Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/II

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II

DEUX MOIS DE FÉRULE


L’Événement, qui venait d’être fondé six mois auparavant pour embêter Le Figaro, avait alors ses bureaux dans le magasin même qu’occupe aujourd’hui la librairie Flammarion, boulevard des Italiens, au coin du passage de l’Opéra. Ils étaient de plain-pied avec l’asphalte du trottoir et l’on y entrait en poussant la porte.

Le bâilleur de fonds, d’ailleurs unique, du journal, était cet Auguste Dumont dont le souvenir s’est enfoncé dans la petite nuit des feux de paille et qui d’ailleurs ne dut sa notoriété que sept ou huit ans plus tard à l’épithète homérique de : Dumont-le-pornographe dont Aurélien Scholl l’étiqueta à la suite d’un procès fait par le parquet au Gil Blas pour quelques contes licencieux qu’il y avait laissé publier sans les lire ou sans les comprendre.

Pour le moment, en 1872, Auguste Dumont n’avait qu’une idée en tête, mais de jour ou de nuit, à l’éveil comme en rêve, celle de se venger de Villemessant et de tomber son Figaro, dont il avait été longtemps l’administrateur. Je ne sais plus de quel grief était née leur querelle. Peut-être la création de la Lanterne de Rochefort, et surtout l’immense réussite du pamphlet n’y avaient-elles point été étrangères. Auguste Dumont en était l’éditeur. Toujours est-il que les deux associés s’étaient déclaré une guerre sans merci, que l’un soutenait de son esprit et l’autre de ses deniers, au grand régal de ce mail de province qu’était le boulevard.

Il y a toujours à Paris, et partout ailleurs, des malins pour profiter de telles discordes. L’axiome de Louis le Onzième : diviser pour régner, est l’un des principes infaillibles de l’arrivisme. Entre ceux qui, de la théorie faisaient passer la maxime à la pratique, nul ne damait le pion à un journaliste de Boulogne-sur-Mer, arrivé tout botté de sa ville et qui, en quatre tours sous nos « Quinconces », avait enlevé et mis dans sa poche toutes les clefs de la fortune. Il reste encore nombre de gens pour se souvenir de l’aventurier prodigieux de lettres qui, après s’être hissé à la force du poignet jusqu’à la chaise d’ivoire sénatoriale et s’être fait construire dans le Var un château princier dont il ne paya jamais une brique, est mort courtier d’affaires, il y a quelques années. La société moderne s’ouvre encore, paraît-il, à ces types de roman dont le dix-huitième siècle avait épuisé la race et le génie. Edmond Magnier en fut la preuve. Le Sage n’a rien prêté à son Gil Blas dont le journaliste boulonnais n’ait été capable ou coupable.

Il avait d’abord, flattant sa rancune, persuadé à Auguste Dumont que le seul moyen de turlupiner Villemessant était de lui créer une concurrence sur la place, soit un autre « Figaro », rédigé par les écrivains mêmes qui avaient établi le succès de la feuille, et de reprendre à l’ennemi ce titre de L’Événement sous lequel ils avaient fait leurs premières armes. Il se chargeait de les rallier, quoiqu’il n’en connût aucun à cette époque et ne les eût peut-être jamais vus. Quant à la ligne politique de l’organe, il n’y en avait qu’une, pas d’autre, à adopter — la bonne.

— Quelle est-elle ? avait nasillé le père Dumont, qui vocalisait de l’olfact.

Et Magnier, d’un grand geste statuaire, comme s’il s’était enveloppé du drapeau de la patrie, s’était écrié :

— Celle du Libérateur du Territoire !

La popularité de M. Thiers — pourquoi dit-on « Monsieur » Thiers comme « Monsieur » Scribe ? — était sans rivale dans la bourgeoisie parisienne, et nul n’était plus bourgeois que le nasophone. La promesse du patronage officieux du Président de la République décida de la fondation ou plutôt de la résurrection de L’Événement. Cette promesse, comment Magnier l’eut-il, c’est ce qu’on n’a jamais su puisqu’il n’était encore rien à Paris, n’y représentait absolument rien et n’avait peut-être pas de quoi payer son déjeuner au Duval. Mais il l’eut, vous dis-je, et il aurait eu, s’il l’avait fallu, celle de feu Cuizot, de Philippe-Auguste ou de Téglatphalasar. Le lendemain il était directeur de journal et personnage considérable de la Ville Lumière.

Un après-midi où j’étais allé « faire du bois à la forêt », je rencontrai Charles Monselet devant les bureaux de L’Événement. Il venait d’y porter de la copie et, debout sur le seuil, il en contemplait le salaire sous ses lunettes stupéfaites. — Tu vois, on paie, me dit-il, cette fois c’est vraiment la République !

Au bout de quelques pas, il reprit :

— Tu devrais voir ce Magnier, c’est le moment, il cherche des plumes. — Qui a-t-il déjà ? — Moi d’abord, Scholl, Alphonse Daudet et Claretie. Ce n’est pas de la mauvaise société, hein ? Entre donc, il est dans l’antre.

Ce n’était pas un antre, c’était une salle d’armes. Trois ou quatre rédacteurs, masqués, plastronnés et gantés s’escrimaient bruyamment dans la largeur de la salle, se boutonnaient et battaient la planche ; d’autres, assis sur les bords de tables attendaient leur tour d’assaut et je pensais m’être trompé de porte lorsqu’un des ferrailleurs, soulevant son masque me demanda qui je cherchais.

— Je suis le secrétaire de la rédaction, à votre service.

Je n’ai jamais vu homme ressembler au Dante, ou si l’on veut, à son image traditionnelle, comme cet aimable Camille Farcy dont je faisais ainsi la connaissance dans les éclairs des quartes et des contres de quarte. Il avait été lieutenant de Garibaldi en 1870, dans les Vosges, et je le retrouvai plus tard à la France.

— Magnier ? reprit-il, c’est lui que vous désirez voir ? Là, derrière le comptoir. — Et au vent du fleuret il m’indiqua le fond de la salle divisée en effet en deux parties par un grillage de caisse dont le guichet ouvrait une gueule bénévole.

Monselet ne m’avait pas trompé. Magnier cherchait des plumes et la chance voulait qu’il eût besoin d’un critique dramatique. Il l’exigeait sévère, car on les veut toujours sévères pour commencer : — Il faut nettoyer le théâtre, me déclara-t-il magnifiquement, chasser les vendeurs du temple, reconquérir la vieille suprématie !… — Oui, oui, place aux jeunes ! lançai-je avec exaltation. — C’est ça !… Vous me plaisez beaucoup. J’oubliais, c’est dix louis par mois. Nous n’en resterons pas là, soyez-en sûr, il y a de l’argent ici, vous pouvez le dire et le répandre. À demain, mon cher collaborateur.

Je rejoignis Monselet, qui m’attendait, sur le boulevard. — Eh bien ? — C’est fait, j’ai la férule, merci. Mais un renseignement. Tu es de la boîte, tu dois savoir ? Pourquoi ce cliquetis de flamberges et de colichemardes dans l’antichambre rédactive du monument et à quoi tendent ces scoroncocolos casqués de filigrane auxquels Dante Alighieri semble enseigner les bottes secrètes de l’enfer ?

— D’où sors-tu, si tu l’ignores ? — Parle, Charles ! — Eh bien ! c’est pour tuer Cassagnac.

Le besoin de tuer Cassagnac ne s’imposait point à ma pensée, je l’avoue, d’abord parce que c’était un confrère de fort grand talent, et ensuite parce que, à la Grenouillère, dans les quelques rapports natatoires que j’avais eus avec le polémiste redouté, il m’avait toujours paru tempérer son bonapartisme d’une aménité souriante où se signait l’homme d’esprit. Il n’était pas de Parisien du reste, même parmi ses adversaires, qui ne rendît hommage à la crânerie de sa fidélité politique et n’admirât la vertu à la française de ce grand diable de bretteur qui, seul, montait encore la garde autour des ruines des Tuileries incendiées et croulant dans l’histoire.

— Tiens, regarde, me dit Monselet, le voici qui vient, comme tous les soirs du reste, regarder où en sont ses tueurs et s’ils ont fait des progrès depuis la veille dans l’art de Gatechair et du jugement de Dieu.

Paul de Cassagnac s’avançait en effet de ce pas traînant et balancé de créole qu’il avait, sanglé comme un demi-solde, et la canne à la main. Il s’arrêta devant la baie vitrée de L’Événement, observa un instant le jeu d’épée des escrimeurs et, haussant les épaules, poursuivit son chemin. Ils n’étaient pas encore de force à l’inquiéter.

À la fin cependant cette répétition l’agaça et il voulut passer à la représentation de la pièce. Un abattage formidable du pauvre Edmond Magnier parut un soir dans le Pays et comme la grêle crépite aux vitres, s’abattit sur L’Événement. Camille Farcy était entré chez son directeur l’article développé au poing. Cette fois ça y était, on tuait Cassagnac, n’est-ce pas ? — Parbleu, tuez-le vous-même, si ça vous amuse, avait été la réponse, je vous passe procuration. — Mais le d’Artagnan du bonapartisme refusa toute substitution, c’était la tête du chef qu’il voulait, non d’autre et par une coïncidence déplorable il se trouvait que notre directeur venait d’être appelé précipitamment à Boulogne par une affaire de famille.

Le lendemain le Dante nous fit signer à tous une lettre collective de démission, corroborée par la retraite d’Auguste Dumont et L’Événement restait à Magnier seul. Il continua du reste à paraître. J’y avais tenu deux mois la férule. Villemessant faillit en mourir de rire.