Souvenirs d’une actrice/Tome 1/08

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Dumont (Tome 1p. 89-104).

VIII

Je me marie. — Fusil part pour Marseille. — Les chanteurs et les chanteuses à cette époque. — Progrès de la musique. — Le chanteur Garat. — Madame Marrât. — Une soirée musicale chez Piccini. — La voix de madame Piccini à l’âge de 75 ans. — Mon départ pour Bruxelles. — La sœur de Marie-Antoinette. — La révolution en Belgique. — Événements d’Anvers en 1790 ; atrocités. — Je vais à Gand. — Je chante l’hymne des patriotes belges. — Mon retour à Anvers. — J’arrive à Bruxelles. — Les miracles de la Vierge-Noire


Comme je ne parle guère de moi que lorsque cela met en scène quelques personnages marquants, et que mon mariage intéresse peu le public, je dirai seulement que j’épousai Fusil à Toulouse. Nous étions bien jeunes l’un et l’autre, et mon père avait grandement raison, lorsqu’il hésitait à y consentir.

Fusil regretta bientôt l’indépendance de la vie de garçon. Comme j’avais reçu des propositions brillantes de la Belgique, pour les concerts, il fut d’avis que je devais les accepter, attendu que, ne jouant pas encore la comédie, je ne pouvais rien faire à Marseille, où il était engagé ; il partit donc pour cette ville, et me laissa chez mon père jusqu’au temps où je devais me rendre à Bruxelles.

Les chanteuses de cette époque étaient moins payées qu’à présent ; cependant celles de la bonne école étaient fort recherchées. Gluck, Saccini, Piccini, avaient opéré une révolution dans la musique. Les méthodes italienne et allemande commençaient à faire d’autant plus de progrès, que le théâtre de Monsieur, où l’on avait fait venir des chanteurs italiens, était en grande faveur : c’est à cette école que se sont formés Garat, Martin, mesdames Scio, Rosine. C’est aussi cette école italienne et allemande qui nous a donné Méhul, Gossec, Lesueur et Boïeldieu ; ils eussent été de grands compositeurs dans tous les temps, parce qu’ils avaient du génie ; mais ils ont formé leur mélodie, et leur instrumentation d’après ces grands modèles. Madame Saint-Huberty est la première pour laquelle Piccini ait écrit un air chanté à l’Opéra. Ceux qui s’imaginent que dans ce temps-là on chantait comme Lainé, se trompent fort ; nous nous moquions de sa voix criarde et cadencée, qui n’eût pas été supportée par le public, sans la chaleur et l’entraînement de son exécution. C’était sans contredit un excellent acteur, mais un ridicule chanteur. Laïs, Chéron, Chardini, madame Chéron, se faisaient déjà distinguer par une meilleure méthode. Depuis ce temps, la musique a marché avec le siècle, et augmenté ses progrès. Lorsqu’on est dans la bonne voie, il n’y a plus qu’à suivre ; les moyens peuvent manquer avec l’âge, mais le goût est toujours le même : nous l’avons vu pour Garat, pour Martin, nous le voyons pour Ponchard. Garat avait une organisation telle, qu’il chantait déjà admirablement avant d’être bon musicien. C’était le chanteur de la reine ; il exécutait souvent des morceaux avec elle. On connaît toute l’originalité de Garat, et combien il était toujours artiste avant tout. Un jour qu’on lui rappelait ses soirées de musique à la cour, quelqu’un lui dit :

« — N’avez-vous pas chanté tel morceau avec la reine ?…

« — Ah oui ! répondit-il, d’un air attendri, pauvre princesse !… comme elle chantait faux !… »

C’est lui qui le premier a développé, dans toute leur étendue, les beaux moyens de madame Mainvielle-Fodor, qui est venue à Paris après madame Barrilli, admirable chanteuse qui l’eût été dans tous les temps.

Les Italiens conservent mieux que nous la fraîcheur de la voix dans un âge avancé. Madame Marrât avait plus de soixante ans lorsque j’ai chanté avec elle le beau duo de Mithridate. Ses moyens étaient encore d’une grande étendue, et sa voix moëlleuse et légère. Je lui ai l’obligation de m’avoir donné de très bons conseils, et j’ai eu en elle un excellent modèle ; mais la personne la plus étonnante que j’aie entendue dans ce genre là, c’est la femme du vieux Piccini. Il rassemblait tous les jeudis ses élèves, qui, réunis à sa famille, formaient un concert nombreux, et faisait exécuter la plupart du temps des morceaux de ses opéras. Athis était de ses compositions celle qu’il préférait[1]. Un jour qu’une de ses chanteuses lui manquait, il appela madame Piccini, et la pria de la remplacer. Nous étions là, toutes jeunes femmes, et il ne nous fallut rien moins que le respect et la vénération que nous portions à cette famille dans son chef, pour contenir le fou rire qui nous gagnait.

Madame Piccini avait 75 ans, elle était d’une laideur plus que permise même à cet âge ; bossue, le col court, un embonpoint très-prononcé, et par-dessus tous ces avantages, elle avait une toilette qui aurait pu la faire prendre pour la cuisinière de son mari ; ce qu’elle était bien un peu par le fait, car sans cesse occupée de son ménage, on ne la voyait jamais dans le salon, ni dans la salle d’étude. Mariée fort jeune, comme toutes les Italiennes, elle avait eu un si grand nombre d’enfants, qu’ils en étaient déjà à la troisième génération.

Madame Piccini ôta le tablier dans lequel elle avait des cornichons qu’elle allait mettre au vinaigre, et s’approcha du piano de son mari. Lorsqu’elle commença le solo, il s’échappa de cette masse informe des sons si frais, si suaves, que pas une de ses filles, de ses petites-filles, ni de nous, n’eussent pu en faire entendre de semblables. Nous restâmes en extase ; de temps en temps je mettais ma main sur mes yeux, pour compléter l’illusion. Il me semblait entendre le chant des vierges de Sion. Elle continua ainsi toute la soirée.

« — Eh bien ! nous dit Piccini, que dites-vous de ma vieille sybille ?…

« — Qu’elle serait, répondis-je, bien capable de faire croire à ses oracles. »

Il était logé dans la maison d’un fermier-général, sur la place Vendôme ; c’était alors un luxe de ces messieurs d’offrir une noble hospitalité aux grands compositeurs.

Piccini est mort dans un état voisin de la misère. Il habitait alors l’hôtel d’Angevilliers où on lui avait accordé une retraite comme à divers artistes, peintres, gens de lettres, etc. : c’est là qu’il est mort. Il a composé jusqu’au dernier moment de sa vie ; son lit était couvert de feuilles de musique. On donna au bénéfice de sa famille une représentation de l’un de ses opéras. Il y avait bien peu de monde : dans un autre temps la salle eut été remplie. Il en est arrivé autant pour la fille de Molé[2]. Les affaires absorbaient tout, et si l’on s’occupait parfois des arts, ce n’était plus que pour se distraire des malheurs du temps.

Enfin je partis pour Bruxelles, après avoir passé quelques mois à Paris pour travailler avec Piccini. Tout le monde me félicitait de quitter la France où l’on devait s’attendre à un bouleversement. J’arrivai cependant dans un pays où l’on n’était guère plus tranquille. Je fus le soir au spectacle ; on y donnait l’École des Pères, comédie de M. Peyre. La princesse royale[3] assistait à cette représentation. Lorsque l’oncle dit, en parlant de la maîtresse de son neveu :

… Commençons d’abord par chasser la princesse.

Le public lui fit application de ce vers, et il partit un applaudissement général.

Je vis le lendemain le prince de Ligne que j’avais connu à Paris.

« — Vous arrivez dans un mauvais moment, me dit-il. Je suis fâché d’avoir engagé Fistum[4]à vous faire venir, nous partirons demain pour La Haye.

En effet la révolution fit de rapides progrès. Je fus d’abord à Anvers. En traversant la place de Mer où je devais loger, j’aperçois des canons braqués, et personne sur cette place. Je ne rencontrais aucun habitant ; il semblait que la ville fût déserte. Cet appareil de guerre m’effraya beaucoup, comme on le peut croire. Cependant on m’assura que ce n’était que par précaution que l’on avait placé ces canons, et que dans aucun temps on ne voyait beaucoup de monde dans les rues. Les fenêtres ayant vue sur la place étaient fermées, et l’on n’habitait que la partie de la maison qui donnait sur les cours et sur les jardins. Cela donnait à cette place un aspect extrêmement triste. Le lendemain, ayant entendu un grand mouvement, je me mis à la fenêtre et j’aperçus de loin une procession, suivie d’une nombreuse population que je n’aurais jamais soupçonnée dans la ville.

La révolution de la Belgique ne ressemblait pas à la nôtre ; le principal motif en était la religion. Les prêtres étaient à la tête du mouvement et faisaient des processions pour remercier Dieu après la victoire. Les familles qui avaient des craintes étaient renfermées dans la citadelle sous la protection de la garnison. Pendant ce temps-là, le peuple pillait leurs maisons. Il faut convenir cependant que ces pillages n’étaient pas des vols. On faisait un immense bloc de tous les objets que l’on jetait par les fenêtres et l’on y mettait le feu. Souvent même, il arrivait que l’on vous proposait à voix basse de faire l’acquisition d’un bijou ou de tout autre objet de prix ; mais si l’on cédait à cette amorce, malheur vous en arrivait.

Malgré tout ce bruit, on jouait la comédie, et je ne pus m’empêcher de rire au milieu de ce triste drame d’un épisode assez comique. On donnait au Théâtre-Français de cette ville un petit opéra intitulé l’Épreuve villageoise. Le jockey de M. de la France doit apporter à Denise un bouquet, dans lequel est renfermé un billet. Au lieu du bouquet, il arrive avec un large médaillon suspendu à une énorme chaîne, et au lieu de dire « monsieur de la France m’envoie avec ce petit bouquet » il substitua : « Monsieur de la France m’envoie avec ce petit portrait. »

Au même instant, les cris de vive Van-der-Noot[5] se firent entendre, et la pauvre Denise fut obligée de passer à son cou, la chaîne et le portrait, qui, par sa largeur, ne ressemblait pas mal à l’armet de Mambrin. Chaque fois qu’elle se trouvait en face du parterre, on redoublait les cris.

Quelques jours après mon arrivée, je reçus une invitation de me rendre à Gand, pour y chanter l’hymne des patriotes belges.


Des Belges gémissants,
Ô Liberté chérie,
Mère de la patrie,
Protège tes enfants.
À nos tristes regards,
Pour nous forger des chaînes,
Les légions romaines,
S’offrent de toutes parts.
Sous le joug des Césars,
Lorsqu’Albion succombe,
Nous fuirons dans la tombe
Avant d’orner son char.

La musique, qui était d’un compositeur célèbre, produisit un enthousiasme tel qu’on devait l’attendre de la circonstance. Ce morceau fut redemandé pour le lendemain ; mais ce lendemain devait amener la plus triste catastrophe. Il n’y avait que deux régiments autrichiens qui gardaient la citadelle, celui de Bender et celui de Clairfay ; l’armée était éloignée de la ville et rien n’annonçait qu’elle dût s’en approcher, puisque les patriotes étaient occupés ailleurs. Cependant, comme il y avait eu dans plusieurs endroits des attaques imprévues de l’armée d’opposition, on pouvait s’attendre à quelque chose de pareil. En effet, la citadelle fut attaquée au moment où l’on y pensait le moins, par un petit nombre de patriotes. Le commandant prit cela pour une ruse de guerre, et se persuada que l’armée était aux portes, car autrement on ne pouvait penser qu’une poignée de jeunes gens eussent voulu tenter une attaque. Après une légère résistance, la garnison peu nombreuse met bas les armes et abandonne la citadelle. Les vainqueurs au lieu de poursuivre les troupes, s’amusent à chanter victoire et à boire à la santé des Autrichiens ; mais bientôt la garnison reconnaît son erreur. Furieuse d’avoir été trompée, elle se répand dans la ville, entre dans les maisons et massacre tout ce qu’elle rencontre. Tout ce qu’il y avait d’hommes en état de porter les armes était hors des murs ; il ne restait donc que des bourgeois sans défense. L’épouvante et le carnage deviennent horribles, chacun court sans savoir où. On vient nous dire : « sauvez-vous au théâtre, on ne pourra vous y supposer à cette heure ; fermez les portes et éteignez toutes les lumières. » C’est la première fois, je crois, que le théâtre fut un asile inviolable. Nous y restâmes toute la nuit dans des transes mortelles, car nous ignorions ce qui se passait, et plusieurs de ces dames avaient dans la mêlée leur mari ou leur père. Lorsque les troupes s’éloignèrent, nous sortîmes de notre cachette ; mais les détails que nous apprîmes nous firent frémir. Toutes les cruautés que la guerre peut enfanter avaient été commises par ces deux régiments qui furent appelés les Bouchers de Gand. Ils jetaient les enfants dans les fournaises ou les perçaient de leurs baïonnettes pour les lancer à travers les fenêtres, égorgeaient les vieillards ; enfin la rage était telle, que les officiers mêmes, chez lesquels on peut s’attendre à trouver secours et protection, étaient sans pitié. Trois jeunes personnes charmantes appartenant à une des meilleures familles et dont le père était absent pour quelques jours, reconnaissant un officier qui avait été reçu chez leurs parents, se jettent au-devant de lui pour implorer son secours. Il détourne la tête sans répondre.

— Sauvez au moins ma mère ! lui crie la plus jeune.

Cette malheureuse femme était évanouie dans les bras de ses enfants. Les soldats se précipitaient pour la frapper.

— Je n’y puis rien, répond l’officier en s’éloignant.

Cette cruelle réponse redoubla l’audace et la fureur de ces misérables. Il faut tirer le rideau sur de semblables événements.

Je partis pour Anvers, où il s’en préparait d’autres, qui n’étaient pas plus rassurant. Il y avait dans la citadelle, qui domine la ville, une très forte garnison ; tous les proscrits s’y étaient renfermés. On commençait à y manquer de vivres, et cette garnison menaçait de tirer à boulets rouges, si on ne laissait passer des secours. À chaque instant on placardait des écrite sur les arbres de la promenade, sur les murailles des maisons, et avec une longue-vue il était facile de s’apercevoir qu’ils se disposaient à exécuter leur menace. Comme il était dangereux de les réduire à la dernière extrémité, on laissa donc entrer des provisions ; et je profitai de l’ouverture de cette porte pour sortir de la ville. Je pris la barque de Bruges pour aller à Bruxelles. Ce charmant petit voyage, le paysage pittoresque et tranquille qui s’offrait à moi, rafraîchit et reposa mon imagination tourmentée par tant de craintes et de tableaux effrayants.

On était dans la joie à Bruxelles. La Vierge-Noire y faisait des miracles en faveur de la révolution. Elle est en grande vénération en Belgique. Placée près de la ville de Bruxelles, dans un endroit écarté, entouré d’arbres touffus, elle reçoit sans cesse les invocations d’une population fervente.

La Vierge-Noire venait de manifester sa protection pour Van-der-Noot, le Lafayette du Brabant. Un soir, on avait aperçu dans sa main droite un papier, que l’on supposa devoir être d’une grande importance. Un des magistrats de la ville se présenta pour le recevoir ; mais la Vierge retira son bras. On appela un membre du clergé, qui eut tout aussi peu de succès ; mais lorsqu’elle aperçut Van-der-Noot, elle avança gracieusement la main et lui remit ce papier, qui ne devait être confié qu’à lui, et assurer le succès de son entreprise. Il se prosterna avec un saint respect, ainsi que ceux qui l’entouraient. Il fut reconduit par la foule aux cris de vive Van-der-Noot !

Le lendemain, Van-der-Noot, précédé du clergé qui portait une superbe châsse, et suivi des autorités de la ville, fut chercher la Vierge-Noire, pour la transporter en grande pompe à l’église Métropolitaine ; un Te Deum fut chanté, et des actions de grâce lui furent rendues. Mais il paraît que cette Vierge préférait l’air pur et le calme des champs ; car, à la grande surprise des habitants, on la retrouva le lendemain dans son champêtre asile.

  1. Il est à remarquer que ce sont souvent leurs plus faibles ouvrages auxquels les auteurs donnent la préférence, comme les mères montrent le plus de tendresse au plus laids de leurs enfants.
  2. Madame Raimond.
  3. Sœur de Marie-Antoinette.
  4. Fistum était maître de chapelle de la cour, il avait l’entreprise des concerts des trois principales villes de la Belgique. Bruxelles, Anvers et Gand. C’était un homme de beaucoup de talent.
  5. Célèbre général du temps de la révolution de la Belgique.