ramener Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qui, avec la déloyauté et la faiblesse dont sont empreints la plupart des actes de sa vie, paraissait disposé à rompre son traité récent avec l’Angleterre et à se rapprocher de la France révolutionnaire. Lord Malmesbury réussit à lui faire reconnaître ses obligations et l’amena à signer avec l’Angleterre et la Hollande, en 1793, un nouveau traité qu’il viola avant que sa signature eût eu le temps de sécher.

«En 1794, lord Malmesbury reçut l’ordre de demander au duc de Brunswick sa fille en mariage pour le prince de Galles, et, l’ayant épousée par procuration, il l’accompagna en Angleterre. Son récit nous montre combien il fondait peu d’espoir sur le bonheur de cette union, et quoique rien dans cette affaire n’eût été laissé à sa discrétion, cependant le prince, avec lequel il avait été jusque-là dans des termes d’intimité et de confiance, ne lui pardonna jamais la part qu’il y avait prise.

« En 1796 et 1797, il alla à Paris et à Lille tenter des négociations de paix avec la république française. Peu après cette dernière mission, il fut atteint de surdité à un point tel qu’il s(; regarda comme désormais impropre à tout emploi extérieur important.

« En 1800, il fut fait comte et reçut en même temps le titre de vicomte Fitz Harris. M. Pitt avait le projet de se servir de lui ou de M. Grenville pour renouveler des propositions de paix avec la France; mais lord Malmesbury se retira définitivement de la diplomatie, et c’est M. Addington qui fit la paix d’Amiens.

« Lord Malmesbury, par suite de son infirmité, continua à refuser, des ministres et de leurs successeurs, tout emploi, soit dans le cabinet, soit au dehors; mais pendant toute la vie de M. Pitt et du duc de Portland il resta dans l’intimité et conserva toute la confiance politique de ces hommes d’état et de leurs principaux collègues. En 1807, il fut nommé lord lieutenant du comté de Hants.

« Depuis ce moment jusqu’à la fin de sa vie, il partagea presque tout son temps entre Londres et Park-Place, nom de sa terre près d’Henley. Sa maison était ouverte à la nouvelle génération d’hommes d’état et de littérateurs, et il les recevait avec autant de plaisir qu’il en avait trouvé dans le commerce des plus distingués de ses contemporains. Il fut des premiers à apprécier les talens de M. Canning, de lord Grenville, de lord Palmerston et de George Ellis. M. Canning nomma, en 1807, sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères le fils de lord Malmesbury, lord Fitz Harris, que M. Pitt avait déjà placé à la trésorerie.

« Après l’occupation de la Hollande par Napoléon, le stathouder exilé et l’héroïque princesse d’Orange furent les hôtes constans de lord Malmesbury tant que dura leur éloignement d’un pays qu’il avait naguère sauvé de la domination française[6]. Il vécut assez pour les y voir rentrer.

« En 1814, il fut consulté par le ministère de lord Liverpool sur la nouvelle division territoriale de l’Europe, et les arrangemens relatifs à la Hollande, la Belgique, le Luxembourg et la Prusse furent principalement suggérés et réglés par lui. »


Telle fut la longue carrière de lord Malmesbury. La simple énumération des fonctions qu’il remplit, des événemens dont il fut le témoin, des négociations auxquelles il prit part, suffit pour donner une idée de l’intérêt que présenteraient le journal et les correspondances d’un homme même ordinaire placé dans de pareilles conditions ; mais lord Malmesbury n’était pas un homme ordinaire. Partout, dans ses lettres, se reconnaît l’empreinte d’un esprit vif, hardi, entreprenant. Il a le sentiment profond, mais il n’a pas la crainte de la responsabilité. On n’est homme d’état qu’à cette double condition; quand elle fait défaut, l’impuissance est certaine. La dignité personnelle, le respect de soi-même, la légitime fierté qui convient au représentant d’une nation puissante et libre, toutes ces qualités indispensables à un diplomate, lord Malmesbury paraît les avoir possédées. Il était ambitieux (et il l’avoue), mais de cette ambition qui vise haut, ne se contente pas des apparences, et tient plus au succès qu’à la récompense.

De Berlin, en 1773, il rend compte à un ami, M. Batt, d’une insinuation qui lui a été adressée de Londres afin de l’engager à changer son poste contre celui de Copenhague, par le double motif que Berlin est désagréable à habiter, et que le roi lui saurait gré des services qu’il pourrait lui rendre près de sa sœur, la reine de Danemark, et il écrit :


« J’ai répondu que Copenhague pouvait offrir en ce moment quelques chances particulières de faveur, mais que ce n’était pas là un poste enviable pour un esprit actif et jaloux de trouver l’occasion de se distinguer... Je crois, mon cher ami, que je suis maintenant bien en selle, et je vous avoue que, plus par le désir de ne pas rester un zéro en ce monde que par tout autre motif, je suis bien résolu à me pousser en avant de mon mieux tant que je verrai un échelon plus élevé à atteindre. Je sens tous les inconvéniens d’une vie passée au dehors, parmi lesquels le plus pénible est certainement l’éloignement perpétuel de mon pays et de mes amis. Je réfléchis cependant que tout genre de vie a son mauvais côté, que, même dans le sein de sa famille, celui dont l’esprit est totalement inoccupé a ses momens de mécontentement et de spleen et tout ce cortège de mauvaise humeur que développent trop souvent l’indolence et l’inactivité d’une vie de loisir. J’ai peut-être aussi une sorte de philosophie innée qui me vient en aide, et qui, jointe à la conviction (aussi forte en moi que celle de l’existence de Dieu) que l’humanité est la même partout, me rend presque indifférent au lieu de ma résidence, du moment que ce ne peut être celui où je trouverais les êtres que j’aime le plus. »


Puis, après une peinture fort triste de Berlin et de l’immoralité profonde de ceux avec qui il est obligé de vivre, il ajoute :


« Ce sombre tableau, dont je ne crois pas que je charge les couleurs, vous fera sans doute me demander comment je m’arrange avec ce monde-là? — Mais très bien en vérité. — Je n’ai de liaisons intimes ni avec les hommes ni avec les femmes. En évitant avec soin de blesser et de blâmer, je me suis assuré le bon accueil des principaux personnages. Je suis, en toute occasion, gracieusement traité par sa majesté prussienne, et j’ai de bons rapports avec ses ministres. Le peu d’attention que je donne au scandale et à la médisance me laisse en dehors de toutes tracasseries de femmes. J’ai eu assez d’occasions de montrer combien j’étais au-dessus d’une lâcheté ou d’une bassesse pour écarter l’importune familiarité des hommes. Enfin, sans que la vie du monde m’offre d’agrémens positifs, je n’ai pas à me plaindre, et je passe assez bien mon temps. »


Ce langage porte le cachet de ce que les Anglais appellent manliness, force et dignité viriles. Il témoigne en même temps d’une sorte de dédaigneuse insouciance; mais ce sentiment un peu égoïste, qui blesserait s’il s’agissait d’un homme prenant si facilement son parti de vivre en bons rapports, sur le sol natal, avec des gens qu’il mépriserait, sans un blâme pour le mal et sans un effort pour le bien, ce sentiment s’explique et ne choque plus quand on réfléchit à la position de M. Harris. Ce n’était pas par goût qu’il restait à Berlin, et dès lors sa tolérance ne peut passer pour de la complicité. Il servait son pays, et n’avait le choix ni de sa résidence ni de ses sociétés. D’ailleurs il est dans la vie lointaine du diplomate de précieux avantages qu’il partage avec le marin. De même que celui-ci emporte sur les mers les mœurs et les lois de sa patrie, et que ses devoirs et ses droits de citoyen le suivent à l’ombre du pavillon national, comme sur une colonie flottante, de même le diplomate, sur la terre étrangère, voit les murs de la maison qu’il habite se changer en une sorte de frontière derrière laquelle le protège l’autorité de son souverain, et ses foyers privilégiés lui gardent la patrie absente. De tous ceux qu’un navire de guerre a portés sous de lointains climats, de tous ceux que la carrière diplomatique a longtemps séparés du sol natal, il en est bien peu qui n’aient goûté la douceur de ces consolantes fictions, qui n’aient senti avec bonheur s’allonger sans se rompre jamais cette chaîne invisible dont le dernier anneau les rattachait à leur pays.

On a souvent reproché aux Anglais leur disposition à garder partout leurs habitudes et leurs usages, à camper pour ainsi dire au milieu d’une société étrangère, à y vivre sans s’y confondre. Cette disposition peut ne pas être aimable, elle est respectable dans son principe, elle est l’indice d’une nationalité vivace et d’un patriotisme ardent; mais là, comme en toute chose, l’excès est regrettable, et la fierté devient de l’orgueil, lorsqu’elle dicte à lord Malmesbury des paroles comme celles-ci : « J’ai passé près de trente-cinq ans sur le continent, et si cette longue résidence au dehors m’a séparé de mon pays natal, de ma famille, de mes amis, elle n’a pas diminué mon affection pour eux; loin de là, elle n’a pu que me donner de nouvelles et fortes raisons de les chérir davantage. J’affirme, par conviction et par expérience, en déclarant que c’est là une pierre de touche infaillible, que tout Anglais qui, après une longue absence, rentre dans la Grande-Bretagne avec des sentimens de préférence pour d’autres pays et d’éloignement pour le sien, n’a pas d’âme ni de cœur (no real mind) manque de discernement et de toutes facultés de comparaison, qu’il ne mérite pas de jouir de la supériorité morale et politique à laquelle le destinait sa naissance, mais dont son insensibilité le rend indigne. » On trouvera sans doute que le petit-fils de sir James Harris se montre son légitime héritier, lorsqu’après avoir cité ce passage dans sa notice, il ajoute : « Les lettres de lord Malmesbury sont marquées au sceau d’un esprit bienveillant et généreux, libre de tout préjugé, ou n’en ayant qu’un seul, mais glorieux : c’est que rien sur la surface de la terre ne peut approcher de l’Angleterre, et qu’aucun sacrifice, aucun effort, ne doivent paraître trop grands à ses enfans pour la défense de son honneur et de son indépendance. »

Ce n’est pas à nous d’oublier que, lorsque sir James Harris écrivait les lignes que nous avons citées tout à l’heure, l’Angleterre, seule parmi les grandes puissances européennes, jouissait d’un gouvernement libre, et que ses enfans pouvaient s’en montrer justement fiers ; toutefois nous nous en rapportons au lecteur de sang-froid, quel qu’il soit, du soin de décider si une pareille exaltation d’amour-propre national n’est pas trop voisine de l’orgueil, si elle laisse à l’esprit la liberté des appréciations, à la raison la rectitude du jugement, et si, lorsqu’on se croit si supérieur aux autres, on n’est pas trop près de se croire parfait. Certes nous aimons que lord Malmesbury, élevé à la pairie en récompense de ses longs services, ait pris pour devise : ubique patriam reminisci ; mais il est à regretter que son admiration pour l’Angleterre, son dévouement à ses intérêts et à sa grandeur, l’aient si souvent rendu injuste, inconséquent et aveugle dans sa haine contre la France.

« La vie de lord Malmesbury embrasse une période de soixante-dix années pendant lesquelles, soit par la diplomatie, soit par la guerre, l’Angleterre fut en guerre ouverte avec la France… Il vécut assez pour voir triomphante, et consacrée par l’évidence, cette politique extérieure dont les principes, posés dès les premières années de sa jeunesse, avaient été défendus par ses illustres chefs et par lui-même : — que c’est de la France seule que l’Angleterre peut avoir quelque chose à craindre, mais que ses agressions peuvent être toujours repoussées avec succès. » Cette déclaration si catégorique de la notice de 1845 suffit à expliquer l’animosité passionnée qui, dans les correspondances que nous voulons interroger, perce partout contre notre pays. Il se trouvera peu d’hommes éclairés qui jugent sir James Harris, malgré tout son mérite, aussi exempt de préventions et de préjugés que le dit son petit-fils.

Sans remonter au-delà de la guerre de sept ans, il est trop vrai que, sauf de courtes trêves où la rivalité n’était pas moins vive pour rester cachée, l’Angleterre semble n’avoir eu d’autre but que de combattre partout l’influence française. Nous espérons que nul ne se méprendra sur notre langage, et ne croira que, tombant dans l’excès que nous condamnons, nous prétendions établir que le gouvernement anglais fut toujours l’agresseur, et que ses intérêts essentiels ne lui fissent pas, dans plus d’une occasion, une nécessité de nous résister par la diplomatie ou par les armes; mais si l’Angleterre eut souvent le choix de ses alliés, elle semble n’avoir jamais hésité sur le choix de son ennemie, d’autant plus ardente à la combattre qu’elle la voyait plus prospère. Toute paix n’était qu’une trêve, et la grandeur de la France sous la maison de Bourbon était un sujet constant de jalousie, un texte inépuisable de déclamations comme celles dont le journal et les dépêches de sir James Harris n’offrent que trop d’exemples. Jamais cette politique n’eut de serviteur plus ardent; rarement elle en eut de plus habile. Ami personnel de Fox, dont il se sépara toutefois lorsque celui-ci se déclara prêt à reconnaître la république française, il était décidément de l’école de Pitt. Il aurait mérité, comme Pitt, d’être appelé par M. Thiers un pur Anglais. S’il se montre à découvert dans ses dépêches et dans ses lettres, il n’était pas homme cependant à imiter la singulière candeur de M. Frazer, l’un de ses successeurs à la cour de Catherine en 1787, dont M. de Ségur raconte dans ses mémoires cette curieuse anecdote, « Interrogé par les ministres russes sur les motifs qui portaient son cabinet à se montrer si hostile et à souffler, en Turquie ainsi qu’en Suède, l’esprit de guerre el de haine contre la France : « Que voulez-vous? répondit le chargé d’affaires d’Angleterre, nous avons l’ordre de faire en tout point le contraire de ce que souhaite la France. Elle désirait la paix entre vous et la Porte, nous excitons les Turcs à la guerre; si la France avait excité la guerre, nous aurions conseillé la paix. »

On verra plus tard si la mission de M. Harris à Pétersbourg en 1778 avait un autre but, quoiqu’il se fût bien gardé de l’avouer si naïvement. Toutefois, il est juste de ne pas l’oublier, M. Harris agissait, pensait, écrivait au milieu des entraînemens de la guerre, des excitations d’une longue lutte, dans toute l’ardeur d’une rivalité où la puissance de l’Angleterre était en jeu, et c’est là l’excuse de sa passion; mais c’est avec peine qu’on retrouve chez son petit-fils, en 1845, après une longue paix, la même tendance à une hostilité systématique. En 1845, il est vrai, quelque récens que fussent encore les souvenirs de l’entente cordiale, et quoique le retentissement des acclamations qui avaient accueilli le roi Louis-Philippe dans la Grande-Bretagne fut à peine éteint, le cabinet anglais cessait d’être favorable à la France. Quinze années d’une prospérité sans exemple dans nos annales commençaient à réveiller la jalousie de nos voisins. On savait au dehors juger à sa valeur une politique trop méconnue chez nous par l’esprit de parti, et dont la prudente fermeté, dès le début difficile d’un nouveau règne, au lendemain d’une révolution, avait conduit nos drapeaux en Belgique et à Ancône et fait flotter glorieusement notre pavillon sur les mers. A l’embouchure du Tage, à Ulloa, à Mogador, la France, assez sage pour ne donner à personne de griefs fondés, avait été assez résolue pour ne pas s’arrêter devant d’inquiètes susceptibilités. En même temps l’Algérie développait ses ressources et voyait notre armée, sous la conduite de princes jeunes, brillans et pleins d’ardeur, se préparer aux luttes qu’elle devait un jour soutenir ailleurs avec tant d’éclat. Dès 1840, l’Angleterre avait pris dans la question d’Orient une attitude d’où sortit pour la France un échec qu’à Londres on put regarder alors comme un succès, sans que l’avenir ait justifié cette croyance. Il a fallu, pour changer les dispositions de l’Angleterre à notre égard, une révolution, bien des malheurs et bien des expiations. Les lettres du premier comte de Malmesbury nous montrent, à soixante-dix ans en arrière, un spectacle fort différent de celui dont nous avons été dernièrement les témoins. Alors, aux yeux du cabinet anglais et de son ministre à Pétersbourg, c’était la France qui était l’ennemie marquée par le destin et la Russie l’alliée naturelle. La jalousie et les divisions des deux puissances maritimes de l’Occident ouvraient l’Orient à l’ambition de Catherine : le cabinet de Versailles devenait impuissant à protéger le sultan, et le cabinet de Saint-James ne voyait dans l’amoindrissement de la Porte que l’affaiblissement de l’influence française à Constantinople. Singulière destinée des choses de ce monde! La Crimée où, soixante-dix ans après sa conquête, les armes unies de la France et de l’Angleterre devaient combattre la Russie, était alors livrée à Catherine par leur rivalité! Qui pourrait se défendre ici d’autres rapprochemens non moins bizarres et non moins instructifs? Parmi les possessions de la Russie, il en est deux surtout que menacerait une nouvelle alliance entre la France et l’Angleterre : la Pologne, que la Russie doit autant aux différends et aux jalousies de la France et de l’Angleterre qu’à la complicité de l’Autriche et de la Prusse: la Finlande, que Napoléon abandonnait à Alexandre, par les stipulations secrètes de Tilsitt, dans le double dessein d’attacher un nouvel allié et de punir la Suède de son union momentanée avec l’Angleterre! Du moins que ces grandes leçons ne soient pas perdues. Avertis par de telles vicissitudes, gardons-nous des hostilités systématiques et des entraînemens irréfléchis; gardons-nous de disposer des destinées à venir des peuples et de marquer pour eux, sur la carte de l’Europe, des alliances nécessaires ou des inimitiés inévitables.

Les citations déjà faites, quelques-unes de celles qu’on rencontrera plus loin suffiront pour justifier les réserves que nous avons cru devoir présenter, dès le début, contre les tendances habituelles et dominantes de lord Malmesbury. Nous n’ajouterons plus que quelques traits pour montrer jusqu’à quel point un esprit naturellement juste peut être faussé par ses ressentimens, et combien une préoccupation constante, une hostilité systématique excluent tout retour sur soi-même. Dans plusieurs de ses dépêches, lord Malmesbury accuse la cour de France de séduire Catherine par ses flatteries, « de la captiver par une politique insidieuse en profitant de sa disposition à croire toute assertion qui lui paraît dictée par le sentiment de sa grandeur et de sa puissance[7], de lui faire entendre, par le canal de favoris corrompus et méprisables, un langage trompeur[8]. » Or lui-même trouverait tout simple de gagner les favoris de Catherine à prix d’or, « s’ils n’étaient trop riches pour être accessibles à la corruption. » En 1780, il écrivait à lord Stormont au sujet de Potemkin[9] : « Si des informations ultérieures me prouvaient, comme je le crois presque, que sa fidélité a été ébranlée ou sa connivence achetée par des offres directes ou par des promesses indirectes, non-seulement je me sentirais autorisé à lui présenter un semblable appât, mais encore je m’y croirais forcé, car, si jamais il venait à être dominé par l’influence prussienne, toute chance de succès serait perdue pour nous. Je tâcherai toutefois de ne parler qu’en termes généraux et de ne donner que des espérances jusqu’à ce que j’aie reçu des instructions de votre seigneurie. Vous voudrez bien vous rappeler que j’ai affaire à un homme immensément riche, connaissant toute l’importance de ce qu’on attend de lui, et dont il faut satisfaire non les besoins, mais l’avidité. Il voudra peut-être tout autant que Torcy proposa sans succès à Marlborough[10]. »

Ailleurs encore, nous trouvons M. Harris proposant à lord Weymouth « d’encourager les idées romanesques de Catherine sur l’Orient, » de faire luire à ses yeux le mirage « d’un empire grec à Constantinople ou à Athènes, » ajoutant : « Il n’y a pas à craindre de nous engager trop loin dans cette voie, puisque, quand il s’agira de passer à l’exécution, on reconnaîtra bien vite qu’elle est impossible[11]. » Est-on bien venu à accuser la politique de ses adversaires d’être insidieuse, lorsqu’on agit ainsi soi-même?

Enfin le lecteur le moins versé dans l’histoire du XVIIIe et du XIXe siècle pourra-t-il s’empêcher de sourire en trouvant sous la plume d’un ministre anglais ces lignes qu’il faut bien citer : « Je dois, à l’appui de ce que j’avance, appeler votre attention sur la conduite de la France, fidèle à son système constant de chercher pour elle-même des avantages indirects dans les difficultés qu’elle peut créer à autrui[12] ? »

Il est vrai que cette fois encore c’est M. Harris qui se chargera de répondre pour nous. Rendant compte au cabinet anglais des intrigues de Frédéric II en Suède et de son dessein de se faire céder ou vendre la Poméranie suédoise, « ce serait, dit-il, une belle occasion d’exciter la jalousie de la cour de Russie en y faisant faire d’adroites insinuations sur l’immixtion probable du roi de Prusse dans les affaires de Suède, insinuations qui pourraient s’appuyer du voyage du prince Henri son frère à Stockholm et de la visite de la reine douairière de Suède ici. J’ai pris sur moi d’écrire dans ce sens à M. Gunning[13]. »

Il serait facile de multiplier les citations de ce genre; nous n’y trouverions ni utilité ni plaisir. Il était nécessaire de montrer avec quelle sévérité injuste lord Malmesbury jugeait la France et de quelle haine il la poursuivait. Ce but est atteint, et nous allons désormais suivre sur le continent le négociateur anglais sans avoir besoin de renouveler nos protestations chaque fois qu’il nous en fournirait l’occasion.


II.

En 1767 et 1768, avant son entrée dans la carrière diplomatique, M. Harris, alors âgé de vingt et un ans, fit un voyage en Prusse et en Pologne. Son journal commence à son arrivée à Berlin. Il ne contient guère sur la Prusse que quelques anecdotes curieuses, dont plusieurs toutefois sont déjà connues. Quant à Frédéric II, M. Harris nous en parlera avec plus d’intérêt lorsque nous le verrons, quelques années plus tard, revenir à Berlin comme ministre d’Angleterre. On ne s’arrêtera donc pas longtemps sur cette époque de sa vie : il suffit de noter quelques passages où s’exercent la malice et la sagacité du jeune observateur, et auxquels son témoignage donne, grâce à sa véracité habituelle quand ses passions ne sont pas enjeu, un caractère précieux d’authenticité,


« Je viens de lire les Mémoires de Brandenbourg, en trois volumes in-quarto (Berlin, 1767)[14]. Je ne puis m’empêcher de signaler dans cet ouvrage une grosse erreur qui suffirait presque pour faire douter de l’authenticité d’autres faits. On fit dans le second volume, page 155 : « George II avait formé le projet de se rendre souverain absolu dans la Grande-Bretagne[15]. — Cela devait se faire au moyen de l’accise. — Introduire l’accise, c’était enchaîner la nation. » Tout cela est d’une impossibilité et d’une absurdité si évidentes pour le lecteur même le moins au fait de notre constitution, que ce n’est pas la peine de le réfuter. J’ai entendu dire à sir Joseph Yorke[16] et à sir Andrew Mitchell[17] qu’ils avaient, à différentes reprises, fait à cet égard des représentations au roi, mais que sa majesté n’avait pas voulu les écouter, et s’était constamment refusée à retrancher ce passage des éditions postérieures. Peut-être s’était-il laissé persuader de la vérité du fait par son père, implacable ennemi de George II. Peut-être l’orgueil lui fermait-il l’oreille et lui faisait-il craindre de trahir son ignorance en supprimant quoi que ce fût de ce qu’il avait publié. Une remarque se place naturellement ici : tant que Frédéric II se renferme dans ce qui est relatif à son royaume et raconte des anecdotes sur ses ancêtres, on peut se fier à lui ; mais quand il se risque à dire son opinion sur des pays étrangers, il perd pied, et son jugement ne mérite pas plus de confiance que sa véracité.

« Le principal amusement du roi de Prusse consiste à jouer de la flûte, ce qu’il fait en maître. J’eus l’occasion de l’entendre longtemps le jour où j’attendais ma présentation. Quoique nul ne soit admis à ses concerts, si ce n’est, outre les exécutans, un très-petit nombre de personnes, cependant il a si peur de jouer faux, que, quand il essaie un nouveau morceau, il s’enferme dans son cabinet plusieurs heures avant pour l’étudier. Malgré cette précaution, il tremble toujours quand il s’agit de commencer avec les accompagnemens.

« Il a une très belle collection de flûtes et en prend le plus grand soin. Un homme qui n’a rien autre chose à faire est chargé de leur entretien, afin de les préserver, selon la saison, de la sécheresse ou de l’humidité. Toutes sont du même faiseur, et il les paie jusqu’à cent ducats. Dans la dernière guerre, alors qu’il donnait à tout le monde de la fausse monnaie, il veillait à ce que son facteur de flûtes fût payé en pièces de bon aloi, de peur que celui-ci, de son côté, ne cherchât à le tromper sur la qualité de ses instrumens… « Quant à sa mesquinerie, on peut en donner pour preuve l’insuffisance des traitemens de toute sa cour, de tous ceux qu’il emploie, mais surtout l’économie qui préside aux fêtes qui se donnent à ses frais. Personne ne s’en mêle que lui, et il règle tout lui-même, jusqu’au nombre des bougies………………

« La haine entre les deux derniers rois de Prusse et d’Angleterre commença par une querelle de leur enfance, et dura jusqu’à leur mort avec une persistance et une vivacité réciproques. George appelait Frédéric : « Mon frère le sergent. » Frédéric appelait George : « Mon frère le maître à danser. » Quand le roi de Prusse fut au lit de mort, entouré de la reine, de ses fils, etc., il demanda au prêtre : « Pour aller en paradis, dois-je pardonner à mes ennemis? » Sur la réponse que cela était absolument nécessaire, il se tourna vers la reine et lui dit : « Eh bien donc! Dorothée, « écrivez à votre frère; dites-lui que je lui pardonne tout le mal qu’il m’a fait. Oui, dites-lui que je lui pardonne, mais attendez que je sois mort. »……………………

« En Angleterre, nous regardons la bataille de Rosbach comme la victoire la plus glorieuse et la plus complète de Frédéric II. Elle mérite certainement le premier nom, puisqu’il la gagna avec dix-huit mille hommes contre soixante mille; elle ne mérite pas le second, puisqu’il n’y eut pas, en tout, plus de cinq mille tués ou pris. On crut chez nous que cette journée mettrait fin à la guerre d’Allemagne, et on en voulut tellement à sir Andrew Mitchell d’avoir soutenu, dans plusieurs dépêches, que les conséquences seraient beaucoup moindres, qu’il fut rappelé et qu’on envoya sir Joseph Yorke à sa place. Celui-ci, en arrivant à Berlin, reconnut la vérité des assertions de sir Andrew et s’empressa de l’écrire, de sorte que l’un reprit son poste et que l’autre retourna à La Haye.

« Les Français, animés par leur succès contre le duc de Cumberland, s’imaginaient anéantir l’armée de Frédéric et l’emmener prisonnier à Paris. Lui, de son côté, les traitait avec le plus grand mépris. Il était à table quand on vint lui dire qu’ils étaient en pleine marche, sur quoi il répondit : Dînons premièrement et puis nous verrons. En effet, à trois heures, il était campé, sans préparatifs, sans avoir son monde sous les armes, et à cinq heures il était vainqueur. Si la dernière guerre donne de nombreuses preuves de ses talens militaires, il n’en est pas de même de son humanité. En Saxe, il entra dans une maison avec le comte Bruhl, et se mit à frapper avec sa canne, brisant un grand panneau de glace et restant là pour s’assurer que ses gens achevaient l’œuvre de destruction. Peut-être son avarice lui donnait-elle du goût pour ces pillages, car le butin fut envoyé à Berlin, et, en le vendant à des Juifs, il tira vingt mille écus de ce qui, avant d’être saccagé, en valait bien deux cent mille. Son fort n’est pas tant son courage et ce que nous appelons généralement conduite des opérations qu’un merveilleux discernement au jour du combat, un don particulier de prendre ses dispositions, de choisir le terrain qui convient à chaque arme, infanterie et cavalerie, et le plus rapide coup d’œil pour reconnaître le point faible de l’ennemi……………………

« Quand j’étais à Dresde, M. Stanhope me montra la correspondance de sir Charles Hotham qui fut envoyé pour négocier le mariage du prince de Galles avec la sœur du roi actuel, plus tard margrave de Bayreuth[18], et en même temps celui de la princesse Amélie avec le prince de Prusse. Il paraît que le feu roi était un homme irrésolu, brutal et détestant son fils. Sir Charles quitta Berlin sur un affront qu’il en reçut, car un jour qu’il lui faisait des représentations sur les procédés choquans d’un de ses ministres, le roi répondait : Nous avons eu assez de cela, et, jetant à terre une lettre qu’il tenait en main, il sortit de la chambre. Il était assez disposé à consentir au mariage de sa fille, mais il ne voulut jamais entendre parler de celui de son fils, d’autant moins que nous penchions plus pour le second que pour le premier.

« Sir Charles, dans sa correspondance, parle du roi actuel comme du jeune homme le plus modeste, le plus bienveillant, le plus timide, le plus humble qu’il ait jamais vu.

« ... Lorsqu’on apprit au roi de Prusse que nous avions pris Québec, il se tourna vers sir Andrew Mitchell[19], qui était près de lui, et lui dit : Est-ce vrai qu’à la fin vous avez pris Québec? — Oui, sire, répondit sir Andrew, avec l’aide de Dieu. — Comment! dit le roi, le bon Dieu est-il aussi de vos alliés? — Oui, sire, et c’est le seul à qui nous ne payions pas de subsides, répondit sir Andrew.

«Le roi, soupant à Leipzig en petite compagnie, demanda à Coccey, qui arrivait d’Angleterre, quelle espèce de vin les Anglais appelaient claret, et s’il pourrait lui en procurer. L’autre répondit affirmativement et promit d’en faire venir une pièce. — Une pièce! répliqua le roi, et combien cela coûte-t-il? — Un écu la bouteille, répondit l’autre. — En ce cas, dit sa majesté, faites-m’en venir douze bouteilles, et il faut que j’écorche un paysan saxon pour me rembourser. — L’histoire est parfaitement vraie, car Je la tiens du général Coccey, homme d’une véracité incontestable………………

« Quelqu’un que Frédéric voulait envoyer ministre en Danemark lui faisait des représentations sur l’insuffisance de son traitement, qui le mettait dans l’impossibilité d’avoir une table et un équipage. — Vous êtes un prodigue, dit le roi, car sachez qu’il est beaucoup plus sain d’aller à pied qu’en voiture, et que, pour manger, la table d’autrui est toujours la meilleure. »


En quittant Berlin, M. Harris se rend en Pologne. « Frauenstadt, écrit-il, est le premier relais polonais en sortant de Glogau. J’avoue que j’ai respiré avec plaisir l’air d’une république après tant de temps passé dans une contrée si despotiquement gouvernée. » Hélas! la Pologne était faite, à ce moment, pour inspirer plus de pitié que d’envie, et elle allait expier bien durement ses divisions et les abus d’une liberté mal comprise et mal réglée. M. Harris arrive à Varsovie à une époque pleine d’un douloureux intérêt. Sa narration animée ajoute quelques touches curieuses à la peinture bien connue des vicissitudes qui ont précédé, préparé et déterminé le premier partage de la Pologne. Nous sommes en 1767; Stanislas Poniatowski est assis sur le trône des Jagellons; Catherine y a fait monter son ancien amant, mais non sans lutte, car à la diète tenue en 1764 l’élection n’a pu avoir lieu que lorsque la défaite des Radziwill et des Branicki par les troupes russes a fait taire toute protestation et étouffe tout veto.

Poniatowski méritait de voir son règne s’inaugurer sous d’autres auspices, et si de grands malheurs en marquèrent le cours, il ne serait pas juste de l’en rendre seul responsable. Ses intentions étaient bonnes, il aimait son pays et était jaloux de son indépendance; mais, gêné par des liens qui l’attachaient à ceux qui l’avaient élevé et qui, trouvant en lui un instrument peu docile, le traitaient d’ingrat et le combattaient presque en ennemi, souvent mal servi et trahi par les siens, contrecarré dans ses projets par des dissensions intérieures, il suivit une marche incertaine et timide qui fut funeste à la Pologne et à lui-même. Tout ce que M. Harris raconte de ce prince inspire un touchant intérêt. Ses conversations, ses lettres le peignent comme aussi malheureux que digne d’un meilleur sort, et prouvent une fois de plus combien les qualités qui font l’homme de bien sont insuffisantes à faire un roi.

M. Harris trace avec vivacité le tableau de cette diète de 1767 où Catherine profitait avec tant d’audace et de perfidie des divisions de la Pologne pour y assurer sa domination. Il indique en traits rapides les causes principales de l’anarchie qui désolait ce pays. La constitution polonaise était un tissu de contradictions; on eût dit qu’on avait pris plaisir à y accumuler les obstacles propres à rendre impossible le gouvernement de cet état hybride, qui n’était ni une monarchie ni une république, et qui participait des inconvéniens de l’une et de l’autre sans en avoir les avantages. Le liberum veto donnait à un seul homme le pouvoir de tout arrêter, de tout empêcher. L’histoire a conservé le trait singulier qui signala l’élection de Vladislas VII, fils de Sigismond III, en 1632. Un noble polonais s’opposa seul au choix unanime de la diète. Vainement on l’accabla de sollicitations, vainement le primat le pressa de faire au moins connaître ses motifs, de dire s’il avait quelque chose à reprocher à Vladislas. « Rien, répondit-il, mais je ne veux pas qu’il soit roi. » Enfin lorsqu’il fut convaincu que sa résistance empêchait l’élection, il se jeta aux pieds de Vladislas en s’écriant : « Je voulais voir si ma patrie était encore libre; je suis satisfait et votre majesté n’aura pas de sujet plus fidèle que moi. »

Quelques années plus tard, ces prétentions ne s’arrêtèrent pas là. Ce n’était pas assez que l’élection du roi et les autres décisions ne fussent validées que par l’unanimité des suffrages ; il fut admis qu’un nonce, protestant contre les opérations de la diète et s’opposant à ce qu’elle continuât, pouvait la forcer à se dissoudre en prononçant ces mots : Veto ou sisto activitatem. Quelque exorbitant que fût ce droit, quelque funestes qu’en fussent les conséquences, les Polonais crurent y trouver une garantie de leur liberté, une sauvegarde contre la vénalité et la corruption. Si quelques tentatives, notamment en 1763, furent faites pour restreindre les effets du veto à l’objet actuel en délibération, le principe ne prévalut pas longtemps. Les ennemis de la Pologne comprirent tout ce que, dans l’état de divisions où elle était arrivée, ce droit fatal renfermait de germes de discorde, et ils furent malheureusement trop secondés par l’orgueil et par un patriotisme mal entendu. Voici dans quels termes la Russie fit consacrer ce liberum veto par la diète de 1767 : « Le liberum veto doit avoir aux diètes toute sa force dès qu’il s’agit des matières d’état, parce qu’elles doivent toujours se décider à l’unanimité des suffrages. Or tout citoyen présent à la diète aura la liberté, par sa seule opposition ou protestation par écrit, de suspendre ses délibérations sur les matières d’état et de la priver de toute son activité. »

Les confédérations n’aidèrent pas moins que le veto à la perte de la Pologne. Rien de plus singulier que ces associations bizarres, révoltes organisées, anarchie quasi légale. Il y en avait de plusieurs sortes : les unes, formées du consentement du sénat et de l’ordre équestre, n’étaient, à vrai dire, que des diètes où le veto était suspendu, car dans toutes les confédérations les décisions se prenaient à la pluralité des voix. Les autres étaient formées tantôt par la noblesse de quelque district, tantôt par l’armée. Presque toujours instrument d’ambitions personnelles, de rébellions, de jalousies et de haines, elles s’appuyaient sur la force, et, comme il en existait d’ordinaire plusieurs à la fois, l’une d’elles finissait par l’emporter en entraînant la majorité de la nation et en faisant violence au pouvoir royal. Les confédérations avaient des formes régulières; elles nommaient des maréchaux dont l’autorité dictatoriale n’était modérée que par leurs lieutenans. C’est à consacrer ces ligues tumultueuses, véritables conspirations au grand jour, rarement utiles, souvent funestes, toujours pleines de périls, que beaucoup de Polonais s’attachaient comme à un palladium. Il est facile de comprendre que la délégation de 1768, sous les ordres de Repnin, n’ait pas négligé d’en sanctionner le principe et d’en recommander l’usage. Nous verrons bientôt que l’effet ne se fit pas attendre.

Les différends entre les catholiques et les dissidens, s’ajoutant à toutes les autres causes de discorde, venaient de mettre le comble au désordre. La Pologne avait été jusque-là moins troublée que le reste de l’Europe par les querelles religieuses. Une tolérance réciproque entre les catholiques, les protestans et les chrétiens grecs avait prévenu les résultats trop souvent funestes de la diversité des religions; mais cette tolérance tendait à s’affaiblir. Des discussions s’étaient élevées sur l’étendue des garanties contenues dans le traité d’Oliva, conclu avec la Suède en 1660, et la Russie, dont le secours avait été invoqué par les dissidens et en particulier par ceux de l’église grecque non unie, avait cherché un droit d’intervention dans les stipulations du traité de 1686. Les dissidens jouissaient de l’égalité civile, mais ils s’étaient vus privés peu à peu des droits politiques que les nobles parmi eux avaient obtenus, en 1523, à la diète de Wilna. Les catholiques, de plus en plus prépondérans, restreignirent en 1717 la liberté des cultes. Dans les diètes de 1733, 1736 et 1766 furent arrêtés et successivement confirmés des règlemens qui excluaient les dissidens de la représentation nationale, de l’entrée dans les tribunaux et à peu près de tous les emplois publics. Il était naturel que le mouvement général des esprits en Europe, au XVIIIe siècle, les poussât à souhaiter une complète émancipation, et, comme il arrive toujours en pareil cas, les prétentions élevées d’un côté avaient de l’autre augmenté les résistances. Froissés et mécontens, les dissidens avaient cherché en Prusse et en Russie un appui qu’ils réclamaient soit comme coreligionnaires opprimés, soit au nom de la liberté de conscience. L’occasion était trop belle pour n’être pas saisie, et l’immixtion dans les affaires intérieures de la Pologne recevait ainsi une trompeuse apparence de médiation protectrice.

Cependant des confédérations s’étaient formées; le prince Radziwill s’était mis à leur tête ; un ambassadeur du roi de Pologne et un envoyé des dissidens s’étaient rendus à Saint-Pétersbourg pour plaider devant Catherine, à qui ces divisions fournirent le principal prétexte des violences dont M. Harris fut le témoin. Que M. Harris prît parti pour les dissidens, cela n’aurait rien qui pût surprendre; mais il est fâcheux de le trouver si dur pour les prélats catholiques qui résistaient à l’oppression étrangère. S’il témoigne avec raison son admiration pour le courage que déployait le prince Czartorisky, il se fût montré plus conséquent et plus juste en rendant le même hommage aux évêques de Cracovie et de Kiev, dont l’enlèvement ne lui inspire guère qu’un froid sarcasme. Dans son ardeur à défendre les dissidens, M. Harris nous semble trop oublier quelle était et quelle devait être bien longtemps encore la condition des catholiques en Angleterre et en Irlande. Lorsqu’on se fait l’apôtre de la tolérance, il faut commencer par la pratiquer, surtout lorsqu’on la réclame au nom des droits de la conscience et de la liberté. Ainsi qu’on l’a dit avec raison. «la tolérance est encore plus obligatoire pour la philosophie, qui parle au nom de la liberté, que pour la religion qui parle au nom de l’autorité. » Malheureusement les contradictions de ce genre sont une des infirmités de l’esprit humain, et nul peuple n’est plus enclin à en donner l’exemple que le peuple anglais. Cette disposition a souvent motivé d’éloquentes protestations et de sévères leçons, et il n’y a pas bien longtemps qu’en plein parlement lord Robert Cecil adressait à ses collègues et à son pays d’utiles vérités[20]. M. Harris, nous l’avons déjà vu, tombe souvent dans ces contradictions. Il va jusqu’à dire cette fois que « le redressement des griefs des dissidens était le principal but de la Russie, » assertion démentie presque à chaque ligne de son récit non-seulement par les faits, mais par ses propres commentaires.

Au moment où M. Harris entrait en Pologne, la diète générale de 1767 venait de se réunir, et Catherine y dominait par son ambassadeur le prince Repnin, souverain de fait, entouré de baïonnettes russes; mais ce n’était pas encore assez : malgré la terreur inspirée par l’arrestation des évêques, il pouvait surgir de nouveaux opposans; d’ailleurs la besogne eût été trop lente dans une assemblée nombreuse. La diète, docile aux ordres qu’elle recevait, nomma donc des commissaires qui formèrent une délégation chargée de dresser, de concert avec Repnin, le code des nouvelles lois. Quand tout fut terminé, il fallut soumettre à l’attache officielle de la Russie l’œuvre de son ambassadeur. Ce fut l’objet du traité du 24 février 1768, où le travail tout entier de la délégation fut placé sous la sanction du droit conventionnel : combinaison inouïe, qui faisait dépendre la Pologne, dans ses lois et règlemens intérieurs, d’engagemens pris avec une puissance étrangère. On a vu comment cet acte étrange consacra le veto et se prononça en faveur des confédérations. Les dissidens y reçurent satisfaction à peu près complète. Les seules réserves faites en faveur des catholiques furent que leur religion serait déclarée religion dominante et devrait être professée par le roi et la reine. Tout le reste fut accordé. Non moins blessés de la forme qu’irrités de ces innovations imposées, les catholiques s’organisèrent pour la résistance. Le traité n’était pas encore signé que l’arme terrible fournie par la délégation à l’esprit de révolte se tournait contre son œuvre. Le 21 février 1768 fut proclamée, à Bar en Podolie, la confédération devenue si fameuse sous le nom de confédération de Bar. Les deux Pulawski et les deux frères Krasinski, dont l’un était le vénérable évêque de Kaminiec, et dont l’autre devint le maréchal de la confédération, s’en firent les promoteurs et les chefs. Elle s’intitula Confédération de la sainte Eglise catholique et son premier acte fut de protester contre l’intervention de la Russie dans les affaires de Pologne et contre les concessions faites aux dissidens.

Dès lors le sort de la Pologne put sembler inévitable aux esprits clairvoyans; les efforts mêmes faits pour son indépendance, mal conçus et mal dirigés, devaient hâter sa perte. La confédération de Bar et les excès qui se commirent au nom de ses chefs, l’attentat du 3 novembre 1771 contre la personne de Stanislas-Auguste, enhardirent les puissances coalisées et devinrent le signal du premier partage. Les persécutions religieuses et le désordre général, qui auraient pu tout au plus excuser une intervention passagère, ne donnaient certes pas aux ennemis de la Pologne le droit d’invoquer hypocritement des principes de tolérance et des nécessités de préservation pour légitimer une des plus odieuses spoliations que l’histoire ait eu à enregistrer. Mais ils s’en servirent habilement pour cacher leurs projets et tromper l’opinion de l’Europe jusqu’au jour où ils jetèrent le masque.


III.

Il était dès cette époque trop aisé de prévoir que la Pologne succomberait sous ses divisions et sous l’accord égoïste des trois puissances rivales réunies, cette fois, par la convoitise et la jalousie, au milieu de l’Europe inattentive et indifférente[21]. Il faut laisser ici M. Harris raconter, sans trop l’interrompre, les événemens dont son séjour à Varsovie, succédant à une première visite à Berlin, lui permettait de comprendrez toute la gravité.


« Dans tout lieu méritant le nom de ville, il y avait des troupes russes, même à Frauenstadt. J’ai trouvé les environs remplis des traces de leur camp, qui vient seulement d’être levé, car elles avaient entouré la ville pendant la diète.

« Cette diète extraordinaire s’est ouverte le 4 octobre 1767, sous le contrôle immédiat de la Russie. Pendant sa durée, 8,000 Russes enveloppaient la ville, 2,000 étaient campés dans le jardin de l’ambassadeur de Russie, monarque absolu à tous égards. En vertu de cette autorité, il fit enlever et conduire, à ce qu’on croit, en Sibérie les deux évêques de Kiev et de Cracovie pour avoir parlé un peu trop librement contre l’assemblée.

« Jusqu’au commencement du règne actuel, le général de la couronne et le grand-trésorier tenaient à eux deux en quelque sorte les rênes de l’état. L’un commandait l’armée, l’autre disposait du revenu, et tous deux n’avaient à rendre compte de leur conduite qu’à la diète. La facilité à rompre une de ces assemblées leur donnait pleine carrière pour exercer leur immense pouvoir selon leur bon plaisir. A la première diète qui suivit son élection, le roi, avec le consentement de la Russie, fit tomber une partie de ces prérogatives, et obligea ces grands fonctionnaires à rendre compte à la majorité des nonces[22] présens. C’était un grand point de gagné; mais sa majesté fit encore plus en glissant dans la loi quelques expressions équivoques que le ministre de Russie ne comprit pas ou auxquelles il ne prit pas garde, et d’où l’on pouvait conclure que « tout ce qui était relatif au revenu et à l’armée serait décidé par la majorité. » Autant valait dire (‘toutes les affaires de l’état, » car tout est compris dans ces deux grandes catégories. Après s’être avancé jusque-là sans encombre, il ne fallait, pour assurer le succès, qu’attendre le moment favorable à l’exécution ; mais ce fut l’écueil où l’on échoua. Si l’on avait différé jusqu’au jour où la Russie serait engagée chez elle dans quelques embarras, ou au dehors dans quelque guerre, on aurait renversé tous les obstacles, et le gouvernement de ce pays, au lieu de dépendre de l’unanimité des voix, aurait appartenu à la majorité, différence essentielle, et qui, grâce à la manière dont les votes sont répartis, aurait rendu le roi absolu ; mais l’impatience de sa majesté, jointe aux mauvais conseils de ceux qui l’entouraient, fit repousser tout délai. On choisit le moment (l’avant-dernière diète) où la Russie était dans toute sa gloire pour user du pouvoir et des droits qu’on s’était donnés, et le premier usage qu’on en fit fut pour attaquer les dissidens[23]. Cette démarche alarma à bon droit la cour de Russie et celle de Prusse. Toutes deux firent entendre immédiatement des représentations, et à Varsovie le ministère, si on peut l’appeler ainsi, commit une seconde faute : au lieu de battre en retraite, il persista et obligea l’impératrice à employer la force.

« Le roi de Prusse aurait bien souhaité joindre aux troupes de Catherine deux régimens de hussards, mais elle ne voulut pas en entendre parler. La force changea bientôt la face des choses. La diète actuelle fut convoquée, et elle va défaire ou a déjà défait tout ce qui avait été fait. Elle s’est ouverte le 5 octobre, et voici quelle était alors la situation du royaume : par suite du peu de cas qui avait été fait des deux déclarations de l’impératrice, présentées par le prince Repnin, son ambassadeur, à la diète de 1766, déclarations dans lesquelles les plaintes des dissidens étaient reproduites avec demande de satisfaction, 20,000 Russes étaient entrés en Pologne, et Catherine avait annoncé qu’elle ferait droit aux griefs des mécontens, alors confédérés, au nombre de 60,000, sous les ordres du prince Radzivil. Cette ligue avait été suscitée par la jalousie de quelques grands seigneurs qui redoutaient les conséquences d’une innovation aussi considérable que de livrer la décision des affaires les plus essentielles de l’état à la pluralité au lieu de l’unanimité. Un grand nombre de Polonais se trouvèrent ainsi gagnés à la cause de Catherine, car, ennemis acharnés de la cour, ils se flattaient de renverser le roi. Leur ardeur ne leur donna pas le temps de réfléchir que la défense des dissidens était le but principal de la Russie. Leurs yeux ne tardèrent pas à s’ouvrir lorsqu’ils se virent obligés, dans toutes leurs protestations, de faire mention des dissidens et des membres de l’église grecque comme de persécutés, et de demander justice pour eux. En résumé, la Russie joua si habilement son rôle qu’elle força le prince Radzivil à présenter au roi et à la diète assemblée un projet dans lequel il proposait la délégation de toute autorité à quelques hommes chargés de négocier, et munis de pleins pouvoirs pour traiter avec l’ambassadeur de Russie et statuer sur tous les griefs, aussi bien ceux des dissidens que les autres. Une proposition si extraordinaire et le coup qu’elle portait à la liberté soulevèrent peu d’objections, par la très simple raison que les évêques de Kiev et de Cracovie, qui avaient pris la parole pour s’y opposer, avaient été enlevés tous deux dans la même nuit et conduits on ne sait où. Le lendemain, le projet fut lu de nouveau et tranquillement voté. La diète s’ajourna jusqu’au mois de février, et remit tous ses pouvoirs aux mains d’environ vingt-quatre personnes. Ces délégués se réunissent trois fois par semaine, tantôt chez le primat, tantôt chez le prince Repnin, afin de discuter, ou, pour mieux dire, afin d’adopter ce que l’ambassadeur propose. Le sort des deux évêques agit si fortement sur les esprits que nul ne songe à faire opposition, pas même à risquer une objection; il n’y a d’égale à l’autorité avec laquelle le prince donne ses ordres que l’autorité avec laquelle ils sont suivis. Telle est la condition où sont réduites les libertés de cette fameuse république.

« On entend sur tout cela divers langages. Les vrais et loyaux patriotes polonais disent que c’est le coup de grâce de la liberté, qu’ils sont devenus les vassaux de la Russie. D’autres, moins zélés et peut-être plus raisonnables, disent que la chose ne se pouvait éviter. « Que pouvions-nous faire contre une armée de trente mille hommes? Au lieu d’améliorer la situation, nous aurions entraîné la république à sa ruine. Si nous avions été en état de vaincre. nous aurions bien fait de nous battre ; mais, désarmés comme nous sommes et étant obliges de céder, pourquoi ne pas céder de bonne grâce? » Ces héros répondent à ceux qui se plaignent du peu de respect témoigné pour les brefs présentés par les nonces du pape : Que veut-on que nous fassions avec un morceau de papier contre trente mille hérétiques bien armés et bien disciplinés? Enfin un troisième parti, dont est la cour par nécessité, appelle la mesure une mesure de salut, et soutient que les Russes doivent être regardés non comme des oppresseurs, mais comme des protecteurs dont l’intervention seule a pu empêcher la guerre civile.

« Le frère du roi m’a dit : «Pourquoi s’obstine-t-on à voir une querelle religieuse là où il n’y a que de la politique? Les gens malintentionnés s’y prennent ainsi pour nous rendre odieux et soulever la populace. » Il est cependant évident que ce n’était là qu’une façon de parler, tout s’accordant pour prouver le contraire. Je n’ai pu m’empêcher d’être très frappé d’une visite que j’ai faite au nonce du pape, homme d’un grand talent et d’une grande vivacité, que le mauvais accueil qu’il a reçu ici et l’inutilité de ses efforts éloignent de la société. Aussitôt notre entrée il commença : « Pourquoi la cour est-elle irritée contre moi? Ai-je fait autre chose que mon devoir? J’avais ordre de présenter les brefs; je l’ai fait, mais rien de plus; je n’ai point essayé d’exciter une révolte. Je n’ai, dans ce pays, à m’occuper que de la religion; je ne me suis jamais mêlé de ses affaires politiques. Je dois soutenir l’une et m’abstenir des autres. Je prévois cependant de grands changemens. La religion est ébranlée jusqu’à sa base, et bientôt ni moi ni mes frères nous ne trouverons ici un sanctuaire. »

« Tout cela n’était qu’un vain langage, mais c’était bien celui d’un Italien. Il avait fait tout ce qui avait dépendu de lui pour exciter les esprits. « Soyez sur vos gardes, disait-il en présentant les brefs; défendez vos anciennes lois fondamentales; le bras de la tyrannie est levé sur vous, mais le bras du Seigneur vous défendra. » Je puis dire ici que les évêques n’auraient pas été arrêtés, ou que la Russie se serait mis tout le corps diplomatique à dos, s’ils avaient cherché refuge dans la maison du nonce; mais ces prélats étaient de trop grands patriotes pour cela. Cependant ils avaient été prévenus et avaient eu tout le temps de se soustraire à leur sort. L’évêque de Cracovie dit : Mon parti est pris; si on m’attache à la queue d’un cheval et qu’on me traîne en Sibérie, j’en serai content, étant satisfait en moi-même que je ne fais que mon devoir et ce que mon devoir et ma conscience me commandent de faire. Non content de parler contre les mesures de la Russie, il adressa des circulaires à toutes les diétines[24], ce que, comme sénateur, il avait droit de faire. Dans ces circulaires, il peignait les dangers de la situation, l’oppression menaçante, et exhortait ses concitoyens à défendre en hommes leur religion et leurs lois... « 


Pendant la diète d’élection, la ville de Varsovie étant entourée de troupes russes, la cour de France trouva contraire à sa dignité que son ambassadeur y restât. Il lui fut enjoint de représenter au primat que la république n’étant plus maîtresse chez elle, et qu’é- tant lui-même accrédité près d’elle et non près de la Russie, il avait reçu l’ordre de se retirer jusqu’à ce que les choses eussent changé de face.


« Comme le primat était un homme trop faible pour rien faire de lui-même, et qu’on se figurait que le marquis de Paulmy[25] parlerait avec arrogance, on lui avait conseillé de lui répondre avec une égale hauteur. Paulmy vint et s’exprima avec toute la convenance possible. Le primat ne s’en apercevant pas, ou ne s’y étant pas attendu, fit la réponse qu’il avait préparée : Si vous ne reconnaissez pas la république ici, vous n’avez qu’à la chercher ailleurs. L’ambassadeur fut fort surpris de la réplique, et le palatin de Russie, qui était présent, témoin de la sottise du primat, et voulant lui donner l’occasion de la réparer, s’empressa de dire : J’espère que quand le roi de France sera mieux informé, il changera sa façon de penser. L’autre continua sur le même ton : Si vous ne reconnaissez pas la république ici, cherchez-la ailleurs. Le marquis, piqué au vif de cette persistante inconvenance, répondit : Oui, le roi mon maître est très bien informé de tout ce qui se passe ici, et il sait entre les mains de qui est la république. Le primat ne s’arrêta pas en si beau chemin : Si vous ne la reconnaissez pas, nous ne vous reconnaissons pas non plus comme ambassadeur; vous et tous les ministres de France n’avez qu’à partir. Et il ajouta : Adieu, monsieur le marquis. L’autre répondit en sortant : Adieu, monsieur l’archevêque. Il partit sans recevoir les honneurs dus à un ambassadeur. Cette singulière scène amena une lettre très vive de la cour de France, et le primat fut obligé d’envoyer un ministre à Versailles avec une lettre d’excuse.

« Le prince Repnin, ambassadeur de Russie, joue à Varsovie un plus grand rôle que le roi. J’ai eu la chance de me trouver presque tous les jours avec lui. Il le prend de si haut avec les plus grands personnages et traite les femmes avec une galanterie si outrée que rien n’est plus choquant. Dans le sein de la délégation, il ordonne despotiquement et ferme la bouche à quiconque essaie de s’opposer à ses caprices en disant que « tel est le bon plaisir de l’impératrice; qu’elle ne veut pas qu’il en soit autrement. » Il traite tout le monde aussi cavalièrement, même le roi. J’ai eu le désagrément de me trouver mêlé à une de leurs querelles : c’était à propos de danse, lors d’un bal masqué chez le prince Repnin. Sa majesté voulait attendre pour danser que la pièce où l’on avait soupé fût débarrassée, parce qu’elle était plus grande. Le prince, plus impatient, voulait qu’on commençât dans une autre. Sur ce que je vins annoncer au roi qu’on allait commencer à danser, il me pria de dire à Repnin qu’il préférait attendre qu’un plus grand appartement fût préparé. Pour toute réponse, Repnin me dit : Cela ne se peut pas, et s’il ne vient pas, nous commencerons sans lui. La suite en fut que le roi se mit tranquillement à danser.

« Rien ne prouve plus les singulières vicissitudes des choses de ce monde que de voir le nonce du pape attendre une heure et demie dans l’antichambre de l’ambassadeur de Russie pour le complimenter à l’occasion du jour de la naissance de l’impératrice. Cela s’est, à la lettre, passé ainsi le 5 décembre 1767.

« En dehors de ces façons dominatrices, le prince Repnin est un digne homme, sensible et humain, de beaucoup d’esprit et d’agrémens. Il s’est conduit dans toutes ces affaires avec beaucoup de désintéressement, et a même fui bien des occasions de s’enrichir. S’il pouvait mettre autant de douceur dans les manières qu’il montre, de modération dans l’usage qu’il fait de son pouvoir, il aurait plus d’approbateurs; mais il commande toujours et n’essaie jamais de persuader. Il est personnellement attaché au roi, et l’a sauvé à certains égards. Sa majesté était si embarrassée et si affligée de la situation à laquelle elle se trouvait réduite, tant par le zèle intempestif que par l’ambition effrénée et le caractère inquiet de ses sujets, que si elle n’avait pas été fermement soutenue par Repnin et d’autres, elle aurait abdiqué. Pour ma part, je ne puis m’empêcher de penser que cette résolution aurait immortalisé son nom…………………

« Chaque jour apporte de nouvelles preuves de l’omnipotence de l’ambassadeur russe. Chez le primat, on vint à parler de quelques-uns des anciens rois de Pologne qui, forcés de fuir leur royaume, avaient dû chercher le soutien de leur existence dans l’exercice d’un métier; l’un d’eux, entre autres, fut un moment orfèvre à Florence. Le roi dit à ce sujet qu’il serait fort embarrassé d’être mis à pareille épreuve, car il ne saurait comment gagner sa vie. « Pardonnez, sire, reprit l’ambassadeur, votre majesté sait toujours très bien danser. » Que penserions-nous, nous autres Anglais, en entendant un ambassadeur étranger dire à notre souverain : « Si toute ressource lui manque, votre majesté peut se faire maître de danse? » J’ai entendu cette conversation pendant un dîner

« Un autre jour que je parlais au roi de ce qu’il avait fait de grand et d’utile pour son pays, de l’ordre qu’il avait établi dans l’armée, de l’académie militaire qu’il avait fondée, etc., il me répondit : « Vous envisagez les choses sous un autre point de vue que moi. Aucun bien n’arrivera de toutes les améliorations que j’ai voulu faire à ce pays-ci. Au contraire, à mesure que nous nous avançons, nous serons plus opprimés. Je regarde le corps des cadets, etc., comme autant d’avantages pour notre puissante voisine. La seule consolation qui nous reste est d’ignorer nos malheurs. Quant à moi, je ne sens que trop les épines dont ma couronne est semée. Je l’aurais déjà envoyée à tous les cinquante mille diables, si je n’avais pas honte d’abandonner mon poste. Croyez-moi, ne courez jamais après les grands emplois; il n’en reste que des amertumes. Quand ils viennent inattendus et non cherchés, acceptez-les. Si j’avais suivi cette maxime, j’aurais mieux fait. Mon ambition m’entraîna; j’osai prétendre à une couronne; j’ai réussi, et je suis malheureux. »

« Une autre fois il me dit en anglais : « Je suis puni pour avoir fait mon devoir. Si on m’avait laissé tranquille, j’aurais rendu mon peuple heureux; je ne l’aurais jamais opprimé. J’ai été simple particulier, et je connais le prix de la liberté et le poids de l’oppression. J’ai tous les soucis sans aucune des prérogatives d’un roi. »


C’est ainsi agité de tristes pressentimens, et en présence de la Russie de plus en plus menaçante et hautaine, que le roi Stanislas-Auguste allait ouvrir la diète de 1768.


….. « La diète, après avoir été deux fois convoquée et deux fois ajournée, s’est enfin réunie aujourd’hui[26] pour la première fois, afin d’entendre lire les résolutions arrêtées par la délégation. Je me suis rendu dès onze heures au château. Le coup d’œil était imposant. Le roi, sous un dais, au haut bout, entouré de ses officiers; à sa droite est assis le primat, comme le premier des sénateurs, avec son porte-crosse et ses autres suivans. On le prendrait pour un second roi. De l’autre côté est l’archevêque de Léopol[27]. Derrière eux, au premier rang, sont les sénateurs qui remplissent le premier banc, et après viennent les autres membres ou nonces, comme on les appelle.

« Avant que la lecture des pièces commençât, quelques-uns voulurent prendre la parole, mais on ne le leur permit pas... En résumé, toute l’assistance écouta l’affaire des dissidens très patiemment et sans un murmure. Il y eut un nonce de la Prusse polonaise qui déclara vouloir protester contre toutes les résolutions prises relativement aux dissidens ; mais on le fit changer d’avis, et il s’absenta pour le reste de la diète... J’aperçus dans une chambre, dont une fenêtre donnait sur la salle, l’ambassadeur russe, entouré de quatre ou cinq généraux, veillant avec eux sur ce qui se passait et avançant la tête, de temps à autre, pour menacer quiconque avait la hardiesse de faire quelque opposition.

« Les autres séances de la diète se sont passées comme la première. Tous les jours, il y a eu quelque faible tentative pour prendre la parole; mais en fin de compte aucun discours n’a été prononcé. On a dit aux nonces : « Laissez tout lire; alors, si vous le voulez, vous ferez connaître votre opinion; la diète siégera un jour de plus pour cela. » Puis, quand ce dernier jour est venu, chacun des nonces a reçu, à six heures du matin, un message spécial pour insinuer qu’il serait plus sage de ne rien dire. En conséquence, lorsqu’ils ont été réunis, le maréchal a exprimé en peu de mots l’approbation des mesures arrêtées par la délégation, et a immédiatement dissous la diète, après quoi toute l’assemblée, accompagnée du roi et des sénateurs, s’est rendue à l’église, et l’on a chanté un Te Deum. Ainsi s’est terminée cette curieuse affaire. Toute une nation s’est crue placée dans cette situation singulière de devoir concourir à faire de nouvelles lois en complète opposition avec ses idées; le roi, avec les intentions les plus élevées et les plus droites, a été obligé de choisir le parti russe comme le moindre de deux maux, car s’il s’était jeté de l’autre côté, il s’en fût suivi la plus cruelle et la plus sanglante guerre civile.

« Les changemens faits pendant cette diète consistent en divers articles rétablissant la décision à l’unanimité, qui, comme je l’ai déjà dit, avait été supprimée en deux points essentiels, les affaires militaires et les finances. Désormais les impôts, les levées de troupes, toute espèce de traités, même ceux de commerce, la paix et la guerre, ne seront plus décidés par la majorité, mais seront toujours soumis à la nécessité d’une résolution unanime. — Le petit nombre d’affaires sur lesquelles la majorité statuera sont de si peu d’importance et si enveloppées de difficultés de formes, qu’un tel pouvoir ne pourra jamais réaliser aucun plan profitable au pays. — En résumé, l’objet principal de la Russie a été rempli : rendre le gouvernement aussi confus et embarrassé que possible, ou, pour mieux dire, détruire tout gouvernement. Ainsi, par exemple, les nouveaux règlemens introduisent tant de formalités dans les diétines, rendent si voisine de l’impossible toute constatation de la qualité des votans, que les élections ne peuvent manquer d’amener de grands désordres. Les membres élus seront toujours ceux qui s’appuieront sur le trouble et sur la violence, et non sur leur véritable considération dans le palatinat. Les lois de finances sont ainsi combinées, que le produit des impôts, jusqu’au dernier centime, est affecté à un service spécial, de sorte qu’il n’y aura jamais le moindre excédant, ni par conséquent de réserves qui puissent rendre la Pologne redoutable à ses voisins. Le pouvoir des commissaires de la guerre et de la trésorerie est considérablement amoindri par l’interdiction de ces fonctions aux nonces, et vice versa. Outre ces points essentiels, plusieurs passages, dans les actes de cette dernière diète, insistent vivement sur la nécessité des confédérations comme le seul remède contre les abus de l’unanimité. C’est planter un germe éternel de discorde, car ce qu’en Pologne on appelle confédération s’appellerait révolte dans tout autre gouvernement. Les lois de Pologne autorisent un nombre quelconque de mécontens à se réunir, à déclarer leurs griefs, quels qu’ils soient, fût-ce le désir de déposer le roi, et sa majesté est obligée de convoquer une diète pour les prendre en considération. Dans ces diètes, appelées diètes de confédération, tout se décide à la pluralité des voix. C’est ainsi que la Pologne est réduite à l’impuissance. Le rétablissement du liberum veto semble respirer un air de liberté, et sert à flatter le vieux parti polonais; mais, quand on y regarde de près, on voit que ce n’est qu’un vain hochet, car la complication des autres innovations est telle que le veto ne peut qu’accroître la confusion. La cour de Russie a pris soin d’assurer l’impuissance de la Pologne, et en vérité c’était bien le moins qu’elle pût faire, car la France, l’Autriche, la Prusse et même la Turquie, chacune par différens motifs, lui ont dit : « Faites ce que vous voudrez en Pologne, pourvu que vous ne changiez pas la forme du gouvernement et que vous quittiez le pays quand vous aurez fini. Nous ne voulons pas avoir de nouvelles créations politiques en Europe, afin de n’avoir pas à nous occuper de nouvelles combinaisons et de nouveaux systèmes. »

«Le roi ne l’ignorait pas; il connaissait la perversité et l’inquiète jalousie de la nation, qui, livrée à elle-même, aurait mis tout au pis en détruisant ce qu’il avait fait de plus utile. En outre les Russes étaient maîtres non-seulement du royaume entier, mais de la capitale elle-même. Tout cela le détermina à entrer dans les vues de l’impératrice, trouvant en elle le seul pouvoir capable à la fois et de le défendre contre les attaques du dehors, et de dompter les turbulentes et séditieuses dispositions de son peuple.

« Les changemens considérables dont j’ai parlé plus haut ne sont pas les seuls; il s’en est opéré beaucoup d’autres de moindre importance, tels que plusieurs places enlevées à la nomination du roi pour devenir l’apanage de quelques familles, l’emploi en pensions et largesses d’une somme annuelle de cinq cent mille livres sterling, dont cinquante ont été ajoutées à la liste civile du roi, un don de cent et quelques mille livres au prince Radzivil en dédommagement de ce que ses terres avaient souffert pendant son exil, l’octroi de plusieurs titres et de près de cent indigénats ou lettres de naturalisation, enfin la grande affaire des dissidens, dont je n’ai pas parlé parce que je l’ai considérée comme chose entendue. Ils sont maintenant placés sur un pied d’égalité avec les catholiques, sauf cette seule exception qu’un dissident ne peut être élu roi, et que, quoique sa majesté polonaise soit libre d’épouser une protestante, sa femme, dans ce cas, ne pourrait être couronnée. Les dissidens cessent d’être ainsi désignés ; on les appelle gens de l’église non unie. Ils préfèrent ce nom de non unis à celui de désunis, parce que ce dernier implique une union antérieure, ce qu’ils ne veulent pas admettre. »


Ces renseignemens sur les travaux de la diète sont complétés par quelques détails qui nous montrent avec autant de netteté que de finesse le milieu moral où s’agitaient alors les affaires de Pologne :


« Le prince Radzivil, maréchal de la confédération, alors qu’elle existait, est un des plus puissans seigneurs de Pologne. Ses revenus, si on les suppose en ordre, s’élèvent à dix-huit millions de florins polonais, près de cinquante mille livres sterling. Ils ont été bien diminués, pendant l’interrègne[28], par les dévastations des troupes russes sur ses domaines. Il était alors l’ennemi déclaré de la Russie et commandait une armée de huit mille hommes, avec laquelle il s’opposait à toutes ses mesures. La conséquence fut que, battu et fugitif, il dut chercher un asile à Dresde. Pendant ce temps, ses immenses possessions devinrent la proie de l’ennemi. Dans les derniers troubles, il changea de parti; il se fit l’âme damnée de l’impératrice, fut mis par elle à la tête de la confédération et récompensé à la fin par le premier palatinat du royaume et par un présent, comme je l’ai dit plus haut, de plus de cent mille livres sterling[29]. Il a environ trente-cinq ans, porte toujours l’ancien habit polonais, et est un si grand sot que le prince Repnin mit un colonel et soixante hommes dans son hôtel pour l’empêcher de boire pendant qu’il était revêtu de fonctions si importantes. Je l’ai vu moi-même, le lendemain de la dissolution de la diète et du départ de ses garnisaires, arriver ivre chez Repnin et s’y vanter d’avoir maintenant le droit de se griser. Il ne sait pas parler français, et sa moralité comme sa conduite ne le placent guère au-dessus de ses vassaux. Il donna, pour l’anniversaire de la naissance de l’impératrice, un bal où se trouvaient près de trois mille masques, et où, sans parler des autres vins, il fut bu mille bouteilles de vin de Champagne. La prodigalité de toutes les fêtes polonaises va au-delà de ce qu’on peut imaginer. La maison du prince Radzivil est ouverte tous les jours à tant de gens que ses vingt-cinq cuisiniers peuvent à peine y suffire. Les deux frères Czartoryski donnent aussi tous les jours à dîner et à souper à quiconque se présente; ces deux maisons sont le rendez-vous général des étrangers; celle du prince Radzivil est toute polonaise………………

« Le prince Repnin, quoique appartenant à l’église grecque, dont les rigueurs et les cérémonies ne le cèdent pas à celles du culte catholique, et peut-être les dépassent, en fait d’abstinence, pendant la semaine de la Passion, a si peu de respect pour une religion quelconque, qu’elle soit sienne ou non, qu’il a fait jouer la comédie à Varsovie le mercredi des cendres. Personne n’y assistait que le prince et sa suite.

« J’ai vu souvent les acteurs attendre, pour commencer, l’arrivée du tout-puissant ambassadeur, lors même que le roi était déjà dans sa loge depuis une heure.

« Vers Noël de l’année 1767, j’assistai à une partie de chasse chez le général Makronoskcy, où se trouvaient également le roi, l’ambassadeur de Russie et plusieurs grands seigneurs. L’hospitalité splendide de ce lieu, la bonne chère et les bons feux qui tempéraient un froid rigoureux mirent tout le monde de si belle humeur, que les souverains oublièrent leur royauté et les ambassadeurs leur omnipotence. La gaîté fut à son comble, et je ne pus m’empêcher de faire observer au roi que je ne me rappelais pas l’avoir vu en pareille disposition. Ah ! dit-il, il est bien doux de se tromper quelquefois !

« C’est un fait à remarquer, que le roi, qui possède presque toutes les vertus comme homme et comme roi, et qui a reçu en partage un bon sens, une philosophie et une humanité plus qu’ordinaires, ait choisi pour favori et pour premier ministre un homme totalement dépourvu de ces qualités. Tel est en effet Braniçki[30], et s’il a quelque mérite, ce n’est que celui d’un féroce courage. Quant à ses défauts, il boit, dispute, bavarde à tort et à travers, et raisonne de même

« L’impératrice avait résolu de briser le prince Czartoryski, grand-chancelier de Lithuanie et l’aîné des oncles du roi. Elle lui avait donc fait signifier par son ambassadeur que, s’il ne se démettait pas de sa charge pour se retirer dans ses terres, il serait jugé, condamné et exécuté. Il répondit : « Je n’ai pas reçu mon emploi de sa majesté impériale, ainsi elle me pardonnera si je ne veux pas m’en défaire à sa requête. Je suis vieux, très vieux, et elle me fera peu de mal en m’ôtant les quelques jours qui me restent ; mais j’ai trop de soin de ma gloire pour ternir la fin d’une vie qui, j’ose le dire, a été passée sans tache au service de ma patrie, par un acte que le monde, avec raison, condamnerait comme lâche et intéressé. »

« L’ambassadeur, en recevant cette mâle réponse . lui dit « qu’il eût à se préparer à subir son sort, qu’il serait jugé à la diète prochaine, et qu’il lui était facile de prévoir le résultat du procès ; que cependant, par considération pour son rang et son caractère, il ne serait pas arrêté, mais qu’il ferait bien d’employer le temps qui lui restait à régler ses affaires dans l’intérêt de sa famille. »

« Je dînai plusieurs fois chez lui à cette époque : il y avait plaisir à voir avec quelle magnanimité et quel courage il supportait son sort. Assis au haut bout d’une longue table, entouré de sa famille et de ses amis, il faisait les honneurs de sa maison avec la même cordialité et la même gaîté que s’il ne lui était rien arrivé; il adressait la parole à chacun de ses hôtes avec bonne humeur et la plus parfaite liberté d’esprit, s’informant auprès des étrangers des mœurs et des coutumes de leurs pays respectifs, auprès de ses compatriotes de petits faits intéressans relatifs à la Pologne; jamais distrait. Jamais préoccupé, et remplissant ses fonctions de grand-chancelier avec la même exactitude qu’auparavant. Tout ce genre de vie aurait certes été remarquable en toute circonstance chez un homme de près de quatre-vingts ans; mais, quand on réfléchit que ce vieillard était alors pour ainsi dire sous le coup d’une condamnation capitale, on se sent frappé d’admiration. La grande humanité du roi le sauva, car, quoique Czartoryski lui eût été fortement opposé, cependant sa majesté s’intéressa si vivement à lui et intercéda si chaleureusement en sa faveur que l’impératrice finit par lui accorder son pardon[31]. »


A son départ de Varsovie, M. Harris fut chargé de remettre à sir Joseph Yorke, ambassadeur d’Angleterre près des états-généraux, une lettre datée de Varsovie le 20 mars 1768. Il y a dans cette lettre quelques passages trop remarquables pour que nous ne les reproduisions pas à la fin de ce récit, qu’ils compléteront, et qu’ils pourraient paraître destinés à résumer.


« Si la curiosité et l’envie de s’instruire ont conduit Harris ici, la première a certainement été très mal satisfaite, et la seconde ne lui a appris qu’à voir à quel point la légèreté et l’ignorance peuvent rendre une nation absurde dans sa conduite, et à quel degré les gens les plus sensés et les meilleurs citoyens sont obligés quelquefois de se prêter au mal pour éviter le pire. A peine avons-nous achevé une longue et triste pièce, qu’en voilà une seconde qui commence[32], et dont il est impossible de prévoir la fin, parce qu’on ne connaît pas encore quels ressorts font jouer cette nouvelle machine. Tout cela n’empêche pas que je dise toujours : « Courage et patience! » Le sort se lassera à la fin de se jouer de moi, et Dieu, qui ne fait rien en vain, ne m’a pas fait roi d’une façon si peu ordinaire et ne m’a pas donné cet opiniâtre désir de faire le bien de ma nation pour que tout cela soit perdu pour elle. Peut-être cette nation doit-elle apprendre à vaincre les préjugés, par les malheurs mêmes qu’elle s’attire, plus vite que mes sermons n’auraient fait dans une suite de temps plus paisibles. Peut-être aussi dois-je devenir la victime de sa folie, afin qu’un grand exemple et une grande révolution servent à ceux qui viendront après moi. Eh bien! si justement je me trouve être le malheureux anneau de la grande chaîne des événemens sur lequel est écrit sacrifice, il faudra bien que je remplisse ma destinée. En tout cas, j’irai seul, mais avec la conscience nette d’un patriote intègre, devant le grand juge, et je laisserai ici du moins quelques témoins de mes plus secrètes pensées qui, j’espère, ne rougiront pas de s’appeler mes amis quand même je n’y serai plus.

« STANISLAS-AUGUSTE, roi. »


M. Harris ajoute, et nous-même ajouterons volontiers avec lui, en ne faisant de réserves que sur le titre de grand que la postérité ne peut accorder à Stanislas-Auguste : « Rapprochez cette lettre du langage qu’il me tint, et jugez combien ce grand et excellent homme doit être complètement malheureux. »

Nous avons traduit et donné ici presque tout le journal du séjour de M. Harris à Varsovie, car, quoique les faits qu’il raconte soient connus, les appréciations et les jugemens diffèrent. D’ailleurs il y a toujours quelque chose de curieux dans le récit d’un témoin, lorsque ce témoin a joué lui-même un rôle considérable dans les affaires de son temps. La suite de ces études nous montrera M. Harris ministre d’Angleterre près de Frédéric II, et assistant au dénoûment du drame dont il vient d’esquisser les premières scènes. Il est donc naturel que nous ajournions les remarques et les jugemens, qu’il nous convient d’ailleurs de ne pas multiplier. Si, en plaçant sous les yeux du public les souvenirs d’un diplomate anglais sur un des plus graves événemens du XVIIIe siècle, il est bon de ne pas s’interdire toute critique historique, nous croyons qu’il faut laisser beaucoup à faire à l’esprit des lecteurs. Sans fuir des rapprochemens inévitables, nous ne nous sentons aucun goût pour nous livrer à un examen approfondi dans lequel nous n’aurions pas complète liberté. L’attrait qu’offrirait un pareil examen est moindre, l’utilité peut en sembler contestable dans les pays où la forme du gouvernement ne laisse aux représentans de la nation et à la libre discussion qu’une bien faible part dans les décisions qui engagent la politique extérieure.


CASIMIR PERIER.

  1. M. Alexis de Saint-Priest. Voyez l’avant-propos de ses Études diplomatiques et littéraires: voyez aussi ses travaux sur le Partage de la Pologne, — Revue du 1er et du 15 octobre 1849.
  2. Rappelons cependant que la Revue s’est occupée le 1er janvier et le 1er mai 1846 de cette correspondance diplomatique, mais en s’attachant à quelques épisodes qui ne tiennent point de près à notre sujet principal.
  3. Tutor, On appelle . ainsi, dans les universités anglaises, le maître ou surveillant qui est chargé par les familles de diriger et de faire répéter les jeunes gens confiés à ses soins.
  4. La neutralité armée de 1780.
  5. Sir James Harris servit à La Haye avec une remarquable habileté la politique anglaise, qui, appuyant les intérêts de la maison d’Orange, réussit à détruire l’influence française dans les Provinces-Unies. Il contribua plus que personne à renverser l’œuvre du traité de 1785 et à conclure en 1788 les traités de la triple alliance entre la Grande-Bretagne, la Prusse et le stathouder, traités qu’eurent une influence si décisive et si funeste à la France dans les affaires générales de l’Europe.
  6. Nous verrons en son lieu que ce que l’auteur de la notice appelle sauver les Provinces-Unies de la domination française n’était autre chose que les soumettre à la domination anglaise.
  7. Lettre du 31 mars 1778, t. Ier, p. 156.
  8. Lettre du 1er mai 1778, t. Ier, p. 168.
  9. Lettre du 31 mars 1780, t. Ier, p. 252.
  10. « Ainsi ce n’était pas un déshonneur d’essayer si le duc de Marlborough, intéressé à continuer la guerre, ne serait pas plus sensible à l’intérêt que le roi lui ferait trouver de contribuer à la paix. S’il en était assez touché pour y donner ses soins et son crédit,... la récompense que le roi consentait de lui donner était de 2 millions... Enfin sa majesté étendit jusqu’à 4 millions le pouvoir qu’elle donnait à son ministre...» — Mémoires de M. de Torcy, t. II, p. 99.
  11. Lettre du 4 juin 1779, t. Ier, p. 204.
  12. Dépêche du comte de Suffolk à M. Harris du 9 janvier 1778, t. Ier, p. 136.
  13. Ministre d’Angleterre à Saint-Pétersbourg.
  14. Écrits par Frédéric le Grand, alors roi de Prusse.
  15. Les mots italiques sont en français dans l’original.
  16. Ministre d’Angleterre à La Haye, créé baron Dover en 1768.
  17. Ministre d’Angleterre à Berlin.
  18. Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bayreuth, qui a laissé deux volumes de curieux mémoires.
  19. Ministre d’Angleterre.
  20. « Le partage de la Pologne a été appelé une scandaleuse violation du droit public, un grand crime public. Je demanderai aux honorables membres qui m’écoutent de considérer quelle a été, depuis un siècle, la politique constante de leur propre pays avant de faire entendre contre les autres nations des accusations de ce genre. Y a-t-il une partie du monde où l’Angleterre n’ait accru son territoire par des procédés en tous points semblables à ceux que l’on blâme avec tant d’éclat et où elle ne maintienne son empire par l’oppression des nationalités conquises? Pendant le siècle dernier, l’Angleterre s’est emparée du cap de Bonne-Espérance par la force, et c’est encore par la force qu’elle s’y maintient. Est-ce du consentement des habitans français du Canada que nous nous sommes rendus maîtres de cette province? Et nos possessions dans l’Inde, à Ceylan et dans les Iles-Ioniennes ne sont-elles pas le fruit de la conquête? A Ceylan et dans les Iles-Ioniennes, les gouverneurs anglais ont été obligés, pour défendre leur autorité, de recourir à des châtimens presque aussi sévères que ceux que le grand-duc Constantin a infligés en Pologne, et l’on peut dire que la population de ces îles a eu cruellement à souffrir de notre tyrannie. Il y aurait donc une hypocrisie grossière de la part de ce pays à se poser en défenseur des nationalités opprimées. » — Discours de lord R. Cecil dans la chambre des communes, le 27 mars 1855.
  21. Soit étrange aveuglement, soit flatterie pour Catherine et Frédéric, soit parti-pris dans tout ce qui touchait de près ou de loin aux questions religieuses, ceux même qui avaient la prétention de se constituer en France les ennemis de toute tyrannie et les défenseurs de tous les opprimés, et notamment Voltaire, ne montrèrent à l’égard de la Pologne ni prévoyance, ni justice, ni générosité. Voltaire donne des éloges sans réserve à l’occupation russe de 1767 (*). Ailleurs il félicite Frédéric de la pacification de la Pologne; il le remercie de l’envoi d’une médaille frappée à l’occasion du partage, médaille qu’il appelle un bijou, et s’extasie sur le très bel effet que produit la nouvelle carte de la Prusse polonaise. Puis il ajoute, en vers fort médiocres :

    La paix a bien raison de dire aux palatins :
    Ouvrez les yeux ; le diable vous attrape,
    Car vous avez à vos puissans voisins,
    Sans y penser, longtemps servi la nappe.
    Vous voudrez donc bien trouver bel et beau
    Que ces voisins partagent le gâteau (**).

    Enfin, dans ses lettres à Catherine, il ne cesse de prodiguer les sarcasmes à ceux qu’il appelle Polaques et les éloges à la politique de la tsarine. Il n’épargne pas même les Français qui étaient allés prêter à l’indépendance polonaise le secours de leur épée (***).

    (*) Mélanges, t. VII, p. 461, édition Beuchot. 

    (**) Lettre à Frédéric II du 16 octobre 1772, t. LXVIII, p. 6.
    (***) Voyez presque toutes les lettres à Catherine II écrites en 1772.

  22. C’est le nom qu’on donnait aux députés de la diète.
  23. On appela d’abord ainsi les protestans réformés ; mais plus tard et à l’époque où écrit lord Malmesbury, ce nom comprit tous les non catholiques membres de l’église grecque, protestans et sectaires.
  24. Assemblées des provinces qui nommaient les nonces ou députés à la diète.
  25. Antoine René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, fils du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères, ministre de la guerre lui-même en 1757 après l’exil de son oncle le comte d’Argenson, puis remercié en 1758 et nommé en 1762 ambassadeur en Pologne. Cette anecdote est racontée à peu près de même dans l’Histoire de la Diplomatie française, par M. de Flassan, t. VI, p. 522.
  26. 28 février 1768.
  27. Léopol ou Lemberg, ville de Galicie.
  28. Espace de temps qui sépara le 5 octobre 17G3, jour de la mort de Frédéric-Auguste, du 7 septembre 1764, jour de l’élection de Stanislas Poniatowski. Quand le trône de Pologne était vacant, le primat prenait le titre d’interrex. On sait quels furent à cette époque les déchiremens de la Pologne, dont divers prétendans se disputaient la couronne les armes à la main. Les principaux étaient les Radzivil et les Braniçki; venaient ensuite les Oginski, les Lubomirski, etc. Quant à Adam Czartoryski, qui pouvait être un concurrent redoutable pour son cousin Stanislas Poniatowski, il se retira devant sa candidature, et contribua à son succès, qu’assurèrent encore mieux les intrigues, l’or et les troupes de Catherine.
  29. Il est permis de croire qu’en embrassant, en 1767, le parti des Russes, Radzivil était plutôt guidé par sa haine contre les Poniatowski et par son goût pour les aventures que par un attachement coupable aux ennemis de son pays. — Il fut dupe et non pas traître. — Sa destinée semble avoir été de nuire toujours à la Pologne en cherchant à la servir à sa manière. La suite de sa vie est, comme le commencement, pleine d’agitations et de chimériques entreprises. Dès qu’il comprit les projets de Catherine, il redevint son ennemi, se retira en Lithuanie et leva de nouvelles troupes. Plus tard il rejoignit les confédérés à Teschen. Ne voulant pas être témoin du démembrement de la Pologne, il s’exila et ne rentra dans sa patrie que pour y vivre retiré et y mourir. — On sait que c’est lui qui, dans le désir de susciter une rivale à Catherine, enleva la princesse Tarkanof, fille d’Elisabeth, et la conduisit à Rome. Bientôt il l’abandonna avec son inconstance et sa légèreté habituelles. Alexis Orlof, profitant du dévouement de cette malheureuse princesse, fit luire à ses yeux la perspective de la couronne, l’épousa, dit-on, secrètement, puis, l’entrainant à bord d’un navire dans le port de Livourne, la ramena en Russie, où la malheureuse victime de cet odieux guet-apens périt dans un cachot.
  30. « Ce Braniski ou Braniçki n’est point un vrai Braniçki. Il épousa en 1782 Catherine Engelhardt, l’aînée des nièces du prince Potemkin. Lui et elle vivent aujourd’hui (1804) à Biélésiska, dans la Russie-Rouge, avec six ou sept enfans, et jouissant d’un revenu de 70,000 livres sterling. Quand je l’ai connu, il n’avait rien. J’ai assisté à son mariage, et il était alors exactement tel que je l’ai dépeint. » — Note de lord Malmesbury, octobre 1804.
  31. Michel-Frédéric Czartoryski était né vers 1695. Sa sœur Constance avait épousé Stanislas Poniatowski, compagnon d’armes de Charles XII et père du roi Stanislas-Auguste. Michel avait un frère cadet, Auguste, qui fut père d’Adam-Casimir.
  32. La dernière confédération.