Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/I

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LE BOULEVARD
ET LES BOULEVARDIERS



I

LE BOULEVARDISME


La logotechnie moderne attribue la paternité du mot à Louis Veuillot, et elle dit vrai ; j’y étais. Il fut imprimé, pour la première fois, dans le livre intitulé : Les Odeurs de Paris, qui est, d’ailleurs, le chef-d’œuvre du maître écrivain. Le lendemain il était populaire.

L’esprit, en effet, courait les rues à cette époque, comme à peu près aujourd’hui le vélocipède, et plus vite encore, puisque, en cinq minutes, il avait fait le tour de la ville. Rien qu’à la Bourse, en un seul jour, il se brassait plus de bons mots que d’affaires, et sur les boulevards ils crépitaient comme grêle. De là ce nom de boulevardiers que Louis Veuillot avait donné aux rieurs charmants de la décadence. Ils l’adoptèrent tout de suite et ils en firent le succès eux-mêmes. Comme on se sentait encore plus proches du dix-huitième siècle que du vingtième, le groupe des ironistes neveux des Voltaire, des Diderot, des Piron, des Chamfort, se bornait à prolonger la tradition de la philosophie française, et à perpétuer leurs mœurs insouciantes. Si leurs aïeux allaient, ratiocinant d’art et de lettres, du café Procope à la Régence, ils déambulèrent, eux, de la terrasse de Tortoni aux cabinets de Brébant et, dans l’intervalle de cinq cents pas qui séparaient les deux pôles du boulevardisme, ils fixèrent le centre du monde. Il faut bien croire que ce « mail » fut une force péripatétique, lui aussi, puisque Paris lui a dû, et lui doit encore, son attraction fascinatrice, et ce qu’on appelait, hier ou avant-hier, sa suprématie intellectuelle.

Le boulevardisme, il est vrai, et on l’en accuse, a créé l’esprit de café qui, par certains côtés est routinier, en effet, et centralisateur. D’abord, il ne l’a pas créé ; il l’a hérité du siècle précédent, le plus nationalement potinier, ergoteur et médisant de tous les siècles. Et puis, cet esprit de café, il valait bien l’esprit de cercle, dites ? Elle n’a peut-être pas beaucoup gagné au change, la société que vous avez aujourd’hui, sous la Troisième, par le double abrutissement du jeu et de l’ivrognerie à l’anglaise. Le café donne sur la rue, mais l’air y entre et, avec lui, tous les bruits de la vie. On s’y frotte encore aux intérêts généraux, on y a commerce d’humanité, on y échange autre chose que des cartes grasses et silencieuses. Oui, le café valait mieux que le cercle, si le lupanar vaut mieux que l’onanisme.

Je ne le défends pas davantage, et d’ailleurs il est mort. Le boulevardisme est fini, bien fini, et on désigne avec beaucoup de sens les causes de sa mort, quand on l’attribue à l’haussmannisation des boulevards d’abord, et ensuite au cosmopolitisme de la Ville Lumière. Entre Brébant et Tortoni, tous deux disparus, sur les cinq cents pas péripatétiques, la brasserie allemande a remplacé le café français, chassant la clientèle des derniers causeurs, pour y substituer celle des gens d’affaires, hâtifs, fiévreux, bousculés, bousculant, le front plissé par la chasse à l’argent. Plus de flânerie possible à travers les flots pressés de la cohue convulsive, où l’ami rencontré n’a pas une minute à vous donner ni à vous prendre, et se perd, rapide, après la poignée de mains sommaire. C’est désolant, me disait l’un des derniers philosophes de l’école, on ne rencontre plus personne ! On ne sait plus avec qui d’entre eux dire du mal de ses confrères !

Le cosmopolitisme est l’autre assassin de l’esprit parisien, cela n’est pas douteux. En quelques années, et les expositions universelles aidant à la besogne, il a vraiment dénationalisé la ville, et qui nomme Paris aujourd’hui dit beaucoup moins la capitale de la République française que le centre européen et la station hivernale de toutes les fortunes oisives des cinq mondes. La confusion des langues y règne dans la diffusion des usages et des mœurs, et la tour Eiffel la symbolise.

Sans être le louangeur sénile du temps passé que raille Horace, je regrette le boulevard d’antan et ses boulevardiers. Ils étaient plus utiles qu’on ne pense, les ironistes allègres et redoutés, équilibrés des vertus et des défauts de la race, et leur opposition était la bonne peut-être, l’efficace, celle qui réveille comme un sifflet de fifre, la Liberté des engourdissements du pouvoir. Un bon mot d’eux valait mieux et faisait plus, parfois, que les émeutes brutales de la masse ; ces Warwicks de la royauté parisienne travaillaient à leur manière à l’œuvre de la justice, car ils étaient fort bonnes gens, et ils ne se donnaient du « neveu de Voltaire » que s’ils avaient défendu leur Calas. Les voilà dispersés par l’invasion béotienne des millions internationaux, et, débusqués de leurs boulevards chéris, ils errent sans asile à travers les brasseries universelles d’où ne s’échappent plus aucuns rires. Ils entendent, dans tous les dialectes du vieux monde, et du nouveau aussi, les hommes modernes gémir leurs plaintes sociales et pleurer leurs angoisses, ils sont environnés de bêtise, de tristesse, et ils s’en vont ! Adieu, sages de ma race et de mon pays ! L’esprit a fait son temps et joué son rôle, et voici fleurir le vingtième siècle, âge pratique et ère du médiocre, où deux et deux feront implacablement quatre en toutes choses. Déjà les cicérones montrant aux voyageurs le boulevard devenu le ghetto idéal, s’écrient du haut des tapissières d’agence : anciens jardins d’Académus et ex-nombril du monde !

Celui qui écrira l’histoire du boulevardisme n’aura guère à l’incriminer que de deux erreurs qui, d’ailleurs, n’en font qu’une : un patriotisme un peu étroit et un goût prononcé pour la centralisation. Mais la liste seule des services qu’il a rendus au progrès, à la liberté et aux arts, ne sera pas le chapitre le moins long du livre, et je ne parle même pas de la bonne humeur entretenue par les maîtres du rire chez un peuple qui se rembrunit et tourne au malade imaginaire.

À présent, internationaux des races lourdes et graves, prenez Paris, il est à vous. Les railleurs sont partis, et les merles ne siffleront plus. Vous aurez, pour remplacer l’esprit boulevardier et ses mousses légères, la forte fermentation de ce que le naturalisme appelle : le génie. Les cafés y croyaient peu, parce qu’ils le savaient rare, et c’est pourquoi ils le blaguaient, d’une terrasse à l’autre. Il est vrai qu’on ne leur avait point enseigné encore que le génie peut et doit être bête comme un pot, et que tel est son signe cosmopolite. La compensation est là. Vous l’avez. Au passé, le simple esprit ; le génie à l’avenir ! Ça commence bien, en prose et en vers, à pied, à cheval, sur la terre et sur l’onde. Il était temps que les boulevardiers fichassent le camp du boulevard… et du siècle. Du Nord et du Midi, voici venir des oies couronnées de crêtes de coq et habillées de plumes de paon, les oies géniales ! Bonsoir, amusez-vous bien !