Souvenirs d’un hugolâtre/25

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 174-182)
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XXV

Continuons l’historique des groupes littéraires, suivant leurs chefs de file, pratiquant l’adoration.

Dans le salon de Lamartine, on encensait le poète lyrique à grands sentiments, d’une éducation ultra-distinguée, tout plein de religiosité mondaine, et la plus aristocratique société de Paris fréquentait l’auteur des Méditations et du Dernier Chant de Childe-Harold.

Depuis 1830, Lamartine donnait à la poésie une rivale, — la politique. Élu député, il ne prit pas une attitude d’homme de parti ; à la tribune, il se tint dans les régions éthérées. L’astronome Arago disait de lui : « C’est une comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite. »

Mais il descendait quelquefois de son piédestal, pour suivre ses idées généreuses. On retrouvait souvent en lui l’homme qui s’était battu en duel avec le colonel italien Pepe, pour cause de vers satiriques, et qui avait déclaré ensuite n’avoir voulu offenser personne.

Je ne fus admis qu’une fois à l’honneur de lui faire ma cour, seulement lorsque Paul de Saint-Victor, encore non connu, était le secrétaire, en même temps que le thuriféraire attitré de Lamartine, et répétait avec complaisance, pour les invités nouveaux, les moindres mots du poète, en les soulignant de la manière la plus laudative.

Ce salon était pour un tiers lyrique, pour un tiers élégiaque, et pour un tiers politique.

Quand Lamartine commença à se lancer, avec les ailes d’Icare, dans l’inconnu des systèmes, les journaux de l’opposition renvoyèrent ce conservateur progressiste à sa lyre, à sa barque sur le lac, et à son Elvire platoniquement adorée.

Peu à peu, s’éloignant « du parti des bornes », il provoqua, dans des discours admirables, la « révolution du mépris » contre la politique de Guizot. Lamartine jetait le gant aux rétrogrades, se faisait homme d’action.

Même après Jocelyn, idylle développée jusqu’aux proportions du poème, sa poésie se démodait aux yeux de la jeunesse, qui préférait Alfred de Musset ; par contre, les accents lyriques de son éloquence lui valaient de nombreux applaudissements, même avant l’apparition de son Histoire des Girondins, parsemée de pages très révolutionnaires.

Au demeurant, député grand seigneur, comme il l’était, poète, Lamartine faisait princièrement les choses, pour les autres et pour lui.

Il lui arriva de rencontrer, à Dijon, un ami assez riche et de lui emprunter dix mille francs. L’ami n’hésita pas à prêter. Trois jours après, en passant à Mâcon, le prêteur ne vit pas sans étonnement une affiche, sur tous les murs placardée, annonçant que le représentant de Mâcon avait donné dix mille francs pour les indigents de la ville.

Le salon de Lamartine avait quelque chose de solennel et de cosmopolite. Plusieurs étrangers, des diplomates que le poète avait connus pendant son magnifique voyage en Orient, lui venaient rendre visite et hommage.

Peu s’en fallait qu’on n’y cherchât des yeux lady Stanhope, nièce de W. Pitt, cette espèce de reine de Palmyre échouée dans un vieux couvent près de Saïd, où les Bédouins la regardaient comme sorcière et prophétesse.

Lady Stanhope avait prédit à Lamartine de très hautes destinées, en lui demandant son nom, qu’elle avouait n’avoir jamais entendu prononcer.

Ô néant de la gloire ! ô mortification cruelle !

À peine savait-on si le comte Alfred de Vigny recevait quelquefois. Sainte-Beuve a dit, en le comparant à Hugo,


Comme en Vigny, plus discret,
Comme en sa tour d’ivoire avant midi rentrait.

Mais, en 1836, quelques mois après la représentation du drame de Chatterton, le comte Alfred de Vigny reçut un assez grand nombre d’hommes de lettres.

J’avais claqué fort, au Théâtre-Français, en faveur de la Dorval remplissant le rôle de Kitty-Bell ; j’avais contribué à exalter la fameuse « scène de l’escalier », et quatorze fois, avec des amis fanatiques de l’auteur, j’avais bruyamment signalé ma présence dans la salle.

En récompense, Pitre-Chevalier, qui venait de publier son volume de vers, — Les Jeunes Filles, mystères, — m’introduisit auprès d’Alfred de Vigny, dont la Dorval était devenue l’idole, et dont la reconnaissance se changea en passion.

Les réunions du comte avaient lieu alors le mercredi, si je ne me trompe.

Sans chercher à savoir pourquoi une certaine froideur existait entre le chantre de la Vierge-archange Éloa et le poète des sensuelles Orientales, j’évitais, comme beaucoup d’autres jeunes rimeurs, de dire chez de Vigny que j’allais chez Victor Hugo, et chez Victor Hugo que j’allais chez de Vigny, où l’on professait un romantisme moins coloré qu’à la place Royale.

Je me ménageais ainsi deux plaisirs différents, presque également recherchés.

Dans le salon du comte de Vigny, ancien mousquetaire rouge de Louis XVIII, se coudoyaient Gustave Planche, Sainte-Beuve, Hippolyte Étiennez, et Émile Péhant, auteur d’un recueil de Sonnets, qu’il appelait « poèmes-colibris ».

Péhant, pauvre à l’excès, se plaignait amèrement de son sort et disait à ses amis, dans un sonnet typique :


… Si vous voyez ma figure si hâve,

Ma lèvre si livide et mon regard si cave,

C’est que voilà deux jours que je n’ai pas mangé !

Fréquenter Émile Péhant, cela n’encourageait pas à cultiver la Muse, si l’on n’avait pas l’âme chevillée dans le corps ; mais, pour celui qui se sentait une forte vocation littéraire, cela faisait surmonter bien des peines, non comparables à celles du sonniste qui écrivait le Cimetière, poèmes restés inédits, à inspirations douloureuses.

Je le répète, dans le salon du comte de Vigny, le coloris manquait ; la lyre était peu sonore, et les hôtes ordinaires de l’endroit semblaient aller et venir au clair de lune. On y trouvait de la bonne et noble compagnie, conversant avec un calme presque austère, luttant sans trop d’énergie pour défendre la littérature nouvelle, vivant en parfaite intelligence avec les déserteurs du camp hugolâtre, attendant peut-être un deuxième Casimir Delavigne, moins voltairien et philippiste que le premier, plus jeune, plus accommodant avec la forme moderne.

Selon nous, la tragédie était morte et enterrée ; mais, aux yeux de quelques tièdes novateurs, elle se trouvait seulement dans un sommeil léthargique. Les Lemercier, les Arnault, les Guiraud, les Soumet, avaient encore des émules ou des imitateurs ; Liadières, Viennet et Ancelot chaussaient le cothurne tragique, en dépit de nos moqueries. D’autres, restés à peu près inconnus, défendaient le vieux moule du théâtre, les anciennes doctrines, et travaillaient en vue du tragédien Ligier, qui leur faisait pourtant des infidélités fréquentes, en faveur du drame.

De 1829 à 1856, Pierre Dalban, de Grenoble, — horresco referens, — publia une vingtaine de tragédies grecques et romaines. Cet homme convaincu, de tempérament classique, lutta contre le romantisme, même vainqueur. Ce tragique fossile, curieux dans son espèce, dépassa Liadières en entêtements et en banalités.

Nageant entre deux eaux, Alexandre Soumet obtint un succès avec Une Fête de Néron, tragédie à laquelle Belmontet collabora. Soumet, qui avait figuré des premiers dans le camp des romantiques, ne pouvait se dégager entièrement des liens qui l’attachaient à l’ancienne école. « Il était, a dit Édouard Fournier, en avant de ses aînés, mais plus en arrière encore de ses cadets. » Il succomba victime de sa situation indécise.

Les hôtes du comte de Vigny, sans vivre en mauvaise intelligence avec quelques tragiques, ne se contentaient pas des nouveautés que ceux-ci introduisaient dans leur forme. Ils guettaient l’occasion d’opposer à Victor Hugo, auteur dramatique, un homme nouveau capable d’opérer une réaction au théâtre.

Ce Messie arriva un jour, sous les traits de Francis Ponsard, avec Achille Ricourt, ancien fondateur de l’Artiste, pour prophète, avec Auguste Lireux, le directeur de l’Odéon, pour ministre du culte.

Une traduction en vers du Manfred de lord Byron, parue en 1837, n’avait produit aucun effet. Mais Ponsard pensait qu’il serait « beau qu’un poète surgît qui corrigeât Shakespeare par Racine, et qui complétât Racine par Shakespeare ». Il déclarait que « la littérature, longtemps oscillante, se reposerait dans les bienfaits de l’éclectisme ».

Comprenant peut-être que le succès de la tragédienne Rachel aidait à la réaction rêvée par nombre de gens, et que le moment était propice pour écrire une tragédie, Ponsard composa Lucrèce, jouée plus tard, en 1843, par la Dorval.

Émile Deschamps, dans la préface de ses Études, avait montré ce qu’il y avait d’absurde dans les définitions absolues qu’on a prétendu donner du genre classique et du genre romantique.

« Contentons-nous, avait-il dit, en dépouillant ces deux définitions hostiles de ce qu’elles ont de niais, d’en faire jaillir deux grandes vérités, savoir qu’il n’y a pas réellement de romantisme, mais bien une littérature du dix-neuvième siècle ; et en second lieu qu’il n’existe dans ce siècle, comme dans tous, que de bons et de mauvais ouvrages, et même, si vous voulez, infiniment plus de mauvais que de bons : maintenant que les non-sens des dénominations ont disparu, il sera facile de s’entendre. »

Francis Ponsard, pour beaucoup de familiers du comte de Vigny et de Lamartine, sembla réaliser l’accord du romantisme et du classique ; pour les anti-hugolâtres, il fut le « chef de l’École du bon sens », ce qui, un beau jour, l’ennuya à un tel point qu’il protesta dans une préface.

De même, en 1844, les soutiens de l’École du bon sens regardèrent la Ciguë d’Émile Augier comme une réaction contre le romantisme.

Augier, lui aussi, n’accepta pas ce jugement ; il ne renia pas les maîtres de l’école moderne, tout en prouvant sa propre originalité.


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