Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XIV

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XIV

VILLEMESSANT ET BOURDIN


Ce prodigieux Villemessant, qui a incarné de pied en cap le grand barbier de comédie dont le nom baptisait son journal, avait, on le sait, deux gendres. L’un était B. Jouvin, critique au beau style que nous appelions, sur le boulevard : « Béjouvin » et qui tenait la férule dramatique au Figaro. Sa critique était la plus savante du monde, mais à côté des étincelants chroniqueurs de la rédaction, les Rochefort, les Scholl, les Monselet et même d’Albert Wolff, la prose « béjouvine » sonnait comme bourrée auprès d’une valse.

Son beau-père en plaisantait lui-même délibérément. Il jurait que personne, ni sur la terre ni dans les cieux, n’avait jamais lu une ligne de son encre de grande vertu.

— Il est si embêtant, disait-il à Monselet, que je vous tiens un pari… Il y a dix louis, voulez-vous ?

— Quel est le pari ?

— Eh bien, voici : je prends sa copie de ce soir, et j’y fais jeter, au hasard, dans le tas, par le prote, le mot de Cambronne à Waterloo. Si quelqu’un s’en aperçoit, je paie l’enjeu, est-ce dit ?

— Je n’ose pas parier, caponnait Monselet, sage et perfide.

Il va sans dire que c’était exagéré, comme tout ce qui est drôle, la blague n’étant que de l’hyperbole en joie. Benoît Jouvin était lu, mais il est certain qu’il n’était pas folâtre ; or, Villemessant aimait le rire et il le payait à caisse ouverte dans ses colonnes. C’était le temps où, de sa voix de rogomme, et s’adressant à Albert Wolff, venu d’Allemagne pour nous rendre un Henri Heine, il lui jetait d’un bout de la table à l’autre :

— Vous, je vous f… cent sous par facétie !

Je lui avais été présenté par mon cher camarade Armand d’Artois, dont les grands-oncles, Armand, Théodore et Achille d’Artois, écrivains de théâtre distingués de la Restauration, avaient dirigé la scène des Variétés et y avaient mené une forte campagne royaliste, en 1830. Monarchiste bourbonien lui-même, Villemessant gardait une vive admiration pour ces trois frères qui ajoutaient à l’aisance d’un Scribe la causticité d’un Martainville et taillaient, chaque quinzaine, croupières nouvelles au roi de la poire. Aussi, grâce au nom de d’Artois, fûmes-nous introduits tout de suite dans son cabinet. Villemessant logeait alors rue Rossini, au-dessus même des bureaux du Figaro, comme un capitaine sur son navire.

Il ouvrit cordialement les bras à Armand et il lui reprocha de n’être pas venu le voir plus tôt ; puis sur la foi du proverbe : bon chien chasse de race, il lui demanda de la copie pour son « papier ». Pendant qu’ils égrenaient des souvenirs, je me tenais à l’écart, près de la fenêtre, et je regardais ce gros homme aux joues molles, lent de gestes, dont les regards tristes et comme rentrés en dedans, contrastaient si curieusement avec le verbe acerbe, au timbre cassé. En lui était tout le boulevard, me disais-je. Berger du troupeau des gens d’esprit, il les mène à la houlette et c’est à lui que l’on doit de voir encore, à Paris, se perpétuer la race des ironistes, inconnue ailleurs, fils de Voltaire, Chamfort et Beaumarchais, joueurs de flûte de la liberté.

Allait-il me crier de loin, comme à Albert Wolff : « Eh là-bas, vous, sous le rideau, je vous f… cent sous si elle est bonne ? » Et, d’instinct, j’avais boutonné, sur la poche, la veste où je celais ma copie. Il vit le geste, et, sans quitter la chaise :

— Donnez-moi ça, me cria-t-il.

Il fallait m’exécuter, mais mon trouble était manifeste sans doute, et pour lui, significatif, car, après un rapide coup d’œil, jeté sur ma personne, et sans déplier les feuillets :

— Alors ce sont des « verssss », comme on dit à Marseille ?

— À quoi l’avez-vous deviné ? interrogeai-je.

— D’abord je les flaire à vingt pas. Ensuite, en me tendant cela, vous êtes devenu rouge comme une cerise. C’est infaillible, quand on pique un fard, c’est des vers !… Je les abomine, pour vous servir. Quand on m’en adresse, je les remets à Magnard qui vous les renvoie dans les vingt-quatre heures. Il a des ordres précis ! Vous seriez Lamartine lui-même, que dis-je, Henri V en personne !…

Et il se leva pour nous congédier.

— Oui, vinssent-ils de Frodshorff !… Je dirais au roi Henri : « Rentrez dans votre Paris, j’aime mieux la prose, oh ! gai, j’aime mieux la prose. » Au revoir, jeunes gens.

Et il nous remit à l’escalier, que nous descendions un peu béjaunes, lorsque, du palier, une voix éraillée nous jeta :

— Rappelez-moi au souvenir de madame votre mère… Et vous, le barde bardant, allez donc voir mon gendre.

— Lequel ?… fis-je.

— Le moins em…t, celui qui n’écrit pas !

Telle fut ma première visite à cet homme admirable qui se serait fait tuer pour son roi, mais ne lui aurait pas pris de vers dans son papier, fût-ce au pied de la guillotine, des mains de l’abbé Edgeworth !


J’allai donc voir le gendre qui n’écrivait pas. Il avait nom : Bourdin, et il demeurait au boulevard Beaumarchais, d’où il dirigeait la publication succédanée du Figaro hebdomadaire à huit pages, littéraire.

À l’encontre de son beau-père, si rébarbatif aux porte-lyres, l’excellent Bourdin, fin lettré d’ailleurs, raffolait des jeux du Pinde. Pas un numéro du Figaro du jeudi qui n’offrît son bouquet de rimes à la clientèle. Les plus huppés d’alors à l’exercice, Théodore de Banville, Ernest d’Hervilly, Sully-Prudhomme, Catulle Mendès, Alphonse Daudet, Paul Arène, et bien d’autres encore, s’y encadraient entre les chroniques, fantaisies, critiques d’art, contes et récits des Henri Rochefort, Aurélien Scholl, Charles Monselet, Édouard Lockroy, Eugène Chavette, Alphonse Duchesne (Junius), Jules Vallès, Charles Bataille, Alfred Delvau, et c’était le régal hebdomadaire de la ville. Ferdinand Fabre et Léon Cladel ont publié là leurs plus beaux romans. On n’en fait plus, de journaux pareils, sous notre Troisième, bien informée, oui, mais un peu morne.

Bourdin était d’un accueil charmant. Il donnait l’impression d’un bibliothécaire érudit, paterne et distrait, que l’on dérange de sa sinécure pour lui demander un renseignement cunéiforme. Tel du moins m’apparut-il au premier contact. Il vint à moi, la bouche ouverte par un sourire, le bonnet incliné sur la tête, les mains dans les manches de sa robe de chambre et les lunettes glissantes sur le nez. À sa bienveillance je connus tout de suite que ce bourru de Villemessant m’avait graissé les gonds de la porte, touché sans doute de ma déception juvénile de barde bardant éconduit.

J’ai fait, au Figaro du jeudi, mes débuts de journaliste et mon apprentissage, — voire l’essai de ces pseudonymes innombrables, sous lesquels, depuis quarante-cinq années, à ce jour, j’ai couru la lice meurtrière. Les Lettres de Jean Rouge que Bourdin m’y publia, moitié vers et moitié prose, étaient les exercices assez acrobatiques d’un genre, aujourd’hui tombé en désuétude, dont les Lettres de La Fontaine, le Voyage de Chapelle et Bachaumont, et l’Émilie, de Demoustiers, demeurent les modèles classiques. Si les vers de Voltaire étaient meilleurs, il en serait le maître.

Je me hâte de dire que les miens n’étaient pas faits pour survivre à l’indulgence du bon Bourdin. Même d’Henri V ils eussent justifié l’horreur de Villemessant pour les lignes inégales. Le meilleur souvenir qui me soit resté des Lettres de Jean Rouge est d’avoir écrit l’une d’elles au poste de police du Val-de-Grâce, où nous avions été « enviolonnés », Émile Collet, le futur avoué, et moi, pour une traduction chorégraphique de La Marseillaise, librement exécutée au Bal Bullier. Je la fis au crayon sur mes genoux, dans la geôle, pendant qu’Émile Collet empêchait par tous les moyens connus et inconnus de l’éloquence un marchand de fromage, ivre-mort, notre compagnon de captivité, de remplir le baquet hygiénique affecté aux besoins de la nature. Lui aussi, il voulait jeter le mot dans ma prose rimée.