Souvenirs d’un homme de lettres (Léon Barracand)

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Souvenirs d’un homme de lettres
Léon Barracand

La Revue des Deux Mondes, 15 août et 1er  septembre 1937
SOUVENIRS D’UN HOMME DE LETTRES[1]

I
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=== En quête d’un éditeur. — Le bon Théo === Lorsque, au retour des vacances de 1865, j’eus achevé d’écrire et de faire imprimer le poème de Donaniel, la question de l’éditeur se posa.

Depuis quatre années environ que j’habitais Paris, y faisant mon droit et venant de passer ma licence, je ne connaissais personne dans le monde des lettres qui me pût renseigner. Je m’adressai à la mère Gaux qui avait un étalage de livres sous les galeries de l’Odéon et dont, par privilège d’étudiant, je feuilletais parfois les nouveautés, lui achetant quelques volumes et bavardant avec elle à l’occasion.

— Un poème ! me dit-elle. Il faut aller trouver Lemerre. Vous serez là chez vous, il s’est fait le monopole de la poésie.

Je vivais dans une telle ignorance de tout que l’illustre éditeur, qui ne venait d’ailleurs que de s’établir, m’était inconnu. Je consultai le Bottin et j’allai droit chez Lemerre qui tenait boutique au boulevard des Italiens.

Cet habile homme compulsa les bonnes feuilles que je lui tendais et qui formaient un joli petit in-16 carré sur papier de Hollande, admira à la première page la belle composition romantique de Léopold Flameng, et dit :

— C’est parfait ! Ça me convient. Nous mettrons le volume à 20 francs, et nous ferons une bonne affaire ;

Une bonne affaire ?… Il s’agissait bien de cela !

— À vingt francs, dis-je, nous n’aurons guère d’acheteurs.

— Qu’importe, s’ils paient cher !

Il m’importait beaucoup. J’aurais voulu donner mon livre pour rien afin d’avoir plus de lecteurs. Et, sans rien conclure, je m’en allai un peu déconcerté.

En longeant les Boulevards, j’avisai derrière une vitrine les premières poésies de Sully-Prudhomme qui venaient de paraître chez Achille Faure dont la librairie toute nouvelle était établie près de la porte Saint-Martin. Mon petit paquet à la main, je m’y rendis.

Achille Faure était un homme jeune encore, vif et intelligent. Il lut quelques vers, les goûta, fit même une observation assez juste sur un mot « bruire » que je ne comptais que pour deux pieds. Finalement, nous nous entendîmes. Le brave garçon était trop artiste, trop lettré, et ce fut la cause de sa ruine sans doute. Il avait mis là quelque cent mille francs qui ne firent qu’une flambée.

Six mois après, le gros ballot de mes Donaniel[2] me revenait, qui de chez moi ne fit qu’un saut chez Lemerre, lequel, depuis, a publié la plupart de mes autres œuvres, poésies, romans, théâtre, histoire… Un certain nombre me restèrent, que je distribuai à tout venant.

Cependant quelques exemplaires étaient à la reliure, destinés à de grands noms : Hugo, Sand, Théophile Gautier, Jules Sandeau, Sainte-Beuve, etc.

Gautier habitait, dans une large avenue, dans les parages d’Auteuil, une gentille maisonnette prolongée d’un jardin. Dans le salon où j’attendais, un peu ému, je le vis surgir avec ses deux filles, Judith, plus tard Mme Mendès, et la seconde, plus tard Mme Bergerat. Il partait pour une matinée dramatique au moment où j’arrivais, et sa jolie escorte n’était pas pour rassurer mes timidités.

Théo (comme l’appelaient ses amis dans l’intimité) était l’un des plus illustres représentants encore vivants de l’école romantique. Je ne fus pas déçu en le voyant sans ce fameux gilet rouge des grands soirs de bataille littéraire, mais en redingote correcte. Bien des fois, en effet, je l’avais aperçu aux « premières ». Et, tout dernièrement encore, à une représentation du More de Venise à la Porte-Saint-Martin, du fond du parterre où j’étais blotti, je ne l’avais pas perdu de vue dans la petite avant-scène où il trônait. Il était pour nous un dieu des lettres.

L’accueil fut familier, cordial et gai, et me mit tout de suite à l’aise. En lisant l’épigraphe, il s’exclamait joyeusement : « À la bonne heure ! » C’était un distique de Pétrus Borel, dit le lycanthrope. Et je crus voir dans ce transport la satisfaction de rencontrer un dissident de l’École du Parnasse qui pointait alors et à laquelle on n’avait pas essayé encore de le rattacher. Nous nous mîmes en marche, vers l’omnibus qu’il allait prendre, précédés des deux jeunes filles.

À la voiture, nous nous séparâmes, et j’emportai, avec la poignée de main de Gautier, l’illumination des beaux yeux de Judith attachés sur moi et souriants.

La seconde visite fut plus posée. Par la chaude journée d’été, il revenait du fond du jardin, en veston léger, le col dégrafé, une petite calotte rejetée en arrière d’où ruisselaient —ses longs cheveux. Sa première parole fut pour protester.

— Mais non ! vous n’êtes pas mon disciple. C’est du Musset, du Musset tout pur : vous l’imitez à s’y méprendre, à l’égaler !

Je crus sentir ici quelque déconvenue. Un peu par flatterie, — je m’étais vanté d’être son élève. Je repartis que, sinon la forme, du moins le fond et l’allure, et le pittoresque du récit rappelaient le Capitaine Fracasse. Il eut un geste d’assentiment sans paraître bien convaincu. Il ne me fit qu’une objection : il n’aimait pas, n’admettait pas les rimes mêlées. Ce fantaisiste et cet indépendant se faisait l’esclave de la symétrie rythmique, de la régularité antique et classique.

Chez Jules Janin

Dans un clair et luxueux chalet parmi les fleurs, le gazouillis des oiseaux, le gai soleil et la verdure, à la lisière d’une voie de Passy qui en a retenu le nom de Jules Janin, nichait, comme dans une immense volière, le plus corpulent des chroniqueurs dramatiques.

On l’appelait « le Prince des Critiques ». Un esprit léger, sautillant, voltigeant à la fois sur mille objets, un style pomponné, enrubanné, plein d’une verve florianesque, se développant en interminables arabesques et criblé de citations latines et autres, tout cela formant, dans un débordement d’incoercible bavardage, le plus étrange amalgame, lui avait valu ce beau titre.

L’oracle était invisible quand nous franchîmes la grille du parc. Mais une piécette glissée dans la main du petit valet qui nous reçut leva la consigne.

— Par là, me dit-il doucement en me désignant l’escalier, allez tout droit et vous le verrez… Mais motus !

Et je montai, sans me douter de ce qui m’attendait.

Assis dans une bergère qu’il emplissait de sa grosse personne, et flanqué d’un jeune secrétaire auquel il dictait, Janin s’agita violemment à ma vue, les deux, mains jetées sur les bras du siège, comme s’il allait bondir et me sauter à la gorge, en même temps qu’il m’apostrophait :

— Qu’est-ce ? Comment avez-vous passé ?… Vous ne savez donc pas que c’est le jour de mon article !

Je restai pétrifié. Mon Dieu ! non, je ne savais pas que ce fût le jour de son article, et je ne savais pas que le jour de son article le mouvement universel dût s’arrêter, la terre entière faire silence, et qu’il fût interdit à tout poètereau de s’aventurer dans son voisinage. Je pus pourtant bredouiller le but de ma visite.

Après des fouilles multiples sur les tables et les meubles surchargés d’envois d’auteur, le jeune scribe, qui n’avait cessé de rire sous cape, finit par repêcher mon volume. Dès qu’il le tint, notre furieux se calma ; sa main potelée et fine en caressa avec amour le veau plein d’une belle teinte citronnée ; il suivit d’un œil amusé les fers du dos et des plats. Cet homme aimait vraiment les livres bien habillés, le beau papier, les beaux caractères, et il goûtait à leur seul toucher une visible volupté.

Il me remercia du joli cadeau ; et, tout en feuilletant quelques pages qui s’étalaient largement au gré d’un connaisseur en reliure, il voulut bien dire qu’il avait déjà lu des fragments qui lui avaient fait plaisir et qu’il y reviendrait plus sérieusement. Il ne se hâta pas moins de me congédier en m’engageant à choisir un meilleur jour pour le voir.

Jules Sandeau

Ce n’était plus, certes, quand je vis Jules Sandeau, l’élégant cavalier qu’une grande lithographie, suspendue dans le vestibule de son appartement, nous rendait à vingt ans, avec son joli visage ovale aux lignes pures, encadré de longs cheveux blonds bouclés. Les boucles étaient tombées ; l’embonpoint des jours indolents, nonchalants, après la tâche accomplie, l’avait envahi et son teint s’était uniformément et fortement coloré ; le bas du visage reposait sur une rondeur molle et grasse et, s’il se peut dire, abbatiale, où fleurissait d’un rouge vif une lèvre gourmande et déroulée qui faisait plaisir à voir ; mais de cette bouche au sourire épanoui, des yeux bleus encore jeunes et clairs dans leurs paupières un peu meurtries, quel rayonnement, quelle douceur de gai et cordial accueil s’épanchait à chaque rencontre ! Il était la bonté même, la chaude et dévouée obligeance en personne.

Il habitait, au palais de l’Institut[3], le pavillon de droite. La fenêtre du grand cabinet où il recevait donnait sur le quai Conti, d’un côté, et, de l’autre, sur la petite place où s’élève la statue de Voltaire. Il se tenait là, frileusement blotti au coin du feu, fumant une longue pipe à tuyau de merisier. De temps à autre, la sirène d’un remorqueur venait jeter dans l’entretien sa longue plainte stridente ; il levait les bras : « Oh ! ce Paris… » Il n’y avait encore pourtant ni tramways ni autos roulant sous les fenêtres, ébranlant les murs.

Un jour, je le trouvai, toujours fumant et assis dans son coin chaud, avec une petite table basse près de lui, où quelques feuillets impitoyablement raturés s’éparpillaient.

— Cher maître, si je ne suis pas indiscret, vous nous préparez quelque chose ?

— Ce n’est pas pour vous, me dit-il. Je me suis laissé arracher une promesse par Hetzel (il s’agissait d’un livre d’étrennes qui fut la Roche aux mouettes). Mais ça ne va pas, je me suis rouillé. Ah ! mon ami, la vieillesse…

— Elle est belle, du moins, lui dis-je. Et vous êtes loin, cher maître, d’avoir atteint les dernières limites de l’âge (il n’avait guère plus de soixante ans) ; vous avez les honneurs, la gloire, l’universelle admiration… Oui, certes, on la peut dire belle !

— Une belle vieillesse, me dit-il, c’est comme une bonne fluxion de poitrine, un bon rhumatisme.

=== Villiers de L’Isle-Adam === Il m’arrivait de me rendre le soir sur les Boulevards, au café de Madrid, où, vers dix ou onze heures, j’étais sûr de rencontrer Villiers de L’Isle-Adam et, fidus Achates, son ami, Jean Marras[4].

Villiers de l’Isle-Adam ! Ce grand et vieux nom m’imposait. L’homme toutefois ne répondait pas très exactement, au premier abord, à l’idée que je m’en faisais. Il était de petite taille, une figure plutôt ronde que battaient de longues mèches incessamment relevées d’une main fébrile, un petit nez rond sur une mince moustache toujours mordillée et tracassée du bout des doigts, des yeux bleus tantôt fixes d’une pensée absorbée et distraite, tantôt d’une mobilité égarée, et le teint brouillé et tacheté. Rarement tranquille et posé, il parlait par saccades, avec de sourds ricanements intérieurs où il y avait des mystères de profondeur ironique et d’arrière-pensée railleuse. Il semblait, dans tout ce qu’il disait, que sa principale préoccupation fût d’étonner et de s’étonner lui-même aux sursauts subits d’imaginations qui lui venaient. Ce qui m’étonnait surtout, c’est toute cette peine qu’il se donnait pour un bien petit résultat.

Tout cela ne le diminuait pas, rien ne pouvait le diminuer à mes yeux ; il me semblait, par son talent et le prestige de la plus illustre filiation, promis aux plus hautes destinées. Tout jeune, guère moins jeune que moi, il jouissait déjà d’un certain renom dans le monde des lettres, commençait à prendre rang parmi les « figures du Boulevard ». Il avait, dès ce temps, beaucoup publié : des vers que nous admirions, un roman, Isis, qui est une sorte de poème en prose ; des contes d’une singularité un peu cherchée et forcée, et de grands drames romantiques d’une magnificence et somptuosité de style qui nous enchantait.

De temps à autre, un nouvel arrivant venait s’installer à notre table, échangeait quelques mots et s’éclipsait. Et, à minuit et demi, le café fermait, on nous mettait dehors : c’était l’inflexible règlement de police qui, sur toute la ligne des Boulevards et aux Halles, ne tolérait à ces heures nocturnes que quelques cabarets ouverts. D’un pas lent de promenade, sur le trottoir à peu près désert, nous nous dirigions, Jean Marras et lui, vers le restaurant du Helder pour y achever la soirée.

En face d’une volaille froide et de quelques coupes de Champagne, dans le cadre d’une grande salle du premier étage, à quels sujets de causerie pouvions-nous bien employer ces longues heures de nuit ? La seule impression qui m’en reste, c’est qu’elles passaient trop vite ; et les seuls souvenirs qui demeurent sont ceux de quelques contes en projet dont il nous narrait la donnée, car volontiers il s’ouvrait de tout ce qu’il faisait ou devait faire. Il n’était pas comme certain que je connais, qui, cachottier et mystérieux, garde sur l’œuvre en gestation un silence jaloux, comme s’il craignait, en en divulguant le secret, de surprendre quelque signe d’improbation et de froideur dont son rêve se sentirait glacé et paralysé. Lui, au contraire, avait plaisir à parler ses récits avant de les écrire. Et, dans la surexcitation où cette sorte de mise en train le jetait, dans l’afflux d’idées nouvelles qui, par une espèce de choc en retour, lui pouvait venir de son public, si restreint et humble fût-il, peut-être avait-il des trouvailles, d’heureuses surprises dont il faisait son profit la plume à la main.

J’eus ainsi la primeur de contes dont quelques-uns parurent dans la Revue fantaisiste, la Chronique des Arts et des Lettres : des publications de jeunes ; presque tous roulaient autour d’un personnage, — Tribunat Bonhomet, — qu’il eût bien voulu élever à la hauteur d’un type, tel que le pharmacien Homais ou Joseph Prudhomme, mais qui n’a pas atteint leur popularité. De par ses qualités mêmes, cela ne se pouvait : il avait, à un rare degré, le sens du bouffon et de l’extravagant, non le vrai comique. Et c’est une disgrâce qu’il partage avec tous les lyriques romantiques, Hugo, Gautier, etc. Il se complaisait dans la pure invention plutôt que dans l’observation de la vie.

Ainsi coulait le temps, jusqu’à ce que, dans la nuit finissante, à travers la solitude de Paris et le désert du Palais-Royal, dont les dalles sonnaient sous mes pas répercutés par l’écho des façades éteintes, je songeasse à regagner les lointains parages de la rue Bréa où j’habitais.

Il tint à me rendre en une fois et dans une invitation qui portât sa marque toutes mes politesses. Cela se passait chez Bonvalet et rien n’y manqua de ce qui pouvait embellir la soirée. Nous n’étions plus trois, mais une demi-douzaine de convives, et, entre autres, le jeune compositeur Armand Gouzien qui finit, comme critique musical, et qui nous chanta en l’accompagnant de sa propre musique la complainte des Enfants de saint Nicolas : ::Ils étaient trois petits enfants ::Qui s’en allaient glaner aux champs…

Villiers lui-même était pianiste, mais ne jouait que des choses rares, raffinées et ténues, s’il se peut dire, peut-être de sa particulière invention.

À l’heure du règlement, il tira de son gousset un billet roulé en boule qu’il tendit au garçon. Son dédain de l’argent éclatait dans le peu de soin avec lequel il traitait le précieux chiffon. De même en était-il, du reste, de ses notes, fragments de pensées, ouvrage en cours et qu’il achevait de composer çà et là ; c’étaient de petits lambeaux de papiers froissés et graisseux ; qu’il dépliait lentement pour se les remettre en mémoire. Quand le plateau revint, où quelque or brillait parmi les pièces blanches, il eut, sans y jeter les yeux, un petit geste noble et simple pour le renvoyer.

Nous ne mentionnons ici strictement que ce que nous avons vu et entendu, laissant de côté la floraison de légendes dont s’enguirlande sa mémoire : par exemple, sa tentative de mariage avec une riche Américaine en quête d’un grand nom, — et il eût été difficile d’en trouver d’un plus beau lustre moyenâgeux, — dont la fortune eût été la bienvenue dans l’éternelle pénurie qui le harcelait ; et, afin de constituer un parti plus sortable, la douloureuse opération à laquelle il se serait soumis pour l’extraction de ses mauvaises dents qu’un irréprochable ivoire remplaça ; et encore l’audience qu’il obtint de Napoléon III pour revendiquer la possession de l’île de Malte comme héritier et descendant du grand-maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem.

Cette descendance lui tenait au cœur, bien qu’elle lui eût été contestée. Elle le fut dans un procès qu’il intentait à je ne sais quelle direction de théâtre et à l’auteur d’une pièce historique où figurait le Villiers de l’Isle-Adam du règne de Charles VII. Il protestait contre le rôle odieux et antipatriotique que l’on prêtait au personnage, lequel, à la vérité, dans les troubles du temps, s’était bien rangé un moment au parti des Anglais et du duc de Bourgogne, mais n’avait pas tardé à faire sa soumission au roi. L’intimé riposta en mettant en demeure le comte Auguste Villiers de l’Isle-Adam de fournir ses titres, tous les parchemins et papiers de famille authentiques et certifiés de son arbre généalogique remontant jusqu’à ces profondeurs reculées et obscures du xive siècle. C’était peut-être beaucoup exiger.

Un propos est à citer qui le peint assez bien. C’était lors d’une des fameuses redoutes qu’aux derniers jours de l’Empire Arsène Houssaye donnait dans le bel hôtel de l’avenue de Friedland. Toutes les illustrations parisiennes s’entassaient dans les immenses salons, monde des lettres et Académie, artistes, hauts fonctionnaires, et, gardant sous le satin du loup et les plis du domino un commode anonymat, les beautés lés plus renommées de la Cour des Tuileries, les plus illustres princesses et étoiles du théâtre. Paul de Cassagnac dansait comme un fou et, au dernier tour, se jetait à genoux aux pieds de sa valseuse, sans que ce délire de jeunesse émût ou gênât personne. Pendant une accalmie de la soirée, Villiers s’était assis au piano et, les yeux dans le rêve, esquissait en sourdine une de ces phrases mélodiques où il semblait se perdre dans l’infini. C’est alors que Jules Claretie, papillonnant çà et là, vint se pencher vers lui au-dessus de l’instrument : « Ces dames désireraient une valse… » Villiers, toujours l’œil extatique, le sourire aux lèvres, et le regardant en-face, ne cessa de pianoter. Claretie insistait : « Ces dames attendent de votre galanterie… » Et Villiers de continuer imperturbable. Enfin, l’un se lassa, l’autre quitta le tabouret.

— Vous n’avez pas été gentil pour Claretie, lui dis-je. Prenez garde ! C’est une puissance.

— Ah ! c’est Claretie, dit-il en riant, je ne le connaissais pas… Bon cela ! je ne suis pas fâché…

Je ne sais quel grief il pouvait avoir contre le futur administrateur de la Comédie-Française.

Un instant après, tandis que nous causions tous deux à l’écart, je m’inclinai vers sa boutonnière. Mon regard venait d’être attiré par une petite faveur de satin noir qui discrètement se fondait avec le noir de l’habit.

— Qu’est cela ? demandai-je.

— L’ordre de Malte.

— Ah ! Et qui vous l’a procuré ?

Il répondit gravement :

— Je n’avais pas à me le procurer. C’est moi, cher ami, qui le concède et qui en distribue le titre et les insignes.

Je n’eus pas la présence d’esprit de lui demander d’être admis dans l’antique et auguste chevalerie. Les pouvoirs et privilèges dont il se targuait n’étaient peut-être pas aussi vrais qu’il disait, car l’ordre de Malte, — sinon officiellement, puisqu’il fut aboli par Napoléon, du moins à titre d’association privée, — existe encore et a, croyons-nous, son siège à Rome, et jamais notre ami Villiers de l’Isle-Adam, que nous sachions, n’en put être grand-maître.

Et, toujours à propos de décorations, Leconte de Lisle contait volontiers cette anecdote. Villiers l’avait prié de le présenter à un puissant personnage, et ils avaient pris jour à cet effet. Il fut exact au rendez-vous et, en entrant, cornme son pardessus s’entr’ouvrait, le poète aperçut une poitrine constellée du haut en bas de toute sorte de plaques et de croix, toute une orfèvrerie scintillante des mille feux de l’aurore. Leconte de Lisle, homme simple, fut ébloui, mais un peu gêné ; cela ne lui paraissait pas sérieux. Il pria Villiers de déposer cette profusion de décorations dans une armoire où il les reprendrait au retour de la visite. À quoi Villiers de l’Isle-Adam se prêta de bonne grâce.

À part ces légers travers, c’était l’homme le plus aimable, bon enfant et souriant à tous, n’enviant et ne dénigrant aucun confrère, accordant son suffrage à tous les talents de quelque genre ou école qu’ils fussent, et, au regard du sien propre, incapable de faire un pas pour une louange, un article, inaccessible d’un autre côté aux critiques, planant au-dessus. La discussion avec lui était affable, animée et vive, sans qu’il s’emportât jamais sur aucun sujet ni contre personne. Une seule fois, nous le vîmes fâché, irrité, et c’est à une conférence de son vieil ami Catulle Mendès sur la poésie contemporaine, où celui-ci lui marchandait un peu l’éloge, l’appelant un demi-génie, un génie incomplet.

— Eh bien ! lui dis-je à la sortie, vous devez être content ? On vous donne du génie !

— Content ! Content ! répéta-t-il, arpentant d’un pas nerveux la cour de la salle des Capucines. Vous allez voir ! Je vais lui parler !

Je ne vis rien, car je le quittai.

C’était après la guerre de 70, et nous nous voyions moins. Le mariage avait rompu mes relations de garçon avec le Boulevard, et nous ne nous rencontrions que de loin en loin.

Leconte de Lisle

Leconte de Lisle était alors, avec un talent parfaitement ignoré de la foule, la grande figure autour de laquelle commençait à se grouper toute la jeunesse de la poésie et des lettres.

Il me souvient qu’à cette date, j’entendis dans un groupe d’amis quelqu’un qui disait : « Barracand nous parle toujours de Leconte de Lisle. Ce de Lisle n’est pas le vrai, le grand, le seul qui compte ; celui-là est conservateur de la Bibliothèque nationale… » Je rends à M. Léopold Delisle, l’éminent bibliographe et paléographe, le zélé collectionneur de manuscrits, auteur de tant d’utiles catalogues et précieux répertoires, le tribut d’admiration qui lui est dû. Mais, sans lui faire tort, il est bien permis de dire que Leconte de Lisle lui peut disputer la notoriété.

Mes relations avec Leconte de Lisle remontent aux premiers temps du Parnasse, c’est-à-dire à l’année 1867 environ, où un certain nombre de jeunes, aux tendances fort diverses et ne formant guère à proprement parler une école, se cherchaient un guide, un drapeau plutôt qu’un maître, et pensèrent l’avoir trouvé dans l’auteur des Poèmes antiques.

Leconte de Lisle habitait alors boulevard des Invalides. L’appartement, au cinquième, n’était pas vaste ; et l’on eût été à l’étroit dans le petit salon, sans la salle à manger qui offrait un dégagement les jours d’affluence. La vue s’étendait au levant, de l’autre côté du boulevard, sur les jardins de l’ancien hôtel Biron, qu’occupait alors l’aristocratique institution des Oiseaux.

Des bronzes, quelques bibelots, hommages d’artistes, épars sur la cheminée et les meubles ; des livres en foule rangés dans des vitrines, quelques-uns reliés, la plupart soigneusement et économiquement habillés d’un papier rouge glacé, faisaient tout le luxe du salon qui servait aussi de cabinet de travail. Avec un sourire aimable, une voix fluette et chantante qui gardait des gracilités éternellement subsistantes d’enfant, Mme Leconte de Lisle accueillait les visiteurs. Il ne me souvient pas d’autres dames ; Mme Judith Gautier peut-être et Mme de Heredia, tout nouvellement mariée au poète des Trophées : ce jeune ménage s’était installé non loin de là, avenue de Breteuil, le disciple auprès du maître.

Tel je vis celui-ci, alors qu’il approchait de la cinquantaine, tel à peu près, par un phénomène de conservation rare, il devait demeurer jusqu’à ses derniers jours. Son image ne se peut autrement définir qu’en l’appelant sculpturale : de robuste et haute stature, quelque chose dans l’attitude générale de redressé, qui mettait hommes et choses à une sorte de perspective lointaine ; un front bombé, déjà dégarni comme pour mieux montrer sa rondeur intelligente, la légère couronne des boucles blondes balayant le collet ; le nez finement droit ; dans ses joues pleines et rasées, le beau dessin des lèvres qui s’arquaient et se modelaient si fidèlement aux nuances de tout ce qu’il disait, curieuses surtout à observer quand il contait quelqu’une de ces anecdotes mordantes où il excellait ; et enfin, sous la barre avancée des sourcils, deux yeux d’une profondeur limpide et d’un bleu un peu froid de mer polaire. L’abus de la lecture (car il lisait du matin au soir ; « Il faut beaucoup lire », me disait-il) les avait mis à mal : l’un était perdu, sans qu’il y parût, d’ailleurs ; l’autre était devenu très faible. C’est dans celui-ci qu’il encastrait, ce monocle qu’on lui a si souvent reproché comme un signe d’impertinente élégance et qui lui était nécessaire pour suivre sur l’auditeur l’effet du trait lancé.

Ce n’est pas sans tremblement ni sans palpitation de cœur que j’entrais là : une enfance un peu sauvage au fond d’une propriété rurale, quelques années dans un lycée de province, d’autres à Paris, dans un cercle restreint d’étudiants, ne m’avaient guère doué des souplesses et de ce ton dégagé qu’on acquiert dans le monde. Et je savais l’homme redoutable, habile à saisir le ridicule, et volontiers railleur.

Ces craintes étaient exagérées. Rien de moins solennel et gourmé que son abord, rien qui ressemblât moins à l’homme impassible qu’on se fût imaginé d’après son œuvre, et rien qui trahît le sentiment d’un orgueil qui eût été légitime à l’heure où sa gloire allait poindre et dont nos juvéniles enthousiasmes annonçaient l’aurore en venant forcer sa retraite ; car il vivait assez isolé et dans un recueillement méditatif. Sa première enfance, à lui aussi, avait été assez sauvage, enfermé en soi-même, dans cette île lointaine de Bourbon où il était né ; elle lui avait donné le goût des rêveries et des pensées amoureusement caressées dans le silence et le secret. Mais, en dépit de cette réserve et des timidités qu’il tenait de son origine, c’était un passionné et un tendre ; il aimait à être aimé, et cette amitié, il la rendait bien à ceux qui la lui témoignaient. Il n’était pas nécessaire d’entrer bien avant dans son intimité pour trouver l’homme familier, vraiment bon et même bonhomme.

S’il raillait, c’est que les railleries ne lui avaient pas été épargnées. Ses traductions de l’Iliade et de l’Odyssée, ses Zeus, ses Moires, son Ephaistos, quand il était si facile d’écrire Jupiter, les Furies et Vulcain, fournissaient une inépuisable mine de plaisanteries, et l’on avait tout dit en l’appelant pasteur d’éléphants. Nous commencions à le venger par la chaude admiration dont nous l’entourions et qui lui donnait conscience d’occuper enfin la place qu’à ce moment de la poésie il méritait, — la première.

Qui voyait-on là ?

Les plus assidus étaient certainement François Coppée et Heredia, Jean Marras dont j’ai parlé, — que doublait, bien entendu, Villiers de l’Isle-Adam, Léon Dierx. Mendès, jamais seul, avec cette allure de chef de la cohorte sacrée que, dès la première heure, il aima à se donner, arrivait suivi d’une nombreuse phalange dont les membres peu à peu s’écartèrent du rang pour le distancer et le laisser en route. Sully-Prudhomme, Jean Aicard, Georges Lafenestre, André Theuriet, André Lemoyne durent traverser ce salon. On voyait, dévôt au maître, le jeune Anatole France, bien avant la grande brouille qui, à propos de ses articles sur le symbolisme, les devait diviser et qui manqua tourner en duel. Paul Verlaine y vint aussi quand il était encore présentable et n’avait pas, comme plus tard, roulé dans la pire bohème ; et Paul Arène, Armand Silvestre, Émile Bergerat, Xavier de Ricard, Albert Mérat et, — son frère d’armes, — le doux Léon Valade, et d’autres, bien d’autres que j’oublie. Enfin apparaissait par moments l’éditeur Lemerre, une inquiétude au fond des yeux, l’aléa de l’entreprise commerciale ; mais sur son front têtu, dans sa forte mâchoire, toute la volonté et la ténacité des prédestinés au succès. Il venait surveiller ses couvées de jeunes poètes.

On peut dire que là on causait vraiment de littérature, et non pas de ce que très improprement on appelle ainsi le plus souvent ; c’est-à-dire qu’à propos d’un livre on ne s’occupait ni du nombre d’éditions, ni de bonne ou mauvaise presse.

Il n’y avait pas grande divergence, tous ou à peu près se ralliant à la foi du maître et presque tous ayant le même ensemble de principes et de théories qui, à chaque période de la mode et du goût, flottent dans l’air ambiant et finissent par se condenser en doctrines et par former un programme. Mais, mieux encore, quand il s’agissait des poètes de la génération précédente dont la gloire, par suite de l’engouement public, persistait et peut-être gênait, tout le monde abondait dans le sens du maître et faisait chorus aux manifestations de ses haines et réprobations littéraires.

Il en avait de terribles. Il faut mettre Victor Hugo à part, dont il acceptait la suzeraineté. Là-bas, tout jeune, dans son île, le même coup de soleil l’avait frappé, dont nous avions tous longtemps déliré. Il reconnaissait lui devoir la révélation du génie lyrique de la langue, admirait la nouveauté de ces sortes de coups de fouet, de ces superbes redressements de la phrase en panache qui, à la fin de chaque strophe, fouette et ravive l’attention, ce qui ne l’empêchait pas de noter quelques extravagances où la rime avait entraîné le poète : ::Le poisson qui guérit l’œil mort du vieux Tobie ::Se joue au fond du golfe où dort Fontarabie.

Et, dans je ne sais quelle pièce, une longue énumération de dieux bizarres et inconnus. Comme on demandait à Hugo s’il n’en avait pas inventé quelques-uns : « À peine un ou deux ! » avait-il répondu, au dire de Leconte de Lisle qui, étant la précision et la probité même, n’admettait pas de telles licences, et toutefois en souriait.

Il était plus sévère pour Lamartine. Il avait une telle horreur de la poésie élégiaque, du lyrisme effronté de ceux qui chantent leur « Elvire », leur maîtresse, qui étalent en public les coins les plus secrets et réservés du cœur, que cela allait jusqu’à la colère et au dégoût. Et pourtant, quand on y songe, ne devait-il rien lui-même à ces sentimentalités ? Ses plus belles pièces, et qu’on lira toujours avec une admiration émue, ne sont-ce pas celles où, comme dans l’Illusion suprême, flotte l’image d’une créature aimée ? Mais il ne faut demander à personne d’être absolument logique et conséquent, et, chez un artiste, ces contradictions s’expliquent trop : il a fait de l’art, des règles de son art, le tout de sa vie ; ce qu’il trouve de contraire, même dans les plus belles œuvres, l’offense comme un démenti, et, incapable d’être critique impartial et équitable des autres, il est naturellement injuste. Leconte de Lisle avait pour plusieurs, — pour Lamartine en particulier, — de ces pardonnables injustices.

Il détestait chez celui-ci, avec son dandysme et ses affectations de gentilhomme des lettres, cette phraséologie lâche, ce perpétuel délayage des idées et des sentiments, cet intarissable flux où le bon, le médiocre, tout coule sans arrêt. Il notait les négligences, les erreurs, les répétitions. Par exemple dans le début de la pièce Bonaparte, des Nouvelles Méditations. ::Sur un écueil battu par la vague plaintive, ::Le nautonier de loin voit blanchir sur la rive ::Un cercueil près du bord par le flot déposé ; ::Le temps n’a pas encor noirci l’étroite pierre ::Et sous le vert réseau de la ronce et du lierre…

— Et, d’abord, s’écriait-il, il n’y a point de lierre à Sainte-Hélène.

Quant à Musset, c’était, entre tous, l’auteur particulièrement haï ; son mépris, sa rage devenaient de l’exagération et l’on peut dire de l’aveuglement. Rien ne restait debout, et tous s’aidaient à cette œuvre de démolition.

L’un citait le vers que condamnent toutes les lois de la botanique et de la germination : ::La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore…

L’autre, dans l’apostrophe à la « femme à l’œil sombre », l’indiscutable faute grammaticale : ::Et si je doute des larmes, ::C’est que je t’ai vu pleurer.

Et enfin, dans le fameux début : ::::::Regrettez-vous le temps… ::Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère, ::Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère…

— Astarté, disait Leconte de Lisle, n’a rien à faire avec l’onde amère. Astarté est une divinité phénicienne, une déesse sidérale symbolisant la planète Vénus ; elle est fille du ciel et non de la mer.

Et il dirigeait de mon côté, à travers le lorgnon, un regard sévère et triomphant.

Toute la soirée ne s’écoulait pas en ces dissertations pédantes qui nous eussent transformés en un cénacle de rhéteurs byzantins. À tour de rôle, chacun se levait et, adossé à la cheminée, débitait son petit morceau.

De toutes ces œuvres, prose ou vers, qui s’égrenaient sous ces lambris et de ceux qui les dirent, l’exacte mémoire s’est enfuie. Il nous souvient pourtant de Villiers nous donnant le régal d’un de ses contes avec l’allure trépidante et cette gesticulation épileptique qui lui était particulière.

Une autre fois, Mendès dit des vers : on l’applaudit fort, comme il était de règle pour tous. Quelques-uns néanmoins ne purent s’empêcher de remarquer que la fin de la pièce, par la forme et le fond, rappelait trop peut-être une poésie bien connue de Hugo.

— Je le sais, je m’en suis aperçu, dit-il vivement, cette fin n’est que provisoire ; je changerai ça avant la publication.

Et j’admirai sincèrement ce courage et cette souplesse de talent, que je n’aurais pas eus, de revenir sur l’œuvre refroidie, d’y couler et adapter une nouvelle formule, d’autres images et idées. Quelques mois après les vers parurent en volume ; je voulus m’offrir le plaisir de voir comment il s’en était tiré. Mais, ô surprise ! tels il nous les avait dits, tels je les retrouvais imprimés, et mon admiration pour le poète dut baisser un peu.

Il y avait, à la fin de la soirée, quand les départs avaient rétréci le cercle, une détente où la causerie allait à l’abandon dans une plus grande intimité. C’est alors que, sur nos questions, Leconte de Lisle consentait à raconter quelques souvenirs d’enfance et de jeunesse.

De ses jeunes années dans l’île, il gardait un enchantement, avec les jeux, les courses, les maraudes qui les embellissaient. Cet homme si sobre, que nous avons vu souvent à table expédiant sans y donner d’attention ce qu’il y avait dans son assiette comme dans la hâte d’en finir, se délectait à parler (et en quels termes d’une gourmandise raffinée !) des fruits de son pays mangés sur place, les mangues mûres, le lait de coco, etc.

Mais ce sont les cinq ou six longues traversées à la voile, de l’île africaine en France et de France à Bourbon, qui restaient le plus profondément gravées en lui. Quelques-unes de ces impressions ont passé dans ses vers, celle des chiens hurleurs[5], par exemple, qui, de la côte, durant de longues nuits, accompagnaient de leurs abois le passage du bateau ; puis les requins, — « les horribles bêtes ! » s’écriait-il, — suivant des semaines le sillage, émergeant parfois à demi et levant vers l’équipage leurs gros yeux aveugles dans l’espoir de quelque aubaine. Ils n’étaient pas difficiles à prendre : un torchon quelconque frotté d’huile ou de vieille graisse, dissimulant un crochet sur lequel l’animal se jetait goulûment et s’enferrait. Amené sur le pont, les matelots l’assommaient à grands coups de hache et le dépeçaient, et c’était merveille ce que contenaient les entrailles de la vorace bête : des vieilles bouteilles, de vieilles savates, de vieux pots dé pommade et d’onguent, etc.

Dans une escale à Saint-Louis, il avait visité un grand entrepôt d’animaux féroces rassemblés là pour un commerce d’exportation. En dehors des lions et des éléphants, ce qui l’avait le plus frappé, c’étaient d’énormes ours au long pelage et comme empaquetés de vieux tapis ; leur nourriture était déposée dans une cage à deux ou trois mètres du sol où, d’un seul bond, d’un jet élastique, les lourdes bêtes s’élançaient. Et, pour peindre la chose, il avait encore un geste, frappant des deux mains ses genoux et les élevant brusquement en l’air. Plus tard, à Paris, cherchant à se redonner ces spectacles de la grandiose et brutale nature, il fréquentait assidûment le Jardin des Plantes. Il parlait, non sans horreur, du repas d’un vautour, dont un angora, — quelque hôte des environs égaré là et capturé par un gardien, — avait fait les frais. À peine lâché dans la cage, le pauvre chat s’était blotti peureusement dans un coin. Alors, lentement, avec un grand bruit de plumes froissées, le gros Carnivore se laissait choir comme une masse du tronc fourchu qui lui servait de perchoir, et, posant l’une des pattes sur sa victime, d’un seul coup de ses ongles aigus lui ouvrait le ventre et mettait ses tripes au vent.

Et de toute cette ménagerie quelque chose encore est passé dans les vers de Leconte de Lisle.

Ses années d’étudiant à Rennes avaient leur tour. Il racontait une longue course aux environs avec ses jeunes amis, où l’on avait déjeuné dans un village chez un boulanger aubergiste. La journée était chaude, il était altéré, il ne s’était pas défié d’un petit cidre capiteux, si bien qu’après le repas il s’était profondément endormi. Quand il s’éveilla dans les plus noires ténèbres, son front heurta une voûte ; à droite, à gauche, de toutes parts des murs. Un caveau funéraire ! Un ensevelissement vivant ! L’idée terrible le traversa et il se mit à se débattre en poussant des hurlements. Enfin, la porte du four s’ouvrit, et il aperçut ses compagnons riant et s’applaudissant de la bonne farce. Il l’avait trouvée moins bonne qu’eux.

Son père, médecin à Bourbon, l’était venu voir à Paris. Cet homme, qui avait quitté la France tout jeune et n’y était que rarement revenu, était peu au fait de nos mœurs démocratiques. Et il y avait l’histoire de l’altercation avec un cocher malpropre sur lequel il avait brandi sa canne, prêt à le traiter comme un nègre de ses plantations. Ce qui avait fait s’amasser autour d’eux ; les badauds, au grand émoi de Leconte de Lisle s’efforçant de calmer la colère paternelle.

Enfin, c’étaient ses relations dans les lettres : Gautier, Flaubert, Brizeux, Mme Sand, Louise Colet dont il remettait les vers sur pied, et ses rapports avec son vieil ami Baudelaire, dont il nous citait les excentricités.

Un jour, de grand matin, celui-ci l’était venu voir et avait entamé une conversation qui s’était prolongée jusqu’à midi.

— Tu vas me faire le plaisir de déjeuner avec moi ?

— Merci ! avait répondu Baudelaire, je ne mange pas.

— À ta guise ! fit Leconte de Lisle, sans vouloir s’étonner, moi je me restaure de temps à autre.

Et il s’était mis à table, pendant que l’autre poursuivait la causerie qui les mena jusqu’au dîner.

— Et maintenant, tu accepteras bien ?…

— Puisque je te dis que je ne mange pas !

Et, toujours causant, il était resté jusqu’à minuit sonné sans vouloir accepter même une tasse de thé. Il ne mangeait pas !

Hélas ! tout cela se paie. Leconte de Lisle s’était rendu chez lui lors de sa dernière maladie. Le pauvre auteur des Fleurs du mal, écroulé dans un fauteuil, était méconnaissable ; l’amnésie le rendait muet. Il se leva pourtant, désigna les livres qui tapissaient les murs de la chambre, puis, se frappant le front d’un geste désespéré, laissa glisser les mains sur ses tempes, signifiant par là que tout avait fui de sa mémoire.

Le respect et l’admiration de Leconte de Lisle allaient de préférence à Alfred de Vigny, qu’il mettait très haut et auquel le rattachaient une certaine conformité de caractère et les mêmes idées sur l’art. À la première visite qu’il lui fit, il avait vu une silhouette en robe de chambre, pantoufles, foulard au cou et tenue négligée, glisser dans le fond de l’appartement. Introduit au salon, il avait longtemps attendu ; et enfin, peigné et rasé de frais, cravaté, chaussé d’escarpins, en longue redingote, le poète l’avait reçu. Il ne se moquait point de ce cérémonial, il l’approuvait, il voyait dans ce souci de l’étiquette l’exacte correction et la conscience qu’Alfred de Vigny apportait à toutes choses… et à ses vers où, si l’ouvrier est un peu inférieur au penseur, se rencontrent des parties étincelantes et dignes des plus grands poètes.

Et, toujours à propos d’Alfred de Vigny, il me souvient qu’un jour, plus tard, étant allé voir Leconte de Lisle et l’ayant trouvé seul, je ne sais comment, au cours de l’entretien, il en vint à lire un passage de l’auteur des Destinées, où la parfaite beauté de la poésie et de l’idéal qu’il convient de s’en faire était décrite en des termes d’une élévation en quelque sorte religieuse. J’eus alors la surprise d’une voix ; qui se mouillait, d’une insurmontable émotion dont ses lèvres tremblaient.

— Vous comprenez, me dit-il, je n’ai jamais eu, moi, qu’une passion, un culte au monde, celui de la poésie ainsi comprise. Cela m’a toujours tristement isolé. Aussi, quand je rencontre par hasard un écho de mes propres sentiments, c’est un grand bonheur pour moi…

Il parlait avec cette pudeur embarrassée qu’amène la confession des intimes croyances, des choses de la foi. Et c’était bien un vrai croyant ; il en avait à l’endroit du dogme toutes les susceptibilités délicates. On lui faisait de la peine quand on lui disait que l’art n’est qu’un luxe et une amusette.

Longtemps après le coup de minuit, nous saluions le cher maître. C’eût été pour des gens sages la belle heure d’aller se mettre au lit. Mais nous avions les esprits trop excités pour songer à dormir. Et, de la lointaine avenue, à travers les ponts et les quais, les Champs-Elysées et la Concorde, par groupes de deux ou trois, toujours discutant et lançant des strophes au vent, nous faisions encore un long circuit dans Paris jusqu’aux hauteurs de Montmartre. Et, à l’heure de la dislocation, quand, avec les fidèles du Quartier, Coppée et d’autres, nous regagnions la rive gauche, l’aurore n’était pas loin de poindre.

Plus tard, quand il fut nommé bibliothécaire au Sénat, Leconte de l’Isle [sic] vint occuper, dans une dépendance de l’École des Mines et en lisière du boulevard Saint-Michel, un grand et vieil appartement assez mal distribué d’ailleurs, mais comportant un vaste salon, où une main féminine avait su mettre quelque élégance et où, une fois la semaine, se réunissait une élite. Un peu de mondanité, mais discrète et choisie, s’alliait à présent au premier et tout littéraire élément. Les belles dames n’étaient point rares : Mmes  de Bonnières, Houssaye, de Heredia, Pozzi, Psichari, de Nolhac, Tola Dorian, Béer, et la « belle Mme Gauthereau » dans tout l’éclat et la gloire de son triomphe ; sans oublier la colonie roumaine, d’éducation française, comme on sait : Mme de Linche, la princesse Bibesco, Mlles Vacaresco, Benjesco, etc. Les habitués des anciens jours s’y voyaient pour la plupart ; mais des visages nouveaux apparaissaient, changeant et se succédant d’un samedi à l’autre, toute la jeune génération qui grandissait et chassait la nôtre.

=== François Coppée === Au fond d’une cour de la rue Royale, au rez-de-chaussée, j’entrevois, à travers un épais brouillard de cigares et de cigarettes, des ombres vagues qui s’agitent et qui pérorent. Le local est exigu et sans grand luxe. Nous sommes dans le pied-à-terre où l’heureux Mendès est venu s’installer avec sa jeune femme, Judith Gautier. Comme il est le plus beau des hommes, un Apollon rayonnant à la chevelure et à la lyre d’or, il a, — ce qui ne se voit pas tous les jours, — épousé la plus belle et la plus finement et héréditairement douée de tous les dons artistiques. Tout ce monde est jeune, gesticulant et bruyant, et ressemble assez à de grands collégiens en vacances et qui fument.

Il y a là un prédestiné, et qui ne s’en doute pas ; ses jeunes confrères encore moins. Il a déjà publié deux volumes, le Reliquaire, les Intimités, que les connaisseurs ont goûtés, dont ne s’est guère ému le grand public. Toutefois, on l’entoure, on l’écoute, on envie son bonheur : il a une pièce reçue à l’Odéon, qu’on répète, qui sera jouée prochainement !

On sait ce que fut cette triomphante soirée du Passant, qui lança Coppée en pleine gloire. Nous étions tous là, le clan des jeunes poètes, tous les édités de Lemerre, soulignant d’un tonnerre d’applaudissements chaque couplet de Zanetto (Sarah Bernhardt) et de Sylvia (Agar) avec l’enthousiasme facile et contagieux de la vingtième année. Ce qui séduisit dans ce petit acte et qui séduit encore, c’est, outre la maîtrise déjà parfaite des vers, la poésie du cadre, le pittoresque des deux figures foncièrement voluptueuses et sensuelles, et l’aventure, contrairement à toute attente, tournant en moralité. À la chute du rideau, ce fut une ovation ; on se regardait, les yeux humides, on souriait, on se serrait les mains dans un délire de joie frénétique. Coppée, de ce jour, grandissait de cent piques sur nous, sans qu’un soupçon d’ombrage en vînt à personne, chacun se disant in petto : « C’est son tour aujourd’hui, ce sera demain le nôtre. » Hélas !

La presse fut à peu près unanime à saluer ce grand succès. Il n’y eut qu’une voix discordante, un critique peu bienveillant qu’en dépit de la conclusion édifiante le fond du sujet avait dû choquer, et dont le nom étonnera peut-être aujourd’hui. Mais Barbey d’Aurevilly pouvait-il prévoir que, quelque vingt ans plus tard, ils marcheraient tous deux, Coppée et lui, dans la même voie fraternelle, enrôlés à la défense de toutes les nobles causes et de la cause catholique en particulier ? Il était hostile, alors, à la jeune école parnassienne qui dérangeait ce vieux rimeur dans la tranquille possession de ses procédés prosodiques. Il se moqua agréablement de Zanetto déjeunant, au cours de ses vagabondages, de noisettes cueillies dans les bois, il fut cruel pour la future « grande Sarah », si exquise en son joli travesti.

On veut absolument qu’en sa jeunesse, avec sa face maigre, le visage rasé, le teint olivâtre, et les longues mèches brunes et plates battant sur l’oreille, Coppée ait offert le masque frappant de Bonaparte sous-lieutenant d’artillerie à Valence. Je n’ai jamais vu Coppée ainsi. Non, il n’avait rien du César moderne ; mais tel que je le vois, que je l’ai connu et toujours aimé, il me semble représenter excellemment le vrai Parisien de sa condition. Il en avait l’esprit, la saillie, le trait espiègle et moqueur sans fond de méchanceté, les façons familières et bon garçon, et la vive allure, toujours pressé, l’air d’être en retard pour l’heure du bureau, marchant la tête basse, les épaules effacées comme par l’habitude de se glisser dans la foule, de fendre le flot populaire.

Nous revenions un soir de chez Lemerre. Je lui dis :

— On attend maintenant un grand drame en cinq actes. Succès oblige !

— Je le voudrais bien ! s’écria-t-il. Cinq actes, c’est énorme, et je n’ai pas l’invention très abondante. Je me suis adjoint quelqu’un, nous y travaillons.

Il parlait de cette Guerre de Cent ans, écrite en collaboration avec Armand d’Artois, qui ne parut que bien plus tard et ne fut jamais jouée, je crois.

Devenu célèbre, Coppée recevait le dimanche matin dans son logis de la rue Oudinot. Tout le monde a connu, au fond de la cour silencieuse, le petit perron de trois marches ; un vestibule à traverser, la salle à manger où l’on saluait Mlle Annette Coppée, l’ange tutélaire du foyer (car il fallait montrer patte blanche), et l’on accédait dans le sanctuaire tapissé de livres, de quelques bibelots d’art, et dont la large baie vitrée s’ouvrait sur un parterre amoureusement entretenu. Les vieux amis y venaient en nombre ; la jeune poésie, les disciples du maître, connaissaient bien sa porte, et l’infortune ne l’ignorait point qui n’y frappait jamais en vain. Celui qui avait subi les plus dures épreuves eut toujours la main largement ouverte. Souvent, pendant que nous étions là, sa sœur Annette, passant discrètement, tendait une carte, lui glissait un nom à l’oreille : « Oui ! c’est bien… », disait-il.

— Il vient souvent, ne put-elle s’empêcher de murmurer un jour.

— Eh bien ! c’est qu’il a souvent besoin… Ce n’est pas sa faute.

Et dans le sourire au pli tombé se lisait l’amère expérience de la vie.

Je le vis pour la dernière fois en allant lui porter un de mes livres. Il était malade, il ne recevait pas ; il avait, quelques jours avant et pour la seconde fois, subi une douloureuse opération. Je m’éloignais tristement quand on me rappela. Sur la vue de mon nom, il avait désiré me voir.

Je le trouvai étendu sur son lit, tout habillé, sans que sa physionomie fût beaucoup altérée, me tendant la main et souriant de son bon sourire accoutumé. Comme je lui demandais s’il souffrait :

— Je souffre surtout d’appréhension, me dit-il ; on ne sait jamais les suites… Je voudrais bien recevoir mes amis pour me distraire ; on me le défend de crainte de provoquer la fièvre…

Et, comme désireux de détourner l’entretien :

— Vous en pondez toujours ! dit-il élevant le volume au bout des doigts.

— Comme vous, cher ami ! Quand le pli est pris…

— Oh ! moi, on ne m’encourage guère… Voilà que les jeunes se retournent contre moi ! S’ils ne faisaient que se moquer, mais on m’insulte, on me couvre d’outrages…

— C’est la gloire !

— Ah ! la gloire…

Et la pensée envolée en une rêverie :

— Si je n’avais mis ma consolation que là…

La phrase restée en suspens s’acheva en moi-même : je compris que le croyant, l’auteur de la Bonne Souffrance, ayant atteint le port de la résignation chrétienne, se trouvait désormais à l’abri de toutes les misères humaines.

Un duel manqué

Je reçus, un jour, un petit mot de Mendès me donnant rendez-vous l’après-midi au café de Madrid, pour une affaire d’importance. Je m’empressai de m’y rendre.

Il était assis près de l’entrée, à une table joignant la cloison vitrée, d’où il embrassait toute la largeur du boulevard. Il me demanda dès l’abord :

— Connaissez-vous Hector de Callias ?

— Je le connais pour l’avoir vu, je ne crois pas lui avoir parlé.

— Bon ! et Mme de Callias[6] ?

— J’ai été présenté à cette dame, mais je ne fréquente pas chez elle.

— Vous n’êtes donc engagé en rien avec l’un ni avec l’autre. Je le supposais ; c’est pourquoi j’ai songé à vous ; la plupart de mes amis sont de leurs relations intimes.

Et il me conta l’altercation que la veille, au théâtre, il avait eue avec le jeune journaliste, qu’il accusait d’avoir été inconvenant avec Mme Mendès.

Il était ému sans le vouloir paraître, d’une pâleur qui transparaissait sous la pâleur ordinaire de son teint, et visiblement avait passé la nuit blanche. C’était sa première affaire ; plus tard, en de multiples rencontres, il devait montrer plus de crânerie, trop peut-être, s’y rendant le cigare aux lèvres et le gardant à la main pendant qu’il ferraillait de l’autre.

Je répondis qu’heureux de lui être agréable, j’étais bien novice en la matière, n’ayant jamais servi de témoin.

— Vous n’aurez rien à faire ni à dire, vous serez avec quelqu’un qui se chargera de tout. J’ai écrit à Villiers, je l’attends ; à d’autres encore…

Là-dessus, il se leva brusquement, courut à la porte et héla un passant. Celui-ci se retourna et je le reconnus. C’était Pipe-en-Bois.

Cavalier, dit Pipe-en-Bois, était une célébrité du Quartier latin. Il devait ce surnom à ses traits heurtés et comme taillés dans une souche de merisier. Grand, dégingandé, tout en angles, avec des mouvements nerveux, il marchait le corps en zig-zag, l’air de se battre avec le vent, et ainsi allait-il quand Mendès l’avait arrêté. On était sûr de le voir partout où il y avait tapage et bagarre, dans les manifestations d’étudiants, aux « premières » où l’on sifflait les auteurs trop bien en cour, dans les bureaux des petits journaux qui, chaque jour, naissaient et mouraient aux alentours de la Sorbonne. C’était un ancien élève de Polytechnique, mais j’ignore ce qu’il faisait et s’il fit jamais quelque chose. Sa plus grande gloire fut de prendre rang plus tard parmi les dignitaires de la Commune, d’où il disparut sans qu’on entendît plus parler de lui.

Aux mêmes propositions de Mendès il fit à peu près les mêmes objections, acceptant toutefois si l’on ne trouvait pas mieux.

Cependant, le temps pressait, et Villiers n’arrivait toujours pas. Mendès, ne pouvant quitter sa place, finit par nous prier d’aller à sa recherche. Il ajouta les noms et adresses de deux ou trois autres personnes.

Et nous voilà partis. Aux diverses adresses nous trouvâmes visage dé bois ; à la dernière, où nous demandâmes le comte Villiers de l’Isle-Adam. On nous introduisit dans une pièce sévère et plutôt sombre, tendue de vieilles tapisseries, où, après quelques minutes d’attente, un vieux monsieur parut, le père de notre ami, qui, à nos questions, répondit avec un tranquille sourire :

— Auguste est sorti depuis quarante-huit heures et je ne l’ai pas revu ; je ne sais où il est ni ce qu’il fait.

De retour auprès de Mendès, toujours à la même place et toujours seul :

— Eh bien ! s’écria-t-il, que voulez-vous ? Il faut marcher tous les deux. Ces affaires se règlent dans les vingt-quatre heures, et voilà toute une journée perdue.

Il fallut bien nous décider. Chez Hector de Callias où nous nous rendîmes, on nous renvoya à son journal qui, paraissant le matin, se composait là nuit. C’était l’heure du dîner ; dans les grandes salles vides, un employé nous dit qu’il était absent, mais que, vers dix heures, nous étions sûrs de le rencontrer.

Quand nous revînmes, il nous attendait ; nous avions laissé nos cartes, et il devinait Ce que nous lui voulions. C’était un jeune homme de notre âgé, vingt à vingt-cinq ans, qui, quelques années après, fut emporté brusquement ; blond, joli garçon, la figure poupine et rosée, la moustache frisée, de grands yeux myopes à fleur de tête, l’air très doux et très franc.

Il nous raconta à son tour la scène de la veille :

— Je me promenais dans le couloir : j’aperçois Mme Mendès… Vous savez comme elle ressemble à… (le nom d’une actrice que j’ai oublié) ; comme elle devait jouer au même moment, je m’étonnai de la voir là : « Comment, c’est toi ! Que fais-tu là ?… » Ces mots à peine lâchés, je n’ai pas le temps d’expliquer l’erreur, je reçois un coup de poing en plein visage. J’avais bonne envie de riposter ; on se jette entre nous, on nous sépare… Et il veut encore des excuses ! C’est moi plutôt qui serais en droit d’en exiger…

J’étais bien peu fait pour l’office dont je m’étais chargé ; pendant qu’il parlait, je me tenais à quatre pouf ne pas m’écrier : « Eh ! Oui ! Vous avez mille fois raison ! »

Cavalier prit la parole. Comme il l’avait fait au début, et ce fut pour dire que nous devions nous en tenir à notre mission, qui était de demander une réparation et excuses ; quant aux explications qu’il voulait bien nous donner, nous les discuterions avec ses témoins.

— C’est bien mon sentiment, répondit-il doucement ; ce que j’en dis est affaire de conscience, pour qu’on ne me prenne pas pour ce que je ne suis pas, un malappris.

Et, après être convenu du lieu où nous pourrions nous rencontrer avec ses amis, la réponse portée à Mendès, chacun tira de son côté pour se retrouver à l’heure dite.

Mais l’incident devait se clore ici. Le lendemain, une lettre m’annonçait que tout était arrangé. Je n’en fus pas fâché.

Judith Gautier

En ce temps-là j’habitais rue Bréa un petit appartement composé de deux pièces. Le soir, en rentrant, je laissais la clef sur ma porte ; entrait qui voulait. De sorte que le lendemain, en m’éveillant, — tard, car je ne me couchais guère avant deux ou trois heures du matin, — il n’était point rare que je visse quelque ami assis au pied de mon lit.

Un jour, en ouvrant les yeux, j’aperçus Mendès. Il souriait, respectant mon sommeil et me regardant complaisamment dormir.

Il me fit le récit de l’aventure qui l’amenait du boulevard de Madrid où il habitait à présent ; il avait fait route en omnibus à côté d’une jeune femme avec laquelle il avait un peu coqueté. Les subtils manèges de cette idylle s’étaient soudain interrompus à un arrêt de la voiture, où sa voisine était vivement descendue. Il venait à Paris pour des achats, et dans un magasin, en portant la main à sa poche, il s’était aperçu qu’on lui avait « fait » son porte-monnaie. Ah ! la coquine ! il la reconnaîtrait ! Mais la reverrait-il jamais ?

Pendant qu’il pariait, j’avais tendu la main vers mon porte-monnaie, d’où je tirai deux louis en lui demandant si cela suffisait. Parfaitement ! Nous causâmes encore, tandis que je faisais ma toilette, et il partit.

Je lui rendis quelque temps après, me trouvant dans les parages du bois de Boulogne, sa visite. J’étais curieux de voir sa nouvelle installation dont il m’avait dit merveille. C’était un charmant petit hôtel entouré d’un parc, que Dumas fils, auquel il appartenait croyons-nous, lui avait loué à bon prix.

Il était, quand je me présentai, en courses à Paris, et c’est Judith qui me reçut. L’après-midi d’automne était frais, le calorifère allumé. Je la trouvai négligemment drapée dans une jolie matinée qui, au flottement de la marche, dessinait et accusait ses belles formes sveltes et pleines. Ravissante en sa fleur de jeunesse à peine déclose, ses cheveux bruns et fins tordus sur la tête, le nez d’une ligne si pure, le délicat contour des joues, sa bouche d’enfant, ses grands yeux d’un gris-jaune de souci décoloré emplis d’un si calme rêve, et tout ce que le costume et la nonchalance des attitudes lui prêtaient de grâce et de pittoresque en quelque sorte oriental.

Je la connaissais peu alors, l’ayant rencontrée deux ou trois fois à peine. Elle n’avait publié encore que le Livre de Jade, cette quintessence de prose et de vers de l’Extrême-Orient, dont chacun s’émerveilla, Théophile Gautier tout le premier, qui ne soupçonnait pas, n’y ayant tâché en rien, avoir dans sa fille une si bonne élève et presque une émule. Et je ne savais rien d’elle, rien de cette enfance si curieusement cahotée, de la maison de sa mère nourrice au logis de ses tantes de Montrouge, de celles-ci au couvent, et des dames de la Miséricorde au chalet de Longchamp où je la voyais enfin. Tout cela nous a été révélé par ces précieux souvenirs, les trois volumes du Collier des Jours, où nous avons la surprise d’une petite Judith inconnue, espiègle, étourdie, ardente à toutes sortes de jeux, fertile en bons et en mauvais tours ; même l’un de ses livres, entièrement consacré à un pèlerinage au dieu Wagner et aux solennités de Bayreuth, est particulièrement remarquable en ceci, que Mendès, qui faisait partie de la caravane et qui, en toute circonstance, ne fut jamais homme à s’effacer, n’est pas plus mentionnéé, entre vingt autres dont on cite les faits et gestes et les moindres propos, que si, muni de l’anneau de Gygès, il fût devenu invisible. La séparation, arrivée peu après, a produit ce miracle d’oubli. Pour le quart d’heure, à vingt ans, elle commençait à s’enliser dans cette douce et quiète sérénité dont elle ne s’est guère départie depuis.

Au moment où j’allais me retirer, elle insista pour me retenir.

— Non ! restez ! Il ne peut tarder, il sera content de vous voir.

Elle n’eut pas de peine à me faire céder. Et, tantôt debout, tantôt assis, nous faisant vis-à-vis devant la bouche de chaleur où nous tendions les mains, l’entretien se renoua. Je ne sais comment nous en vînmes, — peut-être sur un compliment de moi, — à parler de sa chevelure.

— Il m’arrive, dit-elle, quelque chose de singulier. Quand j’y passe le démêloir, il s’en dégage des étincelles.

— C’est curieux ! Je voudrais bien voir…

— Qu’à cela ne tienne ! dit-elle en se levant. Seulement, pour que ces bluettes se voient, il faut être dans un endroit clos.

Elle fit, d’un geste prompt, sauter le nœud du chignon qui, en longue et luisante cascade, déroula ses anneaux derrière elle, et marcha vers un petit cabinet attenant dont la porte se referma sur nous. J’entendis le doux et soyeux crissement du peigne dont les dents, de minute en minute, déposaient sur ma main les petits astres phosphorescents. Cela produisait un léger chatouillement plutôt agréable. Nous nous amusâmes quelque temps à ce jeu, sans aucune malice, et, l’opulente masse remise en ordre, nous reparûmes à la lumière du jour.

La tranquille causerie reprit jusqu’à l’arrivée de Mendès. Après quelques propos, il m’entraîna dans une promenade au jardin et ses premiers mots furent pour dire :

— On me manque de parole, je suis obligé de manquer à la mienne. Mais au premier jour…

Je l’arrêtai, rien ne pressait, je ne venais pas pour cela. Qu’il n’acquittât pas sa dette, c’était le moindre de mes soucis, comme ce fut par la suite le sien de s’en souvenir. Et tout de suite, il se lança dans une dissertation sur la métrique. Il se piquait de profondeur et de subtilité en la matière, et nul n’ignorait, pour le lui avoir entendu dire, qu’il avait communiqué sa science à toute la génération poétique contemporaine, à Coppée en particulier à qui il avait appris à faire les vers.

Judith Gautier est devenue depuis l’auteur de l’Usurpateur, d’Iskender et de vingt autres grands ou petits romans de la Perse et de l’Empire céleste. Elle a la vision et le don des reconstitutions historiques ; l’auteur aussi de cette belle fantaisie dramatique, la Marchande de sourires, tant applaudie à l’Théâtre de l’Odéon|Odéon. Je l’ai revue bien des fois, aux soirées de Mme Adam, chez Leconte de Lisle, etc., aux banquets solennisant quelque événement ou fondation littéraires, et chez elle, rue Washington, à ses après-midi du dimanche, dont je fus des plus assidus.

L’appartement se prolonge d’un large balcon sur terrasse où le précédent locataire, — un nom des lettres qui m’échappe, — avait installé un verger, treille, fraisiers, arbres à fruits dont s’alimentait sa table. Il n’y a plus que des fleurs. Le grand salon est artistiquement meublé et décoré de chinoiseries et japonaiseries accrochées aux murs, au plafond, et de larges divans. Elle continue à s’y promener de son pas nonchalant, allant de l’un à l’autre et échangeant un mot, offrant des bonbons et des liqueurs exotiques. Les visiteurs sont tous artistes, et en grande partie musiciens, les frères Hillemacher, Franz Servais quand il vient de Bruxelles à Paris. C’est là que, sur un théâtre minuscule, eurent lieu les représentations de la Tétralogie et du répertoire de Wagner ; de gentils pantins, donnant à la perfection l’illusion de la vie, tenaient les rôles et faisaient les gestes ; des amateurs, leurs femmes, chantaient dans la coulisse ; un maître compositeur était au piano ; d’autres aux ficelles actionnaient les personnages. Et c’est elle, Judith, qui avait fabriqué, attifé, tout ce petit monde de soie et de bois et lui avait insufflé une âme. Encore une fois elle est fée, et, sous ses doigts prestigieux, toutes les menues choses d’art éclosent spontanément.

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II[7]
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José-Maria de Heredia

L’homme le plus extraordinaire, parmi les nombreux poètes que j’ai connus, est assurément Heredia. Celui-là vraiment avait le don et la flamme, la verve et l’abondance, — une abondance un peu paresseuse à se traduire en œuvre, — cela éclatant visiblement à chaque rencontre. Vibrant au moindre choc, sur un mot il partait en un débit sonore, imagé, pittoresque, avec le ton, le geste, l’air de tête qui convenait. Ceux qui le voyaient pour la première fois s’étonnaient, pouvaient croire à de l’affectation. Mais non, il n’y avait là ni effort ni artifice ; c’était naturel, il était ainsi.

José-Maria de Heredia : le nom me plut tout d’abord par le nombre et sa belle cadence castillane ; et je comprends le mot de Gautier, — qu’il aimait à citer : « Je t’aime (Gautier avait le tutoiement facile), parce que tu as un nom héroïque et sonore et que tu fais des vers qui se recourbent comme des lambrequins héraldiques. » L’homme lui-même me séduisait par sa qualité d’exotique, étant à l’âge où l’on a le goût, — qui m’a un peu passé depuis, — de l’étranger et de l’étrange.

Cubain, Espagnol, fils d’une mère française descendant de ces fameux conquistadors qui, au seizième siècle, à la suite de Colomb, s’allèrent tailler des principautés au nouveau monde et y fondèrent Carthagène-des-Indes, il gardait dans l’attitude et l’allure toute la fierté atavique ; et Popelin, qui fit son portrait sur émail, — un parfait chef-d’œuvre, — a pu l’habiller magnifiquement de la cuirasse damasquinée ancestrale. Brun, les yeux noirs, la barbe noire qu’il portait courte, et la moustache retroussée, le type aquilin, il était de taille moyenne, élégante et bien prise.

Chez Lemerre où je le vis d’abord, il était toujours au premier rang, menant l’entretien par un droit qu’il s’était octroyé comme légitime et que personne ne songeait à lui disputer. Il n’avait pourtant presque rien publié encore, sinon quatre ou cinq pièces dans les anthologies, et ce n’est que quelque trente ans plus tard qu’il devait donner son unique recueil, les Trophées. Mais ces sonnets, qui le composaient, étaient connus de tous, célèbres avant de naître ; il les avait dits si souvent et partout, avec une conscience de leur valeur qui imposait l’admiration et lui gagnait l’autorité. Car il avait une juste idée de son mérite. Et c’était très bien ainsi, cela le sauvait de toute envie et jalousie. Jamais nous ne l’entendions rabaisser ni dénigrer personne, mais, au contraire, il était le premier à reconnaître, à exalter tout talent nouveau, ayant d’ailleurs l’intime conviction que sa propre réputation n’en souffrirait aucun dommage. Cette réputation, inédite s’il se peut dire, était universelle. Il y faut néanmoins une explication.

La raison essentielle, croyons-nous, c’est qu’il a peu produit. Si paradoxal que cela paraisse, c’est la vérité pure. Le vers est chose exquise, dont on ne peut absorber beaucoup à la fois. Par le jeu des images, l’harmonie des rimes et du rythme, les idées qu’ils éveillent, par le charme secret dont ils s’enveloppent et qui reste toujours mystérieux, ils font appel à notre sensibilité générale, à toutes les forces en réserve de cette sensibilité qui n’est pas inépuisable et qui a besoin de repos pour se renouveler. Si beaux soient-ils et surtout s’ils sont beaux, au bout de quelques pages, d’une centaine de strophes, on est obligé de s’arrêter ; les facultés de jouissance sont lasses et demandent grâce.

Heredia le savait, il disait lui-même : « La poésie est un dessert, une friandise au parfum, à la saveur quintessenciée, ou encore une fine liqueur des îles aux violences de feu concentrées ; cela ne se sert pas dans un grand verre, ne se dresse pas sur un plateau comme une pièce de venaison ; cela se déguste goutte à goutte, se croque comme un fondant. » Il marquait ainsi avec une finesse de critique qu’il faut admirer et qui tournait à son avantage, combien la rareté, indépendamment de la beauté, augmente l’excellence et le prix des choses.

Une de ses premières installations fut rue de Berry, en face de l’hôtel de la princesse Mathilde, dont il était des familiers. Dans le cabinet où il nous accueillait, une grande glace sans tain servait de séparation avec le salon où, à la même heure, Mme de Heredia recevait ; et, à travers le rideau de mousseline fine tendu sur la vitre, on pouvait comme dans un brouillard percevoir le vague spectacle de ces évolutions mondaines.

De là il émigra rué Balzac pour un appartement plus vaste et plus confortable encore. Ce qui en faisait l’originalité était une immense salle à manger, sorte de hall se prolongeant par une large arcade à plein cintre jusqu’à l’avenue de Friedland qu’elle dominait de sa terrasse à balustres.

Le cabinet de travail qui, à gauche en entrant, joignait le grand salon, vous attendait. Il était toujours plein. Du tabac, des cigares s’offraient sur la cheminée à la main des visiteurs. Lui-même, quand il ne roulait pas un havane au bout des doigts, fumait de petites pipes en merisier, qu’il était sans cesse secouant sur la main, rebourrant, rallumant, tout en continuant de causer ; et, de temps à autre, il ouvrait les fenêtres pour renouveler l’air. À côté était sa chambre à coucher, remarquable par le lit à colonnes qui, à la vérité, n’était pas d’un travail très artistique, mais qui offrait cette particularité d’avoir été fabriqué là-bas, à Cuba, avec le propre acajou poussé dans la plantation.

Tout Paris, on le peut dire, a passé par ce cabinet. Tous ceux que tentait une ambition, futurs académiciens, futurs ministres, y sont venus, sûrs de trouver dans ces réunions celui qui leur pouvait fournir aide et appui et, tout le premier, l’hôte lui-même. De là s’élancèrent « comme un vol de gerfauts » les Hanotaux, Marcel Prévost, Melchior de Vogüé, Maurice Barrés, Robert de Montesquiou, etc. et le trio aussi brillant que différencié des gendres, Pierre Louys, Henri de Régnier, Maurice Maindron. De tous ceux qui y fréquentaient assidûment ou n’y firent que des apparitions, le dénombrement ne finirait pas.

Ce qui faisait de ce lieu un centre d’attraction exceptionnel, c’est l’affabilité admirable que le poète déployait pour tous. Il n’oubliait personne ; il avait pour chaque nouvel arrivant un mot aimable qui le haussait, le faisait paraître de pied en cap et le présentait à l’assistance, dont il lui nommait individuellement les membres présents. De leur diversité la conversation prenait une variété et une animation singulières, touchant à tout, aux faits du jour aussi bien qu’aux nouvelles littéraires, d’un ton vif et léger, plaisant et gai plutôt que grave. Il ne tenait pas en place, toujours debout, — comme la plupart de ceux qui étaient là, faute de sièges, — allait d’un groupe à l’autre et entretenait partout le feu de la discussion. C’était au hasard de ces entretiens qu’il lui échappait quelques révélations sur son passé.

Mais, d’ailleurs, expansif et exubérant, il n’était pas nécessaire de le connaître depuis longtemps pour tout savoir de sa vie : son enfance rêveuse, vagabonde, un peu sauvage à Cuba ; vers sept ans, il était venu en France et était entré chez les Pères de Senlis pour y faire ses études ; puis, quelque dix ans plus tard, ayant tout oublié de l’île natale, il retournait là-bas. Du bateau, en jetant les yeux sur le rivage, la première chose qui le frappa fut une procession de petits négrillons courant sur la grève, un gros cigare au bec. Un serviteur, un vieux nègre, l’attendait, qui l’avait vu naître et qui, pleurant de joie et lui embrassant les genoux, l’avait mis à cheval ; et ils étaient ainsi arrivés à la plantation toute en fête de ce retour. Il fit son droit à La Havane, puis revint en France avec sa mère et entra à l’Ecole des Chartes. Quelques années après une révolution éclata à Cuba, les plantations furent détruites et la situation de fortune fort obérée.

Jamais de violence, de mouvement d’humeur, et, bien que de parole prompte et passionnée, le caractère le plus doux. Je ne crois pas qu’il se soit jamais fait un ennemi. J’avais publié dans la Revue bleue une nouvelle, Un début dans les Lettres, qui eut une minute de succès et que quelques journaux avaient signalée en donnant des extraits. Il y avait là, comme personnage principal, un poète des jeunes écoles d’alors, — décadentes, symbolistes, comme on voudra les appeler, — qui personnifiait aussi quelques-uns des défauts qu’on pouvait reprocher aux fervents du Parnasse. En montant l’escalier de la rue Balzac, le samedi d’après, l’idée me vint tout à coup de l’application qui se pouvait faire à Heredia de quelques particularités de mon héros. Quelque soupçon, s’il m’avait lu, ne lui en était-il pas venu ? Quelque âme charitable ne lui avait-elle pas dénoncé ma traîtrise ? Bien que fort innocent d’intention, je n’étais pas tranquille. Il y avait peu de monde et il me reçut comme à l’ordinaire ; puis tout à coup :

― Ah çà ! Barracand, il paraît que vous m’attaquez ?… On le dit du moins.

― M’avez-vous lu ? demandai-je.

― Certainement. J’avoue même que cela m’a intéressé, amusé…

― Et vous êtes-vous reconnu ?

― Absolument pas.

― Eh bien ! alors ?

Il me regarda un instant sans répondre. Puis :

― Eh bien ! n’en parlons plus.

Pas de semaine qu’on ne lui communiquât quelque Trophées, luxueusement relié, dont toutes les marges, tête et fin de chapitres, dont chaque sonnet dans beaucoup d’exemplaires, s’ornaient de compositions artistiques dues aux plus illustres maîtres du pinceau et du burin, Ouvrages uniques, d’un prix inestimable ! Il s’asseyait à son bureau, éprouvait longuement sa plume, et, de sa belle écriture appliquée et ferme, inscrivait au faux titre une dédicacé au riche amateur. Et il signait, il signait dans le balancement de la main et de tout le bras ; sa signature s’incrustait là comme un sceau royal où le paraphe s’enlevait en dernière et triomphante aigrette. Il signait ainsi toutes ses lettres, le moindre billet. Rien ne tombait de cette plume qui ne fût noble et soigné.

Des Trophées à l’Académie, la route était facile ; il ne s’agissait que d’attendre une combinaison qui lui permît d’entrer. Elle se présenta à la mort de Charles de Mazade ; et il fit en effet le discours qu’on attendait, négligeant l’homme politique, résumant à grands traits l’œuvre de l’historien et sévère pour l’écrivain auquel il voulut bien concéder pourtant « un bel ensemble de qualités moyennes ».

Il planait à présent dans les sereines sphères de la plus noble ambition satisfaite. Il avait été nommé à la bibliothèque de l’Arsenal et occupait le local illustré par les célèbres réunions de Nodier et du Cénacle romantique ; mais le logis vieilli et peu décoratif, à l’extrémité d’un escalier s’enlevant par larges repos et se plaquant en dernier lieu contre la porte d’entrée, n’était plus dans le centre des élégances et il était mal distribué. Les réunions du samedi avaient cessé ; Heredia recevait à la bibliothèque où il s’amusait à montrer les raretés dont il avait la garde, incunables, vieilles « heures » à miniatures, etc. En été, on descendait dans le parterre un peu sec et étroit, en bordure sur la rue, au midi.

Anatole France

Dans ma chambrette de la rue Bréa, je reçus un jour la visite de France et de Racot. L’heureux temps que ces dernières années du Second Empire ! Nous étions jeunes et gais… Je ne sais pourquoi ces bonnes dispositions, sans se perdre absolument, se sont un peu atténuées après 1870.

Nos deux visiteurs semblaient en partie de plaisir. Un besoin de rire, de s’agiter, de m’entraîner dans leur folie leur avait fait grimper allègrement mes six étages. Et ils étaient là, se démenant, parlant tous deux à la fois.

Je connaissais France depuis longtemps ; je l’avais vu chez Lemerre où, chargé de la lecture des manuscrits et d’en faire un rapport, il s’occupait aussi d’éditer et de préfacer les œuvres de Racine et autres classiques. Et il était poète, il faisait des vers d’une grâce à la Chénier. J’étais allé chez lui, c’est-à-dire chez ses parents qui, au fond d’une cour, dans une vieille maison de la rue de Tournon, goûtaient, retirés du commerce de la librairie et parmi une honnête aisance, la paix et la douceur des vieux jours. La librairie était quai Voltaire, en sorte que ses yeux en s’ouvrant avaient découvert d’abord le cours royal de la Seine, le magnifique déroulement du Louvre et des Tuileries. Il était passé de là au Collège Stanislas, où il avait fait d’excellentes humanités.

Seul à Paris et forcé d’y vivre un peu en bohème, j’étais attiré là ; je sentais dans ce milieu patriarcal et bourgeois, au décor reposant et un peu éteint, une sorte de sécurité. Le père d’Anatole était absent le plus souvent ou invisible ; sa mère y était à demeure, fine, aimable et gracieusement accueillante. C’est d’elle sans doute qu’il tient sa formation intellectuelle ; elle avait su diriger son esprit vers toutes les délicatesses et tendresses. Ce qui éclata plus tard, au milieu des élégances et des pures formes de sa prose, d’un peu violent dans l’expression foncière de ses sentiments à propos de questions politiques, sociales et religieuses, viendrait du père qui avait servi dans l’armée avant d’être libraire.

Nous parlions de poésie. Il me communiquait ses essais ; je me souviens d’une pièce, que j’ai vainement recherchée plus taird dans ses œuvres, où se voyait un bateau fuyant au loin avec un joli déroulement de fumée en panache. Cela se peignait à l’œil.

Pour le moment, avec Racot, de son bel œil noir prompt et sûr, et toujours glissant et fuyant, il inventoriait mon logis sans y découvrir rien, j’imagine, qui l’intéressât.


Adolphe Racot était le fils d’un médecin de Tracy, dans l’Oise. Assez grand et gros, de larges yeux bleus clairs et riants, les traits un peu empâtés dans une figure fraîche et grasse, il offrait tous les signes d’une bonne et heureuse nature. Avec sa démarche indolente et lente, la main fine, le visage complètement rasé, il ressemblait assez à un prélat de l’ancienne cour.

Il était rédacteur au Figaro. Le soir, quand je me trouvais sur le boulevard, j’allais quelquefois le voir à son journal. Une fois que nous causions, un monsieur, grand et fort, l’air d’un gros négociant, entra et jeta : « Rien de neuf ? » Racot s’était levé, moi de même. Il me présenta : « Mon ami Barracand… un poète… » L’homme me dévisagea d’un œil narquois : « Mes compliments… » et il passa.

― Quel est ce monsieur ? demandai-je.

― Comment ! vous ne le connaissez pas ?… C’est Villemessant, le directeur.

― J’ai dû lui faire pitié avec ma poésie.

― Non, dit-il de son air de bonhomie. Vous n’êtes pas son homme, voilà tout.


La librairie Lemerre

Je ne rencontrai France que rarement à la librairie Lemerre. Lui et Lemerre traitaient leurs affaires dans la matinée, j’imagine ; et je n’assistai pas non plus à la grande dispute avec le poète Charles Cros. France collaborait avec Mme de Callias pour des piécettes en vers dans le genre du Passant, qui ne virent jamais le jour au surplus ; jaloux de ce travail en commun, Cros lui chercha une mauvaise chicane. Mais tout finit bien, il n’y eut point d’effusion de sang.

La librairie du passage Choiseul n’avait pas le magnifique développement qu’on lui voit aujourd’hui. C’était alors une petite boutique où les livres s’entassaient de tous côtés, laissant à peine la place du comptoir.

Les premières réunions de poètes et d’écrivains n’eurent pas lieu passage Choiseul, mais juste en face, sous un des arceaux de la salle Ventadour, où Lemerre avait son bureau ; du magasin, il n’y avait que la rue à franchir pour s’y rendre. Puis, très vite, les affaires florissant, il se transporta dans le local agrandi et définitif.

Il commença par éditer quelques contemporains de notoriété, Leconte de Lisle, Baudelaire, Brizeux, Banville, y mêlant les classiques, Corneille, Racine, puis Chénier, Goethe, Byron, la Pléiade. Aussitôt toute la jeunesse accourut, des odes, des idylles, des gerbes embaumées et sonores plein les mains. Il faisait son choix ; le Parnasse, tout ce qui, de près ou de loin, se rattache au Parnasse, avait trouvé l’inespéré éditeur.

Il était jeune encore, — trente ans à peine, — robuste et trapu, la poitrine large et bombée, une forte tête bien construite, aux cheveux blonds taillés en brosse et la barbe blonde, des yeux clairs et perçants, le nez aquilin, un bas de visage un peu lourd découvrant dans le sourire une belle et solide rangée de canines qui, avec le front volontaire, témoignait d’une nature tenace, un homme enfin bâti pour réussir et qui devait réussir.

Tantôt debout, tantôt assis au comptoir, parmi les allants et venants, il contait d’un ton gai des historiettes touchant plus ou moins aux livres et qu’on connaissait aussi bien que lui, mais qu’on écoutait pour le seul plaisir qu’il avait à les dire. Toujours, et jusqu’aux derniers temps, il a conservé cette humeur plaisante, sous laquelle veillait, on le sentait, l’idée suivie et persévérante, la sérieuse pensée du négoce. C’était l’âge d’or, l’âge d’innocence ; tout le monde était d’accord. On entrait, on sortait ; parfois la foule était si grande qu’elle refluait jusqu’à l’escalier, s’y étageant de marche en marche jusqu’au palier de l’étage.

J’ai déjà nommé la plupart de ceux, qu’on voyait là, Leconte de Lisle, Coppée, Heredia, etc. Le dénombrement complet est impossible, il n’en finirait pas.

Quelques-uns devaient y venir que je ne rencontrai jamais, tel le discret et studieux poète Sully-Prudhomme. D’autres n’apparaissaient que par intervalles, après des semaines, des mois d’éclipse : Alphonse Daudet, qui n’était encore en poésie que l’auteur des Prunes et autres bluettes. mais qui allait donner les Lettres de mon moulin et la série de ses grands romans, Jack, Numa Roumestan, les Rois en exil, Sapho, etc. ; Jean Aicard, dont le tempérament méridional, la fougue et l’humeur envahissante gênaient un peu la circonspecte assistance ; Émile Bergerat, plein d’ardeurs romantiques mêlées de gamineries parisiennes ; André Theuriet qui ne venait qu’en passant, de son lointain bureau d’enregistrement, — plus tard, retraité, de sa mairie de Sceaux, — se glissant, muet, entre les groupes ou n’échangeant qu’un mot, pressé de retourner à ses bons vers honnêtes, à ses sages romans tout embaumés de senteurs forestières, égayés de la flore sylvestre ; Cazalis (Jean Lahor), Paul Verlaine, Ernest d’Hervilly, barbu et chevelu comme un ermite ; Laurent Tailhade ; Albert Glatigny et Paul Arène, etc.

Il me souvient comme d’une ombre falote de ce pauvre Glatigny qui traînait là les derniers jours d’une vie encore jeune et passablement mouvementée. Il était né dans un bourg de Normandie et était fils d’un gendarme. Une troupe de comédiens ambulants traversant le pays, il était parti avec eux et avait vécu dès lors le Roman comique avec ses heurts et malheurs qui inspirèrent les meilleures pièces de Gilles et Pasquins. Il eut des moments cruels, entre autres quand, en Corse, seul et dépenaillé, cheminant à pied à travers le maquis comme il convenait à un poète hanté de rêves de vendetta et désireux de s’imprégner du décor romantique, il fut pris pour Jud (le mystérieux assassin qui resta toujours insaisissable, par la bonne raison peut-être qu’il n’a jamais existé), arrêté et, en dépit de ses protestations, traîné de cachots en cachots jusqu’à ce qu’il pût prouver son identité, chose difficile et lente si loin de la terre natale. Il a, avec sa bonne humeur habituelle, fait le récit de ses Prisons. Enfin, échoué à Paris, je le vis à la Porte-Saint-Martin figurer dans le More de Venise, parmi la troupe de rencontre engagée par Rouvière à cet effet.

Au talent dramatique il joignait celui d’improvisateur, C’était à la fin du Second Empire, l’époque où se fondait une multitude de petites scènes, music-halls et beuglants où, dans la bacchanale, — bien anodine au prix de qui s’est vu depuis, — s’étourdissait la fin du régime. Sur ces nouveaux tréteaux il apparaissait ; on lui jetait de tous les coins de la salle toute sorte de rimes bizarres et il les tournait immédiatement en jolis sonnets.

Je le trouvai, un jour, seul avec Lemerre. Qu’il était changé ! Pâle et maigre, les yeux étincelants, les pommettes allumées, la poitrine creuse et le dos voûté, il se soutenait à peine sur ses longues jambes et n’avait plus qu’un souffle. Il n’en était pas moins très nerveux et paraissait fort surexcité. Il venait de publier une plaquette en vers, la Presse nouvelle, sorte de satire du journalisme de l’époque et visant particulièrement un rédacteur du Figaro, qu’il accusait entre autres griefs de chantage et de mauvaises mœurs. Celui-ci ne s’émut guère, il répondit par une note dédaigneuse qui disait ou à peu près : « Il faut admirer ce pauvre diable qui, déjà un pied dans la tombe, trouve la force de ruer de l’autre. »

Ce n’était pas l’affaire de Glatigny, qui attendait autre chose : une provocation. D’une rencontre sur le terrain il eût tiré sans doute l’illusion d’être encore un être vivant ; elle lui était refusée, et de cette déception venait sa colère ; il ne tarissait pas. Lemerre l’écoutait, le sourire aux lèvres, et je faisais comme lui, tous deux plus portés à nous apitoyer qu’à épouser son ressentiment. Pour détourner l’entretien, je me décidai à lui faire des compliments sur son rôle dans Othello.

― Ah ! vous m’avez vu ?… Mon rôle de doge… J’avais juste trois mots à dire.

― Vous les disiez si bien !

Quand il partit, je le vis si chancelant que j’offris de lui donner le bras et de l’accompagner jusqu’à sa porte. Ce n’était pas loin, et nous arrivâmes bientôt au pied de l’escalier.

― Ce n’est pas tout, dit-il en reprenant haleine, le plus difficile reste à faire. Il y a cinq étages…

Et, cramponné à mon bras et à la rampe, il entreprit la pénible ascension.

Dans la petite pièce mansardée, tombé sur un siège, à bout de souffle, à peine se donna-t-il le temps de respirer. Un petit paquet de la nouvelle brochurette s’éparpillait sur la table. Il en prit une et s’empressa d’y griffonner deux lignes :

A mon confrère en l’art des vers, Léon Grandet, :Cet ouvrage important que le monde attendait !

C’était le salaire royal de mon service. Ainsi il alla jusqu’à la fin, rimant et bouffonnant, faisant son métier de poète et d’amuseur public. Je ne l’ai plus revu.


Chez Charavay

Anatole France s’était marié, moi aussi, mais sa position n’avait guère changé, si ce n’est que, de la librairie Lemerre et du passage Choiseul il était passé à la rue de Furstenberg et à la librairie Charavay, à l’ombre du clocher de Saint-Germain des Prés. C’est lui qui m’introduisit dans la maison récemment fondée.

J’étais allé le voir au Sénat, dont il avait été nommé depuis peu bibliothécaire, poste qu’il n’occupa pas longtemps du reste. Sur la table, près de l’entrée, qui lui servait de bureau, des piles de volumes nouveaux s’amoncelaient qui ne laissaient pas la plus petite place pour écrire ou pour s’accouder, et attendaient d’être inscrits sur les registres, donnés à la reliure ou classés sur les rayons. Il ne se pressait pas d’exécuter ce travail et il avait ses raisons. Ses collègues, plus anciens en grade, s’entendaient pour se décharger sur lui des plus ennuyeuses besognes et lui jouer de mauvais tours. Peut-être provoquait-il lui-même ces secrètes animosités ! Dans la complexité de cette nature, une des plus riches et des plus subtiles qui se soient rencontrées, il gardait un fonds d’enfantillage, un goût de taquineries et un plaisir malicieux à se moquer des autres et à les duper ; on lui rendait la monnaie de sa pièce.

Accoudé sur une des grandes tables centrales, dans une torpeur accablée qu’expliquait trop la température estivale, il lisait à mon arrivée la Vie de MMe  de Beaumont, de A. Bardoux. L’existence de cette amie de Chateaubriand devait particulièrement l’intéresser, lui qui allait publier une étude sur Lucile de Chateaubriand. Du beau rêve où il était plongé il s’arracha tout de suite pour se donner tout à moi.

Je dus le féliciter des trésors qui l’entouraient, où il pouvait puiser à pleines mains et se documenter, et lui demander à quelle œuvre il était occupé. Je n’oublierai jamais le geste de dégoût et d’ennui avec lequel il me désigna les volumes amoncelés sur son bureau.

― Des livres ? Faire des livres ? Il n’y en a que trop !

Cela ne répondait guère d’ailleurs à ce qu’il allait me proposer. Il m’exposa le projet des frères Charavay : une collection d’ouvrages à la fois historiques et romanesques, instructifs, amusants, les uns graves, d’autres gais, devant contenter tous les goûts et satisfaire à l’immense soif de lecture que ne pouvait manquer d’exciter en France l’instruction désormais obligatoire. J’avais là, selon lui, une heureuse occasion de me produire et de me faire la main en attendant mieux,

Quittant le Sénat, nous nous dirigeâmes ensemble vers la rue de Furstenberg.

Des deux frères Charavay, Claudius, le cadet, s’occupait plus spécialement de la librairie. L’aîné, Étienne (plus communément appelé Stéphen), ancien élève diplômé des Chartes, avait la haute main sur le département des autographes et dirigeait en même temps la Revue de la Révolution française.

Dans les salles qui formaient le domaine à part de Stéphen, aux murs lambrissés de rayons, des milliers de cartons renfermaient lettres, rognures de lettres, fragments de manuscrits, les moindres griffonnages échappés à la main d’une notoriété, chaque pièce contenue dans une grande chemise de papier gris, sur laquelle étaient notés quelques détails biographiques et bibliographiques.

Stéphen était un petit homme gros et gras, plus petit encore que son frère qui n’était pas grand : une boule ronde où se voyaient un petit nez fin, de petits yeux noirs luisants, perçants, fureteurs, des joues rebondies de coloration fraîche, un visage souriant couronné de soyeux cheveux noirs, lustrés et bouclés, Paisible et doux, très bon, aimable comme d’ailleurs son frère, qui, toujours une nouvelle idée en tête et se démenant beaucoup, montrait des allures plus vives. Nés à Paris et fils d’un Lyonnais qui y était venu créer ce magasin d’autographes, tous deux, jeunes encore, faisaient leurs débuts dans la librairie.

La maison Charavay était devenue un petit centre de réunions littéraires. Vers cinq heures, arrivaient Paul Hervieu et Robert de Bonnières que rejoignait France venu là après sa sortie du Sénat.

C’était pour lui communiquer l’article qui devait paraître le lendemain au Figaro. Ces articles, signés Janus, étaient de courtes monographies sur les figures contemporaines de la politique, des lettres, des arts, de tous les mondes. Très lus, très remarqués, écrits d’une encre corrosive, où flottaient quelques fleurs, ils formaient un mélange très doux à la fois et très amer, plutôt amer. La formule en était heureuse et bien trouvée. Il disait de l’un : « C’est un grand homme mal élevé… », et d’un autre : « C’est un parvenu plein de génie… », en sorte que le grand homme et le génie ne savaient s’ils devaient remercier ou se fâcher. Quelques-uns contenaient des mots qui eurent une fortune d’un jour : « la petite souris blanche », pour M, de Freycinet, etc… Quand il y en eut quelque centaine et qu’il s’agit de les publier en librairie, il trouva difficilement un éditeur qui risquât de se brouiller avec cette multitude de personnages éminents par trop maltraités. Enfin, Ollendorff se décida et les deux volumes des Mémoires d’aujourd’hui virent le jour.

Bonnières écrivit aussi plusieurs romans. Dans le premier, les Monach, le meilleur et le plus puissant, il signalait, bien avant Drumont, l’intrusion d’Israël dans la haute société parisienne.

Je devais le revoir souvent, aux soirées de Leconte de Lisle, où il venait assidûment avec Mme de Bonnières, une des beautés à la mode de ce temps-là et qui y brilla dans la fleur de sa jeunesse. C’était un beau cavalier, de tournure militaire (il avait servi dans les lanciers pendant la guerre), la tête petite sur un corps bien découplé, le nez droit et fin, des yeux clairs dont les regards un peu hésitants et convergents ne le déparaient pas, des manières familières et franches avec une parfaite correction.

Avec son inséparable ami, Paul Hervieu, il me représentait ce que la littérature a, s’il se peut dire, de plus fashionable et élégant. Ils n’étaient rien moins que des amateurs, mais ils restaient très aristocrates et mondains. Des deux, Bonnières, lancé comme il l’était, semblait devoir prendre le pas et conquérir Paris. Ce fut le contraire qui arriva.

Ce qui frappait d’abord chez Hervieu, c’était là suprême distinction de la tenue, non seulement les habits d’une coupe et d’un choix parfaits, mais l’attitude belle et noble, sans raideur, sans apprêt, plutôt souple et nonchalante. Il semblait tenir cela par bénéfice de naissance, comme quelqu’un à qui rien ne fut refusé et qui n’avait rien à se refuser. Avec son teint rose et tendre, ses grands yeux bleus au regard comme ingénu et émerveillé, sa barbe à peine naissante, il paraissait plus jeune encore qu’il n’était, un adolescent. Discret, réservé, ne se mettant guère en avant, et très posé, très calme, le geste rare, une voix qui ne se permettait jamais d’éclat, on eût dit la douceur, l’aménité même. Eh bien ! l’on se trompait.

S’il parlait peu, s’il s’avançait rarement, s’il ne glissait qu’un mot çà et là, le mot, — toujours spirituel d’ailleurs, — était âpre et amer, à l’emporte-pièce. Ce privilégié du sort, quant aux qualités physiques et à la situation matérielle, semblait avoir d’anciennes rancunes, de vieux griefs à venger contre la vie, contre le monde, contre le destin, contre tout. Ces vivacités au surplus étaient rares et lui échappaient comme malgré lui, par un don de verve satirique qui ne se peut maîtriser. À l’ordinaire, toutes ses paroles et démarchés s’enveloppaient plutôt d’une prudence fine, de la circonspection qu’enseignent l’expérience et la connaissance des hommes. Et ainsi, il sut se conduire avec prudence et faire son chemin dans la carrière des lettres. Tel je l’avais vu chez Charavay, tel je le retrouvais chez Leconte de Lisle, au comité des Gens de Lettres où il fut quelque temps notre président, sage, habile, avec une volonté douce et persévérante, jamais distraite de son but.

Chez Charavay défilèrent encore Frédéric Masson, Maurice Tourneux qui préparait sa volumineuse correspondance de Diderot, Grimm, etc… Mais le discoureur le plus brillant et qu’il y avait plaisir à entendre, était Gilbert Augustin-Thierry.

Celui-là avait de qui tenir. Neveu du grand Augustin Thierry, il était fils d’Amédée. Il arrivait en coup de Vent, toujours pressé, n’ayant pas une minute à perdre et, une fois assis, ne s’arrêtait plus. Les anecdotes, toutes sortes de singularités de personnages et de mœurs, les faits curieux, les aventures inconnues, secrètes, que son immense lecture avait rassemblés, tout cela se pressait intarissablement sur ses lèvres ; il portait tout cela dans sa mémoire, le répandait autour de lui, en un débit qui se hâtait dans l’envie de tout dire à la fois, saccadé, passionné, clair pourtant, en sorte qu’il était plus intéressant encore à entendre qu’à lire.

Il était de ceux qui aiment conter leurs livres avant de les écrire. Comme il travaillait en ce moment à son Capitaine sans façon, il était plein de documents sur la Petite Église, cette secte de prêtres du Maine réfractaires au Concordat.

Il dirigea quelque temps le journal la Presse, qui, depuis Girardin, avait déjà tué sous lui pas mal de directeurs. Son petit article de chaque jour sur la politique générale rappelait, par le ton, l’ampleur d’idées et la flamme, les bulletins de la Grande Armée.

Sa tente était un grand et luxueux appartement de la rue de Prony, où les réceptions se succédaient. Table étincelante, chère exquise, les plus jolies femmes, les plus belles épaules, les plus délicieuses toilettes, rien n’y manquait. Et, dans les salons, sous le portrait des deux Thierry, parmi les invités et le groupe des belles dames, la causerie, comme bien l’on pense, ne chômait pas. Lui-même donnait le coup d’archet, dirigeait l’orchestre. L’artiste, le causeur, l’homme du monde, le galant homme et l’homme galant était là tout à son affaire ; il baignait visiblement dans son élément, était heureux.

Encore Anatole France

J’habitais toujours sur les limites du Quartier latin. La librairie Charavay n’était pas loin, et je m’y rendais deux ou trois fois la semaine par le besoin de hanter les lieux où se jouent et se décident les chances de la carrière. Vers six heures, nous en sortions avec France et, le long du boulevard Saint Germain, j’accompagnais celui-ci jusqu’au pont de la Concorde d’où il gagnait la rue Chalgrin où il habitait. En route, il achetait un journal, jetait un coup d’œil aux dernières nouvelles et le glissait dans sa poche.

Il avait donné à cette date le Crime de Sylvestre Bonnard, le premier de ses romans qui attira l’attention du grand public, et la première épreuve de M. Bergeret, une âme ingénue, tendre et généreuse dans le corps et l’esprit d’un vieux savant. Je lui signalai des vétilles, entre autres, je me souviens, le mot de suite pour tout de suite. Il fit quelques pas en réfléchissant, puis dit :

― Je vous montrerai, mon ami, dans les meilleurs auteurs, de suite pour tout de suite.

Il avait raison ; j’ai retrouvé bien des fois depuis, même chez des puristes, cette confusion, qui n’en est pas moins une faute.

J’avais concouru pour le prix de poésie à l’Académie française ; il s’agissait de l’éloge de Lamartine. Au cours d’une de nos promenades, passant devant un kiosque de journaux :

― On parle de vous dans l’Univers illustré, me dit-il. Avez-vous vu ?

J’achetai le numéro et je lus sous la signature de Gérôme : « L’Académie française a couronné cette semaine M. Léon Barracand. Un académicien à la fois morose et facétieux me disait à ce propos : « Le morceau de M. Barracand est remarquable assurément ; mais j’aurais préféré entendre l’éloge de Barracand par Lamartine. »

Ce mot rappelle celui de Rossini. Il recevait un jour la visite d’un inconnu qui lui dit :

― Je suis l’auteur de la marche funèbre de Meyerbeer.

― J’aurais préféré, répondit-il, que ce fût Meyerbeer qui eût composé votre marche funèbre.

Il m’observait pendant la lecture avec un petit sourire énigmatique, et je suppose qu’il voulait surprendre l’impression que j’en aurais. La note un peu dénigrante n’était pas trop désobligeante. J’ignorais alors que ce nom de Gérôme était une signature générale que, dans le périodique des Lévy frères, se passaient les divers chroniqueurs, Ludovic Halévy, France, etc… France était l’auteur de l’historiette. C’était une de ses « heureuses perfidies », suivant l’expression qu’il a rendue célèbre.

Un certain temps, il reçut le soir, rue Chalgrin, dans une maison qu’il occupait seul et qui lui appartenait. Pendant que les dames se tenaient au salon, on causait en fumant dans la pièce voisine. La conversation n’était guère qu’un long monologue de sa part. Ses propos étaient comme un peloton de fil embrouillé dont on cherche à démêler le bon bout. Il s’en tirait toujours, mais c’était long, avec des hésitations, des repentirs, mille circuits et tâtonnements avant d’arriver à l’expression exacte. Quelques-uns le trouvaient fatigant, moi pas. Il y avait plaisir au contraire à voir comment, de ce chaos, l’idée finissait par se dégager, lumineuse.

Il se passait là, quand il parlait, ce qui avait lieu lorsqu’il écrivait. J’ai travaillé parfois coude à coude avec lui et le surveillais la plume à la main. La pensée, avant de se couler dans la limpidité de son style, se devait présenter un peu trouble et vague et ne s’éclairer que lentement ; il raturait, raturait ; mais, la formule trouvée, c’était parfait, il n’y avait plus à y revenir.

Ces réunions ne furent jamais très nombreuses. Je n’ai gardé qu’un vague souvenir des figures que j’y entrevis. De leur groupe, se détachent pourtant celles de Roujon, de Psichari.

Henry Roujon[8] habitait porte à porte avec Anatole France. Aussi le voyait-on souvent, et c’était un des plus enragés disputeurs, vif, agressif, passionné et nerveux. Je me rappelle une soirée où Jules Simon, qui venait de publier Dieu, Patrie, Liberté, passa un mauvais quart d’heure. L’aimable et vénéré apôtre d’une république sage et tolérante, — spiritualiste au surplus, — commençait à perdre des sympathies gouvernementales, et Roujon, par ses fonctions mêmes ou ses dispositions naturelles, était dans les idées du gouvernement.

Pour Psichari, que l’affection et l’admiration attiraient là (et comment le gendre de Renan n’eût-il pas aimé le disciple le plus direct de l’auteur de la Vie de Jésus ?), il ne soupçonnait pas qu’un lien de famille l’unirait un jour à cette petite Suzanne qu’aux Soirs où nous étions là, on arrachait aux bras de sa mère pour la mettre au lit. Elle avait épousé d’abord le capitaine Mollins. Après sa rupture avec celui-ci, elle se remariait à l’un des fils de notre ami, Michel Psichari.

D’origine grecque, naturalisé Français et plus Français encore par son alliance avec une famille dont le chef demeure une des gloires du XIXe siècle, Jean Psichari offrait un beau type oriental, grand et fort, le teint mat, l e nez aquilin, des yeux d’un noir brillant, la moustache noire et retroussée. Gai et liant, de relations aimables, il a dans le caractère quelque chose d’onctueux et d’accommodant ; et, quand il se fâche, ce qui lui arrive parfois, on sent qu’il sort de sa nature.

Il recevait, lui aussi ; on voyait à sa table le plus haut monde du Collège de France, de l’Université et des Lettres : Gaston Paris, l’abbé Duchesne, Pierre de Nolhac et MMe  de Nolhac, Robert de Bonnières et MMe  de Bonnières, etc… La causerie, au sortir de là, était savante et plaisante, amusante, et Mme Psichari, qui n’était pas pour rien la fille de Renan, y faisait brillamment sa partie. Lui disait des vers, des vers de lui, de très beaux vers ; il les disait d’une belle voix bien timbrée. C’était dans l’appartement de la rue Claude Bernard, avant qu’il ne transportât ses pénates dans cette calme et riante maison de campagne, en plein Paris, précédée d’un verdoyant parterre, à l’extrémité d’une longue avenue qui s’ouvre sur la rue Chaptal, et qui lui échut d’une tante de sa femme, une Scheffer, sœur du peintre Ary Scheffer.

Poète, romancier, critique littéraire, il est en plus un savant. Il professe aux Hautes Etudes la littérature néo-grecque et y mène le bon combat pour l’instauration d’une langue grecque moderne dans le royaume hellénique où ne se parlent que des patois assez divergents bien qu’ils s’entendent entre eux, et où, jusqu’à ces derniers temps, tout ce qui s’écrit et s’imprime n’était qu’une imitation de l’ancien grec classique et académique, incompréhensible pour qui n’est pas lettré.

— On parle de vous pour l’Académie, dis-je un jour à Anatole France.

― Ils font bien, répondit-il ; les lettres en ce moment n’y font pas très bonne figure.

Il s’agissait de remplacer le génial créateur du canal de Suez, qui était aussi, hélas ! celui du canal de Panama.

Après son élection, je ne le vis plus que rarement et, s’il faut l’avouer, pour user pour d’autres ou pour moi des grandes relations qu’il s’était faites. Il se prêtait de bonne grâce à ces services. Le petit hôtel de la Villa Saïd, encombré, du pied de l’escalier aux dernières pièces où s’ouvre son cabinet de travail, d’un fouillis moyenâgeux, — madones de bois dorées et peinturlurées, marbres mutilés, tapisseries ternes, — était devenu un bien singulier sanctuaire.

Il s’y voit des figures de marque, des savants étrangers de passage ; mais l’élément qui domine est un groupe de jeunes gens, anarchistes pour la plupart, aux cervelles déséquilibrées qui viennent écouter leur maître. Il disserte éloquemment. Bien que le décor ne s’y prête guère, ces réunions me représentaient assez bien les entretiens au bord du Céphise, sous les platanes d’Académus. Ainsi les anciens sophistes, devant l’assemblée de leurs disciples, devaient se jouer aux controverses et aux subtilités.

L’érudition d’Anatole France est étendue, plus étendue, croyons-nous, que profonde. Et c’est Dieu merci, sans quoi elle ennuierait peut-être. Mais il a vécu au milieu des livres, d’une infinité de livres ; et de toutes les littératures, sciences, philosophie, histoire, où, d’un vol capricieux, sa curiosité s’est posée, il a butiné le suc et la fleur et il en compose son miel. La saveur, qu’il écrive ou qu’il parle, en est toujours très douce.

C’est un enfant, et il l’est resté toute sa vie, un charmant, terrible et incorrigible enfant, avec toutes les grâces et les mille petites ruses d’un enfant qui n’en veut faire qu’à sa tête, qu’on réduit assez vite quand on le tient, mais qui vous échappe, qu’il ne faudrait jamais perdre de vue, ce qui est difficile.

La dernière fois que je le vis, il m’avoua : « Je passe mes nuits à pleurer… » Le bonheur est-il donc impossible ? ou quelque méchante fée, comme nous en avons tous, lui avait-elle jeté un sort et a-t-elle rendu stérile, pour son propre contentement, sinon pour le nôtre, le trésor des dons magnifiques déposés sur son berceau ?

Un jour que je lui faisais part de mon supplice de relire un texte publié depuis un certain temps dans la crainte d’y découvrir des faiblesses, des maladresses qui m’auraient échappé :

― Moi, dit-il, pas du tout ! Il m’arrive aussi de tomber sur une page oubliée. Et je m’étonne, j’admire. Est-ce bien moi qui ai fait cela ?

Une autre fois, alors que venait de paraître un de ses plus importants ouvrages, je lui en demandai des nouvelles.

— Mon livre ? Qui est-ce qui s’occupe de mon livre ?

— Quand il n’y aurait que moi, dis-je… et puis la critique…

— La critique ?

Il sourit et haussa l’épaule :

— Je reviens de voyage… J’ai trouvé sur mon bureau une centaine de découpures de journaux. Savez-vous combien s’occupaient de mon bouquin ? Il y avait en tout deux articles de quelques lignes. Les autres ressassaient cette insipide histoire d’un volume trouvé sur les quais non coupé, avec la lettre que l’auteur m’adressait glissée entre les pages, le cachet intact. La belle affaire ! Je reçois vingt volumes par jour. Comment veut-on que je les lise ? Et il faut bien que je m’en débarrasse, mon logis n’y suffirait pas. Mais quelle que soit leur indifférence pour ce que je publie, elle n’égalera jamais la mienne.

Francisque Sarcey

Je connaissais Francisque Sarcey de longue date, depuis ma plus tendre adolescence et les années du lycée de Grenoble où il fut mon professeur. Il était, comme on sait, de cette brillante et célèbre promotion de l’École normale dont les membres furent forcés, par les tracasseries du Second Empire, de jeter leur robe et leur bonnet aux orties et qui n’eurent pas trop à s’en repentir, les Taine, About, Prévost-Paradol, Weiss, etc.

Quand je dis « mon professeur », ce n’est pas tout à fait exact. Il occupait la chaire de seconde alors que je n’étais encore qu’en troisième ; et quand j’allais entrer dans sa classe, il sautait par-dessus la rhétorique pour passer à la philosophie, que nous appelions alors la « logique » ; enfin l’année qui suivit il quittait l’enseignement. Mais il y avait en ces temps (je ne sais si cela existe encore) un roulement de professeurs, par lequel chacun, et chaque semaine, devait faire un cours à la classe immédiatement au-dessous. C’est ainsi que je puis me dire son élève et que je pus le voir à l’œuvre, enseignant et discutant avec cette même fougue, cet entrain et cette belle humeur qu’il n’a cessé d’apporter depuis à ses articles et à ses conférences.

Il inventa même un exercice assez divertissant. Afin de développer nos facultés imaginatives et l’art de conter, il nous invitait à tour de rôle à raconter quelque histoire. Chacun s’exécuta, de façon plutôt gauche et médiocre d’ailleurs.

À titre de récompense, dans une des dernières séances, il nous conta lui-même, en y ajoutant, croyons nous, maintes enjolivures de son cru, l’histoire de l’Anglais timide, que Dumas a placée aux premiers chapitres de ses Impressions de voyage en Suisse. Il y allait de tout cœur et de toute sa verve, avec une mimique et des intonations qui nous mettaient les choses sous les yeux, pouffant comme nous à certains endroits et plus fort que nous.

J’assistai aussi à ses premières conférences, — et même à la première où lui, l’homme à qui je connaissais la plus belle assurance et qui en devait donner bientôt tant de preuves en d’autres réunions, me fit éprouver par vertu communicative, car je lui souhaitais un grand succès, le plus abominable des tracs. Il était apparu sur l’estrade pâle, chancelant ; il parlait, mais les mots ne sortaient pas, ses phrases étaient inintelligibles. Il s’interrompit pour dire :

— Veuillez m’accorder un peu de patience ; ma voix va s’échauffer, vous m’entendrez.

Dès lors, je fus rassuré, et, en effet, tout alla bien jusqu’à la fin. Il avait eu le tort, comme il l’a dit en confessant ces misères de la meilleure grâce qui soit, d’écrire sa conférence et de l’apprendre, au lieu de la préparer avec soin et d’improviser, ainsi qu’il fit par la suite.

La représentation de Gaetana, en 1862, nous remit en rapport. On sait qu’une cabale s’était organisée contre About au Quartier latin ; la jeunesse démocratique et révolutionnaire lui reprochait ses attaches avec les Tuileries et le Palais Royal, tandis que la jeunesse catholique ne lui pardonnait pas son livre de la Question romaine et les drôleries et piqûres antireligieuses dont il semait ses articles. Cela formait une ligue formidable où les deux camps opposés se réunissaient pour l’écraser. Je n’étais pas de la cabale ; mais, comme il devait y avoir tapage, rixes peut-être et bataille, je n’aurais pas été fâché de m’offrir le plaisir de ce spectacle.

La chose était facile, elle l’eût été du moins en temps ordinaire : il y avait pour les étudiants, et sur la simple vue de leur carte, un certain nombre de places du parterre qu’on leur réservait aux premières représentations. Dès le matin du grand jour, j’étais à la queue sous les galeries de l’Odéon.

Près de moi, au centre d’un groupe turbulent, riait et bouffonnait un garçon assez gros et barbu, que je connaissais bien pour l’avoir vu souvent au café Procope qu’il emplissait des éclats de sa voix. En dépit de son éloquence, une tenue un peu débraillée, un bon garçonnisme un peu vulgaire me le gâtaient. Je ne prévoyais pas la destinée que la fortune lui réservait ; tout nouvellement inscrit au barreau, il n’avait pas encore prononcé son audacieuse harangue dans l’affaire Baudin. C’était Gambetta.

Quand, dans la foule avançant à pas de tortue, mon tour vint d’aborder le bureau de location, le guichet se ferma ; toutes les places étaient prises. Je revenais avec mon ami Jules Cyr, qui fut plus tard le beau-frère d’Henry Becque et qui, pour l’instant, achevait ses études de médecine.

— Je devrais, lui dis-je, écrire à Sarcey ; c’est l’ami d’About, il m’enverrait une place.

— Demandez-en deux ! s’écria-t-il. Et nous sommes d’honnêtes gens, nous allons faire le serment de ne pas siffler.

J’écrivis à Sarcey, mais la réponse tarda un peu : « Vous avez compris, mon cher élève, pourquoi je ne vous ai pas envoyé de billets. Je n’en suis pas moins enchanté de l’occasion qui m’est offerte de renouer connaissance avec un de mes meilleurs élèves… »

J’avais compris, en effet : Gaetana n’avait eu que trois représentations qui, en dépit des agents qui garnissaient la salle et en expulsaient les manifestants, avaient eu de la peine à s’achever.

Mes relations avec Francisque Sarcey ne reprirent que trois ou quatre ans plus tard, après la publication de mon premier livre.


Après l’envoi de mon volume, je laissai passer un temps normal qui lui permît de me lire et ne me présentai l’après-midi qu’à l’heure où il pouvait me recevoir. Mais sans doute s’était-il couché tard ou avait-il trop prolongé le travail de la matinée, j’arrivai encore trop tôt.

— Entrez ! cria-t-il à travers la porte pendant que je parlementais avec la personne qui m’avait ouvert. Nous sommes entre hommes, ça n’a pas d’inconvénient.

C’était l’été ; je le vis en chemise de nuit, les jambes nues, des sandales aux pieds. Il procédait à sa toilette et en était aux dernières ablutions. Il barbotait, soufflant comme un phoque, et se séchant à grand renfort de serviettes et d’éponges, tout en causant :

― Je vous ai lu, mes compliments ! C’est facile à lire, ça s’avale d’une bouchée. Très amusant, ce Donaniel ! dit-il en éclatant de rire. Vous aimez Musset, vous avez bien raison ; c’est, de tous nos poètes contemporains, le seul classique, le seul Français, de la bonne tradition française. Mais, prenez garde ! vous l’aimez trop, il déteint sur vous, vous disparaissez en lui… Et, à propos, vous ne comptez que pour un pied au conditionnel la seconde personne du pluriel : « pourriez, recevriez », au lieu de « pourri-ez, recevri-ez ». Moi, vous savez, ça m’est égal, mais c’est une licence, je crois… Je n’en pourrai parler, je le regrette ; je ne fais que du théâtre ou des articles d’actualité qui ne touchent pas à la librairie.

Il parla longtemps à bâtons rompus, puis la conversation changea de sujet. Il m’interrogea sur la vie que nous menions au Quartier latin. Y avait-il toujours de ces gentilles grisettes, jeunes et follettes, et plus ou moins désintéressées ? Je le renseignai de mon mieux. Après une demi-heure d’entretien, je me retirai, charmé de la cordialité de l’accueil.

À partir de ce jour, je lui envoyai assez régulièrement tout ce que je publiais en librairie. J’allais aussi le voir de temps à autre, le jour qu’il s’était réservé pour recevoir, dans la matinée. Il avait, de la rue de La Tour d’Auvergne, émigré dans le petit hôtel de la rue de Douai, construit naguère par un peintre. On montait un perron de trois marches, puis un raide escalier qui menait, au second étage, à l’ancien atelier transformé en deux pièces, dont l’une servait de salle à manger, l’autre, plus vaste, de cabinet de travail en même temps que de bibliothèque et de salon. La société était toujours nombreuse, des jeunes gens pour la plupart appartenant au théâtre, soit artistes, soit aspirants auteurs dramatiques. Il en retenait quelques-uns à déjeuner ; et c’est encore de pièces, de coulisses, d’acteurs et d’actrices qu’il était question tout le long du repas.

Je surpris là, dans le travail préparatoire qu’elle exigeait, sa méthode de critique qui consistait, comme on sait, moins à donner sur chaque pièce son opinion personnelle qu’à être l’écho et le fidèle reflet du sentiment général. Il écoutait attentivement ce qui se disait autour de lui, émettait lui-même quelques idées sans avoir l’air d’y tenir ; et c’est de tous ces avis contraires et de leurs nuances, après en avoir pesé le fort et le faible, tiré un résumé et une conclusion, qu’il formait son jugement et composait son feuilleton. Rarement, — on en pourrait citer quatre ou cinq exemples, — le vit-on s’insurger contre cette sorte de suffrage universel de la foule et défendre la pièce qu’elle avait condamnée.

Je l’avais vu d’ailleurs, quelque temps auparavant, mettre pour ainsi dire le système en action, dans une conférence qu’il donna sur la jeune (elle était jeune alors !) École parnassienne, Ceux qui la représentaient s’y étaient portés en grand nombre. Tant qu’il ne s’agit que de l’exposition du sujet et d’une critique qui n’excédait pas les reproches de froideur et d’impassibilité dont on avait coutume d’accabler les Parnassiens, l’auditoire laissa tout passer. Mais, quand il en vint aux auteurs eux-mêmes, Leconte de Lisle, Heredia, etc., quelques murmures s’élevèrent, des voix s’écrièrent : « Ce sont de grands talents, des génies !… » Il s’arrêta, ravi, souriant ; « Bon ! donnez vos raisons, dit-il, nous allons discuter ; je ne demande qu’à m’instruire… » Mais nul ne prit la parole. Alors, après un coup d’œil circulaire comme pour se mieux pénétrer des dispositions de la salle, il reprit son discours qui tourna brusquement. Il lut les plus belles pièces des auteurs dont il venait de parler, les commentant avec la plus flatteuse ingéniosité ; ce ne fut pour eux jusqu’à la fin que compliments et admirations, et pour le conférencier, nécessairement, qu’applaudissements et ovations. Là, encore, il s’était soumis à la loi du nombre, se rangeant docilement à l’opinion générale (c’est-à-dire à celle du public qui composait ce jour-là son public), et cela encore une fois lui avait réussi.

Chez lui, au sortir de table, on allait passer quelques instants dans le hall voisin pour le café et le cigare. Il ne fumait pas ; enfoncé dans un large pouf, il feuilletait les volumes épars sur sa table, lançant un mot çà et là, parmi les entretiens. Et vers deux heures, on saluait l’amphitryon, le laissant à son labeur quotidien.

Une ou deux fois, le devoir professionnel l’appela aux représentations du théâtre d’Orange ; et partout où il paraissait, la foule des Félibres et des Cigaliers l’entourait avec une curiosité et un empressement respectueux.

Il consentit à assister, à Avignon, au grand banquet dans l’île de la Bartelasse, où deux ou trois cents convives festoyèrent en plein air, à l’ombre des platanes et des saules tendant autour d’eux leur rideau verdoyant et débordant en berceau au-dessus de la table.

J’étais assis à côté de Clovis Hugues ; et sa femme était là, le délicat sculpteur, dont nous venions ; par un petit crochet en dehors de la voie directe, d’inaugurer une des œuvres, la Comtesse de Die, une poétesse dauphinoise du XIIIe siècle, Quant à Clovis Hugues, plus excité et trépidant encore qu’à l’ordinaire, il dessinait des bonshommes sur des coins de menus et me les glissait au fur et à mesure. J’allais avoir à l’instant l’explication de sa nervosité, car il semblait peu à ce qu’il faisait.

À l’heure des toasts, Sarcey, assis à la droite de Mistral, leva son verre, et son improvisation toute familière, plaisante et bon enfant, eut un grand succès. À peine eut-il fini que mon voisin se dressa et, ne s’adressant qu’à lui, le provoqua en quelque sorte dans une harangue fortement louangeuse et bouffonne à la fois et qui n’en finissait pas. Ce député-poète était d’une éloquence bien étrange, rappelant la manière tribunitienne et déclamatoire des jours révolutionnaires, mais son organe le servait mal : d’une voix étranglée, enrouée, avec de grands et violents efforts, il tirait du fond de sa poitrine d’interminables phrases qu’il avait peine à mener à leur fin et qui, montant, montant toujours, expiraient en fausset étouffé. Mais il eut beau se démener ce jour-là, son espoir, s’il avait compté qu’on lui répondrait, fut déçu. Sarcey riait comme tout le monde aux bons mots, aux beaux compliments, tous un peu gros, qu’à tour de bras on lui jetait à la tête, mais il ne répliqua rien.

Au retour, aux arrêts du train qui nous ramenait à Paris, il descendait sur la voie, et les groupes se reformaient autour de lui. Il n’était question que des divers spectacles auxquels nous venions d’assister. Je le vis là, comme de coutume, parlant peu, écoutant beaucoup, poursuivant cette sorte d’enquête préliminaire dont il nourrissait ses feuilletons.

Un personnage des « Rois en exil »[modifier]

Au temps de ma jeunesse, je fréquentais presque chaque soir la brasserie Meyer, rue Vavin. Ce n’était pas un cénacle, ni un groupe artistique, puisqu’aucune doctrine ni principes esthétiques n’y prédominaient, mais simplement un centre, un lieu commode de réunion où des artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, des hommes de lettres (ceux-ci en petit nombre), aimaient à se rencontrer.

La brasserie comptait des clients attitrés, et, parmi eux, celui qu’on était sûr d’y trouver tous les soirs, Constant Thérion, qui, après avoir, dans la journée, donné des leçons de droit, de latin, de sciences politiques, etc…, n’en démarrait plus, y ayant sa pension et ses habitudes.

C’était une personnalité brillante et singulière, son cerveau sans cesse en ébullition, ayant le besoin de déverser sa science dans sa conversation et y mêlant les traits plaisants, la gravité, la discussion sérieuse, dépensant là sans compter une verve inépuisable. Dès le matin, il avait lu tout ce que la presse, dans son labeur nocturne, fait pleuvoir de nouvelles sur Paris ; il avait, en passant sous l’Odéon, fourragé l’étalage des libraires, feuilleté les livres nouveaux, allant droit au passage essentiel, à retenir. Tout ce qui s’écrit, tout ce qui s’imprime, tout ce qui se raconte, il le connaissait ; en sorte que, le soir venu, quand le travail quotidien, tout en discours et démonstrations, avait surexcité son activité cérébrale, tout cela partait, fusait, se déployait. Dans ce milieu où chacun, inféodé aux Muses et aux Arts, ne donnait guère d’attention à la politique et encore moins aux choses religieuses, il était, lui, disciple des Maistre, des Bonald, monarchiste et catholique déclaré. Catholicisme et légitimité, sur ces deux thèmes il bataillait avec une ardeur et une flamme que ne pouvaient s’empêcher d’admirer ceux même qui ne partageaient pas ses idées.

Grand, d’aspect robuste, bien que déjà un peu ruiné par les luttes de l’existence, il avait dans l’ensemble des traits et la rondeur du visage ce charme de bonté inexprimable qui attire et retient. Son front large, de belle et intelligente forme sphérique, s’encadrait de cheveux bruns ; la barbe qui envahissait des joues pâles laissait à découvert des lèvres fortes et sensuelles. La vivacité de ses yeux noirs de myope se doublait du rayonnement de ses lunettes qui asseyaient leur courbe sur un nez, un peu aplati du bout et redressé, dont les narines mobiles aspiraient fortement la vie. Il était toujours en redingote avec un chapeau de soie planté de côté et enfoncé derrière la tête d’un air de crânerie et de souriante audace.

Il n’avait pas frappé que moi. Alphonse Daudet, qui l’avait bien connu, en a fait le Méraut des Rois en exil, le gouverneur du petit prince d’Illyrie. Un fait réel lui en avait suggéré l’idée. Thérion, après la guerre de 1870, — sur l’initiative, autant qu’il nous souvienne, d’Armand de Fallois, son vieil et excellent ami, — avait été arraché à sa pénible corvée de répétitions pour aller à Vienne coopérer à l’éducation de jeunes archiducs. Il n’y resta que quelques mois, soit que ses opinions trop absolutistes, le culte et la vénération qu’il professait pour la souveraineté et les prérogatives impériales et royales eussent paru excessifs même à cette vieille cour des Habsbourg ; soit, plus probablement, que les habitudes un peu bohèmes dont il n’avait pu se défaire, lui eussent fait du tort. Il fuyait le plus souvent l’éclat des réceptions officielles pour aller au fond de quelque brasserie viennoise retrouver des amis, des Français, des réfugiés de la Commune même, et reprendre avec eux ses gais et exaltants bavardages. Cela sans doute put paraître suspect.

De retour à Paris, il reprit son collier de misère, — ses leçons à travers Paris ou chez lui, dans son cabinet, où il groupait quelques élèves, — et ses séances à la brasserie. J’étais, avec Fallières, Tony Noël, et d’autres, l’un de ses plus fidèles auditeurs. Il restait le dernier, et nous sortions tous deux ensemble par une habitude prise de longue date, lui portant sa grosse serviette sous le bras, gonflée de paperasses et de bouquins, et la conversation reprenait aussitôt. Je l’accompagnais jusqu’à l’impasse de la rue d’Assas où il habitait ; mais il était rare qu’il fût au bout de tout ce qu’il avait à dire, et il me faisait la conduite jusqu’à ma porte, rue Bréa ; puis, de nouveau, je le ramenais chez lui. Aux objections que je faisais, il piétinait sur place, changeait brusquement sa serviette de bras comme il faisait à chaque nouvel argument qu’il entamait. Le quartier, à cette heure, était désert, à peine quelques rares passants, un sergent de ville au loin ; au printemps, des bouffées d’air frais chargées de parfums de verdures et de lilas en fleurs nous arrivaient du proche Luxembourg ; dans la large rue, au-dessus de nous, sur le bleu du ciel nocturne, les étoiles scintillaient. Et ainsi, toujours causant, faisant cent fois la navette d’un point à l’autre, les heures, — une heure du matin, deux heures parfois, — sonnaient avant la séparation définitive.

Il écrivit peu, presque pas. Comme chez tous les orateurs, la parole refroidie sur la page écrite perdait de son éclat. Il fit avec succès quelques conférences, une entre autres, sur sa méthode d’enseigner ; car il avait une méthode à lui : il enseignait debout, au tableau, un bâton de craie à la main, dessinait sur la planche noire la question de droit à traiter, les divisions et subdivisions, grandes et petites accolades, et réveillant de temps à autre l’attention de ses élèves par un mot drôle, une anecdote ; celle du candidat passant son examen : on vient d’interroger son voisin sur les res nullius, les choses qui n’appartiennent en propre à personne, les bêtes sauvages, les oiseaux de l’air, etc.

— Qu’est-ce, lui demande l’examinateur, qu’une usucapion ?

— Ma foi, monsieur, dit-il après avoir réfléchi, ça m’a l’air d’un poisson !

La guerre, les horreurs de la Commune qu’il avait traversées, la vie fiévreuse et haletante de ces temps le déprimèrent de plus en plus. Il reçut un jour un appel de Jules Vallès qui, depuis l’entrée à Paris de l’armée de Versailles, se terrait et cherchait les moyens de se tirer d’affaire.

— Je m’habillerais bien en curé, rasé, avec des lunettes ! disait-il. Mais l’idée leur en vient à tous, ils en abusent, la mèche s’évente…

Ils trouvèrent de concert le subterfuge qui permit à Vallès de passer en Angleterre.

De Henner à Henry Becque[modifier]

C’est encore à la brasserie Meyer que je fis connaissance du sculpteur Falguière. Il venait quelquefois dîner chez Magny ou dans un petit restaurant de Montrouge, près de l’église, qui avait quelque réputation. Travaillant depuis l’aube, fatigué de corps et d’esprit et plus encore des bras que du cerveau, comme un bon ouvrier à la fin de sa journée, il avait grand appétit. Dès les hors-d’œuvre, il arrachait des croûtes à son pain et faisait des trempettes dans son verre, tout en causant.

Il causait très bien, et le savait, avec des expressions pittoresques, ces mouvements des doigts habituels aux artistes qui dessinent et semblent caresser l’objet dont ils parlent. C’était par exemple la visite de Henner à son atelier : il avait profité de sa présence pour lui soumettre quelques échantillons de sa peinture ; on sait qu’il faisait vers la fin de sa carrière de fréquentes excursions dans cet art. Devant les toiles qui défilaient, le vieux maître alsacien, avec sa bonhomie bienveillante, ne cessait de répéter : « C’est drès pien ! drès pien ! »

― Mais parlez ! dites ce que vous pensez…

Je fous le tis, c’est drès pien !

Falguière, voyant qu’il n’en tirerait rien de plus, avait laissé là sa peinture et était allé vers une stèle où, du geste prompt qu’ils ont tous, il avait déroulé le linge humide qui enveloppait l’ébauche. Alors Henner d’un ton grave et changé : « Ah ! ceci est pien ! »

Une année, au cours d’un séjour à Vichy, auprès de mon ami le docteur Jules Cyr, nous fîmes quelques parties aux environs, à Bourbon-Busset et ailleurs. Jules Barbier était des nôtres avec Mme Barbier, sa fille et Pierre Barbier, son fils, alors un tout jeune homme. Il travaillait, le matin, dans un épais brouillard de fumée de cigarettes. Le scénario arrêté avec le compositeur, il lui expédiait à mesure ce qu’il rimait dans la matinée, et il me disait :

— Gounod va recevoir quelque chose de très bien ; s’il est bien inspiré, ce sera fameux !

C’était le plus aimable homme, long, mince et blond, avec de longues mèches flottantes ; facile et familier, et bon enfant, et la tête un peu à l’évent, à qui ses libretti rapportaient une fortune folle, qu’il dépensait plus follement encore.

Je vis là, et en sa compagnie aussi, Eugène Fromentin qui était un autre homme, de petite taille, correct, élégant, l’air posé, d’une politesse réfléchie et galante, qui me représenta assez bien l’élégiaque et classique auteur de Dominique et un peu moins bien celui du Sahel et du Sahara, que je me serais figuré d’aspect plus fauve et plus rude.

Mon ami avait épousé la sœur de Becque. J’assistai à la première de la Parisienne, dont la « rosserie », je dois l’avouer, me laissa stupéfait. Malgré ma sympathie pour Becque et ses longs efforts, il me fut toujours impossible d’entrer dans ses idées et sa manière. Il causait peu, cherchant à placer çà et là un mot virulent, au vitriol et à l’emporte-pièce.

  1. [Note RDM]. L’auteur de ces Souvenirs, Léon Barracand, poète et romancier, était né à Romans (Drôme) en 1844 ; il mourut peu de temps après la Grande Guerre, en 1919.
  2. [Note RDM]. Paru sous le pseudonyme de Léon Grandet.
  3. [Note RDM]. Jules Sandeau était logé à l’Institut en qualité de bibliothécaire à la Mazarine.
  4. [Note RDM]. Jean Marras était lié avec Leconte de Lisle. Voir la Revue [des deux mondes] du 15 novembre 1933 : Leconte de Lisle et Jean Marras, par Louis Barthou.
  5. [Note RDM]. La pièce intitulée les Hurleurs ; elle parut dans la Revue [des deux mondes] du 15 février 1855.
  6. [Note RDM]. Nina de Villard, qui avait épousé en 1864 Hector de Callias, journaliste et homme de lettres, divorça dans la suite. Elle posa pour la Femme aux éventails de Manet. Dans son salon de la rue Chaptal fréquentaient Villiers de L’Isle-Adam, Charles Cros, Catulle Mendès, Jean Richepin, Anatole France, etc.
  7. [Note RDM]. Voyez la Revue du 15 août.
  8. [Note RDM]. Henry Roujon, collaborateur de Jules Ferry, devint plus tard directeur des Beaux-Arts et membre de l’Académie française.