Souvenirs d’une actrice/Tome 1/06

La bibliothèque libre.
Dumont (Tome 1p. 67-77).

VI

Lettre à Fanny. — Mon genre de vie à Toulouse. — M. de Cazalès. — Le marquis de Grammont. — Je suis présentée à madame Dubarry. — Les Capitouls. — La tragédie de Samson. — Combat d’arlequin et du dindon. — Mariage de Fanny. — Son mari périt sur l’échafaud.


Revenons à Toulouse dont je me suis bien éloignée. Pour reprendre mon sujet au point où je l’ai quitté, je joins ici la lettre que j’écrivais à la comtesse Fanny Darros, ma jeune compagne d’enfance à Metz.


À la Comtesse Fanny Darros.
Toulouse, .. décembre, 1788.

« Je vous ai écrit de Paris, ma chère Fanny, que

madame Saint-Huberty m’avait présentée chez madame Lemoine-Dubarry : je l’ai retrouvée à Toulouse. Ma belle-mère va beaucoup chez elle ; sa maison est une des plus agréables de la ville. On voit bien qu’elle arrive de Paris, car sa toilette et ses manières sont d’une élégance simple et de bon goût qui fait contraste avec celles de toutes ces dames de province. Cela me va bien, à moi, de parler ainsi ; qu’en pensez-vous ? Parce que je viens de passer quelque temps à Paris, je dirais volontiers, nous autres Parisiennes. Madame Lemoine m’a prise en amitié tout de suite, malgré la disproportion de nos âges, mais je suis tellement à mon aise avec elle, elle sait si bien se rapprocher de moi, qu’il me semble que je suis quelque chose lorsque nous sommes ensemble ; mais aussi avec les autres je me trouve Gros Jean comme devant. Elle doit me mener à sa charmante campagne, où elle donne des bals champêtres. J’ai vu chez elle le marquis de Grammont, premier capitoul gentilhomme. C’est un homme de quarante ans qui a dû être fort beau ; son air noble est imposant, mois il ne faut pas l’entendre parler, car son ton est des plus communs. Quelle différence avec le prince de Ligne ! Quant à M.  de Cazalès[1], c’est un officier de dragons, gros et court ; on dit qu’il a beaucoup d’esprit. Jusqu’à présent je ne m’en suis pas aperçue, car je le vois toujours dormir. C’est bien l’homme le plus distrait, le plus original et le plus sans gêne que l’on puisse rencontrer, mais on lui passe tout. J’ai vu aussi le comte Jean dont j’avais entendu parler, et que je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer. Vous ne vous douteriez pas de la première impression qu’il m’a fait éprouver. Son ton est si singulier, ses manières sont si libres, que l’on ne sait comment lui répondre ; il parle sans cesse du duc de Richelieu, qui est gouverneur à Bordeaux. Il n’est marié que depuis un an avec mademoiselle de Montoussin, jeune fille noble, jolie et pauvre. Un parent de sa femme, le comte de Lacase, dont tout le monde se moque, est toujours avec lui.

« J’oubliais de vous dire que j’ai vu cette fameuse madame Dubarry, dont nous avons si souvent entendu parler dans notre enfance. Voici comme cela est arrivé. Mademoiselle Chon avait fait prier mon père de passer à son hôtel, pour l’engager à composer un intermède, destiné à être joué dans une fête que l’on donnait à madame Dubarry, dans le château du duc d’Aiguillon. Mon père m’y avait fait un petit rôle de paysanne où je chantais de fort jolis couplets. Après la pièce, on me conduisit auprès de madame Dubarry ; elle est encore fort belle, quoiqu’elle ne soit plus très jeune. Je lui trouve trop d’embonpoint ; mais la coupe de son visage est charmante. Ses yeux sont doux, et expressifs, et lorsqu’elle sourit, elle laisse apercevoir des dents éblouissantes de blancheur. Le duc d’Aiguillon est aussi un fort bel homme, d’une politesse et d’une galanterie de cour. Excepté le comte Guillaume et madame Lemoine, toute la famille Dubarry était là ; le comte Jean, ses sœurs et un beau-frère, qui ressemble assez à ce paysan d’un de nos opéras auquel on a mis un bel habit brodé (Nanette et Lucas, je crois). Tout le monde m’a embrassée, m’a fêtée ; madame Dubarry m’a donné de jolies boites de Paris, et une parure en satin, où il se trouve un de ces manchons qu’on appelle un petit baril, les cercles sont en cygne. »


À la Même.
Toulouse, janvier, 1789.


« Il faut que je vous raconte un drôle d’épisode sur messieurs les capitouls, qui sont souvent en possession d’exciter l’hilarité des jeunes gens de l’Université.

« Selon les règlements et les privilèges du Théâtre-Français, les Italiens ne peuvent jouer ni tragédies, ni comédies à moins qu’il ne s’y trouve un arlequin, c’est pourquoi l’on voit ce personnage dans les pièces de Marivaux, ce qui est très invraisemblable, dans les Jeux de l’amour et du hasard surtout, où il doit être pris pour Dorante. Il faut y mettre beaucoup de bonne volonté pour se faire illusion ; mais messieurs les comédiens français, dans leur hiérarchie superbe, s’embarrassent peu des autres.

« Dans la tragédie sainte de Samson, il y a aussi un arlequin. On joue rarement cet ouvrage parce qu’il entraîne de grandes dépenses. Samson est donc la providence des bénéfices d’artistes, et c’est la pièce qui est toujours en possession d’attirer la foule par la variété de toutes ses merveilles[2]. La défaite des Philistins par une mâchoire d’âne, la destruction du palais ébranlé par la force de Samson ; mais surtout le combat d’arlequin avec le dindon excitent toujours une grande joie[3].

« Quelque temps après l’ovation de madame Saint-Huberty, que je vous ai racontée, on donnait la tragédie de Samson. Le dindon fort ennuyé d’être ainsi harcelé prend son vol et va se mettre sous la protection de messieurs les capitouls, en se perchant sur leur loge. Alors tout le parterre de chanter :

Où peut-on être mieux, qu’au sein de sa famille ?


« LOUISE FLEURY. »


Notre correspondance fut interrompue pendant quelque temps. Voici la dernière lettre que je reçus de la jeune comtesse Darros ; elle m’annonçait son mariage. Cette nouvelle qui aurait dû m’inspirer de la joie par la tendre amitié que j’avais pour la compagne de mon enfance me remplit de tristesse ; cette lettre semblait être le chant du cygne par la teinte mélancolique dont son style était empreint. Elle, Fanny, toujours si folle ! Je sentais mon cœur se serrer, et je ne pouvais me rendre compte du sentiment que j’éprouvais.


À mademoiselle Fleury, à Toulouse.
Metz,… novembre, 1789.

« Il me semble, ma chère amie, que la nouvelle liaison que vous avez contractée, vous éloigne de tous vos amis. Quoique depuis plus d’un an je n’ai point reçu de vos nouvelles, je me reprocherais cependant de ne pas confier à la compagne de mon enfance l’action la plus importante de ma vie. Je vais me marier. J’espère être heureuse ; mais il me faudra quitter mon père, et cette idée empoisonne tout mon bonheur. J’épouse le fils de M.  de Beaurepaire que vous avez vu si souvent à la maison. Son régiment est en Franche-Comté. Mon père m’a laissée entièrement maîtresse et n’a voulu influencer mon choix en aucune manière. Tous les préparatifs, les cadeaux, cette agitation qui précède toujours un pareil moment ne peuvent me distraire d’une mélancolie qui vient sans doute du changement qui va se faire dans ma vie et dans mes habitudes les plus chères. Hélas ! Dieu veuille que ce ne soit pas un triste pressentiment.

« Adieu, ma chère Louise, combien je regrette de n’avoir pas près de moi l’amie de mon enfance. Vous trouveriez mon caractère bien changé, vous qui m’avez vue si gaie, si folle, mais vous pourriez peut-être me rappeler quelques-uns de nos bons rires. Je suis persuadée que vous ferez des vœux pour mon bonheur : puissent-ils s’accomplir !

« FANNY DARROS. »


La comtesse Fanny Darros était une fort belle personne. Son père avait un esprit et un caractère distingués. Il était grand partisan des encyclopédistes et nullement imbu des préjugés de la noblesse d’alors, ce qui choquait beaucoup celle de sa province qui l’appelait le philosophe ; cela n’empêchait pas cependant que l’on ne fût enchanté de venir à ses soirées. On y faisait d’assez bonne musique. On y lisait des poésies des meilleurs auteurs, puis on dansait : comment résister à tout cela ? Le comte avait beaucoup voyagé, particulièrement dans les Indes. C’était là qu’il avait épousé une femme charmante qui mourut en donnant le jour à sa fille.

Ils étaient intimement liés avec une famille dont le chef, le général Beaurepaire, a fait une si belle défense à Verdun, à l’époque de nos premières guerres. La jeune Fanny avait été à peu près élevée avec son fils qui n’avait quitté Metz que pour entrer dans les pages. Les deux familles avaient projeté dès ce temps là même, cette union qui eut, hélas ! de si tristes résultats. Ils se marièrent en 1789, et furent les derniers à émigrer, mais la force des choses les entraîna. Ils habitaient une petite ville d’Allemagne, peu distante de Metz. Ce jeune homme n’avait point voulu porter les armes contre son pays, mais il n’en était pas moins sur la liste des émigrés. Sa mère était mourante et sa sœur imprévoyante du danger que son frère pouvait courir, le sollicitait vivement d’entreprendre un voyage auquel il n’était que trop disposé.

« Rien qu’un jour, mon frère, lui écrivait-elle, un seul jour, une heure ; ma mère sera si heureuse de te voir. Personne ne saura que tu es parmi nous : déguise-toi de manière à n’être pas reconnu. »

Il vint donc, malgré les tristes pressentiments de sa femme qui n’osait entièrement s’y opposer, connaissant sa tendresse pour sa mère. Hélas ! il fut reconnu par un misérable qui avait été au service de sa famille. Dénoncé, arrêté, il fut condamné sur la simple identité de son nom[4]. Qui aurait pu croire que le fils du défenseur de Verdun périrait sur un échafaud ? On voit, dans la lettre qu’elle m’écrivait à l’occasion de son mariage, qu’une idée vague de malheur la poursuivait comme une seconde vue.

Cet événement me causa un bien vif chagrin, mais je ne l’appris que longtemps après ; car l’on n’osait pas écrire sur de semblables sujets. La jeune comtesse alla en Italie. Je n’ai pu savoir depuis ce qu’elle est devenue. L’on était tellement dispersé qu’on était souvent surpris de retrouver vivante une personne que l’on croyait morte.

  1. On ne prévoyait pas alors que M. de Cazalès dût jouer un si grand rôle à l’Assemblée Constituante ; et je ne me doutais guère, lorsque j’écrivais ceci, que cet homme, si indolent, si distrait, et dont je me moquais, deviendrait, peu d’années après, un homme aussi célèbre.
  2. On n’était point accoutumé alors à ce luxe de spectacle, de costume, de changements à vue. Un palais, une chambre de Molière, une forêt, un hameau, quelquefois une prison, formaient tout le matériel des décorations. Dans la tragédie, un costume de satin blanc à bandes rouges pour les Romains, une cuirasse, un dessous de buffle et un casque pour les chevaliers, un habit espagnol, un ridicule costume turc, c’était là tout ce qui composait la garde-robe des acteurs de province et même de Paris. Lorsque je suis arrivée à Paris, en 1789, l’Amour, de Psyché, avait encore des bas et une culotte de taffetas couleur de chair, avec des boucles de jarretières en pierreries, et des souliers noirs brodés de paillettes. Dans le Jugement de Midas, opéra de Crétry, Apollon tombait des nues poudré à frimats.
  3. C’est sans doute ce combat d’arlequin avec le dindon qui a donné l’idée de celui des Petites-Danaïdes où Potier était si plaisant.
  4. Il ne partit qu’en 1792.