Souvenirs d’un fantôme/Le Vampire et la Police

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C. Le Clère (tome IIp. 303-316).


Le Vampire et la Police.


Un jour où l’empereur m’avait retenu plus longtemps qu’à l’ordinaire, le ministre de la police, duc d’Otrante, fit demander une audience prompte.

« Voyons ce qu’il veut, » dit Napoléon.

« Prince, restez ; j’aime assez à avoir un témoin de ses œuvres. »

L’empereur commençait à se méfier de lui. Fouché entra ; il parla d’abord de police générale, puis il dit :

« Un fait bien étrange se passe dans la rue Saint-Éloi, hôtel Pepin ; il est arrivé là un individu, il y a douze jours, nommé Rafin. Ses papiers, remis au propriétaire, ont paru suspects ; on a environné cet homme d’une surveillance spéciale. Le jour, il va dans diverses maisons : il est très bien mis ; sa figure est agréable, bien que sévère. Le soir, il sort de l’hôtel à onze heures précises, prend souvent un fiacre, d’autres fois va à pied, toujours vers le même lieu, le cimetière du Père-Lachaise, et, chaque fois qu’il y arrive, mes agents le perdent de vue ; mais, à quatre heures du matin, on l’aperçoit aux environs de ce cimetière ; il reprend alors le chemin de l’hôtel Pepin, où il arrive avant le jour. Ce manége répété a excité la surprise de mes hommes. On suit Rafin, presque pas à pas, on le peut ; c’est facile pendant le trajet. Mais, aux approches du cimetière, le moment arrive toujours où on le perd de vue. On a posté du monde dans l’intérieur : ceux-là n’ont rien découvert.

— Vous me racontez là, duc d’Otrante, une anecdote fantasmagorique, » repartit l’empereur. « Est-ce un vampire ?

— Sire, ils sont rares en France, au dix-neuvième siècle.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est ce que je saurai.

— Le ferez-vous arrêter ?

— Il ne commet rien de répréhensible, et j’hésite.

— Vous faites bien ; il est assez fâcheux qu’il faille remplir les prisons d’État d’ insensés qui prennent plaisir à courir à leur perte. Je n’approuve point les mesures préventives. La tyrannie est là ; car avec ce système où s’arrêtera-t-on ? Cependant, ce monsieur m’intrigue. A-t-on fouillé ses papiers pendant son absence ?

— Oui, sire, on n’a rien trouvé de louche.

— Vous dites que son passeport l’est ?

— Il ne se rapporte pas exactement pour le signalement ; on a même cru y reconnaître une surcharge. »

Moi, alors prenant la parole, je dis : « Ce sera peut-être un apprenti carabin ?

— C’est possible, » répliqua le duc d’Otrante, du ton d’un homme qui a une tout autre idée. Ceci m’intrigua, et quelque temps après, un matin, lorsqu’il était venu me rendre compte de plusieurs affaires dont l’empereur m’avait remis la solution, le souvenir de l’homme du cimetière me revint, et j’en demandai des nouvelles. Fouché, alors :

« Monseigneur, » me dit-il, « nous ne sommes pas au dix-neuvième siècle, comme, l’autre fois et devant vous, je l’affirmais à l’empereur, mais au neuvième, dixième, onzième ; ou plutôt il y a des prestidigitateurs habiles.

— Qu’est-il donc devenu ?

— La brigade de sûreté, piquée au vif, imagine de commencer la petite guerre avec Rafin ; une belle nuit, on l’arrête, à cent pas du Père-Lachaise. D’abord, d’un coup de poing, il renverse dans la boue deux de mes gaillards les plus solides, qui ont prétendu avoir été frappés, non par une main d’homme, mais par une barre de fer. Les autres l’entourent, le somment, au nom de la loi ; il se calme, exhibe, à la clarté d’un réverbère, des papiers convenables : une carte civique, un passeport, acte de naissance ; bref, tout ce qu’il fallait pour avoir le droit de circuler nocturnement dans la bonne ville ; comme.on voulait s’y prendre par ruse, on feint d’être satisfait ; il paie à boire en retour des taloches appliquées ; on se sépare bons amis. Lui sort, les autres restent chez le marchand de vin où on l’a conduit ; mais des camarades apostés en dehors le suivent, et le perdent à point nommé.

» À quatre heures, le signal est donné par un surveillant qui voit Rafin ; on y court, et cette fois, afin d’éviter les jeux de mains, un officier de paix se montre, et, pour cacher le jeu, on arrête tous les passants, trois ou quatre amenés là par hasard ; on les fouille, et Rafin avec eux ; on retrouve sur lui les pièces de tantôt, et rien de suspect avec ; au reste, on presse la recherche, car ceux qu’on en a chargés sont, quoique peu délicats, sur le point d’être suffoqués par l’odeur infecte qui s’exhale de toute la personne de Rafin.

» Deux jours se passent, lui continue à faire des visites, notamment à une jeune et jolie couturière ; on s’informe de celle-ci, elle vivait paisible, fraîche, rieuse, et depuis que Rafin la fréquente, elle devient pâle, maigre, maladive ; on va à une autre maison. Ici la femme est veuve, et elle aussi perd ses couleurs et son embonpoint. Le troisième jour, un jeune homme d’environ vingt-quatre ans arrive au portier de l’hôtel, il est hors de lui ; il demande Rafin, qui est sorti, cela le contrarie, il s’assied et l’attend ; une heure après, Rafin arrive. Le jeune homme ne fait qu’un saut jusqu’à lui, le collette. La force prodigieuse de l’aventurier nocturne est comprimée par la fureur de l’assaillant, qui l’appelle assassin, monstre, et qui, sentant sa force faiblir, tire un couteau et lui porte un coup à l’aine, mais un seul, rien qu’un ; quatre témoins l’ont vu, retenez bien ceci.

» Rafin pousse un cri, lâche son adversaire, et tombe roide mort. Le meurtrier prend sa course et se sauve ; on ne le poursuit pas, tant on est troublé, lui laisse le couteau dans la plaie. On envoie chercher un chirurgien et la police ; on déshabille Rafin, et l’on voit le sang jaillir par six plaies ; deux à la gorge, deux à l’aine droite, une dans le bas-ventre et l’autre à la cuisse. Les témoins sont confondus ; leurs dépositions sont unanimes. Le jeune homme a saisi d’abord Rafin, a lutté, s’est fait une arme de son couteau, n’a porté qu’un seul coup, a laissé le fer dans la plaie, et, au lieu d’une plaie, il y en a six, et l’instrument représenté à la justice ne s’adapte qu’à l’une des seules blessures, à l’aine ; les autres paraissent avoir été faites, soit par des poignards, épées, stylets, soit par tout autre outil aigu et nullement semblable à la pièce de conviction que le chirurgien, en présence du commissaire, a lui-même extraite du corps de Rafin.

» On visite ses habits, sa chambre ; on ne trouve que les papiers déjà connus, mais ni or, ni argent, ni effets. Ses actes légaux annonçaient un citoyen de Strasbourg, et là on perd la trace. Les autorités locales ne peuvent rien spécifier, à cause des soustractions des registres de l’état civil pendant le temps de la révolution. On s’est mis à la recherche de l’assassin, on l’a trouvé. Voici ce qui en était : ce jeune homme aimait une demoiselle, Rafin se place entre eux, et est préféré ; aussitôt la pauvre fille perd la santé, elle se plaint de cauchemars affreux, que son sang est sucé nocturnement par un être hideux qui néanmoins ressemble à Rafin : ces confidences sont faites à la propre sœur du premier amant, qui s’en alarme. Et, lorsque le matin il a vu mourir de faiblesse la pauvre fille, son imagination s’est allumée ; il a couru provoquer Rafin ; et, sentant celui-ci prêt à lui arracher la vie, tant il lui serrait la gorge, il a pris son couteau sans intention de tuer, mais seulement pour se dégager.

» On me soumet l’affaire, elle me paraît si bizarre, que je fais relâcher le jeune homme, surtout lorsqu’un incident, plus surprenant encore, complique la situation. Le corps de Rafin avait été déposé dans une salle basse, on devait l’enlever le lendemain de grand matin ; ce moment venu, bonsoir la compagnie, le mort a disparu ; nouvelle rumeur, qui a fait le coup ? les carabins ; on fait des recherches, rien n’est trouvé… Au bout de dix semaines, qu’on juge de l'effroi du portier de l’hôtel Pépin, et de la famille, et de tout le voisinage, lorsque l’on voit arriver Rafin, qui froidement réclame sa clef et ses vêtements. On l’entoure, on s’écrie, le questionne, sa réponse est brève et simple.

» Des jeunes étudiants ont volé son cadavre pour le disséquer ; ils y ont surpris un reste de vie ; ils’l’ont soigné, ramené du tombeau, et sauvé enfin ; mais, comme ils ont commis un délit, il a juré de ne pas les faire connaître, et il subira toutes les peines possibles, plutôt que d’être ingrat envers ceux qui lui ont rendu l’existence. Tout cela, sans doute, est plausible, naturel, on s’en contente, hors moi. Je donne mes ordres, cet homme est arrêté, conduit dans un cachot ; je m’y rends ; il était bien lié, et, malgré ses cris, ses supplications, sa résistance, je ne balance pas à lui enfoncer dans les chairs un instrument de chirurgie qui ne peut faire que peu de mal, mais qui provoque à l’écoulement du sang ; à mon intention qu’il devine, cet être s’abandonne à une rage violente, il fait des efforts incroyables pour se jeter sur moi ; il me menace de l’avenir, je le pique… ; à peine la première goutte de sang a jailli, que les six blessures antérieures se rouvrent, tous les secours sont inutiles, Rafin meurt de nouveau.

» Nous étions onze personnes présentes à cette expérience remarquable ; notre stupéfaction, monseigneur, ne peut être comprise. Nous sommes au XIXe siècle, et il y a devant nous un vampire, un boucolâtre, une goule, que sais-je : ce fait incroyable confond et MM.  Cuvier, et Fourcroy, et Cadet, et Portal, savants de première classe, que j’avais appelés. J’avoue que, peu instruits des précédents, ils ne virent là dedans qu’un tour de passe-passe, qu’une rouerie de police devant l’autorité, une manière neuve de se débarrasser d’un individu dangereux ; ils ont cru au poison et pas au sortilège, et le silence qu’ils gardent provient moins de leur parole engagée que du résultat d’une scène dont ils voudraient ne pas avoir été les spectateurs. Quant à moi, qui ai approfondi la chose, je suis abasourdi au dernier point. Certainement, je ne peux admettre la réalité de ces êtres surhumains, voilà pourtant ce que j’ai vu. Je fis constater le décès, on entoura le corps mort d’une multitude de linges, on le mit dans une bière de fer, on lui coupa la tête, les mains, les pieds, tout cela fut enseveli ensemble. Je fis exhumer au bout d’un an, on trouva les diverses parties en putréfaction avancée, aucune n’y manquait ; et, pour cette fois, Rafin, de retour encore, ne vint plus redemander la clef de sa chambre. J’ajouterai que la seconde femme (la veuve) à qui il faisait la cour, étant déjà fort exténuée, expira peu de jours après lui. »