Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Enfants du roi

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CHAPITRE III

enfants du roi

Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
Racine, Andromaque


J’ai vu tous ces rejetons d’une race auguste…, mais tous ont disparu, avant même leur printemps !… Une seule fleur a échappé à la tempête, et ce ne fut que pour consumer ses jours dans la douleur, pour traîner une vie pénible et errante, loin de la patrie dont jamais elle ne respirera l’air salutaire. C’est cette infortunée princesse qui, la première, fit goûter à Louis XVI le plaisir d’être père.

Madame Royale, Marie-Thérèse-Charlotte, naquit à Versailles, le 19 décembre 1778, après plus de huit ans d’union. Mais la France désirait un Dauphin ; et ce ne fut que le 22 octobre 1781 que ce vœu fut exaucé. Successivement, la reine eut encore un fils le 27 mars 1783, et une fille au mois de juillet de l’année suivante. J’étais à Versailles au moment de sa naissance ; mais, au bout d’une année, elle fut ravie à ses parents : sa mort la préserva des malheurs qui menaçaient sa famille. J’allai la voir sur son lit de parade, à Trianon ; ce n’était pas la mort, c’était le sommeil de l’innocence qui avait fermé ses yeux. Elle se nommait Madame Sophie, et elle mourut le 19 juin 1787, âgée de onze mois et dix jours.

Madame Lebrun, célèbre artiste de notre siècle, était alors occupée à peindre ce beau tableau qu’on vit un instant dans le salon d’Apollon. Elle avait représenté, avec cet art surprenant de l’imitation des étoffes, la reine en robe de velours ponceau, ayant sur ses genoux son second fils, l’aînée de ses enfants appuyée sur son épaule, tandis que le Dauphin montrait, dans un berceau, sa petite sœur endormie. Tableau touchant, mais que la magnificence des costumes rendait froid. La mort de la jeune princesse fit effacer son image ; et bientôt son frère aîné l’ayant suivie dans la tombe, ce tableau, qui ne retraçait plus que des souvenirs douloureux, fut enlevé, et, depuis, il a disparu comme les augustes personnages qu’il représentait.

Le Dauphin croissait avec peine ; sa santé délicate, son tempérament rachitique, et surtout un développement d’idées peu ordinaire à son âge, faisaient prévoir que la France ne le conserverait pas longtemps. À six ans on l’ôta des mains des femmes, et il fut confié aux soins du duc d’Harcourt, nommé son gouverneur. Ce passage du royal enfant des mains des gouvernantes en celles du gouverneur faisait l’objet d’une cérémonie à laquelle assistait la Faculté. Elle constatait, dans un procès-verbal, l’état de santé du jeune prince, le comparait avec celui où il se trouvait au moment de sa naissance, et reconnaissait par là que les accidents survenus dans cet intervalle ne pouvaient être attribués au peu de soins de ses premières maîtresse. Le Dauphin pleura beaucoup en se séparant de madame de Polignac ; mais la douceur de M. d’Harcourt et les soins de sa femme l’eurent bientôt consolé.

Je ne sais qui avait donné à Louis XVI l’idée d’appeler M. d’Harcourt à diriger l’éducation du Dauphin. L’ancienneté de sa maison, sa douceur, sa politesse, et même certaines connaissances ne suffisaient pas pour bien élever un enfant destiné à s’asseoir sur le premier trône de l’Europe. M. d’Harcourt manquait d’énergie et de caractère ; et ses liaisons, sa parenté avec une des premières maisons de l’Angleterre, où une branche de sa famille s’était établie sous le règne de Philippe de Valois, paraissaient devoir l’exclure de cette place de confiance. Qui ne sait que les rois conservent toujours de la déférence pour ceux qui ont dirigé leur enfance ? Si, dès lors, Louis XVII eût régné, et que les d’Harcourt, sous son règne, eussent eu part aux secrets du gouvernement, n’y avait-il pas à craindre que leur devoir envers la patrie, combattu par la parenté et un certain penchant naturel à cette famille pour un État rival, en fit de mauvais ministres, en les mettant dans le cas de donner, sinon de perfides, au moins d’imprudents conseils ?

M. d’Allonville, le premier sous-gouverneur, était brave, loyal, mais de peu de génie. C’était une créature de la maison d’Harcourt.

M. du Puget, le second sous-gouverneur, avait de grandes connaissances en histoire naturelle et en géographie ; il avait voyagé avec beaucoup de discernement dans nos colonies occidentales, et c’était un mérite aux yeux de Louis XVI ; mais on trouvait dans son esprit un peu trop de fadeur et d’afféterie.

En général, la maison du Dauphin fut mal composée, et Louis XVI, qui avait pu voir par lui-même le vice d’une faible et mauvaise éducation, puisqu’il avait été obligé de refaire la sienne, ne fut pas heureux dans le choix des hommes qu’il chargea de celle de son fils.

Au commencement de 1789, l’état de santé du Dauphin empira sensiblement ; le cou s’était penché, la taille était entièrement contournée. Après de longues et douloureuses souffrances supportées avec un courage et une résignation au-dessus de son âge, il mourut à Meudon, où il avait été transporté le 4 juin 1789.

La mort de cet enfant, dont l’intelligence était si surprenante, affecta singulièrement tous ceux qui l’approchaient. Mais Louis XVI ressentit cette perte plus vivement que personne. Bon père, il regrettait tous ses enfants ; cependant, ce dernier coup le frappa dans des circonstances qui le lui rendirent plus pénible. Déjà le malheur et les soucis l’avaient touché, et, on le sait, quand le cœur est déjà blessé, la douleur y pénètre plus facilement.

Le Dauphin fut conduit à Saint-Denis, sans pompe et sans cérémonie. Ses parents ne l’y devaient pas rejoindre. Son séjour à lui-même y devait être bien court ; car ses restes, à peine défigurés, allaient servir de jouet à la populace, et se voir confondus, dans un vaste creuset, avec les cendres de cette longue suite de rois qui dormaient là de leur dernier sommeil.

La qualité, si peu enviable en ces temps malheureux, d’héritier présomptif de la couronne, passa à Charles-Louis, connu sous le nom de duc de Normandie, né le 27 mars 1785.

C’est cet enfant infortuné, victime de si atroces persécutions, qui, objet de crainte au fond de sa prison, et confié à la garde d’un infâme scélérat, contracta dans les privations et la misère de précoces infirmités qui le conduisirent au tombeau. On a voulu voir dans sa mort si prompte le résultat d’un crime, et on a pensé que le poison avait abrégé ses jours. Il est presque certain aujourd’hui qu’on n’a pas eu besoin de recourir à ce moyen. Le médecin Jeanroy, homme intègre et de mœurs austères, appelé pour visiter le corps de cette touchante victime, y alla avec la résolution bien arrêtée de dire la vérité tout entière, et de braver pour cela tous les dangers. Il trouva dans l’organisme des accidents assez graves pour avoir pu procurer la mort sans l’aide de moyens criminels. Mais qu’était-il besoin de rechercher les preuves d’un attentat direct contre sa vie ? Cette mort n’était-elle pas la suite des douloureuses privations, de l’abandon le plus absolu, des ignobles traitements qu’on lui avait fait subir et dont on pouvait prévoir les conséquences ? n’était-ce pas là un véritable empoisonnement, plus horrible et plus long que celui qu’eût produit une dose de laudanum ? Mais ce qu’il y a de plus triste pour la France, c’est que l’infamie de ce long martyre moral retombe tout entière sur la généralité des membres de la Convention, puisque la mort du Dauphin suivit de plus d’un an celle de Robespierre.

La douceur et l’amabilité de cet enfant devaient cependant, il semblait, désarmer ses bourreaux. Tous ceux qui l’ont approché se rappelleront toujours avec bonheur la candeur de sa figure, la beauté de son teint et de sa longue chevelure blonde, et surtout son attention charmante à suivre des yeux, à Paris, les mouvements de ses parents, pour adresser un sourire ou un salut plus ou moins gracieux à ceux que la famille royale regardait en ces jours malheureux comme ses plus fidèles serviteurs.

Madame Royale, quoique très-petite pour son âge, avait la dignité de port et la fierté d’attitude de sa mère. Cette fierté autrichienne s’était tellement développée en elle dès sa première enfance, qu’on s’était vu obligé d’y remédier et de chercher à l’en corriger. Un des moyens que l’on reconnut les plus propres à atteindre ce but, fut de lui donner une petite compagne de son âge et de naissance obscure qui, alternativement avec la princesse, obtenait la préférence dans les choses de politesse et d’égards. Et ce qui prouve la bonté de caractère de Madame, c’est que, loin d’éprouver de l’antipathie pour cette jeune personne, elle lui a toujours conservé un grand attachement.

Combien, à l’école de l’adversité, le caractère de cette princesse malheureuse n’a-t-il pas dû acquérir de force et d’énergie ! Quel courage ne lui a-t-il pas fallu pour survivre à toute une famille égorgée, pour passer tant de jours dans l’isolement et l’abandon, tant de nuits dans l’inquiétude et les alarmes ! Heureusement elle a trouvé, dans Madame Élisabeth, de beaux exemples qui ont fortifié sa piété, de sages conseils qui l’ont aidée à supporter ses malheurs avec résignation.

Tous les détails relatifs à cette jeune princesse, la seule plante royale qu’ait épargnée la tempête révolutionnaire, ayant le privilége d’émouvoir un cœur sensible et français, je crois devoir consigner ici certaines particularités aussi véridiques que peu connues, sur son séjour au Temple. Madame de Chantereine, qui fut placée auprès d’elle lorsqu’on cessa de la persécuter, les a communiqués à quelques personnes, en même temps qu’un journal historique, écrit par Madame Royale elle-même sur sa captivité, et dont elle n’avait donné copie à cette dame que sous la promesse de ne le laisser reproduire ni par impression, ni par écriture.

Madame de Nismes, qui m’a communiqué les diverses lettres où sont mentionnés ces détails, les tenait de sa mère, madame de la Ramière, amie de madame de Chantereine, qui avait bien voulu les lui donner copiées et certifiées par elles.

Fidèle à la parole qu’elle en avait donnée à Madame, elle n’eut pas la même complaisance pour le manuscrit précieux où la princesse a retracé, d’un style aussi noble que touchant, les malheurs de sa famille au Temple. Ces mémoires avaient été écrits pour madame de Tourzel. Avant de quitter leur prison, madame de Chantereine ayant supplié Madame de lui en laisser une copie, la princesse les récrivit en entier de sa propre main. Ils n’ont qu’une cinquantaine de pages, mais la lecture en est on ne peut plus émouvante. Plusieurs détails sont les mêmes que ceux donnés par Cléry, et prouvent l’exactitude de son journal. Madame y paraît persuadée que la mort du Dauphin n’était pas, comme on le croyait alors, le résultat d’un crime, mais une suite naturelle des privations et des mauvais traitements essuyés par le malheureux et intéressant enfant.

Quant aux pièces que je transcris ici, elles sont au nombre de cinq.

La première est le fragment d’une lettre que madame de la Ramière destinait à sa cousine, madame de Verneuil, où, en lui envoyant la copie des lettres de Madame, elle ajoutait quelques détails qu’elle tenait de madame de Chantereine. Madame de Verneuil n’a point reçu cette lettre, retrouvée en partie seulement dans les papiers de madame de la Ramière.

La deuxième est une lettre de Madame à madame la duchesse d’Orléans.

La troisième est une lettre de la même à M. Benezech, ministre de l’intérieur. On sera aussi surpris de la dignité qui règne dans ces deux lettres que touché des sentiments dont est remplie la quatrième, adressée d’Huningue à madame de Chantereine.

Enfin, la cinquième est un petit journal du voyage de Paris à Huningue.


Lettre de madame de la Ramière à madame de Verneuil.


Je vous envoie une copie de ces lettres que je ne puis lire sans un profond attendrissement. En les transcrivant, mes larmes ont souvent mouillé mon papier. S…, qui vient de les parcourir, s’est senti tellement ému que son gosier s’est fermé, et qu’il s’est arrêté tout court. Ah ! si vous lisiez les deux pages du mémoire qui retracent la séparation de Madame et de Madame Élisabeth, et le portrait de cette fille céleste, vous fondriez en pleurs. Vous êtes la seule qui possédiez ces lettres. Je vous prie de ne point les laisser copier, et de ne les point lire hors de la famille ou du très-petit nombre des intimes amis. C’est le désir de celle qui me permet de vous les envoyer ; et je sais que Madame souhaite que tout ce qu’elle a écrit ne soit point publié. Son humilité et son abnégation d’elle-même la fait résister aux prières de ses fidèles serviteurs, qui lui demandaient d’écrire tout ce qui est relatif à elle, et de retracer les dernières années de sa captivité, de sa profonde solitude, de peindre, en un mot, les sensations, les pensées et les occupations qui partageaient ses moments. Mais elle a répondu que ce qui la regardait personnellement ne pouvait avoir nul intérêt. Ah ! combien elle se trompait ! Rien n’égale celui qu’inspire la lecture de ses Mémoires. Tous ceux qui ont une âme comprendront quel profond intérêt ce récit emprunte de la main qui l’a tracé.

La lettre à Madame d’Orléans est d’une délicatesse, d’une naïveté, d’une noblesse, d’une simplicité admirables. Toutes les convenances y sont observées.

Celle qui suit ne me fait pas moins de plaisir. Que d’esprit et de délicatesse dans ce souvenir des services de madame de Mackau, mère de madame de Soucy, que la princesse avait des raisons de ne point aimer ! et dans ce choix de Gomin, qui avait soigné M. le Dauphin les trois derniers mois de sa vie ! Que d’obligeance pour l’autre gardien, dans les raisons qu’elle donne pour préférer Gomin ! Ce qu’elle dit pour M. Hue déchire l’âme. Le soin qu’elle a de donner elle-même son adresse prouve qu’elle ne veut pas d’excuses. Cette lettre me paraît pleine de dignité et de parfaite bonté.

Je n’ai pas besoin de parler des autres lettres, elles parlent d’elles-mêmes ; mais je veux vous dire un mot sur madame de Chantereine, et comment elle a été placée au Temple.

Cette dame est de la famille de Saint-Hilaire, du Poitou, dont un des membres fit cette belle réponse à son fils, au moment où la mort enleva M. de Turenne. Son père, cadet d’une nombreuse famille, passa dans l’Inde et s’y maria. Il y fit fortune dans le commerce. Ses vaisseaux sur mer furent pris par M. de Suffren pour servir à sa fameuse expédition. La cargaison fut perdue, et le prix fut porté par M. de Suffren au rang des dettes du gouvernement. Cela allait de droit. Mais à l’enthousiasme qu’avait inspiré M. de Suffren, à Versailles, succéda l’indifférence, puis la froideur et l’éloignement. Les dettes contractées par le commandant pour l’État ne furent point acquittées. M. de Saint-Hilaire et ses associés vinrent en vain solliciter ; ils furent remis, et n’obtinrent que de légères indemnités. Enfin, la Révolution mit le comble à leur infortune. M. de Saint-Hilaire se retira à la campagne avec son fils et trois filles.

Après un temps considérable et divers incidents, la seconde de ces demoiselles épousa M. de Chantereine, homme âgé et sans naissance, mais très-honnête, et dont les rapports, à Paris, le mettaient en état d’être utile à son beau-père, surtout étant secondé par une femme d’esprit.

C’est peu de temps après leur mariage qu’un de ses parents, attaché au ministère de la police, proposa à sa nouvelle cousine de la faire comprendre dans la liste des femmes qu’on devait présenter au gouvernement pour entrer au Temple. Elle eut d’abord mille craintes et autant de doutes ; mais, cédant promptement au plus vif intérêt, elle accepta une place dont il était facile de faire tomber le choix sur elle.

Ce fut le..... qu’elle monta à la tour. Elle fut présentée à Madame par les commissaires. La quantité de marches qu’elle avait montées, la présence de cette jeune et auguste victime, lui ôtèrent la voix et la respiration. Madame l’engagea à s’asseoir sur son canapé. Il était placé dans l’embrasure très-profonde de la croisée de son appartement, qui avait été celui de sa mère. Elle en occupait le bout le plus près du jour, et elle travaillait. Une robe grise très-mince et très-courte, un fichu de linon sur sa tête, un autre sur son col, les cheveux tressés et abattus sur son dos, les deux faces peignées et tombant sur ses épaules, formaient toute sa parure. Elle avait les mains rouges, l’air mélancolique et négligé. Elle donna ordre aux commissaires de ne venir prendre madame de Chantereine qu’à huit heures, pour la conduire à son appartement ; il en était six alors.

Dès qu’elles furent seules, Madame demanda ce qu’étaient devenus sa mère, sa tante et son frère ; elle était dans une ignorance absolue de leur sort. Madame de Chantereine lui dit que, étant arrivée depuis peu à Paris, elle ne pouvait point la satisfaire ; mais qu’elle croyait qu’ils étaient en Allemagne. Madame lui demanda si elle pourrait sortir de temps en temps ; madame de Chantereine répondit qu’on lui laisserait recevoir sa famille à la grille, mais qu’elle ne sortirait qu’une fois par décade. Madame lui enjoignit, avec les plus vives instances, de prendre les plus grands éclaircissements sur un sujet qui la touchait uniquement. Mais elle parlait d’une manière si confuse qu’on avait peine à la comprendre. Il a fallu à cette princesse plus d’un mois de lecture à voix haute, et d’une prononciation très-étudiée, pour pouvoir se faire entendre, tant elle avait perdu l’usage de s’exprimer.

Elle était toujours levée avant madame de Chantereine. Son lit était fait, sa chambre balayée et en ordre avant huit heures du matin. On obtint enfin qu’elle se laisserait servir. Elle s’y refusait, disant qu’elle ne voulait pas perdre une habitude qui lui serait peut-être encore nécessaire. Enfin, elle céda.

Madame de Chantereine était chaque jour tourmentée pour chercher des moyens de cacher la vérité à cette malheureuse princesse. Enfin, elle se décida à l’instruire du sort de ses parents. Elle sentait bien que la première personne qui lui parlerait à cœur ouvert sur un sujet si touchant, et qui mêlerait ses larmes à toutes celles qu’elle allait répandre, acquerrait des droits infaillibles sur son cœur. D’ailleurs, Madame allait recevoir les visites de mesdames de Tourzel, sa gouvernante, et de Mackau, sa sous-gouvernante, qui pouvaient refroidir pour elle le jeune cœur de cette intéressante personne, à laquelle elle s’attachait de jour en jour davantage. Elle saisit donc la première occasion qui se présenta, et lorsque, un matin, Madame, comme à l’ordinaire, la questionnait sur le sort de sa famille, elle lui dit, avec tout le ménagement possible, qu’elle ne devait conserver aucun espoir de les revoir. Madame se laissa tomber sur son siége et s’écria douloureusement « Quoi ! et ma tante aussi » Ces mots furent suivis d’un effrayant silence, puis d’un déluge de larmes. La pauvre madame de Chantereine était désolée ; elle sanglotait avec elle. Enfin, pour détourner tant soit peu ses idées, elle lui représenta que l’heure de son déjeuner approchait, que ses gardiens, en entrant chez elle, la trouveraient dans un état qu’ils reprocheraient à sa compagne, si elle ne prenait assez sur elle pour essuyer ses larmes. Cette excellente.....

(Le reste de cette lettre ne s’est point retrouvé.)


Lettre de Marie-Thérèse-Charlotte, fille de Louis XVI, à Madame la duchesse d’Orléans avant son départ.


18 décembre 1795.


Madame, je n’ai pas voulu, avant de quitter la France, ne pas marquer l’estime et l’amitié que j’ai pour la seule parente que le Ciel m’ait laissée dans ce pays. J’avais désiré vous emmener avec moi, mais on m’a dit que vous ne vous souciiez pas de quitter notre infortunée patrie ; hélas ! c’est bien simple. Je vous prie de croire que j’ai souvent pensé à vous, et que, malgré les événements, votre caractère m’était si bien connu que je n’ai jamais pensé à vous qu’en bien.

Adieu, Madame, je pars ; puisse-je un jour vous revoir, et, surtout, puissiez-vous être heureuse ! J’ai toujours adressé mes vœux au Ciel pour votre félicité. Votre affectionnée cousine,

Marie-Thérèse-Charlotte,


Certifié conforme au brouillon original.

La Rochette Hilaire de Chanterenne.


La même au ministre de l’intérieur, Benezech.


Toutes réflexions faites, Monsieur, je désire que madame de Sérent m’accompagne. Je rends justice au mérite et à l’attachement de madame de Soucy pour moi ; mais, dans la position où je me trouve, seule, ignorant absolument les manières du monde, j’ai besoin de quelqu’un qui puisse me donner des conseils, et madame de Sérent est celle que je crois plus capable de m’en donner de bons, vu son âge. J’ai souvent été à même de la voir, et j’ai reconnu en elle toutes les qualités que je désire. Si vous ne pouvez me donner avec moi qu’une seule femme, je demande positivement que ce soit madame de Sérent ; si vous m’en accordez deux, je demande aussi madame de Soucy pour marquer la reconnaissance que j’ai des soins que sa mère a pris de moi pendant quatorze ans.

Je vous recommande fortement M. Hue. C’est le dernier des serviteurs de mon père qui soit resté avec lui en prison. Mon père même me l’a recommandé en mourant. C’est une dette sacrée que je dois à sa mémoire. Il demeure dans l’île Saint-Louis, quai d’Anjou ; il est impossible qu’on ne le trouve pas.

Si vous choisissez un de mes gardiens pour me suivre, je demande que ce soit M. Gomin. Il y a plus longtemps qu’il est au Temple. C’est le premier être qui ait adouci ma captivité. Comme il est sédentaire au Temple, je le connais plus que son camarade. J’espère, Monsieur, que vous m’accorderez mes demandes.


La même à madame de Chantereine, pendant sa route.


Huningue, 25 décembre 1795.


Ma chère petite Rennette[1], je vous aime toujours bien, et je commence, malgré vos conseils, à écrire au haut de la page, pour vous dire plus de choses. Mon voyage a été assez heureux, mais long, à cause des chemins qui sont abîmés et remplis de trous, et des chevaux que l’on ne trouve pas aux postes, tant elles sont mal servies. J’ai été reconnue dès le premier jour, à Provins. Ma Rennette, comme cela m’a fait de mal et de bien ! Vous ne pouvez vous faire une idée comme on courait pour me voir. Les uns m’appelaient leur bonne dame, d’autres leur bonne princesse. Les uns pleuraient de joie, et moi j’en avais aussi bien envie ; mon pauvre cœur était bien agité, et regrettait encore plus fort la patrie qu’il chérit toujours bien. Quel changement des départements à Paris ! On ne veut plus d’assignats depuis Charenton. On murmure tout haut contre le gouvernement. On regrette ses anciens maîtres et même moi, malheureuse ! Chacun s’afflige de mon départ. Je suis connue partout, malgré les soins de ceux qui m’accompagnent. Partout je sens augmenter ma douleur de quitter mes malheureux compatriotes, qui font mille vœux au Ciel pour ma félicité. Ah ! ma chère Rennette, si vous saviez comme je suis attendrie ! Quel dommage qu’un pareil changement n’ait pas en lieu plus tôt ! Je n’aurais pas vu périr toute ma famille, et tant de milliers d’innocents. Mais laissons un sujet qui me fait trop de mal.

Mes compagnons de voyage sont très-honnêtes. Notre M. Méchain est un très-bon homme, mais bien peureux ; il craint que les émigrés ne viennent m’enlever, ou que les terroristes ne me tuent ; il y a peu de ces gens-là, mais il craint à cause de sa responsabilité. Il veut faire un peu le maître, mais j’y mets bon ordre. Il m’a appelée quelquefois sa fille, dans les auberges, ou bien Sophie, mais je ne l’ai jamais appelé que monsieur ; il a dû s’apercevoir que cela me déplaisait. Mais il a pu s’épargner cette peine, car, dans toutes les auberges, on m’appelait Madame, ou ma princesse.

Quant à madame de Soucy, elle ne m’a pas plu davantage qu’à son ordinaire ; elle n’a pas plus d’esprit, et paraît jalouse de ces messieurs. Elle nous fait souvent des querelles mal à propos ; cependant elle aime beaucoup sa mère, et m’a dit qu’elle n’était partie qu’avec son approbation. Je ne l’aime pas ; elle m’ennuie ; elle est bien amie de M. Benezech ; mais j’espère qu’elle ne me suivra pas à Vienne.

On vient de m’apprendre que ma maison est toute formée, et qu’elle m’attend à Bâle, pour me conduire à Vienne. Jugez, ma chère Rennette : madame de Soucy a amené avec elle son fils et sa femme de chambre ; et on m’a refusé une femme pour me servir. J’ai tâché de démêler l’intrigue qui vous avait empêchée de me suivre. Je crois que cela vient un peu de la part de M. de Mackau qui, lié avec tous ces gens-là, a placé sa sœur. D’un autre côté, on m’a dit que l’empereur avait demandé qu’il ne vînt avec moi aucune des personnes qui avaient été au Temple, et on n’aura pas fait de différence de vous aux autres. Ma Rennette, cela m’afflige bien, car je vous aime bien, et j’ai besoin de donner ma confiance et d’épancher mon cœur dans le sein d’une personne que j’aime, ce qui n’est pas la personne qui me suit, car je ne la connais pas assez pour lui dire tout ce que je sens. Il n’y a que vous, ma bonne Rennette, à qui je puisse me livrer. Je suis bien malheureuse ! il n’était qu’une personne que je voulais avoir, et je ne l’ai pas. Priez bien Dieu pour moi ; je suis dans une position bien désavantageuse et bien embarrassante. On fait courir le bruit qu’on va me marier dans huit jours, certainement à mon amoureux[2] mais cela ne sera pas, du moins de longtemps. Je verrai aujourd’hui l’ambassadeur de France à Bâle[3], et demain je partirai pour Bâle.

Adieu, ma chère petite Rennette, je vous regrette bien, et je pense souvent à vous. J’ai bien recommandé votre liberté à M. Benezech et à M. Méchain. J’espère bien que vous l’avez, et que vous êtes au sein de votre famille, cela me console un peu. J’ai bien mal écrit : mais j’ai de mauvaises plumes, je suis mal à mon aise. Adieu, ma chère et bonne Rennette, je me souviendrai de vos parents allemands.


Du même jour, en envoyant la relation de son voyage.


Ma chère Rennette, je vous envoie cette Relation, pensant qu’elle vous fera plaisir ; je l’ai faite exprès pour vous. Il est six heures. La deuxième voiture est arrivée à deux heures. J’ai demandé tout de suite de vos nouvelles à Baron et à Meunier ; ils m’ont dit votre douleur, et j’ai à vous gronder, ma Rennette ; ne vous faites pas de mal, ne tombez pas malade, je vous le demande ; ils m’ont dit qu’ils en avaient peur. Voyez souvent madame de Mackau, je vous en prie, ainsi que M. Gomin. Ce pauvre homme m’a servi avec un soin extrême ; il ne mangeait ni ne dormait. Je vous le recommande bien, ma chère amie ; il vous remettra cette lettre. J’ai écrit publiquement par M. Méchain à mesdames de Mackau et de Tourzel, mais j’ai mieux aimé vous écrire comme cela pour ne pas me gêner. C’est bien mal écrit, mais je suis sur une table avec M. Méchain, qui écrit aussi. Madame de Soucy et son fils en font autant. MM. Hue et Gomin parlent auprès du poêle. Telle est ma position en ce moment-ci. Coco, mon cher Coco, est dans le coin du poêle à dormir[4]. Adieu, ma chère Rennette, la bien-aimée d’une malheureuse expatriée. J’ai vu ce matin M. Bacher, le secrétaire [de la légation] de France à Bâle ; je le reverrai demain matin, et le soir à la fin du jour, au moment où l’on ferme les portes, je partirai pour Bâle où l’échange se fera de suite, et aussitôt je partirai pour Vienne, où je serai peut-être quand vous recevrez cette lettre. On parle beaucoup de mon mariage, on le dit prochain, j’espère que non ; enfin, je ne sais ce que je dis. Je vous promets de penser toujours bien à vous ; je ne peux ni ne veux vous oublier. Ayez soin de ce pauvre M. Gomin qui est dans la douleur de notre séparation. Meunier et Baron m’ont bien plu par la manière dont ils m’ont parlé de vous. Adieu, chère Rennette, la paix, la paix est ce que je désire par plus d’une raison. Puisse-t-elle arriver, et puisse-je vous voir à Rome et non à Vienne ! Adieu, bonne, charmante, tendre Rennette, ma belle dame.


Relation de voyage de Madame, de Paris à Huningue, écrite et envoyée par elle à madame de Chantereine.


J’ai traversé le guichet, en sortant de la tour, sans être entendue. J’ai traversé la cour avec ces messieurs. Arrivés à la grande porte, ils n’osaient pas l’ouvrir parce qu’ils entendaient du bruit. Enfin ils l’ouvrirent, et ils trouvèrent M. Benezech et trois hommes qui lui étaient dévoués et qui avaient balayé la rue de passants. Je donnai le bras à M. Benezech, et nous nous acheminâmes dans la rue. M. Benezech me parla du rôle que je devais jouer, de regarder M. Méchain comme mon père ; il m’exagéra les dangers que je courrais, mais il ne m’intimida pas. Il me parla aussi de choses qui ne me surprirent pas, parce que nous nous y attendions par sa manière d’être. M. Gomin vous les dira ; c’est plus sûr que le papier. Enfin, nous arrivâmes à la rue Meslay, où nous trouvâmes la voiture de M. Benezech. J’y montai avec lui et M. Gomin. Nous fîmes plusieurs tours dans les rues ; enfin nous arrivâmes sur les boulevards, en face de l’Opéra. Nous y trouvâmes une voiture de poste avec M. Méchain et madame de Soucy. J’y montai avec M. Gomin, et nous laissâmes M. Benezech. Aux portes de Paris, on nous demanda notre passeport. À Charenton, la première poste, les postillons ne voulurent point d’assignats, et demandèrent de l’argent, menaçant, sans cela, de ne pas nous conduire. M. Méchain leur donna de l’argent. La reste de la nuit se passa très-tranquillement ; les postillons nous conduisirent assez vite. Le lendemain, 19 décembre, nous nous arrêtâmes à Guignes pour déjeuner, l’espace d’une demi-heure. Le même jour, à quatre heures, je fus reconnue à Provins, comme on changeait de chevaux, par un officier de dragons. Arrivée à Nogent-sur-Seine, le dragon proclama que c’était moi. La maîtresse de l’auberge où nous étions descendus pour nous rafraîchir, me reconnut et me traita avec beaucoup de respect. La cour et la rue se remplirent de monde qui voulait me voir avec bonnes intentions. Nous remontâmes en voiture, et le peuple me combla de bénédictions et me souhaita mille félicités. Nous allâmes de là coucher à Gray. La maîtresse de la maison nous dit que le courrier de l’ambassadeur de Venise[5], M. Carletti, l’avait avertie que je devais passer avec deux voitures. Nous nous couchâmes à minuit, et nous repartîmes à six heures du matin, le 20 décembre. En passant nous fûmes arrêtés à Troyes par le manquement de chevaux, M. Carletti les ayant tous pris. Nous en eûmes enfin. Nous allâmes très-doucement dans cette journée, n’ayant fait que dix lieues, par l’amabilité du seigneur Carletti. Enfin, le soir, à Vandœuvre, M. Méchain se résolut de passer M. Carletti. Il montra à la municipalité l’ordre du gouvernement qui l’autorisait à prendre des chevaux préférablement à d’autres. M. Carletti fit le diable, mais enfin nous l’emportâmes. Nous partîmes à onze heures du soir, et M. Carletti à une heure du matin. Le vilain homme ! Notre courrier, qui est un excellent homme, ne l’aime pas, et ne l’appelle jamais que le marchand de toiles, parce que sa voiture en est pleine. Ce courrier se nomme Charot ; il s’est donné bien du mal pour notre route, et pour faire marcher les postillons. C’est un bien bon homme. Le lendemain matin nous descendîmes pour déjeuner à Chaumont, où je fus reconnue publiquement par la ville, qui courut en foule pour me voir. M. Méchain fit venir la municipalité, et lui montra son passeport pour sa femme et sa fille ; on ne le crut point. Je remontai en voiture et, pendant ce court trajet au pas, je fus accueillie de mille bénédictions dont je fus bien touchée, et qui partaient du fond des cœurs. Nous allâmes, le soir, coucher à Fay-Billot, faute de chevaux, ce qui nous arrivait souvent. La journée du lendemain se passa tranquillement. Nous ne fimes dans la journée que douze lieues. De là nous couchâmes à Vesoul ; et, le lendemain, nous trouvâmes des chemins affreux, dont on ne peut se faire d’idées, des trous énormes dont nous ne nous retirâmes que par l’adresse des postillons. Enfin, après avoir éprouvé mille difficultés, et être partis de Paris à minuit, le 18 décembre, nous arrivâmes à Huningue le 24 décembre, à six heures du soir, après six jours de marche.


Quoique la lettre compassée d’un courtisan soit bien froide auprès de ces modèles de simplicité, de grâce et de sensibilité, je n’ai pas cru devoir me dispenser de transcrire ici une lettre de l’abbé de Tressan sur l’arrivée de Madame à Mittaw et sa réunion avec les restes de sa famille.


Lettre de l’abbé de Tressan.


Mittaw, 7 juin 1799.


Je suis arrivé ici, Monsieur, il y a quelques jours, avec mylord Folkestone et, malgré le peu de temps qui nous reste pour compléter notre voyage, nous n’avons pu résister au désir d’être les témoins de l’arrivée de Madame Thérèse de France ; les bontés du roi nous autorisent même à rester jusqu’après le jour où elle épousera Mgr le duc d’Angoulême.

Il nous serait impossible de vous peindre tous les sentiments qui nous animent ; mais puisque tous les détails qui tiennent à cet ange consolateur intéressent la religion, l’honneur et la sensibilité de toutes les âmes honnêtes, nous allons recueillir nos souvenirs et nos pensées pour que vous puissiez leur donner quelque ordre. Nous vous prions, mylord et moi, de citer de cette lettre tout ce que vous croirez capable d’inspirer les sentiments que nous éprouvons.

Vous vous rappelez l’événement dirigé par le Ciel qui vint adoucir les larmes que l’héritier de saint Louis, de Louis XII, de Henri IV, répandait sur les malheurs de la France et sur ceux de sa famille. Quelque sérénité ne reparut sur son front qu’au moment où il apprit que Madame se rendait à Vienne. Son cœur soupira plus librement, lorsqu’il la sut dans cet asile ; et, aidé, comme il se plaît à le répéter, d’un ami fidèle qui ne me pardonnerait pas de le nommer, il réunit tous ses soins et ses efforts pour obéir aux vues de la Providence qui lui confiait le soin de veiller au sort de l’auguste et malheureuse fille de Louis XVI.

Le roi ne resta donc pas un seul moment incertain sur le choix de l’époux qu’il désirait voir accepter par Madame. Jamais son cœur paternel et français ne put soutenir l’idée de la voir séparée de la France par une alliance étrangère, quelque nécessaire qu’elle parût être pour lui donner un appui et pour la sauver du dénûment qui la menace encore. Après s’être assuré de l’approbation de Madame, le roi borna tous ses soins à obtenir qu’elle voulût s’unir aux larmes, aux espérances, au sort de l’héritier de son nom. Les vœux du roi sont exaucés, Madame est dans ses bras ; c’est là qu’elle réclame ses droits à l’amour des Français ; c’est là qu’elle forme des vœux ardents pour leur bonheur : car, de ses longs et terribles malheurs, il ne lui reste que l’extrême besoin de voir des heureux.

Dès que le roi eut levé tous les obstacles, il instruisit la reine qu’il allait unir bientôt ses enfants adoptifs, et lui demanda de venir l’aider à les rendre plus heureux. La reine accourut ; elle est à Mittaw, depuis le 4 de ce mois. Elle voit tous les regards satisfaits de sa présence, et les vœux qu’elle entend former pour son bonheur lui prouvent combien les Français qui l’entourent ont de dévouement et d’amour pour leurs maîtres. Le lendemain du retour de la reine, le roi se mit en voiture pour aller au-devant de Madame. Une route longue et pénible n’avait point altéré ses forces, elle ne souffrait que du retard qui la tenait encore séparée du roi. Aussitôt que les voitures furent un peu rapprochées, Madame commanda d’arrêter. Elle descendit rapidement ; on voulut essayer de la soutenir ; mais, s’échappant avec une merveilleuse légèreté, elle courut, à travers les tourbillons de poussière, vers le roi qui, les bras étendus, accourait pour la serrer contre son cœur. Les forces du roi ne purent suffire pour l’empêcher de se jeter à ses pieds ; il se précipita pour la relever ; on l’entendit s’écrier : « Je vous revois enfin, je suis heureuse, voilà votre enfant, veillez sur moi, soyez mon père ! » Ah ! Français, que n’étiez-vous là pour voir pleurer votre roi ! Vous auriez senti que celui qui verse de pareilles larmes ne peut être l’ennemi de personne ; vous auriez senti que vos regrets, vos repentirs, votre amour, pouvaient seuls ajouter au bonheur qu’il éprouvait. Le roi, sans proférer une parole, serre Madame contre son sein et lui présente le duc d’Angoulême. Ce jeune prince, retenu par le respect, ne put s’exprimer que par des larmes qu’il laissa tomber sur la main de sa cousine, en la pressant contre ses lèvres.

On se remit en voiture, et bientôt Madame arriva. Aussitôt que le roi vit ceux de ses serviteurs qui volaient au-devant de lui, il s’écria, rayonnant de bonheur « La voilà !… » ; ensuite il la conduisit auprès de la reine. À l’instant, le château retentit de cris de joie ; on se précipitait ; il n’existait plus de consigne ; plus de séparation : il ne semblait plus y avoir qu’un sanctuaire où tous les cœurs allaient se réunir. Les regards avides restaient fixés sur l’appartement de la reine. Ce ne fut qu’après que Madame eut présenté ses hommages à S. M. que, conduite par le roi, elle vint se montrer à nos yeux trop inondés de larmes pour conserver la puissance de distinguer ses traits.

Le premier mouvement du roi, en apercevant la foule de ceux qui l’environnaient, fut de conduire Madame auprès de l’homme inspiré qui a dit à Louis XVI : « Fils de saint Louis, montez au ciel ! » Ce fut à lui, le premier, qu’il présenta Madame. Des larmes coulèrent de tous les yeux ; le silence fut universel. À ce pieux et premier mouvement de la reconnaissance, un second mouvement succéda. Le roi conduisit Madame au milieu de ses gardes : « Voilà, dit-il, les fidèles gardes de ceux que nous pleurons ; leur âge, leurs blessures et leurs larmes vous disent tout ce que je voudrais exprimer. » Il se retourne ensuite vers nous, en disant : « Enfin, elle est à nous, nous ne la quitterons plus, nous ne sommes plus étrangers au bonheur. » N’attendez pas, Monsieur, que je vous répète nos vœux, nos pensées, nos questions ; suppléez à tout le désordre de nos sentiments. Madame rentra dans son appartement pour s’acquitter d’un devoir aussi cher que juste, celui d’exprimer sa vive reconnaissance pour S. M. l’empereur de Russie. Dès les premiers pas qu’elle avait faits dans son empire, elle avait reçu les preuves les plus nobles et les plus empressées de son intérêt ; et le cœur de Madame avait senti tout ce qu’elle devait à ce souverain auguste et généreux auquel le Ciel a donné la puissance et la volonté de secourir les rois malheureux.

Après avoir rempli ce devoir, Madame demanda M. l’abbé Edgeworth. Dès qu’elle fut seule avec ce dernier consolateur de Louis XVI, ses larmes ruisselèrent ; les mouvements de son cœur furent si vifs qu’elle fut prête à s’évanouir. M. Edgeworth, effrayé, voulut appeler. « Ah ! laissez-moi pleurer devant vous, lui dit Madame ; ces larmes et votre présence me soulagent. » Elle n’avait alors pour témoins que le Ciel et celui qu’elle regardait comme son interprète. Cependant, pas une seule plainte n’échappa de son cœur. M. Edgeworth n’a vu que des larmes ; c’est de lui-même que je tiens ce récit. Il m’a permis de le citer : il sent que toute modestie personnelle doit céder à la nécessité de faire connaître cette âme pure et céleste.

La famille royale dîna dans son intérieur ; et ce fut vers les cinq heures du soir que nous eûmes l’honneur d’être présentés à Madame. Ce fut alors seulement que nous pûmes considérer l’ensemble de ses traits. Il semble que le Ciel a voulu joindre à la fraîcheur, à la grâce, à la beauté, un caractère sacré qui nous la rende plus chère et plus vénérable aux Français. On retrouve sur sa physionomie les traits de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Ces ressemblances augustes sont si grandes que nous sentions le besoin d’invoquer ceux qu’elles rappellent. Ce souvenir et la présence de Madame semblaient unir le ciel à la terre ; et certainement, toutes les fois qu’elle voudra parler en leur nom, son âme douce et généreuse forcera tous les sentiments à se modeler sur les siens.

Français, voilà celle que vous pouvez rendre encore heureuse, en reprenant vos anciennes vertus et votre amour pour vos rois. Voilà celle qui demande à rentrer parmi vous pour y être auprès du roi, son oncle, l’exécutrice du testament de Louis XVI, sur lequel leurs cœurs sont si bien d’accord, le pardon des injures. Elle vient, le cœur rempli de sentiments tendres et religieux, vous aimer, vous consoler de vos longs malheurs. Elle vient, parée de son innocence, de sa jeunesse, de ses malheurs et de ses ressemblances…. Elle vient, environnée du tribut de vœux que croit lui devoir tout ce qui est honnête, loyal, sensible et fidèle sur la terre ; elle vient, comme l’ange de paix, désarmer toutes les vengeances et faire cesser les fureurs de la guerre. Que vos cœurs la rappellent, et vous verrez vos ports se rouvrir, votre commerce renaître ; on n’arrachera plus vos enfants de vos bras pour les conduire à la mort ; vous retrouverez le bonheur, le repos et l’estime de l’univers.

Mais je m’aperçois, Monsieur, que j’entreprends sur votre rôle ; je finis ici, bien sûr que vous me saurez gré d’avoir cherché à vous faire partager ma jouissance.

J’ai l’honneur d’être, etc.

L’abbé de Tressan.


Je borne là mes souvenirs sur Madame. J’ai lu aussi autrefois une relation de son mariage. Je crois qu’elle me fut communiquée par la duchesse de Laval, à qui son oncle, le cardinal de Montmorency, grand-aumônier appelé à Mittaw pour la cérémonie, l’avait envoyée. Mais n’ayant pas alors formé le projet d’écrire ces mémoires, je n’en pris point de copie.

  1. Nom d’amitié.
  2. L’archiduc Charles.
  3. M. Barthélémy, depuis directeur, et déporté.
  4. L’anecdote du petit chien — car Coco était un chien — emmené par Madame Royale, me rappelle l’amour qu’avait toute sa famille pour ces animaux. Chaque princesse en avait d’une espèce différente. Chez Mesdames, c’étaient de superbes barbets ; les petits lévriers étaient les préférés de Madame Élizabeth.

    Je me souviens qu’un soir, en attendant le coucher du roi, je me promenais dans la grande galerie. Le roi sortit par la porte du fond avec sa famille, qui le reconduisait, et toutes les meutes. Tout à coup, effrayés sans doute par quelque objet, tous ces chiens se mirent à aboyer à l’envi l’un de l’autre et à s’enfuir, passant comme des ombres à travers ces vastes et obscurs salons qu’ils faisaient retentir de leurs voix discordantes. Les princesses criant, appelant, courant après les chiens avec tout ce qui était là, achevaient de donner à ce spectacle déjà risible par lui-même toutes les allures d’un divertissement qui égaya beaucoup ces augustes personnages, pour qui la moindre distraction était un bonheur. Louis XVI était le seul de toute sa famille qui n’eût pas de chiens dans ses appartements.

  5. La princesse se trompe ; il était envoyé du grand-duc de Toscane.