Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/De l’Escaut à l’Amstel et de Rubens à Rembrandt/Lettre IV

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Lettre IV


Lundi 20 août.

La sortie du grand cortège historique nocturne n’a pas eu lieu hier soir à cause de la pluie qui n’a cessé de tomber. Maudite pluie, elle a jeté le désordre dans notre kermesse. Ce matin, tous les étrangers étaient partis, ou à peu près. En cela, ils ont eu grand tort : les gens du pays le leur avaient prédit de reste. En Flandre comme en Hollande, une ondée ne prouve rien contre la température générale. Jean qui rit succède à Jean qui pleure : le ciel est aujourd’hui d’une limpidité admirable. Comme la majeure partie des visiteurs confiants n’avait pas trouvé à se reposer dans la ville, la nuit entière on a continué de boire et de chanter dans les tavernes. Dès que le grain cessait un peu, tous les enragés mélomanes sortaient et s’en venaient donner des sérénades aux bourgeois lâchement étendus sous l’édredon de l’égoïsme. D’ailleurs les illuminations avaient prolongé le jour jusqu’à l’aurore, car on avait illuminé quand même et malgré tout. La ville d’Anvers est assez riche pour jeter, s’il lui plaît, des lampions à l’eau.

Aujourd’hui lundi à deux heures, le vieux Druon Antigon est enfin sorti de l’arsenal où il se repose le reste de l’année de la malice des Anversois et de leurs cruels manques de respect. Pauvre géant, quel sort que le sien ! Être de la race d’Odin ou Wotan, avoir connu les Walkyries et peut-être avoir compté parmi les favoris de la belle Freya, déesse de l’amour, pour que les galopins flamands vous fassent des pieds de nez et vous tirent la langue ! Qu’est-ce qu’attend donc le paladin Richard Wagner pour voler au secours d’Antigon d’Anvers ? Enfin le voilà sur son char de supplice, une massue à la main, un genou en avant et l’autre replié de façon menaçante. Sous son casque surmonté d’un dragon, son visage a l’amertume de sa destinée ; il a les yeux cernés par le chagrin, et sa barbe noire, si noire qu’on ne voit qu’elle dans l’air limpide, n’a pas un fil d’argent après tant de siècles. Est-ce là ce terrible colosse dont le toupet dépassait les tours de son château et qui enjambait l’Escaut pour cueillir les vaisseaux entre ses mollets ? Vous ne me ferez pas croire qu’un petit lieutenant romain soit venu à bout de ce demi-dieu-là, de cet hercule scandinave !

Derrière lui voici sa fille, la belle Octroie, ou la belle Douane à votre choix ; elle est habillée à la mode grecque, par la même couturière sans doute que sa cousine céleste Pallas Athéna. Superbe créature, et que l’on excuse de n’avoir pas accepté pour mari ce freluquet de Salvius Brabon. Elle a sur sa cuirasse le blason d’Anvers, « de gueule, aux trois tours d’argent, surmonté de deux mains appaumées » ; attendu que ce blason a une grande portée étymologique et explique le nom d’Anvers, selon quelques savants en us. « Hand » en flamand comme en hollandais signifie « main » et « werpen » veut dire « jeter », d’où Handwerpen, ou Antwerp, ou Anvers. Il est vrai qu’à côté de ces savants en us il y a d’autres savants en « ior » qui veulent que l’origine du nom se trouve dans les mots « an’t werf », c’est-à-dire le banc de sable : il y a encore un point de la ville qui s’appelle le werf. C’est ici que je me sépare de mes confrères et que je revendique le titre de savant en « issimus ». Selon moi, Anvers vient d’Ahasvérus, et cela est suffisamment établi par la présence du Juif errant au centenaire de Rubens. De Ahasvérus à Anvers la différence est insensible. Et maintenant que l’on m’appelle Pic de la Mirandole ; j’ai trouvé, moi aussi, mon étymologie.

Les chars d’Antigon et d’Octroie sont entourés d’un groupe de guerriers scandinaves et barbares, vêtus de peaux de bêtes et de haches de pierre ; ils ont de grandes robes blanches pareilles à celles des druides. Ce sont les premiers habitants, les Ambivarites. Puis vient la baleine. La baleine est un monstre populaire, cher aux Anversois, et qui les fait rire jusqu’aux larmes ; elle a le privilège réjouissant d’arroser les spectateurs et de leur lancer, par le nez, des gerbes d’eau. Il paraît qu’un jour une de ces gerbes s’en alla retomber sur le balcon où était assis le roi Léopold, premier du nom, et qu’elle le trempa libéralement de la tête aux pieds. Depuis cet accident, la baleine est propriété nationale ; elle relève de la section des monuments historiques au ministère des travaux publics. À la suite viennent deux dauphins, guidés par des enfants, et le navire symbole du commerce d’Anvers. Ce navire est, au point de vue de l’art, une pièce charmante et d’un bon travail.

Les fous traditionnels escortent, en zigzaguant, ce premier char, le plus intéressant, assurément, et, avec leurs battes, ils tapent à tort et à travers sur les deux rangs de curieux.

Je ne te décrirai pas les autres chars du cortège ; ils sont diversement réussis. Celui de Plantin est assez original : il représente les ouvriers du célèbre imprimeur autour d’une presse en chêne dont un aide tourne la manivelle sans discontinuer. Le char de la Musique est fait d’un orgue sur lequel un musicien, en costume de vieux maître du seizième siècle, fait courir ses doigts d’un air inspiré. Le char des Écoles de peinture comprenant trois groupes : les élèves de Quentin Metsys, les élèves de Martin de Vos, les élèves de Rubens, encadrant une copie de la Descente de croix, assez heureusement venue, précède le char de l’Apothéose du peintre, ornée d’une statue dorée de celui dont le nom est sur toutes les lèvres. Entremêle à cela des cavaliers du quinzième, du seizième et du dix-septième siècle, des oriflammes, des bannières, des trompettes, des chevaux richement harnachés et tout l’attirail ordinaire de ces cérémonies, et tu auras assisté de ton fauteuil au grand cortège historique d’Anvers.