Souvenirs d’un membre de la Commune/Le Forçat libéré

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Souvenirs d’un membre de la Communelibrairie contemporaine de henri kistemaeckers (p. 113-124).

LE FORÇAT LIBÉRÉ


La France entretient annuellement huit mille forçats, environ, en Nouvelle-Calédonie ; c’est sur cette île que sont dirigés exclusivement, après leur jugement, tous les condamnés aux travaux forcés à temps ou à perpétuité.

Depuis quelques années les bagnes de Toulon, Rochefort, Brest, Cayenne ont été supprimés.

Ce service de la transportation exige chaque année une dépense de plus de cinq millions de francs — Quel usage en tirent les condamnés et la France ? C’est là une question d’une grande importance que personne n’a encore songé à aborder d’une manière complète et sérieuse.

Qui donc s’occupe dans notre pays de ces milliers de misérables enchaînés, parqués à six mille lieues de la patrie ? Il semblerait que la société ait assez fait en isolant ces condamnés, en les livrant à l’arbitraire de fonctionnaires inhumains, en jetant dans un véritable tombeau des hommes parmi lesquels on trouverait certainement des natures faciles à améliorer, si l’on se préoccupait de trouver et d’appliquer les moyens propres à leur régénération.

Personne cependant ne s’est demandé si cette force considérable, stérilisée dans notre colonie, ne pourrait pas être utilisée dans l’intérêt de la patrie et des individus eux-mêmes.

Nul ne paraît soupçonner qu’il y a là aussi une œuvre grande, de haute moralité, d’intelligente justice, à entreprendre et à mener à bonne fin.

Que fait-on pour ces huit mille travailleurs, robustes, habiles pour la plupart ? Que deviennent-ils ? Qu’a-t’on fait pour les instruire, pour les relever, pour leur permettre de reconquérir leur dignité d’hommes ? Rien !

La magnifique Australie doit toute sa richesse, toute sa prospérité, tout son merveilleux développement aux convicts anglais, qui sont pour la plupart redevenus des hommes, d’utiles citoyens, après avoir été rejetés par une société dont les responsabilités sont si grandes dans tous les crimes que quelques-uns commettent dans son sein.

Pourquoi les transportés de la Nouvelle-Calédonie ne seraient-ils pas appelés à espérer un avenir semblable ?

Serait-ce que le criminel français soit plus corrompu, plus incorrigible que le criminel anglais ? Non pas, mais le convict anglais s’est retrempé dans la liberté, reconquise par le travail et l’effort recompensés, tandis que le forçat français n’a pas l’espoir d’améliorer sa triste position ; il ne reçoit aucun encouragement, son travail n’est jamais rémunéré, sa bonne conduite ne peut apporter qu’un adoucissement dérisoire au régime qu’il subit ; soumis à une règle de fer, à un emprisonnement continuel, courbé sous le poids de ses chaînes, il perd, dans un inutile et honteux esclavage, ce qui lui restait de dignité.

Quelques publicistes ont écrit de courtes pages sur le régime actuel du bagne, mais aucun d’eux n’a étudié de près, n’a voulu aller au fond des choses et mettre le doigt sur la plaie en indiquant le remède énergique qu’il faudrait employer pour rendre au travail productif, à l’humanité, des milliers d’hommes que tant de circonstances sociales, si souvent indépendantes de leur volonté, ont rendus inutiles et dangereux.



Au bagne, les forçats sont divisés par catégories. Dans la quatrième classe, accouplés deux à deux, portant la double chaîne, presque toujours au pain et à l’eau, sont relégués les condamnés les plus dangereux, les plus indisciplinés, ou, tout simplement, ceux qui ont eu le malheur de déplaire à l’un de leurs gardiens.

Dans la troisième classe on place tous les condamnés qui ne sont pas spécialement signalés. Plus tard, à force de bonne conduite ou plutôt de docilité absolue, ils sont mis dans la seconde classe ; on leur laisse alors dans les pénitenciers un peu plus de liberté, on les emploie quelquefois à des travaux moins rudes que ceux auxquels sont soumis les condamnés de la troisième et de la quatrième classe.

Enfin, dans la première classe, on place, après un stage de plusieurs années, les irréprochables, qui obtiennent parfois une commutation de peine ou une fonction non rétribuée mais plus douce, dans les bureaux ou chez les nombreux fonctionnaires du gouvernement colonial.

Qu’on ne s’imagine pas que l’on tienne compte de la nature, de la durée de la condamnation pour classer le forçat.

Ce sont généralement les hommes les moins coupables, ceux qui sont encore dignes d’estime et de sympathie, malgré une faute grave, qui sont l’objet des rigueurs de l’administration. Cela s’explique facilement.

Supposons, par exemple, un homme condamné à cinq années de travaux forcés pour meurtre commis dans un accès de colère ou de jalousie ; prenons un employé jusque là honorable et estimé qui, entraîné par une passion aveugle, s’est rendu coupable d’un détournement ou d’un faux.

Ces deux hommes ne sont pas pliés, comme le repris de justice, à la rude discipline, aux habitudes des prisons. Ils n’ont pas fait un long apprentissage avant d’obtenir, comme disent les fanfarons du bagne, l’honneur d’une condamnation aux travaux forcés.

Il arrive que ces hommes conservent, au milieu de leurs compagnons, un sentiment de dignité, un respect d’eux-mêmes qui les rendent moins souples entre les mains brutales des surveillants ; ils subissent donc, la plupart du temps, toute leur peine, dans la troisième ou la quatrième classe.

Au contraire, le voleur, l’assassin, l’ancien locataire des maisons centrales qui arrive au bagne après avoir subi déjà dix ou douze condamnations, sait cacher sous des dehors hypocrites et repentis les plus dangereuses dispositions. Il est l’esclave, en apparence soumis et docile, des surveillants, dont il obtient parfois la bienveillance à l’aide des plus honteuses complaisances.

Celui-là, au bagne, sait trouver ses aises, se procurer des jouissances innombrables ; il connaît mille moyens infaillibles pour tromper la surveillance ; grâce à l’attitude qu’il sait prendre, son travail est moins pénible que celui qu’on impose au plus grand nombre de ses compagnons.

J’ai vu de fort près et bien souvent les forçats les plus dangereux ; la quantité et la gravité des condamnations qu’ils avaient encourues, avant de venir en Nouvelle-Calédonie, étaient incroyables. Eh bien, ces hommes étaient les privilégiés du bagne, ils avaient toujours en leur possession des sommes relativement considérables à l’aide desquelles, à l’insu de la surveillance, ils pouvaient se procurer des objets de consommation sévèrement interdits par les règlements.

On peut dire que la situation d’un forçat au bagne est d’autant plus supportable et plus douce, que sa condamnation est plus grave et que les crimes qu’il a commis sont plus odieux et plus terribles.



À sa sortie du bagne, le condamné aux travaux forcés à temps doit résider dans la colonie pendant une durée égale à celle de la peine subie.

Pour le forçat libéré qui veut se réhabiliter, pour ce malheureux avide d’oubli, de relèvement et de considération, cette nouvelle situation est encore intolérable.

Partout il est accueilli avec une telle défiance, un tel mépris, une si grande haine, la vie qu’il mène ressemble si bien à celle d’un lépreux au moyen-âge, que souvent il regrette le séjour du bagne ; là, au moins, sa personnalité était morte, et il ne se voyait pas obligé, dans ce milieu, de subir la flétrissure quotidienne qui l’attend à sa sortie du bagne, après qu’il aura subi une expiation trouvée suffisante par ses juges.

Une aventure dont j’ai été témoin terminera un chapitre que j’ai cru devoir écrire pour appeler l’attention des hommes de pensée et de cœur sur une question trop négligée et qui devrait, comme tant d’autres, être résolue depuis longtemps par une solution conforme à l’humanité et à la justice.

Pendant le séjour que je fis à Nouméa, je me rendis un dimanche sur les bords de la Dumbéa, à vingt kilomètres de la capitale néo-calédonienne, pour visiter quelques camarades de déportation employés chez des colons qui avaient créé de ce côté des établissements d’une certaine importance.

Nous déjeunâmes, mes amis et moi, à l’unique auberge du pays. C’était une des constructions les plus agréables de l’île. Sous une large verandah, des tables entourées de chaises recevaient d’assez nombreux consommateurs ; ceux-ci étaient des colons des environs, des fonctionnaires, des officiers, des gendarmes en résidence dans cet endroit qui est le centre d’une petite agglomération.

Pendant le déjeuner, nous vîmes entrer un homme de vingt-cinq à trente ans environ ; il portait très élégamment un modeste costume d’ouvrier dont la propreté et la bonne tenue attiraient le regard ; sa physionomie, encadrée d’une longue barbe châtain clair, était extrêmement intelligente et sympathique. Il demanda fort convenablement à un petit kanaque, qui faisait l’office de garçon, un verre de limonade.

Le propriétaire de l’établissement arriva sur ces entrefaites ; à peine eut-il aperçu le nouvel arrivé qu’il se dirigea vivement de son côté :

« — Vous savez bien que je ne veux pas qu’on vous serve, lui dit-il brutalement.

— Pourquoi cela ? vous n’avez presque personne en ce moment ; permettez-moi de me rafraîchir et je me retirerai aussitôt après. »

Cette réponse avait été faite d’une voix pleine de tristesse et d’émotion.

« — Allez-vous-en, vous dis-je, reprit l’aubergiste ; on ne vous servirait pas même un verre d’eau ; je ne veux pas de vous ici. »

L’homme se redressa :

« — Et si je refusais de partir, que feriez-vous donc ?

— Les gendarmes ne sont pas loin, lui fut-il répondu ; vous savez ce qu’il vous en coûterait de faire l’entêté.

— Tenez, monsieur, ce que vous faites là est grave, plus grave que vous ne le supposez ; laissez-moi là, un instant, comme les honnêtes gens ont le droit de le faire, vous me donnerez, croyez-moi, plus qu’un instant de plaisir.

— Non, vous dis-je, si vous ne partez à l’instant, j’envoie prévenir.

— Eh bien ! je pars, dit en se levant le malheureux ; mais, s’il vous reste un peu de cœur, vous regretterez toute votre vie ce que vous venez de faire.»

Et il se retira.

L’un de nous demanda au féroce aubergiste l’explication de sa conduite.

« — C’est un forçat libéré, je n’en veux pas chez moi.

— Pourquoi cela ?

— Si je recevais une pratique de cette espèce, je perdrais toute ma clientèle ; cela a failli déjà m’arriver dans un cas semblable. Je ne tiens pas à être ruiné. Ce que je viens d’être obligé de faire, est d’autant plus regrettable (ajouta le chef de la maison, à notre grande surprise) que ce malheureux est un modèle de courage et de bonne conduite. Condamné à cinq ans de travaux forcés pour avoir détourné chez son patron des objets de toilette destinés à parer sa maîtresse, il est entré au bagne à vingt-deux ans. Depuis qu’il en est sorti, sa conduite est irréprochable. »

Le lendemain matin je rentrai à Nouméa avec un ami. Sur la route nous aperçûmes, entre deux gendarmes, les menottes aux mains, le libéré que nous avions vu si malmené la veille.

Il avait, en sortant de l’auberge, forcé la porte d’une baraque de surveillant de plantations, il avait cassé une chaise et un violon et s’était laissé arrêter sans résistance sur le lieu où il avait commis cet acte de violence.

Au conseil de guerre devant lequel il comparut deux jours après, il répondit : « Je n’ai pas voulu voler, vous le savez bien, mais l’existence de forçat libéré est plus lourde pour moi que la vie qui m’attend au bagne. Faites donc de moi ce que vous voudrez. »

Il fut condamné par le conseil de guerre à cinq années de travaux forcés, pour tentative de vol avec effraction.






fin.