Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Introduction

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SOUVENIRS D’UN PAGE


DE LA COUR DE LOUIS XVI




INTRODUCTION

Quod vidi, pinxi.

C’est venir un peu tard, dira-t-on sans doute, retracer des Souvenirs auxquels un laps de plusieurs années a ôté leur première fraîcheur. Il est vrai, mais ce retard a aussi ses avantages, et peut-être les faits sembleront-ils plus intéressants, éclairés comme ils le sont aujourd’hui par la connaissance des événements qu’ils ont préparés et des résultats qu’ils ont produits. J’ai assisté dans un temps bien court à plus de malheurs, de catastrophes et de circonstances extraordinaires qu’on n’en voit ordinairement pendant la durée d’une longue carrière ; mais si les scènes singulières qui se passaient sous mes yeux ne pouvaient manquer de laisser dans mon esprit une impression profonde et durable, mon extrême jeunesse ne me permettait pas alors, vu l’obscurité et la complication des faits, d’asseoir sur chacune d’elles un jugement bien exact. Je suis aujourd’hui placé à un meilleur point de vue pour les apprécier. Il n’est plus nécessaire comme alors de fouiller le fond des cœurs pour y découvrir le but de chaque parti, le mobile qui animait chaque individu ; le voile est déchiré, la tragédie s’est accomplie ; chaque faction a levé son masque, chacune a rempli son rôle, qui, pour beaucoup de ses chefs, se termina sur l’échafaud.

Au surplus, ce n’est point une histoire que j’écris, mais un simple recueil de quelques usages et de quelques anecdotes de la cour de Louis XVI. J’y ai fait entrer la relation de plusieurs journées mémorables dont il me fut donné d’être témoin oculaire. Je n’ai pas même cherché à distribuer ces souvenirs dans un ordre bien logique. Les faits y seront donc rapportés avec beaucoup de liaison ; car je ne parlerai que de ceux que j’ai vus ; mais du moins y trouvera-t-on toujours la plus exacte vérité, et si je me permets parfois quelque anecdote peu certaine, ce ne sera jamais sans en avoir auparavant bien averti le lecteur.

Aujourd’hui que l’ancienne cour a disparu, que les vieilles institutions se sont écroulées sous la faux du temps et les efforts violents des révolutions, on ne lira pas sans intérêt le détail des cérémonies et de l’étiquette en usage dans des temps déjà loin de nous. Ces antiques coutumes se perpétuaient de siècle en siècle autour des augustes personnages qui venaient successivement recevoir sur leur front la couronne royale. Presque tous les Français voulaient, au moins une fois en leur vie, être témoins de la pompe de la cour et de la magnificence de Versailles ; et chacun retournait dans ses foyers, content d’avoir aperçu, dans cette magique résidence, quelques rayons de la splendeur qu’on y voyait briller. Chacun, plus ou moins, en pouvait redire quelque chose. Mais aujourd’hui tout est détruit. Avec une dynastie nouvelle s’élèvent de nouveaux hommes et naissent de nouveaux usages, et, pour beaucoup de gens, ceux du règne de Louis XVI, semblent déjà du moyen âge. Un roi, une famille illustre, la première d’un vaste et puissant empire, intéressent toujours, mais surtout alors qu’on connaît leurs malheurs et qu’on les a vus, par une chute d’autant plus rapide et plus terrible qu’ils étaient plus élevés, tomber du faîte de la grandeur aux abîmes les plus profonds de la misère humaine.

Fut-il, en effet, une période plus fertile en événements que celle des cinq ou six années que j’ai passées à la cour ? Les princes étrangers y accouraient de tous les pays, moins pour en admirer la magnificence, déjà sur son déclin, que pour y voir de leurs yeux la bonté du roi et la douce majesté de sa compagne. Des bords du Gange même arrivait une de ces ambassades qui se montrent à peine une fois en chaque siècle, et qui, par leur rareté, ont le privilége de piquer vivement la curiosité et de faire encore, longtemps après, le sujet des conversations du peuple.

Cherche-t-on des événements politiques ? nous verrons un roi généreux, voulant sincèrement le bien de son peuple, en opposition avec les principaux corps du royaume, et déployant dans ses lits de justice ce qu’il avait pu conserver d’autorité et de grandeur. Ces imposantes cérémonies étaient toujours une manifestation éclatante de la puissance du monarque. Ici, elles sont sans effet, parce que les magistrats, ces défenseurs naturels de la monarchie, et les princes eux-mêmes, ces soutiens nés du trône, se réunissaient pour ruiner la monarchie et le trône. Bientôt, de toutes les parties du royaume sont appelés les sages entre les sages, les notables de chaque province, pour donner au gouvernement leur lumineux avis ; ils n’y apportent que l’esprit de fronde ; et au lieu de soutenir la patrie, ils ne font que contribuer à en préparer la ruine, saper l’autorité royale et creuser le précipice où bientôt eux-mêmes seront engloutis. Nous voyons ensuite arriver ces États généraux qui de tout temps avaient donné lieu à des dissensions plus ou moins graves, et qui, alors, furent comme le signal des plus affreux désordres. On vit se produire, presque dès leur apparition et après eux, ces scènes d’horreur dignes des sauvages du nouveau monde, qui montreront à quels excès peut se laisser emporter un peuple remuant qui a foulé aux pieds sa religion et ses lois.

Sans entrer dans l’historique de ces divers événements, j’en rapporterai ce qui s’est passé sous mes yeux. Je parlerai aussi de quelques hommes célèbres sous l’ancien règne, desquels j’ai vu le déclin ; je parlerai aussi de quelques autres qui se sont vu abattre au début de leur carrière. Les principales résidences royales me rappelleront une anecdote, un fait quelconque ; de sorte qu’en les parcourant, défenseur fidèle de la vérité, j’aurai l’occasion de démasquer la hideuse calomnie qui, pendant tant d’années, a distillé son venin sur une illustre et malheureuse famille, et qui se vit aidée dans ses noirs complots par les serviteurs et par les parents mêmes de ces augustes victimes. Je montrerai Louis XVI dans son intérieur, exempt des vices dont on l’a gratifié ; et ce que je n’ai pu voir moi-même, je l’emprunterai à des témoins irréprochables ; enfin, le mot vérité est l’épigraphe de mon livre, et comme j’ai vu, j’ai peint.