Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/La Nuit Bergamasque/III

La bibliothèque libre.


III

AU THÉÂTRE LIBRE


Je l’ai encore. La voici :

« 11 avril 87.
« Monsieur,

« Ce que je vais vous ennuyer ! mais ça ne fait rien, l’intention étant bonne, vous m’excuserez.

« Avez-vous, ces temps derniers, entendu parler du Théâtre Libre qui a fait l’objet de quelques entrefilets ? Voilà ce que c’est. Nous sommes une demi-douzaine de comédiens amateurs — des employés, des marchands de vin même, il y a de tout — qui jouaillons la comédie dans des petites sociétés dramatiques. L’idée m’est venue, il y a deux mois, de choisir dans ces différentes sociétés les éléments les moins mauvais, d’essayer de donner un ensemble à tout cela et de mettre cette petite et modeste installation au service des jeunes.

« La première soirée a eu lieu le mercredi 30 mars, mais, par une jolie maladresse de ma part, on jouait le même soir La Gamine aux Bouffes. Donc, pas de presse. Cependant il y avait là Émile Zola, Daudet, Lapommeraye, Henri Fouquier, Denayrouze, Paul Alexis, Céard, Hennique et une trentaine de courriéristes et de reporters.

« On donnait Jacques Damour, tiré par Hennique de la nouvelle de M. Zola ; Mademoiselle Pomme, œuvre posthume de Duranty, arrangée par M. Paul Alexis, et deux actes de jeunes, dont l’un : Un Préfet, a été exécuté avec un entrain remarquable. Et le lendemain les journalistes qui avaient assisté à la représentation ont bien voulu dire que c’était très intelligent et très littéraire. M. de Lapommeraye nous a louangés, et M. Denayrouze m’a traité d’acteur consommé ! ! ! L’exagération est évidente, mais j’appuie sur ces détails parce qu’en somme ce sont mes références près de vous.

« Eh bien, ce succès nous a mis en goût et voici le programme possible de la seconde soirée que nous voudrions donner avant la fin de la saison pour que l’hiver prochain la chose fût calée et installée. Le Capitaine Burle, un acte tiré par M. Céard de la nouvelle de M. Zola, et un acte de La Patrie en danger, de MM. de Goncourt ; un acte d’un jeune homme très inconnu, qui bénéficiera de la curiosité soulevée autour des noms célèbres, et… un acte d’Émile Bergerat, qui doit en avoir un en portefeuille, œuvre de jeunesse ou autre.

« Nos soirées ont lieu sur invitations personnelles, gratuitement bien entendu. Nous sommes donc chez nous. Pas de censure. C’est mal joué, mais avec conviction et suffisamment, puisque Jacques Damour a été un succès énorme et que nous ne sommes pas parvenus à enterrer la pièce. La salle contient 350 à 400 places et la scène est aménagée très suffisamment.

« Voilà donc l’objet de cette lettre. J’ai été navré ces jours-ci en apprenant que Le Capitaine Fracasse était en projet à l’Odéon. Cela augmente les chances pour que vous m’envoyiez tout bonnement promener, mais ça ne fait rien, j’ai bon espoir. J’attache une importance énorme à cet acte qui soulèverait une curiosité et un intérêt réels chez les lettrés et dans la presse.

« Vous devez être très indulgent. Aussi, si je vous semble outrecuidant et indiscret, je crois que vous m’excuserez. Il faut bien se remuer un peu pour faire quelque chose et vous voudrez bien nous accorder cette circonstance atténuante que nous n’avons ici aucun autre intérêt qu’une préoccupation, très noble en somme, de passer nos loisirs d’employés le moins bêtement possible.

« Encore une fois pardon de cette importunité et veuillez recevoir l’assurance de mon plus entier dévouement.

« A. Antoine,
« 42, rue de Dunkerque. »

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que cette lettre, vieille aujourd’hui d’un bon quart de siècle et que les lutins de mon âtre me replacent obstinément sous les yeux toutes les fois que je mets un peu d’ordre dans mes papiers, se revêt aujourd’hui d’un grand charme rétrospectif ; aussi est-ce à ce titre que j’en livre le document à l’historiographie théâtrale. Mes lutins ainsi me laisseront tranquille.

Celui qui me l’écrivait au printemps de 1887 est peut-être à notre époque la figure la plus originale de notre monde dramatique. Dans cet Odéon, enlevé à la force des poignets, par escalade et la hache aux dents, où il règne moitié comme Milon dans Crotone et moitié comme Denys dans Syracuse, il incarne le type énergique, et toujours vainqueur, du volontaire devenu si rare en nos sociétés de fatalistes. André Antoine est l’homme d’une idée, d’une seule, sans plus, mais dont rien ne l’a fait démordre. Il a marché droit sur elle, son araignée au plafond, écartant ou enjambant les obstacles, pendu à l’étoile. Il voulait l’Odéon.

Avoir l’Odéon — ne pas l’avoir — dilemme ignoré d’Hamlet ! Il l’a eu. Il en jouit. Broumm !

À la vérité, rien de moins difficile sans être sorcier, que de deviner, à sa lettre, ce qu’il désirait de moi et que la pièce demandée n’était que le prétexte d’une manœuvre où l’auteur devait lui acquérir le journaliste. Je ne serais pas de Paris si je m’y étais mépris. Les écrivains dont les œuvres composaient son premier programme étaient d’une École dont je ne relevais guère et, s’il les aimait, il se trompait de porte en sonnant à la mienne. Or il les aimait entre tous. Son Sinaï flamboyait de Médan, qui est en Seine-et-Oise. Il vint donc me voir sur l’invite que je lui en fis et au bout de cent mots je sus à qui j’avais affaire. Ce petit homme aux manières lourdes, à la tête carrée de Breton, où deux yeux de visionnaire relevaient le dessin brutal de la bouche, était, à n’en pas douter, de ceux qui disent quelque chose et sont quelqu’un. Il s’était fait escorter d’un camarade, grand escogriffe sec et roux, qu’il me présenta sous le nom de Mévisto, dont le rôle en cette visite était, je pense, de flanquer son chef de file. Les gens d’initiative et les jolies femmes aiment à être accompagnés d’un double, comme s’ils avaient peur d’être tournés.

Lorsque Antoine eut achevé son boniment, paraphrase de sa lettre : — Cher monsieur, lui dis-je, vous me voyez infiniment flatté de votre démarche et c’est surtout Caliban qui vous en remercie. Je le mets à votre service, car pour ce qui est de l’auteur dramatique qu’il cache et même refoule, outre qu’il brûle ses feux sur d’autres autels que les vôtres, il n’a pas en ses tiroirs les plus profonds la petite pièce dont vous avez besoin pour votre deuxième affiche du Théâtre Libre. De mon état, je suis surtout poète ; à ne vous rien céler, j’aune de la rime en chambre.

— Filons ! fit Mévisto, qui se dressa tout pâle et saisit son chef par le bras.

Mais il ne l’entraîna pas encore. Les regards d’Antoine dardaient à travers les murs, le temps, l’espace, fixes, il voyait l’Odéon !

— En avez-vous au moins une en vers ? me demanda-t-il d’une voix comme lointaine.

— Oui, en trois actes, prenez garde.

— Allons-y.

Pour imaginer le ton et le geste de cet : Allons-y, il faut se représenter Got passant le Rubicon, et ce n’est pas commode.

Antoine n’a jamais prisé la forme versifiée qui, à l’Odéon, est maîtresse. Il s’y bute d’instinct et par éducation à la fois. Son intelligence littéraire, qui est très vive, s’obnubile devant le rythme et défaut aux consonances. Il croit à un jeu de mandarin en goguette ou tout comme, et il faut bien reconnaître que, vue sous cet angle, La Nuit Bergamasque ne pouvait lui sonner que les grelots d’un chapeau chinois enragé et secoué par la tempête. Car ce fut La Nuit Bergamasque que je lui remis, qu’il prit, monta, joua lui-même — et qui décida de sa fortune. Habent sua fata libelli.

On a conté maintes fois, et il les a contées lui-même, les péripéties scarroniques et ragotinesques qui préludèrent à cette deuxième soirée du 30 mai 1887, comment nous nous retrouvions à neuf heures du soir dans des sous-sols de brasserie, des loges vides de concierge, ou des magasins de couturière, pour répéter La Nuit Bergamasque, et l’emballement de ces comédiens de rencontre pour leur directeur, leur auteur et l’ouvrage. Antoine les électrisait par son don d’organisation et de commandement. Ils en oubliaient le dîner, ou plutôt de n’avoir pas dîné, quelques-uns pour raison majeure, et tombaient éreintés entre les répliques sur les marches d’escalier, nos seuls sièges. À minuit, je prenais prétexte de mon propre affamement pour les réunir autour d’une choucroute arrosée de bière qui était le seul salaire de leur labeur désintéressé. Ils étaient si heureux de créer des rôles, de dire des vers qui n’avaient été dits par personne, et ils les disaient si vertueusement mal, que les larmes m’en perlaient aux cils. — Êtes-vous content ? me demandait Antoine. — Si je l’étais ! Comme Shakespeare lui-même.

Et le lendemain je trouvais dans ma boîte l’indication du nouveau local de la répétition errante, une boutique vacante, une cave obligeamment prêtée, un hangar dans un chantier de bois, une remise de voiturier en faillite, car il n’y avait pas un sou à dépenser à la location d’un plateau, et le propriétaire de la grange où devait avoir lieu la première — d’ailleurs unique — n’avait consenti à la louer que pour un jour, celui même de cette « unique ».

Quant aux costumes italiens du quinzième, il était stipulé par Antoine que chaque interprète devait se composer le sien lui-même, de son fil et de ses aiguilles, que l’exactitude historique y était obligatoire sous peine d’amende honoraire, et que la direction ne chargeait ses actionnaires que des accessoires, le décor étant, d’accord avec l’auteur, d’un caractère nettement idéaliste et par conséquent indéterminé.

Il y a des gens qui admirent le passage du Pont d’Arcole ! Pendant trois semaines, André Antoine le passa tous les jours, vous dis-je, avec un peu de Bérézina, pour suivre l’image, et quand le rideau se leva sur La Nuit Bergamasque, je croyais en lui. Les dieux nous avaient envoyé l’homme de l’Odéon sur la terre.

Ce que fut cette première, au fond du passage de l’Élysée des Beaux-Arts, les journaux de l’époque peuvent en témoigner et je n’ai pas à le dire. Mes chroniques de Caliban au Figaro battaient alors le plein de leur réussite et Antoine s’était montré bon stratège en escomptant l’effet de leur signature sur le public parisien. Toute la presse grande et petite, critiques, gens de théâtre, boulevardiers et artistes des quatre-z-arts, se trouvèrent, en riant, à leur poste, et nous firent un « mardi » de la Comédie-Française. J’ai trouvé dans les Mémoires de Got le souvenir de la soirée à laquelle il assista — je le vois encore — entre Reyer et Puvis de Chavannes, et que présida, sceptre en main, le ministre de l’Instruction Publique, Édouard Lockroy, « pour Victor Hugo empêché », me disait-il avec la politesse des Cours. Je la lui rendis de la manière qu’il aime, car il est homme d’infiniment d’esprit et n’a pas la République bégueule et puritaine. À la sortie, lorsque les spectateurs vidaient la salle, je retins Lockroy dans sa loge. — Sortons les derniers, fis-je, je vous dirai pourquoi. — Et quand nous fûmes seuls dans le couloir, je l’arrêtai devant un petit écriteau de service où on lisait, de l’écriture sacrée du propriétaire : « Le dernier est prié d’éteindre le gaz. » — Passez donc devant, dit le ministre, et il tourna la clé du compteur.

Le lendemain Antoine était célèbre, — pour une pièce en vers, eût dit Banville, en vers, cher ami, en vers ! Et pourtant il ne les aime pas davantage, même à l’Odéon, qu’à cette époque.