Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Trois maîtres ès lettres/I

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TROIS MAÎTRES ÈS LETTRES



I

ÉMILE AUGIER


C’est en 1866 que je le vis pour la première fois à un dîner chez sa sœur, Mme Déroulède, mère de mon vieil ami Paul Déroulède, le poète des Chants du Soldat.

Émile Augier était alors au faîte de sa gloire. La critique était unanime à saluer en lui le premier auteur dramatique de l’époque. Académicien depuis 1857, et l’un des plus précoces puisqu’il l’avait été à trente-sept ans, comblé d’honneurs par le Prince, il disposait en maître de notre grande scène nationale dont la troupe d’élite était sa troupe. Chaque année il la menait au combat, et les Samson, les Geffroy, les Regnier, les Got, les Dressant, les Delaunay, les Coquelin n’y voulaient point d’autre chef. Il était le fournisseur attitré de la maison de Molière et tous ces beaux artistes, servants eux-mêmes du culte classique, ne voyaient qu’en lui l’héritier de notre tradition dramatique triséculaire. Dans la galerie des bustes, le socle était déjà dressé pour recevoir le sien.

Quand on a un peu vécu sous le règne théâtral, aux victoires triomphales d’un Émile Augier, on ne traverse pas sans mélancolie la place deux fois excentrique où la République d’affaires a relégué son Aristophane. Cette oasis pavée est lointaine et plus solitaire encore. Elle restitue — moins la musique militaire de la garnison — le type des mails de province chers aux joueurs de boules. L’immortel du monument a l’air de crier, il crie même, si j’entends bien, aux jeunes maîtres du lustre les plus abondants en centièmes : — « Soyez humbles, regardez-moi, j’ai tenu la corde dans notre art, voilà où l’on me confine, ubi defuit orbis. Si j’étais mort avant la chute de l’Empire, mon icône ornerait les boulingrins de la place ombragée du Théâtre-Français ; on lirait sur ses stèles les titres des œuvres les plus célèbres d’un répertoire que tout me jurait perdurable, La Ciguë, L’Aventurière, Le Gendre de M. Poirier, Les Lionnes Pauvres, et ce Giboyer qu’on tenait pour le Figaro du siècle. Eh bien ! tout cela, paraît-il, ne valait qu’une fontaine sans eau dans une cour de diligence, et c’est un nommé Gustave Larroumet qui fait pendant, sous les portiques, à l’Alfred de Musset que l’on y commémore. Soyez humbles, vous dis-je, et économisez. »

Adonc, en 1866, le dieu, comme dit Rolla, n’avait pas une athée, et ma foi plus sincère que tout autre s’avivait chaque soir au foyer du théâtre où j’avais, ainsi que dans la salle, mes entrées. Je savais par cœur mon Aventurière, j’aurais pu souffler Gabrielle, tous les effets de Got dans Maître Guérin m’étaient familiers comme les attitudes de la messe et j’en aurais remontré à un Émile Mas sur la documentation, la mise en scène, le jeu des divers interprètes de ce répertoire, alors fondamental, de la boîte éducatrice, mais je n’en avais jamais vu l’auteur.

Émile Augier se montrait peu d’ailleurs, même au théâtre, et personne ne s’est jamais moins prodigué à la badauderie parisienne. Il vivait dans ses idées sur un fonds assez restreint de philosophie bourgeoise que lui limitait le génie de Molière, et dont le libéralisme juste-milieu est celui des poètes comiques. À la fois conservateur et frondeur, zélateur des progrès lents, tempérés par les mœurs et conduits par le Temps, il ne volait que du vol voltairien, entre ciel et terre, sans grand bruit d’ailes, mais sûrement mieux en flèche qu’en oiseau. C’est le bon tempérament de théâtre chez nous. Il gage la réussite. L’art dramatique en France est, en dépit de ses reconnaissances à travers le maquis des lois, circonscrit par le territoire illimité de l’Empire du Lieu Commun qui y entretient une gendarmerie universelle. Aussi jamais une pièce, satirique ou tragique, n’a-t-elle sérieusement gêné un tyran. Il ne brûle que le livre. Louis XIV autorise le Tartuffe et poursuit Port-Royal. Quoi qu’on en enseigne en Sorbonne, il y a plus à craindre d’un Contrat Social pour un despote que d’un Mariage de Figaro. Il semble que, dans une salle, l’opposition se désagrège d’elle-même du fait du nombre et de la diversité des opposants assemblés. Dans tous les comices, la voix du Peuple n’est que celle de l’opportunisme, jurisprudence de la moyenne, et c’est au suffrage de cette moyenne que l’auteur dramatique, comme le député, doit atteindre.

Émile Augier y a presque toujours atteint. Quel que fût le thème, social, moral, politique, artistique aussi, auquel il s’entreprenait, il l’attaquait à la baïonnette, selon la vertu ethnique, d’après les règles traditionnelles, à la française. Il n’était pas de ceux qui bondissent par-dessus leur siècle, au risque de se casser les reins, pour approcher l’avenir dans son char rayonnant attelé de chimères. Pour voir juste il voyait court. Il exprimait exactement la génération lasse de rêves déçus, éprise de bien-être, au pessimisme doux qu’incarnait son maître, le beau joueur flegmatique du Deux-Décembre. Du haut de son cinquième de la place des Pyramides, le Molière du règne pouvait le voir à son bureau des Tuileries écrire ou dicter cette Vie de César qui, selon un mot du boulevard, se passait de commentaires, ou bien, dans le jardin réservé, escorter à petits pas la voiture de chèvres où l’héritier de la dynastie souriait au soleil d’Austerlitz à travers le marronnier du Vingt Mars.

— Mon oncle dîne dimanche à la maison, m’avait dit Paul Déroulède. Votre couvert sera mis. Ne manquez pas l’occasion de le voir de près, car il est rare, même chez nous.

Je connaissais par les portraits la ressemblance typique des deux poètes et j’imaginais aisément l’un d’après l’autre, mais le degré de similitude touchait au prodige. Même tête, même taille, même port, mêmes gestes et les voix pareilles à ne pas savoir à qui des deux répondre. Les âges indiquaient la différence, l’oncle ayant quarante-six ans et le neveu vingt à peine. Quant aux yeux, miroirs de l’âme, ceux de l’éléphant, minuscules, pétillants d’esprit et de malice, sont les seuls auxquels on pût comparer les mirettes étoilées d’Émile Augier. Et ils scintillaient autour d’un nez en promontoire, appendice de race notoire, qui, par l’aïeul, Pigault-Lebrun, la rattachait certainement à Henri IV, et d’Henri IV, qui sait ? à Don Quichotte. De tels nez, signes visibles des dieux, marquent des destinées. Ils ont le rôle des proues de navires. Ils sont faits pour fendre les flots, les vents, les foules et pour mener des équipages. Rien n’est sans but dans la nature. Illuminé sur chaque profil par les phares étincelants des yeux, le nez du maître livrait le secret de sa maîtrise. Une seule devise convenait à la fois à son talent et à son caractère : droit devant moi.

Ce dîner d’ailleurs fut d’une gaieté charmante. Émile Augier était fort simple de manières et il fit des frais de bonhomie pour me mettre à l’aise. Il me rappela qu’il avait débuté, lui aussi, scandaleusement jeune, et, moins heureux que moi, à l’Odéon. Du reste il n’avait pas vu jouer ma petite pièce (Une Amie) mais Paul la lui avait apportée et il l’avait lue. Il ne lui reprochait que sa « rouerie ». C’est déjà trop habile, me dit-il, ou, si vous voulez, trop appris. Ne restez pas sur le tabouret des enfants prodiges. Vivez pour votre propre compte et trouvez vous-même le quelqu’un qui est en vous et qui doit y être. Et puis vous êtes l’ami de mon neveu, vous n’avez qu’à tirer ma sonnette et la chevillette cherra.

J’ai le souvenir très vivant des convives de ce dîner, et de la discussion qui s’y éleva entre le numismate, M. de Roseraie, conservateur au cabinet des Médailles et un familier de la maison appelé M. Vatel, descendant, je crois, de l’illustre cuisinier du Roi Soleil. On le surnommait : l’amoureux de Charlotte Corday. Il flambait en effet d’une flamme posthume inextinguible pour « l’ange de l’assassinat ». Il lui avait voué sa vie, comme M. Cousin à feu Mme de Longueville. Il s’était fait un musée des pièces qui se rapportaient à l’héroïne, un reliquaire des objets qui l’avaient touchée, et, rien que pour l’avoir chantée en vers d’ailleurs déplorables, François Ponsard était à ses yeux le plus grand des poètes. Sur ce point au moins, Émile Augier partageait l’opinion du fétichiste. On sait que l’auteur de Gabrielle se réclamait encore de l’auteur de L’Honneur et l’Argent et qu’il ne revint que beaucoup plus tard sous la bannière de l’Empereur des Lettres françaises. Mais là s’arrêtait l’accord et pour le reste il se refusait au culte de la normande.

— Je l’ai déclaré à Ponsard lui-même, je ne vois rien de romain dans l’acte, en lui-même absurde et parfaitement lâche, de chouriner un homme malade dans une baignoire. Votre Charlotte Corday est un simple monstre et son bonnet enrubanné n’y change rien… — Oh ! Oh !… — Eh bien, Vatel ! disons : un monstre de province, et allons nous coucher, vous, avec elle, et moi, avec une autre, si vous le permettez.

En dépit d’un esprit abondant en saillies et qui n’épargnait les méchants ni les sots, Émile Augier était fort aimé et la mort seule décimait le groupe de ses fidèles. Ce groupe était assez restreint d’ailleurs et se bornait, si j’ai bonne mémoire, à quelques illustres de son temps, Gounod, Meissonier, Gérôme et Edmond Got, son interprète favori. C’est sur eux qu’il faisait l’essai de ses œuvres nouvelles. Moins accessible que son grand rival, Alexandre Dumas, dont la porte restait toujours battante aux apprentis de l’art scénique, il frayait peu avec ses confrères, et il n’avait pas l’humeur corporative. Il n’a jamais voulu être, que je sache, président de notre Association, et je ne crois pas qu’il ait assisté à une seule de nos séances annuelles, électorales ou délibératives.

Il a peu collaboré. Jules Sandeau, pour Mademoiselle de la Seiglière, Édouard Foussier, pour Les Lionnes pauvres, sont à peu près les seuls dont il avait associé les noms à sa recherche théâtrale, très individuelle et mal fusible avec d’autres tempéraments. Je ne parle pas de L’Habit vert, bluette improvisée de concert avec Alfred de Musset, qui fort probablement n’en écrivit pas une ligne. L’Habit vert, sorte de Bonhomme Jadis, ne se réclame guère de la postérité que pour son titre qui semble avoir servi de programme au tailleur de Paul Déroulède pour ses redingotes légendaires et patriotiques.

J’ai manqué, et bien par ma faute, d’être l’un de ces rares collaborateurs de l’auteur de L’Aventurière. C’était pour un sujet de piécette en vers, intitulée : La Mouche, qu’il n’avait pas le loisir, étant pris par des études considérables, de traiter lui-même. Il en avait fait présent à son neveu qui, peu propre au marivaudage et déjà hanté de rêves plus hautains, voulut m’en repasser l’aubaine. Il s’agissait de dépeindre l’état physiologique progressif d’une marquise de proverbe qu’une mouche harcelait pendant sa sieste et qui en venait à une telle démence, qu’elle finissait par se promettre et se rendre à l’amoureux, jusque-là dédaigné, qui d’un revers de main captait la bête féroce. Comme sous un tel patronage la réception était sûre, je m’attelai au badinage, mais il y fallait un Carmontelle ou un Théodore Leclercq et je n’étais ni l’un ni l’autre ; j’échouai donc honteusement, malgré une scène, hors scénario, de mon cru, où un valet à l’âme scatologique, s’écriait avec un geste d’effroi en montrant l’insecte :

— Ah ! madame, si pourtant c’en était une !…

J’ai dit la fidèle affection dont Émile Augier était entouré par ses intimes, et qui faisait de sa maison de Croissy l’habitacle philosophique de Socrate. Ceux-là mêmes qu’il n’y voyait plus, pour des raisons qu’expliquent les zigzags de la vie, lui restaient attachés, et leur constance suivait de loin sa fortune. J’en eus la preuve touchante et assez singulière à Monte-Carlo lors de ma cure sur les côtes liguriennes.

— Vous allez à Menton, m’avait dit bienveillamment l’oncle illustre de mon ami, guérissez-vous et donnez-nous de vos nouvelles. Vous ne résisterez pas à la démangeaison de flirter avec la Roulette et vous risquerez cent sous sur le gazon vert de son jardinet, tenez-vous-en là, et si vous rencontrez là-bas mon pauvre camarade Jomard — il y a aujourd’hui vingt-deux ans que je ne l’ai vu — dites-lui de ma part que je l’aime toujours, et qu’il me manque.

Et, avec un sourire triste : — Il était de la première de La Ciguë. C’est le propre fils du Jomard de l’Institut, l’égyptologue. Il était riche, mais il est joueur, et depuis que Bade est fermé, il ne quitte plus le rocher monégasque. Portez-lui chance et embrassez-le pour moi.

Il va sans dire, homo sum, que je subis la démangeaison prédite. À cette époque on pouvait ponter sur le tapis de dame Roulette avec des jetons de quarante sous dont le banquier vous monnayait les pièces à cet usage, et muni de cinq de ces marques sexagones, j’avais en coquebin attaqué la Fortune. Elle se débanda d’abord les yeux pour sourire à mon innocence aux mains pleines, et j’eus bientôt de quoi me payer ce voyage à Gênes, qui était le rêve désordonné de ma misère lyrique. Mais de Gênes on veut aller à Florence, puis à Rome, et la déesse avait remis son bandeau. Les jetons sexagones rentraient au gîte et se défilaient comme moutons sous la pluie dans la bergerie. Ah ! comme j’en revenais de Rome, de Florence et de Gênes ! j’étais déjà à Vintimille, lorsqu’une voix courroucée me jeta dans le dos : — C’est bien fait aussi ! On n’est pas bête comme ça ! Une si belle série !

Et je vis, en me retournant, un petit homme gris qui trépignait d’indignation.

— Le coup du veau, clamait-il, le coup du veau, quand il n’y avait qu’à suivre ! Comment, c’est sur trois treize que vous faites le coup du veau ! Tout, tout, tout indiquait le coup du crocodile. Il était élémentaire, le coup du crocodile.

— Crocodile vous-même. De quoi vous mêlez-vous ?

— Quand on joue comme ça, on reste dans son village à garder les vaches.

— Monsieur !… Sortons… Voici ma carte.

— Voici la mienne.

— Jomard ! Vous êtes Jomard ? Ah ! qu’elle est bonne ! J’ai une commission pour vous. Je suis chargé… de vous embrasser.

— Par qui, chargé ?

— Par Émile Augier.

À ce nom, où chantait toute sa jeunesse, le professeur de martingale avait tournoyé sur lui-même et il me regardait, béant et les lèvres tremblantes :

— Émile, mon cher Émile, il ne m’a pas oublié ? Oh ! comment va-t-il ? Que je suis content ! Venez, venez me parler de lui, vite.

Il me traîna sur un banc de la terrasse, et il me conta la première de La Ciguë, à l’Odéon, le 13 mai 1844, un treize, le coup du crocodile. — Quand je le quittai, le vieux joueur était en larmes.

L’un de mes souvenirs sur Émile Augier me reporte à un déjeuner à Croissy, pendant lequel j’endurai toutes les affres de la cruelle timidité. Les connaissez-vous ? Avez-vous ruisselé de leur sueur froide ? On se sent envahi par la paralysie, l’aphasie, la cécité et la terre vous tire.

Émile Augier avait encore sa mère, Mme Victor Augier, fille de Pigault-Lebrun et veuve de l’avocat-écrivain à qui l’on doit de précieux documents sur la Terreur Blanche. C’était elle qui tenait la maison de son fils et, selon le rite, j’étais placé à droite à titre de nouveau venu. À sa gauche était Meissonier, que je voyais pour la première fois et qui battait son plein de gloire universelle. Meissonier, c’était une barbe sur deux bottes. Il ressemblait à un sapeur coupé en deux par un boulet et recollé par un chirurgien pressé, à la hâte. Quant à l’hôte, bénévole et souriant, il me donnait l’illusion du Béarnais à table avec Sully entre les fioles de Jurançon. Il régnait à Croissy, ce jour-là, une température de Sahara, et je mourais de soif depuis mon arrivée.

Or, deux services s’étaient déjà succédé sans que j’osasse non seulement me servir à boire, mais offrir à ma voisine vin de bouteille ou eau de carafe, et le verre de Mme Victor Augier demeurait absurdement vide devant elle.

— Est-ce que vous ne buvez pas à vos repas, m’avait jeté le maître à travers la table ?

— Non, balbutiai-je, rouge jusqu’aux oreilles. Une anxiété effroyable me tenaillait. Explique qui pourra ce phénomène aberrant, je me demandais s’il était bien élevé, à mon âge, d’offrir à boire à une vieille dame ? La fièvre dite du désert doit déterminer de pareils vertiges d’aliénation mentale.

Les timides seuls, vous dis-je, savent jusqu’où la crainte de la gaffe peut entraîner un malade de ce mal stupide. J’en avais la racine des cheveux trempée. L’oncle interrogeait des yeux le neveu et semblait le rendre responsable de l’incorrection d’un tel camarade. Mais je tenais bon. J’avais observé que, par son voisin de gauche, le demi-sapeur, la mère du poète était réduite à la même abstinence. Ce que fait un Meissonier, qui est de l’Institut et qui a l’habitude des cours, un débutant doit aveuglément le faire. Il est avéré par son exemple, qu’en France au moins, on ne verse point à boire à une dame ayant passé la soixantaine et surtout à la mère d’un personnage qui, à sa célébrité personnelle, unit une ressemblance si imposante avec Henri IV. Mourons de soif au pied des us.

Et j’y serais mort, en Bassompierre et devant sa botte pleine, si Paul Déroulède n’avait deviné mon trouble sans le comprendre et n’était accouru en aide à sa malheureuse grand’mère.

— Êtes-vous d’une société de continence ? me cria-t-il. Ici, l’on boit.

Et je m’éveillai du cauchemar des timides, comme on s’en éveille, avec une telle violence, qu’Émile Augier me dit en se courbant de rire :

— Ah ! ça, mais à présent est-ce que vous voulez griser maman ?