Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Quatre têtes de peintres anglais/II

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II

LE PHOQUE


Laissant Bastien-Lepage faire de la barre fixe à Hyde Park et se préparer de la sorte à son office de portraitiste officiel de la Cour d’Angleterre, je me mis à visiter Londres que je voyais, moi aussi, pour la première fois. Joseph de Nittis s’offrit à être mon guide, et il ne pouvait m’en échoir un plus aimable ni plus à mon gré. Outre qu’il était d’humeur rieuse, — et l’on sait que pour moi les gais forment l’élite des braves — il parlait l’anglais comme de naissance, et quand je lui demandais où il l’avait appris : — À Pompéi ! me répondait le Napolitain. — Comment, à Pompéi ? — Oui, en écoutant les caravanes de l’agence Cook, dans les ruines. — Et peut-être disait-il vrai tout de même.

Toujours est-il que venu à Londres pour y organiser une exposition de ses toiles, il traitait de leur vente sans interprète et se faisait comprendre de tous les mastiqueurs de mots, même des policemen de la ville. — C’est très simple, je t’assure, on n’a qu’à élider les voyelles. Au lieu de Malborough, tu dis Malbrouk, comme dans la chanson, et ça y est. — Et l’accent ? — Le même qu’en Normandie, celui de Robert le Diable, avant Meyerbeer. Mais quel Londres veux-tu voir ?

Il ne pouvait être question, vu le peu de temps dont je disposais d’abord et mes goûts ensuite, que du Londres artistique. Ce que je savais, et par de Nittis même, de la vie hautaine, académique et « respectabilesque » des peintres et statuaires anglais étonnait ma philosophie bousingote, et je n’étais pas fâché de connaître les notaires d’art que notre pauvre Bastien allait avoir pour camarades. Pour savoir le reste, j’avais Dickens, Thackeray, Macaulay, je pouvais attendre un autre voyage d’outre-Manche. Dans ces conditions de temps mesuré le cab s’imposait, et de Nittis en arrêta un en levant la canne.

Le cab est le charme de Londres. À vide, il va dansant à la retape muette du client, et, chargé, il l’emporte d’un train léger et pimpant à travers les voies les plus encombrées, sans que le moindre accident soit à craindre. Juché dans le dos de la voiturette, ses longues guides tendues par-dessus la capote, comme des fils de trolley, le cabman est l’automédon le plus sûr et le plus habile qui soit au monde. Un petit judas percé dans le couvercle de la boîte roulante met en communication le cocher et le voyageur qui, d’un geste, indique la droite, la gauche ou l’arrêt, sans qu’il y ait à échanger une seule parole. Il me demeure inexplicable que tous les essais d’acclimatation de ce véhicule délicieux aient avorté à Paris. Peut-être est-ce parce qu’il ne se prête pas aux jurons, qui sont le plaisir du fiacre.

Telle on entend craquer l’amande sèche dans le casse-noisette, tel, d’un gosier rauque, la voix de Nittis avait broyé quelques sons abstraits de voyelles, dans l’ouïe du cabman haut perché : — Twplc’sthknsngtn. — Il paraît que, chez la reine Victoria, cela voulait dire : Two, Palace Gate, Southkensington. — Et docile à ce langage de « houynhms », que seuls, dans Gulliver, les chevaux parlent aux hommes, l’automédon nous enleva comme sur l’ouate d’un nuage. — Où donc allons-nous, cher ami ? — Chez le plus grand peintre de l’Angleterre, sir John Everett Millais.

Et de Nittis ajouta ce renseignement explicite : — Si tu veux qu’il te fasse ta trompette à l’huile, tâte ton gousset, c’est trois cent mille francs. — Ndd ! élidai-je, mais à la vérité il ne m’apprenait du maître que ce détail du prix de ses œuvres. J’avais, dans une publication d’art, reproduit deux de ses tableaux de l’Exposition Universelle de 1878, et j’avais eu à cette occasion une correspondance avec son beau-frère, M. Hudchinson, qui m’avait appris sur son illustre parent tout ce que je désirais en savoir. Mais il nous attendait en personne à onze heures : Twplc’sthknsngtn.

À Londres, non seulement il faut être exact et chronométrique, mais il sied de tirer les sonnettes comme des cloches, à toutes volées. C’est au tintamarre de porte que se mesure l’importance du visiteur, et de Nittis carillonna comme pour un légat du pape.

John Everett Millais à cette époque, je vous le remémore, était le peintre national, sans rival, d’un pays aussi orgueilleux de ses fastes ethniques que nous le sommes peu des nôtres. — Ici, on ne badine pas avec Wellington, m’avait dit sévèrement mon guide, et le précepte valait pour toutes les gloires, aussi bien artistiques que militaires, du Royaume-Uni. Le léopard et la licorne s’y regardent éternellement sans rire. Le grand homme anglais est grand homme tout le temps, même pour son domestique. Hélas, notre Bastien, j’y songe encore, qu’allait-il faire dans cette trirème !

Millais, né à Southampton, le 8 juin 1829, n’avait donc que la cinquantaine. Quoique sa mère fût Française et qu’il eût passé lui-même une partie de son enfance à Dinan, il ne parlait pas notre langue, soit par oubli, soit par système. M. Hudchinson m’en avait d’ailleurs avisé. Mais le drogman était là, disciple omnilingue de l’agence Cook à Pompéi.

Au son du tocsin, le maître était venu en personne à notre rencontre. Il était de très haute stature, de la même taille au moins que Flaubert, et comme le grand Rouennais, il attestait ainsi ses origines normandes. Il avait assurément, lui aussi, dans ses ancêtres un de ces géants Scandinaves dont la vue avait tiré des larmes à Charlemagne mourant. La tête fort belle, hellénique même et comme moulée sur le talon attique, dessinait sous un front d’autant plus vaste qu’il se découronnait un peu, une bouche fine et souriante, armée d’une pipette, fumée à foyer renversé, à la façon des matelots. Les yeux gris-bleu, ombrés d’une taroupe de sourcils très fournis, dardaient un regard mobile et interrogateur, mais bénévole. Tout d’ailleurs en ce grand diable, dont la timidité se manifestait par de grands gestes à la fois empressés et contenus, démentait la légende de l’artiste anglais poseur et rengorgé qui court encore dans nos ateliers parisiens, et le costume même, ample et de teinte neutre, ajoutait à cette simplicité ravissante que j’ai retrouvée plus tard chez l’illustre comédien Henry Irving, encore un northman de six pieds.

Ce qui m’avait conquis tout de suite, c’était la pipette renversée d’abord, et ensuite que ce portraitiste à trois cent mille francs ne nous avait pas reçus la palette au pouce. Oh ! les grands peintres de théâtre qui vous reçoivent la palette au pouce, les armes à la main, en soulevant des tentures. Mais passons. — Je m’étais arrêté dans le vestibule, devant une vasque de marbre, vivier chantant de cyprins, que surmontait une pièce extraordinaire. C’était un phoque, grandeur naturelle, sur lequel ruisselait l’eau vive et que je m’attendais à voir plonger, en aboyant parmi les poissons rouges. Mais il était pétrifié, ou plutôt c’était une icône de phoque, en basalte, d’un travail illusionnant. Ma stupeur fit rire Millais aux larmes. Il en posa sa pipette et il se mit à témoigner sa joie à de Nittis par des exclamations où mon nom, veuf de voyelles, rendait à peu près la sonorité suivante : Eml’ Brgrt !… — Qu’est devenu ce phoque merveilleux et qui me dira pourquoi je le demande ?

Le salon où il nous introduisit, était le salon du home anglais dans son parfait caractère, grande baie quadrangulaire, en window, ouvrant sur la verdure d’un jardin, et là, à contre-jour, une dame assise, un travail d’aiguille à la main, et qui, immobile, sans lever les yeux, attendait nos salutations. C’était Mme John Everett Millais. On sait que par un premier mariage, elle avait été la femme de John Ruskin, l’esthéticien quasi national de l’Angleterre et le promoteur du mouvement préraphaëlite. Elle était très belle encore, dans l’encadrement de sa coiffure à boucles, sous son bonnet de dentelles, mais grave et froide, et visiblement blasée sur les hommages. Le maître nous avait conduits, par le bras, devant les portraits de ses filles, types accomplis de beauté fraîche, fleurs d’Albion, peints par caresses, dans toute la douceur attendrie de l’amour paternel.

— Ça, glissai-je à de Nittis, c’est du postraphaëlite, et du meilleur, si j’ose.

Millais se fit traduire le mot qu’il eut l’indulgence de trouver « drolatic and proper », et nous passâmes à son atelier.

Cet atelier, que je vois encore, méritait plus que tous ceux que je visitai à Londres, ce nom de « studio » dont on les y dénomme, et c’était un véritable sanctuaire de recueillement. On sentait dès le seuil que la pensée y flottait et que l’hôte était « une tête ». Les milieux livrent les individus. Nous parlions plus bas, de Nittis et moi, sans nous en rendre compte.

Les parois, du haut en bas, étaient drapées uniformément de hautes lices qui assourdissaient la lumière de la baie, si précaire à Londres pourtant. Décontenancé par cette demi-clarté, mon Pompéien s’y trémoussait comme dans les limbes. Il avait l’air de voir des pieds fourchus dans les angles. Ses yeux, qui louchaient un peu, devenaient strabiques. Il se cherchait à tâtons, lui, son impressionnisme, son japonisme et son Vésuve natal, dans cette crypte où ne luisait d’ailleurs aucun de ces bibelots qui sont les documents de tonalité des coloristes. On n’a pas la peinture plus claustrale, plus médiévale que ce premier peintre de la reine, et il n’y a que des tableaux de sainteté à faire dans un studio Fra-Angeliquesque où tous les outils d’art sont en place comme dans un établi.

John Everett Millais devina notre inquiétude, tira le voile de la baie et nous mena derrière un petit divan bas où s’étalaient pour sécher, quatre dessins à la plume, destinés à une illustration de La Foire aux Vanités de Thackeray, dont il exécutait la commande. Ils étaient du plus franc naturalisme et composés, à n’en pas douter, sur des croquis pris à travers les rues, par les ponts, les squares, les public houses, en pleine vie londonienne. De Nittis en admira jusqu’à l’extase une scène lumineuse où une petite fille relevait sa manche sur son bras pour lever un gros arrosoir sensiblement trop lourd pour elle, si bien que ravi de notre enchantement, le maître voulut nous montrer ses albums de notes, en détacha deux feuillets qu’il m’offrit et que j’ai encore.

Je ne les eusse point échangés contre la toile qu’il avait ce jour-là sur le chevalet et qui mettait en scène la fille de Charles 1er écrivant aux juges de son père pour les attendrir. Millais a eu plusieurs manières avant celle qui assura sa gloire, id est : la manière franchement anglaise par où il s’affilie à Reynolds, Lawrence et Gainsborough, car non seulement l’art a une patrie, mais rien n’a plus de patrie que l’art. Mais en ce tableautin d’histoire anecdotique, le crochet vers Paul Delaroche n’était pas heureux, et c’est un accident bourgeois que de donner un pendant aux « Enfants d’Édouard », de lithographique souvenance.

Mais avec quelle ampleur l’erreur n’était-elle pas réparée par le splendide portrait de Thomas Carlyle qu’il nous dévoila sur le chevalet ! Je n’avais rien vu de plus beau dans le plus riche musée et je le lui dis dans ma langue, sans élision et toutes voyelles dehors. Il faut croire qu’il n’en avait pas, depuis Dinan, oublié tout le verbe gallo-romain, car il me passa le bras autour du cou, toujours comme faisait Flaubert quand il était content de la justesse d’un éloge, et il m’ouvrit, geste définitif, sa boîte de cigares.

J’ignore si ce portrait de Carlyle, mort l’année suivante, a été terminé, et ne sais ce qu’il est devenu. Nous voulûmes, de Nittis et moi, en rester sur ce chef-d’œuvre, et nous prîmes congé. En traversant le vestibule, je revis le phoque, l’inoubliable phoque de basalte, et tandis que je lui faisais pour toujours mes dévotions, John Everett Millais nous saluait, en riant, de sa pipette.