Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le Parnasse/II

La bibliothèque libre.


II

ANATOLE FRANCE


Anatole France, à cette époque, n’était pas encore l’écrivain illustre promu par un plébiscite à la charge dignitaire de prince des prosateurs français. Il ne se prévalait que de vers, et ses Poèmes dorés, recueil charmant, lui promettaient déjà une place, auprès d’André Chénier, sur les bancs de gazon du Parnasse. Sa lyre aujourd’hui y repose, détendue. Oh ! la méchante vie que la nôtre, qui nous vend le pain au prix d’apostasie !

Personne, crois-je, n’ignore que ce nom de : France est un pseudonyme et que, s’il l’arbore à l’Académie, le maître, à l’état civil, signe : Thibault, comme son père, brave éditeur bibliophile du quai aux bouquins, ou Malaquais. Pour quelle raison Anatole renonça-t-il dès les débuts à sa patronymie, il nous le dira s’il veut nous le dire, et peu importe. Mais il serait amusant qu’un libraire se fût opposé à la vocation d’un faiseur de livres, et, quand je m’ennuie, j’en rêve le paradoxe.

Il est probable qu’il dut à sa filiation l’avantage d’entrer chez Alphonse Lemerre, au double titre de lecteur des manuscrits et de scoliaste éditorial des classiques, aux émoluments de cent francs par mois, « somme en délire », comme disait Banville. Il en arrondissait le casuel par de menus travaux littéraires chez son ami Étienne Charavay, le paléographe, et, de ce qui restait d’encre dans sa bouteille, il pouvait encore teindre aux points de suture sa redingote blanchissante.

J’avais pour lui une vive sympathie. Docile à un instinct d’art qui m’a rarement trompé, je flairais en lui une personnalité de haut rang, encore indécise sur sa voie, mais marquée de la fortune. — Tu sens le gros lot, lui disais-je, prends des billets. — À quelle loterie ? riait-il. — À la bonne. — Qui est ? — Je ne sais pas. Plus tard, quand, jetant sa lyre aux pieds d’André Chénier, il publia Le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut, il ne me fut pas difficile de lui désigner, avec tout le public du reste, ladite bonne loterie, celle de la prose. À son premier roman il en eut le billet gagnant. La bicyclette de la Fortune venait de s’arrêter à sa porte.

Anatole France, que je me retiens d’appeler, selon l’esprit lemerrien, Anatance Frole, puisqu’il n’a pas hésité lui-même à nommer Bergeret un grotesque de son encre, arrivait généralement vers six heures, soit avec Leconte de Lisle qui l’aimait beaucoup alors, soit plus souvent seul, de ce pas de musard, coupé d’arrêts brusques, où l’on reconnaît les rêveurs ou les collectionneurs. Il semblait n’avoir qu’une vague aperception des choses et gens de la rue, mais aucune devanture de magasin n’avait échappé, à droite ou à gauche, à son observation clairvoyante. De là une allure de fureteur, que peut-être a-t-il encore, dont je ne puis mieux définir le phénomène que par cette hyperbole : — même de face il était toujours de profil. L’excellent Jules Claretie est ainsi, mais c’est à son nez qu’il en doit la prérogative ; nez administratif s’il en fut et d’une aménité circulaire, propre aux diverses fonctions qu’il exerce. Chez Anatole France cette mobilité était immobile. Sans dévier de sa ligne olfactive, l’organe avait déjà, à l’est, flairé le bouquin rare et, à l’ouest, le bibelot d’étagère. Il a aujourd’hui une belle collection et une librairie de cardinal-prince.

C’est de ce train mohicanesque, comme en mocassins, qu’il venait rapporter à Lemerre les épreuves de cette édition de Molière dont la publication, pour la lenteur, en rendait à Pénélope, conjugale tapissière. Si l’assemblée était à son gré, il saisissait le crachoir au passage et il nous étonnait tous par sa sapience merveilleusement érudite, son éclectisme platonicien, sa force d’humaniste et sa haute politesse intellectuelle. À trente ans il était déjà Anatole France, son autorité bourgeonnait et, comme l’oranger, montrait ensemble sa fleur et son fruit.

Je crois qu’il n’y a pas de grand prosateur, en aucune langue, qui ne se soit d’abord adonné aux jeux de cestes des palestres du Pinde. Les gladiateurs de la prose révèlent les athlètes du vers. Ils en gardent les belles poses plastiques. Mais ce dont je suis plus sûr encore, c’est que, hors du savoir, il n’est écrivain qui s’impose, même de son vivant. Les peuples ont non seulement l’ouïe faite au parler rythmique des mages mais l’âme toujours docile à leurs doctrines, transmises par le verbe et par le verbe consacrées. Que mon vieil ami le prenne comme il voudra, plus il monte au temple de Mémoire, plus et mieux il me prouve que le chemin qui y mène est le vieux sentier battu où le poète a pour bâton un rameau de l’arbre de science.

De telle sorte qu’il est incompréhensible qu’à un tournant de cette route l’auteur des Noces Corinthiennes, de Thaïs, de La Reine Pédauque, et de dix autres œuvres sans prix, dont Voltaire, Diderot et Montesquieu eussent fait leurs délices, se soit oublié et méconnu lui-même au point de prôner publiquement — les colonnes du Temps en branlent encore — l’effort international du symbolisme. Nul mieux que lui-même n’en savait l’inviabilité. Personne n’était mieux assis pour dire que, dans ce royaume de clarté dont il portait le nom, l’obscur et l’ignare ne jettent que des cris perdus. Sans doute, ce n’était que jeu de moine en goguette d’hérésie et le plaisir était de jeter le croassement des volapuks aux trousses du gros naturalisme ventripotent dont les breloques sonnaient comme cloches de gloire. Mais les bourgeois s’y trompèrent, sur le crédit de leur organe attitré, qui est grave ; il y eut dans les salons du Tiers un remous cosmopolite, parallèle d’ailleurs au repentir tétralogique, dont on s’effraya notoirement au Parnasse. Leconte de Lisle se fâcha tout rouge. Dans un reportage fameux, recueilli par Jules Huret, l’impassible donna sur les doigts à l’ironiste, qui se rebiffa et, d’un geste déférent mais prompt, écarta la férule. On en vint à parler de duel, oui, de duel, et pendant une huitaine le passage Choiseul retentit de fureurs lyriques et comminatoires. Les adversaires s’attendaient, l’un chez Lemerre, l’autre chez Calmann-Lévy, où il était passé avec armes et bagages, les éditeurs s’offraient à combattre, les journaux faisaient les kiss-kiss professionnels, et tout cela, disait Coppée, pour un mouvement moldo-valaque où il n’y a que des Suisses, des Belges, des Russes, des Yankees et un Grec en rigolade.

Il va sans dire que tout se calma après les : « viens-y donc » et les : « numérote tes os » échangés comme de la porte Saint-Honoré à la porte Saint-Antoine. On ne se bat pas pour la grammaire française, encore moins pour la prosodie, et le scoliaste de Molière en était précisément aux Femmes savantes. Vint l’Académie qui pacifie tout dans son sein quarantiforme et quand ils s’y retrouvèrent, le symbolisme était feu.

À cette dite Académie, où il dispute à Pierre Loti, né Viaud, le masque lumineux des noms de guerre littéraires, Anatole France se distingue en ceci que, pareil aux Brutus et Cassius de la tragédie, il y étincelle d’absence. Il y joue le rôle de l’immortel honoraire, désintéressé des prix de vertu, des élections, du dictionnaire, sorte de saint Siméon le stylite perché sur sa colonne. C’est un isolé considérable. Je n’ai à apprendre à personne la raison, très fière selon moi, pour laquelle le prince des prosateurs s’est écarté de ce salon d’apprentis dieux. Nous devons le trou qu’il y fait à cette terrible Affaire qui divisa jusqu’à l’élite de la nation. Il ne voulait pas recevoir des fauteuils à la tête, datassent-ils de Richelieu, et fussent-ils du mobilier de Conrart lui-même. Il laisse donc le sien vide et le portier de l’Institut ne le connaît « que de réputation ». C’est du moins ce que ce prince (lui aussi) des concierges me répondit le jour où j’allai lui demander son adresse à fin de visite, il y a de cela une dizaine d’années.

Par un accès d’aberration qui signe le retour d’âge artistique, je m’étais laissé entraîner à poser, à tout hasard, ma candidature au prytanée, lorsqu’un ami me prévint qu’un rival sérieux, mais encore non déclaré, devait s’interposer entre moi et la Suzanne du pont des Arts. Je courus villa Saïd. — Est-il vrai que tu te présentes ? — Je n’en sais rien. Pourquoi ? — Parce que dans cette occurrence il n’y a qu’à te céder le pas au nom de tout ce qu’on révère. Appètes-tu ou n’appètes-tu pas ? Sauve-moi du ridicule. — Eh bien on appète pour moi. — Merci, je me désiste. Ouf ! quel impair tu m’évites ! — Mais mon vieux camarade me retint : — Écoute, on tombe là comme des quilles. À la prochaine vacance, veux-tu ? Je te promets ma voix d’avance et dès à présent. Ça t’en fera toujours une.

Et ma foi, je le pris au mot. Il faudra donc qu’il y aille, une fois au moins, à cette Académie, et je le tiens sous mon talon de fer. Rassure-toi, Anatance, le pauvre Bergeret ne t’acculera pas au parjure, ma crise est passée, je suis guéri, je n’aime plus Suzanne.