Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Quatre têtes de peintres anglais/I

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QUATRE TÊTES
DE PEINTRES ANGLAIS



I

LE PORTRAIT DU PRINCE DE GALLES


Comment Sarah Bernhardt avait obtenu pour Bastien-Lepage la commande du portrait du prince de Galles, devenu plus tard Édouard VII d’Angleterre, c’est ce qu’elle aurait certainement dû nous raconter dans ses Mémoires, car la besogne n’était fichtre pas commode si l’affaire était d’importance. L’École anglaise, depuis le mouvement préraphaëlite conduit par John Ruskin, était fort jalouse de son autonomie nationale et, rebelle à l’influence des maîtres étrangers, elle serrait les rangs autour du trône. Ce qu’elle redoutait avant tout, c’était la venue à Londres d’un nouvel Hans Holbein qui, avec les effigies de la famille royale, aurait décroché toutes celles de l’aristocratie anglaise, car les choses vont ainsi dans les trois royaumes.

Or, Sarah s’était mis en tête que Bastien-Lepage était un nouvel Holbein, ce en quoi elle ne se trompait pas, et comme, entre les épines du buisson de ses défauts, fleurit la rose toujours vivace de la fidélité à ses amitiés, elle avait utilisé son propre triomphe londonien à préparer celui de son peintre. Le prince de Galles avait souri entre deux bouffées de cigare et Bastien-Lepage n’avait plus qu’à passer la Manche, l’Angleterre l’attendait.

C’était un drôle de petit homme que ce grand artiste, avec sa tête carrée de paysan lorrain, son nez retroussé de gavroche et ses mandibules de dogue, le tout éclairé par des yeux pensifs, gris de perle, au regard fixe, tantôt grave, tantôt joyeux. Il marchait alors vers sa trente-deuxième année et sa Jeanne d’Arc écoutant les voix dans le verger de Domrémy passionnait encore la foule et l’élite. Je lui avais été présenté par Paul Arène qui m’avait conduit à son atelier, impasse du Maine, où il trimait, me dit-il, sur une illustration du Docteur Herbeau de Jules Sandeau. Cet atelier occupait tout le grenier d’une maisonnette rustique, telle qu’il en reste encore aux barrières, dont le rez-de-chaussée ouvrait sur un « carré de choux », où un vieux bonhomme en sabots, ridé, chenu et portant lunettes, nous avait reçus la bêche à la main. — C’est le grand-père, m’avait soufflé Arène.

Ce grand-père était célèbre sous cette simple dénomination par un portrait patiemment posé à son petit-fils et qui avait valu à Bastien sa première récompense.

Le prix de Rome lui avait échappé, fort injustement, au concours d’École, et comme je m’étais élevé, dans l’Officiel, contre cette iniquité du jury, il m’en avait gardé, sans me connaître, une durable gratitude. Mais d’après la solennité du journal où j’avais rompu la lance en son honneur, il me croyait aussi ancien et vétuste que son grand-père. — Comment, c’est vous qui êtes le critique qui… ? — Oui, c’est moi qui suis le critique qui… ! avais-je ri, et nous nous étions serré les mains. Si j’étais son aîné ce n’était que de trois ans à peine, nous nous liâmes donc tout de suite, et sous les auspices de Paul Arène, pour qui les bons pactes d’amitié ne se scellaient qu’au choc des verres, nous allâmes faire des libations grecques à la nôtre. On se tutoyait en se quittant comme Castor et Pollux.

De telle sorte que, lorsque, dans l’atelier de Sarah Bernhardt dont il terminait le portrait, il m’annonça son voyage à Londres, Bastien me proposa de l’accompagner en camarade. — Tu dois savoir l’anglais, toi, un écrivain ! Viens donc. — Je ne sais pas l’anglais, avais-je objecté, je ne sais que le shakespeare, et je parle un peu le byron, qui se rapprochent de l’idiome anglo-saxon, mais de Nittis est là-bas en ce moment, pour une exposition de ses toiles, et comme il est napolitain, il nous servira d’interprète. — Comment ? — Les Napolitains sont partout chez eux d’abord, et puis le macaroni !… — Quoi, le macaroni ? — C’est de lui que vient le terme de : langue macaronique. On n’a plus qu’à faire les gestes. Je te suis chez le prince de Galles. Quand pars-tu ?

Il n’en savait rien encore. Il hésitait, malgré les instances de Sarah, à se mettre si vite en route. Si je n’y allais pas avec lui, il renonçait à la partie, qui était trop grave tout de même. Jouer les Holbein quand on n’est pas sûr d’être un Holbein, rater son coup et revenir bredouille, c’était trop bête. Enfin, il y avait le mal de mer !

— Les peintres, proférai-je, n’ont jamais le mal de mer. Preuve : Joseph Vernet, qui se faisait ficeler dans les huniers pendant les tempêtes. Je te ficellerai, voilà tout, dans les voiles de hune.

Et, stylé par Sarah qui s’adressait à tous ses amis pour qu’ils influassent sur l’Holbein malgré lui, je lui démolissais de mon mieux les arguments qu’il opposait à sa fortune. L’un d’eux, et le plus sérieux, était l’impossibilité où il était de peindre vite, sans le nombre voulu de séances. Il était en effet d’une lenteur terrible au travail, ne procédant que par petites touches, avec de petits pinceaux d’éventailliste, à peine chargés de pâte colorée, et il y avait peu de chances que le prince de Galles mît à la pose autant de patience que Sarah elle-même dont le supplice avait duré six mois et qui avait pensé en devenir folle.

— Voici ce que tu as à faire, lui dis-je, si le prince s’embête. Avec lui, tu n’auras pas besoin de jaspiner la langue de Hudson Lowe. C’est un boulevardier fini. Il sait par cœur tout le répertoire d’Offenbach, paroles et musique, il possède l’argot des ateliers, des coulisses, des tapis francs, il comprend tous les calembours et il en exécute, lui-même, d’admirables. Mets-le là-dessus en sifflant un petit air, lâche-lui le crachoir, et peins. J’oubliais de te dire que tu peux même lui parler de Jeanne d’Arc, il en raffole. Je l’ai vu, au vernissage, devant ton tableau, il en bavait, parole d’honneur. — Et c’était vrai, du reste.

Sur l’assurance enfin que de Nittis nous attendrait à la gare de Charing Cross, et même qu’il y amènerait Alma-Tadema, installé à Londres depuis longtemps et qui, en sa qualité de Hollandais, augmenterait d’autant nos chances d’intelligibilité, nous partîmes pour l’Angleterre. Je lui faisais moi-même ma première visite. Nous étions tombés providentiellement au départ sur deux bons amis, Charles Monselet et le peintre Feyen-Perrin, qui furent ainsi nos compagnons de route. Feyen-Perrin allait voir son confrère Alphonse Legros et Monselet — comme je l’ai conté dans le deuxième volume de ces Souvenirs — courait manger des huîtres sanglantes chez le proscrit Jules Vallès.

De Paris à Calais, la distance fut pour nous le laps d’un éclat de rire sans fin, c’est-à-dire brève, et les voyageurs purent penser que la compagnie du Nord avait attelé au convoi un atelier roulant de rapins fumistes. Bastien, qui ne s’était encore mobilisé que de Damvillers, son village, à Paris, et de Paris à Damvillers, rugissait de joie aux portières et, à certains paysages qui filaient sous la fumée, et qui « étaient volés à la Lorraine » il voulait tirer la sonnette d’alarme. Monselet avait dû la masquer avec son plaid, un magnifique plaid à carreaux qu’il portait en bandoulière comme un highlander. Je ne sais plus à quelle station un monsieur décoré, d’une cinquantaine d’années, d’apparence paterne, étant monté dans notre compartiment, Bastien s’ingéra de lui monter une scie cabrionesque. — Êtes-vous content de la morue, cette année ? commença-t-il, insidieux. Sera-t-elle meilleure que l’an dernier, la vendrez-vous plus cher aux pauvres gens ? Sur quatre amateurs que nous sommes, deux la préfèrent à l’huile et deux à la béchamelle. Et vous, cher ami ? — Le cher ami mordillait sa moustache et feignait de ne pas entendre. Feyen-Perrin, qui était, par ses relations, familier avec les allures militaires, s’épuisait en signes pour faire comprendre à l’imprudent loustic le danger de sa blague, mais Bastien était lancé. L’officier en bourgeois perdit patience, il se leva, et comme il dépouillait l’un de ses gants, Feyen-Perrin n’eut que le temps de lui glisser à l’oreille : — Excusez-nous, mon colonel, c’est un jeune dément que nous conduisons à Bedlam.

Au prochain arrêt, le voyageur descendit, un peu pâle. Et je commençai à penser que si notre ami en collait de pareilles à l’héritier des trois couronnes, il n’était pas près de devenir le peintre officiel de la Cour, ni par conséquent de la gentry.

À Calais, dès les premiers pas qu’il fit sur le pont du paquebot, Bastien-Lepage ressentit les prodromes du mal de mer. J’essayai de le rassurer en lui certifiant, l’histoire en main, que tous les Normands et Guillaume en tête, l’avaient eu, en 1066, sur la même Manche, et dans des bateaux beaucoup plus petits, ce qui ne les avait pas empêchés, à Hastings, de flanquer une tatouille mémorable et décisive à Harold, roi des Pictes et des Angles, de l’aveu même de Walter Scott. Mais mon Holbein était déjà à fond de cale, ou plus exactement dans la salle à manger du bord, où il se préparait à une beuverie immense, le seul remède connu, selon le docteur Monselet, à l’épigastralgie maritime. — Tu vois ce que je te disais, gémissait-il, je vais crever, misère ! à trente-deux ans, jeté aux requins, cette Sarah, tu n’es qu’une sombre canaille ! — Et il égrenait toutes les lamentations de Panurge dans la nef de Pantagruel.

Il y avait sur la table un de ces fromages anglais, nommés stiltons, que l’on faisande dans le madère et où l’on creuse à même, à la cuillère, la portion que l’on veut en prendre et que l’on peut en digérer. — Écoute, dis-je, si au lieu de m’engueuler tu avais foi en ma science expérimentale, je t’épargnerais le ridicule à la fois et la souffrance d’aborder demi-mort à Dover que nous prononçons Douvres à l’Académie. Regarde cet obus tronqué où trempe une louche d’argent. — Qu’est-ce que c’est ? — Un stilton, ou fromage contre le mal de mer. Mange-z-en, mange-z-en beaucoup, le plus que tu pourras, mange tout si tu peux, tu as deux heures pour ça, d’ici à Dover ; moi je remonte sur le pont fumer une pipe à l’union des peuples et au grand tunnel de la Manche.

Je ne donne pas mon remède du stilton, d’ailleurs improvisé sur place et pour la circonstance, pour infaillible et je n’en prendrais pas le brevet, mais ce que je peux certifier, c’est qu’à sa rentrée sur le pont en vue de Douvres, Bastien, les yeux un peu mouillés mais déjà plus rose, s’en déclarait enchanté. — Épatant, le fromage contre le mal de mer, épatant, tu sais ! On n’a même pas le temps de le digérer. Seulement je n’en mangerai plus, j’ai épuisé ce spasme.

Joseph de Nittis était venu nous recevoir à Charing Cross. En cab, il crut bon d’endoctriner tout de suite le futur Holbein sur les mœurs particulières du pays de Brummell, et notamment sur le cant, d’où dépend, à Londres, le succès en tous genres. — Ici, mon cher, pas de charges. À la première on est perdu. Les artistes sont tous des gentlemen, même les comédiens, prêtres de Thalie, comme les appelle Sarah Bernhardt, drapée elle-même tout le temps en muse. L’Anglais dans son île est à l’Anglais sur le continent comme un prédicant en chaire à un pochard au poste. Réglez-vous là-dessus, et peignez en manchettes, en haut de forme et en queue-de-pie.

— Ah ! zut alors, clamait Bastien, qu’est-ce que tu me disais donc, toi, de ton prince de Galles ?

— Le prince de Galles, reprit le Napolitain, c’est le bon Dieu sur les terres britanniques, et les dévotes s’agenouillent à son passage. À Paris, il est en vadrouille. Voilà.

Bastien-Lepage promit et même jura d’observer les règles austères du cant, et le lendemain, à Hyde Park, à l’heure même du défilé de l’aristocratie, il faisait, tête nue et habit bas, des rétablissements de barre fixe et des exercices léotardiens sur les barrières de ce Bois de Boulogne. Monselet dut s’enfuir pour éviter le jeu de saute-mouton auquel ce grand gamin voulait le contraindre, et Feyen-Perrin désespéra de sa carrière anglaise.

Le prince de Galles n’en donna pas moins dix-huit séances à l’admirable peintre, et il n’a jamais fourni meilleure preuve de cet esprit mêlé de bonté qui l’a rendu si populaire, des deux côtés de la Manche. Mais le portrait ne fut pas fait. Bastien ne rapporta de Londres qu’une esquisse, grande comme une feuille de papier à lettres, où il avait surtout poussé le grand cordon et l’emblème de la Toison d’Or. Il n’eut aucune commande de la gentry et la pauvre Sarah Bernhardt en fut pour son Holbein perdu. L’Angleterre aussi, peut-être.