Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/De Corte à Bastia

La bibliothèque libre.


DE CORTE À BASTIA


Le plus beau chemin pour aller de Corte à Bastia est le chemin des écoliers, c’est-à-dire le plus long, celui qui passe par la Castagniccia, ou pays de la châtaigne.

Donc, la nuit tombant, et malgré leur fatigue, nos intrépides petits chevaux se remirent en route, et l’escalade commença par une montée terrible ; infini et somnifère, ce chemin de Morosaglia ! Entre les montagnes qui le bordent, l’ombre tendait ses voiles de plus en plus opaques, et je ne sais pourquoi il me semblait que notre voiturier n’était pas tranquille. Il marchait, le fouet à la main, à côté de la portière de la voiture, et de temps à autre ses regards anxieux s’enfonçaient dans les ténèbres.

La lune tout à coup s’élança d’un pic comme un obus du mortier, monta silencieusement et éclaira le paysage. Et nous entrâmes dans l’inconcevable !

Des crêtes, des pics, des arêtes, des aiguilles, des blocs, des trous, des massifs d’alpes fantasmagoriques, pareils aux flots pétrifiés d’une mer de planète éteinte, inondés de clarté électrique, apparurent.

Puis tout s’éclipsa, l’astre s’étant masqué.

Et tout reparut encore : le Rotondo bleuâtre, le Spolasca rosâtre, l’Asco jaunâtre, le Cinto blanchâtre, d’autres cimes encore, baignaient dans une rosée de lumière pâle, transparente, et les vallées semblaient des coffrets de pierreries entre-bâillés, où les ombres, nettes et tranchées, formaient les couvercles.

Quel spectacle ! Il s’évanouit.

Et la lune se démasqua plus loin. Et l’inondation de fluide prismatique reprit son niveau entre les rives débordées des monts.

Cet enchantement dura une heure. Une heure cette mascarade de Diane Hécate en coquetterie de bal d’opéra, ce jeu de cache-cache prodigieux, qui réveillait les oiseaux dans leurs nids et ébrouait les chauves-souris sur nos têtes ! S’il y a quelque part, dans l’immensité, un astre de saphir, tels sont ses sites et ses panoramas, et l’imagination n’en rêve point d’autres.

Mais la route tourna et l’assombrissement se fit. Nous pénétrâmes dans un maquis sombre, où les ténèbres étaient d’ébène. Le falot de notre calèche éclairait seul d’une lueur d’abat-jour mobile la rampe de plus en plus rude, dépourvue de parapets et lisérée de précipices que nous gravissions éblouis.

Subitement la voiture reçut une secousse, et l’un de nous, adossé à la capote, sentit un corps qui venait de s’accrocher à l’arrière et avait bondi sur nos malles. Il donna alerte au voiturier. Nous allions être attaqués et dévalisés peut-être comme une simple diligence.

« Ne bougez pas ! cria l’énergique automédon, un petit homme nerveux et robuste ; il n’y a pas de voleurs en Corse ! »

Et en deux enjambées il fut derrière la voiture. Nous entendîmes un dialogue bref, en dialecte corse, suivi de quelques coups de fouet claquants, puis une fuite de bête dans le maquis, et le voiturier revint en secouant la tête :

« Je vous l’avais bien dit, fit-il d’un ton de mépris indéfinissable, c’est un Lucquois ! »

Et il montra sa chambrière.

« Pas d’autre arme pour ces gens-là. Mais les Corses ne volent pas ! »

Et il remonta sur son siège. Une demi-heure après nous entrions dans Morosaglia. Il était neuf heures et demie du soir, et nous crevions de faim et de sommeil.

Morosaglia.

Morosaglia, qu’on appelle aussi Rostino, est quelque chose comme la Mecque de la Corse, car c’est là que son prophète, le père de la Patrie, Pascal Paoli, est né, en avril 1724.

Vaste village, composé de plusieurs hameaux semés sur les versants, cette commune s’épand de tous côtés dans un bois de châtaigniers, mais elle s’arrondit en somme autour de l’église centrale qui domine de sa tourelle carrée, et tel un berger appuyé sur sa houlette, les troupeaux épars de ses maisons grises.

Nous n’y fûmes point mal reçus, non ! nous n’y fûmes point reçus du tout. Car à neuf heures et demie Morosaglia est couchée. Ses habitants ont, paraît-il, vingt raisons pour une de ne pas ouvrir leurs portes après le coucher du soleil, et sur ces vingt raisons il y en a dix-neuf d’excellentes. J’ai pu juger, d’après quelques récits assez romantiques, ouïs sur les lieux mêmes, que dans cette commune la bonne heure de la vendetta est l’heure nocturne. Quelqu’un frappe, vous tirez la barre, et vlan ! vous vous trouvez avoir deux balles dans la tête. De là vient que les Rostiniens sont couche-tôt.

Un épicier compatissant nous avait donné une lettre de présentation pour un sien parent, hôte habituel de tous les touristes de passage à Morosaglia. À minuit et demi nous étions encore sur la route, cette lettre à la main, ne sachant comment la faire tenir au destinataire, dont la maison hermétiquement close nous opposait le bloc invulnérable de son cube.

Heureusement que le clair de lune était magnifique, cette nuit-là ! Mais quelle faim, Seigneur, et quelle fatigue !

Après diverses tentatives infructueuses à divers marteaux de portes, nous allions nous résigner à dormir dans nos voitures mêmes, lorsque l’idée vint à l’un de nous de rendre visite à la gendarmerie et de nous faire délivrer par elle ce brevet d’honnêtes gens qu’on refusait de nous reconnaître, à cause de l’heure avancée.

La gendarmerie n’était pas chez elle. Nous la découvrîmes dans un gracieux cabaret, où nous lui offrîmes un petit verre. Je dois proclamer qu’elle le refusa, et qu’après inspection minutieuse de nos personnes innocentes et de nos allures éreintées, elle se chargea de nous introduire chez notre hôte.

Nous la suivîmes en la bénissant. Parvenus devant le cube rébarbatif, elle siffla d’une certaine manière, appela par trois fois l’hôte par son petit nom, et la porte béa, enfin.

Certes ! il était bien une heure du matin ; mais vous allez voir ce que c’est que l’hospitalité corse quand elle est rassurée : en un quart d’heure tous les membres de la famille étaient non seulement rhabillés mais endimanchés. Tous les lits étaient refaits à notre intention et garnis de draps blancs, et un souper fabuleux nous était servi dans le salon illuminé de tous ses candélabres.

Jamais je n’ai mangé de pareil appétit !

Jamais je n’ai dormi d’un tel sommeil !

Et la triste Morosaglia se revêt pour moi d’un souvenir enchanté, où la gendarmerie même a des ailes.

Celui des hameaux de la commune où l’on montre et visite encore la maison natale de Pascal Paoli a pour nom la Stretta. Dans quel état d’abandon les Corses la laissent ! Mais son délabrement même la poétise d’une austérité qui a son charme morne.

En somme, c’est la maison d’un vaincu, de l’un de ces vaincus de la liberté qui sont les plus tristes sur la terre. Si j’étais Corse, elle me ferait pleurer, cette ruine, que le temps achève et qui s’émiette dans les vallons. Car celui qui naquit là voulait son pays autonome, et il n’est que français.

Est-ce là ce que veut dire la désolation de l’habitacle solitaire, et faut-il y entendre la voix éloquente des choses dont parlent les philosophes ?

Aussi nue à l’intérieur qu’elle est, à l’extérieur, ravagée, sans un meuble, sans un livre, sans un souvenir, et telle encore que la vit, elle aussi, Gregorovius en 1852, soit n’ayant pas une vitre à ses fenêtres, la maison de Paoli à Morosaglia m’a laissé l’impression d’une tombe abandonnée de nos cimetières. Le temps du lierre est le temps de l’oubli.

Du reste le libérateur n’a point laissé de famille. Il ne s’était point marié, et son frère Clément était moine. Ce grand nom de Paoli n’est plus porté en Corse.

Sait-on cependant qu’un romanesque et chaste amour anima le cœur de Pascal, sans nuire à celui qui l’exaltait pour sa patrie ? Il est probable, du reste, qu’il confondait ses deux passions en une seule et les idéalisa l’une en l’autre. La Béatrix de ce Dante guerrier était une nonne, de noble souche corse, qui prit d’ailleurs elle-même une part assez active à la guerre de l’indépendance.

Quant à Clément, le moine, c’est au couvent de Morosaglia (aujourd’hui école Paoli) qu’il faut chercher la trace de cet homme, au moins aussi extraordinaire que son cadet. Clément Paoli, soldat terrible et pieux, rappelle ces évêques grands seigneurs du moyen âge qui se jetaient dans les mêlées, un crucifix d’une main et une masse d’armes de l’autre. On conte que toutes les fois qu’il abattait un ennemi, la pensée de la désolation qu’allait laisser sa mort aux êtres chers lui arrachait un cri compatissant. « Pauvre mère ! » s’écriait-il. Et il lâchait le coup infaillible.

On m’a montré dans le cloître des franciscains la cellule où Clément mourut en 1793, sous la bure du tiers ordre. Je l’ai quittée assez vite, car il me semblait ouïr les lamentations des « pauvres mères ». Il est vrai que je ne suis ni pieux ni moine.

C’est de ce couvent même que le général Pascal Paoli dirigea la fameuse bataille de Ponte-Novo, où la Corse perdit son indépendance.

Ponte-Novo ne se trouve pas sur la route de la Castagniccia, mais bien sur celle de Bastia, la route des professeurs. Ce village est au bord du Golo, dans une plaine marécageuse, qui paraît, avoir été et sera encore, s’il y a lieu, le champ de bataille ordinaire de la Corse. Une citadelle, convertie en gendarmerie, commande le pont (que de ponts !) à cinq arches de la possession duquel dépend le sort des trois villes Ajaccio, Corte, Bastia, et par conséquent la prise de l’île. C’est donc à Ponte-Novo que bat le pouls politique de la Corse. Il n’y a rien à en dire davantage.

Les pauvres Corses y furent battus le 9 mai de l’an 1769 par le comte de Vaux, qui les mit en déroute, et de ce jour date le bonheur qu’ils ont de ne plus être Génois. La bataille de Ponte-Novo a naturalisé Bonaparte, lequel, sans la défaite de Paoli, n’aurait peut-être jamais été empereur des Français. Il vint au monde, en effet, le 15 août de la même année, soit quatre-vingt-seize jours après la tuerie qui nous le donna, hélas ! pour d’autres tueries plus affreuses encore. « Pauvres mères ! »

À présent, tenons-nous bien, et pas d’étourdissements ! Hurrah ! au grandissime galop, que dis-je, à tour de bras, nous descendons par une rampe en tire-bouchon dans la contrée de l’arbre à pain corse, la célèbre Castagniccia !

Les frondaisons s’épaississent, les faîtes se rapprochent et se nouent en dômes, le jour se tamise, une fraîcheur exquise nous baigne, et de tous côtés des susurrements de sources, des babils de chutes d’eau s’unissent au brouhaha de la forêt et au tumulte doux des branchages.

La première impression que donne la Castagniccia est celle d’un parc impérial et splendide, où les allées sont dessinées par un Le Nôtre, fou de grandeur, et taillées à larges coups de serpe dans une nature vierge. Il y a du Versailles et du Saint-Cloud dans ce jardin en labyrinthe, plein de rocailles et de cascades bruissantes, mais du Versailles reparti à l’état sauvage, du Saint-Cloud reconquis par la solitude, et rendu aux lianes colossales et aux mousses antédiluviennes.

On dit d’ailleurs entre géologues que la Castagniccia est l’Élysée de la botanique : j’ajoute un Élysée où l’on se promène en calèche.

Rien ne peut suggérer une idée de ces châtaigniers justement historiques, puisqu’ils nourrirent seuls pendant plusieurs années les armées sobres et fanatiques de Paoli. Leurs colonnades massives bordent la route d’arcades verdoyantes et profilent à perte de vue les charmilles sans fin, au bout desquelles une cascade luit comme un dressoir d’argenterie.

L’un de nous, étant descendu un instant de voiture pour ramasser quelques châtaignes sous les arbres, poussa de loin un tel cri de surprise que nous courûmes à lui, inquiets. « Venez voir ! » criait-il.

Et nous vîmes. Dans l’intérieur d’un tronc formidable, une chambre entière sculptée à même l’arbre. La table, les deux escabeaux, une petite armoire, tout s’y trouvait. Il y avait la cuiller et la fourchette dans l’armoire, et, sous la table, une paire de sabots !…

Comme les Corses donnent quelquefois en dot des châtaigniers complets à leurs filles, celui-ci devenait un apport sérieux, et il fut reconnu d’un accord unanime que, si la fille était jolie, le parti était considérable pour un bandit pauvre.

Le premier village où nous fîmes halte est Piedicroce-d’Orezza ou plutôt le couvent qui le commande.

C’est l’un des trois couvents illustres de la Résistance ; les deux autres sont celui de Morosaglia et celui d’Alesani. Le couvent de Piedicroce n’offre pas extérieurement un grand intérêt. C’est un édifice carré, long, d’aspect roman, surmonté d’un campanile à quatre entablements et sans flèche. Mais l’intérieur est une ruine d’un aspect rare et singulier, et je n’ai rien vu dans mes voyages qui m’ait autant fait regretter de ne pas être Pieter Neefs, à défaut d’un Pieter de Hooghe. Un effet de clair-obscur sur cet étonnant effondrement de chapelles, d’autels, de colonnes, sculptées, de statues décapitées, d’ornements et de gravats d’art, on aurait le plus beau motif de peinture imaginable. On en a fait une caserne de gendarmerie !

Piedicroce ne diffère des autres villages de l’île que par une propreté indiscutable et toute à son avantage. On ne se heurte pas dans ses rues à ces énormes cochons noirs, d’ailleurs si amusants que l’on est forcé d’enjamber, dans le Niolo, pour passer et suivre son chemin. L’auberge où nous descendîmes est fort bien tenue, convenablement approvisionnée, et nous eûmes le plaisir d’y causer avec un percepteur aimable et lettré, qui charma notre veille par de bonnes histoires de bandits.

Une entre autres, dont les Bellacoscia (qu’on ne gobe guère ici) assument la responsabilité. Un malheureux curé du canton, ayant eu l’imprudence de fulminer en chaire contre ces rois de la montagne, se vit un soir enlevé par les deux frères et traîné de cime en cime jusqu’à la Pintica. Là, il jura de ne plus les « éreinter », et même de faire amende honorable à leur sujet le dimanche suivant devant ses ouailles. Ils le ramenèrent le samedi toujours de cime en cime, à son église, y entendirent le lendemain la messe et la rétractation, prirent une prune à l’eau-de-vie au presbytère et décampènent. « Si non è vero, bene trovato, caro mio perceptor. »

À trois kilomètres du bourg jaillissent les eaux ferrugineuses et gazeuses d’Orezza, dont la célébrité est européenne, et justement, selon moi. La source est située au fond du vallon, et l’on y descend à pied de même qu’on en remonte. Pas une voiture pour les malades. C’est absurde, car la station thermale y est tout indiquée, dans un paysage magnifique. Il est vrai que les eaux appartiennent à l’État, qui y envoie quelques soldats atteints de fièvres au Tonkin. Les plus épuisés sont sur pied en quinze jours, car la puissance thérapeutique de cette source est quasi miraculeuse. J’en ai bu un verre, dans la vasque rougie de l’établissement, et j’ai eu la sensation immédiate de la Jouvence. C’est de l’orezza que Méphisto a versé à Faust.

Le monde malade viendrait ici de tous les coins de l’univers se retremper et s’activer le sang, si l’accès de la fontaine enchantée était seulement possible, et si on trouvait à se loger dans les environs. Mais l’incurie des intéressés n’est comparable qu’à la résignation fataliste des habitants. « Il faut passer la mer ! » disent-ils. Et ils se contentent d’en consommer eux-mêmes, tant qu’ils peuvent, pour leurs trois sous le litre, de cette eau régénératrice qui les fait vivre cent ans et les remplit de force et d’allégresse.

À Piedipartino, dans l’Orezza, l’armurier à qui j’achetai un stylet corse, m’ayant entendu parler du « vert d’Orezza », marbre fameux, que Charles Garnier a employé pour le nouvel Opéra, et dont on admire des colonnes entières à la Villa Médicis, s’offrit à nous en procurer.

« Venez », dit-il en prenant un marteau.

À un quart d’heure de là sur la route, il s’arrêta devant des blocs abandonnés et gisants au coin d’un pont, et il en détacha à coups redoublés quelques parcelles. « Voilà ! fit-il. C’en est ! »

Et c’en était. Rien de plus précieux que ces jolis granits gris, lardés de pistaches, qui sont aujourd’hui la gloire de ma collection minéralogique. Quand on pense qu’on les trouve en surabondance sur les chemins et qu’il n’y aurait qu’à en prendre ! Quelle maison on aurait avec cela, ô mon Charles Garnier, maison d’émeraude et de malachite ! Si jamais je suis riche !…

C’est en revenant de Piedipartino, chargés de nos premières pierres, que nous passâmes dans un village dont le curé ne disait plus la messe.

Les pauvres paroissiens, endimanchés et leurs livres à la main, étaient rassemblés autour de l’église, mornes, la tête basse, dans le plus profond silence. La cloche n’avait point sonné l’office. Les portes étaient closes. Qu’était-il donc arrivé ?

Oh ! rien. Les gendarmes étaient simplement venus le matin arrêter le curé dans son lit, sous inculpation de vendetta !…

Pour aller rejoindre à Folelli la grande route nationale qui dessert toute la côte orientale de l’île et met en communication Bonifacio et Bastia, on descend de la Castagniccia le long du Fium’Alto par une route si belle et tellement mauvaise, qu’on ne sait s’il faut attribuer à l’admiration ou à la douleur les cris que les voyageurs y poussent.

Or, comme cette voie golgothique est précisément celle par où les malades abordent aux eaux d’Orezza, on comprend que les docteurs hésitent souvent à les y envoyer. Ils ne peuvent y arriver que décarcassés, s’ils y arrivent. On risquerait moins sa vie à descendre à Folelli par le lit même du torrent que par la route « carrossable » — disent les guides — qui le longe. Nous avons croulé pendant vingt-deux kilomètres, parallèlement avec une rivière croassante, qui semblait nous présager sinistrement tous les accidents que l’on rêve, et le tonneau de Régulus est doux comme montagne russe auprès de ce que nous endurâmes aux reins, aux côtes, à la tête, aux genoux et partout, dans la calèche la mieux suspendue de la Corse.

Mais quelle contrée dramatique et superbe que cette Casinca, et quel beau Phlégéthon que ce Fium’Alto ! Si jamais je retourne en Corse, je me promets de revoir ces gorges sauvages, abondantes en sites héroïques, et où un peintre d’histoire trouverait cent motifs pour un « débrouillement du chaos » ; — seulement je les parcourrai à pied.

Folelli n’est rien qu’une auberge, mais c’est une excellente auberge, où l’on déjeune comme il faut déjeuner. Je suppose d’ailleurs qu’on y dîne de même.

Le temps nous manqua pour nous en assurer, comme aussi l’attrait du paysage, assez vague à cet embranchement. C’est à Folelli, en effet, que l’on quitte la Corse noire, la Corse incivilisée dont le farouche Fium’Alto jette le suprême appel pittoresque, pour entrer dans une Corse italienne marécageuse et plate.

Nous voici sur cette côte orientale au compte de laquelle on a tant écrit qu’il n’y a vraiment plus rien de nouveau à en dire : une énorme plaine de cent cinquante mille hectares, détrempée par les eaux, torréfiée par le soleil, où règne la malaria, et que les insulaires eux-mêmes ne traversent que le mouchoir à la bouche, au grand galop de leurs chevaux. C’est le royaume de la fièvre.

Ce marais pontin est si malsain que, de l’aveu d’un auteur corse même, un linge blanc, laissé le soir exposé à l’air, est relevé le lendemain matin rouge de rouille.

D’effroyables stagnations morbides formées par l’extravasement des estuaires de torrents ulcèrent ces bords de l’île et contribuent à accréditer les légendes qui la donnent pour inhabitable. Les étangs d’Urbino, de Diane, del Sale, et celui de Biguglia, devant lequel nous allons passer tout à l’heure, ne sont plus, au coucher du soleil, que des foyers de peste paludéenne. Jamais le mistral purificateur ne les évente. Aussi quelle solitude !

Il semble qu’il serait aisé de reconquérir sur la mort cette immense langue de terre corse et d’en tourner la putréfaction féconde à bénéfice pour l’agriculture. La nature indique d’elle-même le remède par les végétations luxuriantes dont elle couvre ses vases. Les moindres plantes y affectent des développements tropicaux, les herbes sont d’une force et d’une épaisseur incroyables. C’est la flore des colonies.

En certains lieux, déjà sommairement cultivés, on fait par an quatre récoltes de luzerne. En d’autres, le blé devient gros comme celui d’Égypte. Partout l’eucalyptus réussit, prospère et fait forêt en trois années. Ce limon, roulé par le Golo ou le Tavignano, c’est de l’or en barre, et les Romains l’avaient bien deviné qui eurent là, c’est certain, deux comptoirs, Aléria et Mariana, dans ce grenier d’abondance inépuisable.

Ils avaient compris qu’il suffisait d’endiguer et de canaliser les eaux folles des fontes de neige et les débordements printaniers des fleuves de la côte. Est-il donc si difficile de reprendre leurs travaux salutaires et d’en suivre les plans d’après les ruines qui nous en restent encore ?

Le desséchement des palus fétides ne se fera que par l’initiative privée, ainsi que tout se fait, et les Corses n’en ont pas. Ils vivent et meurent les yeux fixés sur le gouvernement. Si l’île était anglaise, ainsi que l’avait rêvé désespérément le pauvre Paoli, la côte orientale, canalisée, assainie, coupée de routes et plantée, serait pour John Bull une Mitidja. Elle donnerait des dattes, et l’étang de Diane abriterait des vaisseaux de fort tonnage, avec, autour, une jolie ville maritime.

À la hauteur de Cervione, sur la droite et près de la mer, les touristes en mal de baccalauréat rentré vont généralement visiter les ruines de Mariana, cité romaine fondée par Marius, et dont il ne reste que… l’emplacement. Ils en reviennent avec des fleurs latines aux lèvres et un peu déçus.

Comme ils ont également fait pèlerinage, un jour avant, aux ruines d’Aléria, autre colonie romaine fondée par Sylla, et dont il ne reste que… le souvenir, ils établissent, au retour, de beaux parallèles entre les fondateurs, et leur conversation est tout à fait instructive.

Notre ami Vincent Bonnaud ne se donne pas tant de mal pour rivaliser avec Fénelon et Montesquieu dans ces exercices littéraires. Il déclare carrément que, pour lui, Marius et Sylla étaient des Corses !

Et comme nous nous récrions timidement contre cette opinion effroyable et d’une partialité révoltante :

« Leur histoire le prouve ! déclare-t-il. Ce n’est qu’une longue vendetta romaine, leur histoire ! Je vous défie de dire non ! Lisez Tite-Live ! »

Et nous voilà collés, car il a raison. L’inimitié de Marius et de Sylla devait faire quelque chose en Corse ! Elle a fait Aléria et Mariana.

Mariana cependant ne pouvait nous laisser froid, à cause de la très jolie église qui s’y est conservée et qu’on appelle la Canonica. C’est une des plus précieuses pièces d’art de la Corse.

Je ne suis pas assez bon architecte pour vous la décrire techniquement, mais la Canonica m’a paru être du onzième siècle et relever du style byzantin. Elle a une triple nef soutenue par des colonnes doriques ; mais les chapelles sont gothiques, assurément, et la façade, ornée de chasses et de griffons, est pisane. Voilà. Je ne vous en dirai pas davantage, et pour cause, sur cette cathédrale des marécages.

L’étang de Biguglia est le plus vaste de ces palus insalubres. Il précède de huit kilomètres l’entrée de Bastia, à qui il sert de vivier. Il est probable que dès le temps de la colonisation romaine, ses poissons exquis fournissaient la table de ces gourmets dont parle Juvénal dans sa satire cinquième :

Mulus erit domino quem misit Corsica.

Aujourd’hui ce sont les Bastiais qui les mangent, ces mulets corses de haut goût. Et quand ils manquent au marché, on les remplace par quelque pâté de canard sauvage tué par les chasseurs au milieu des joncs et des lentisques de l’étang.