Souvenirs d’une actrice/Tome 1/11

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Dumont (Tome 1p. 149-166).

XI

Talma dans Charles IX. — Il est admis sociétaire du Théâtre Français. — Le théâtre des Élèves de l’Opéra. — Le théâtre de Monsieur. — Préville et Raffanelly. — Mon début dans la Serva Patrona et dans le Devin du village. — Dubuisson. — Le comte de Grammont. — Anecdotes. — Je prends l’emploi des soubrettes : Mon début au théâtre de la rue Richelieu dans Guerre ouverte.


Je reprends ma correspondance avec madame Lemoine-Dubarry.


À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.
Paris, mai, 1790.
« Chère madame Lemoine.

« Me voici enfin de retour à Paris, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles, non sur la politique (que je ne comprends pas et dont je suis ennuyée d’entendre parler sans cesse), mais sur les événements qui en sont les résultats, ceux surtout, qui concernent les arts et la littérature.

« On parle d’un décret qui autoriserait à jouer les anciens ouvrages sur d’autres théâtres que ceux qui jusqu’à ce jour se sont seuls emparés de cette propriété. Il me semble, moi, que cela serait fort heureux, et permettrait au moins aux talents ignorés, faute de pouvoir se produire, de se montrer dans un jour favorable. Les gens de lettres usent de toute leur influence pour obtenir ce résultat. Cela doit se décider dans quelques jours ; je ne manquerai pas de vous l’écrire.

L. F.
À la même.

« Je suis allée hier au Théâtre-Français voir cette pièce de Charles IX, dont j’avais tant entendu parler. C’est le premier rôle important que Talma ait créé. J’avais un grand désir de connaître cet acteur et de causer avec lui. L’occasion s’en est présentée, et je l’ai saisie avec empressement. Il a un tel amour pour son art, qu’il ne manque aucune occasion de l’exercer ; et comme il joue fort agréablement dans la comédie, on le sollicite souvent de donner des représentations à Versailles et à Saint-Germain. Elles sont montées avec des amateurs et quelques acteurs qui, n’étant point employés, peuvent disposer de leur temps. On vient de Paris pour voir Talma dans les grands rôles qu’il ne joue point au Théâtre-Français.

« On est venu dernièrement me demander si je voulais jouer la soubrette dansla Pupille, avec Talma, qui jouait le rôle du marquis. J’ai accepté, comme vous pouvez croire, car c’était une véritable partie de plaisir pour moi. Il est marié depuis peu de temps. Madame Talma est venue me chercher dans sa voiture : c’est une femme charmante, et qui m’a plu au premier abord. Il est des personnes qui ne vous semblent pas étrangères, et que l’on ne croit jamais voir pour la première fois ; cette attraction est aussi inexplicable que le sentiment répulsif que nous éprouvons parfois pour quelques autres ; il est rare cependant que ce premier mouvement ne se trouve pas justifié par la suite.

« On se dispose à faire l’ouverture du nouveau théâtre de la rue de Richelieu. L’on y répète des ouvrages de Pigault-Lebrun, la Joueuse, l’Orpheline, Charles et Caroline.

« L. F. »
À la même.

« Je vais beaucoup chez Julie Talma. C’est une aimable femme ; elle a un esprit qui sait se mettre à la portée de tous les âges. Elle m’a prise en amitié, et j’en suis toute fière. C’est la seule personne qui pouvait me faire supporter votre absence ; elle est aussi pour moi un excellent guide. Ses conseils sont toujours justes ; elle connaît si le bien monde ! Je rencontre chez elle une société qui pourra me mettre à même rendre notre correspondance plus intéressante.

« Puisque vous voulez que je vous écrive tout ce qui me frappe ou m’intéresse, pour commencer, je vous parlerai des succès de Talma auquel vous trouvez tant d’avenir ; vous savez comme il se fait remarquer dans les moindres rôles. Le public, qui le voit toujours avec plaisir, lui a fait dernièrement une application flatteuse dans le petit rôle d’amoureux de l’Impromptu de campagne. Lorsque le baron lui dit :

Vous avez du talent, et je jure ma foi
Que vous serez reçu comédien françois.

On a applaudi à trois reprises, et ses camarades voulant ratifier la réception du public l’ont admis à l’unanimité. Mais il ne trouvera jamais le moyen de faire valoir ses belles dispositions ; on ne lui permettra pas de paraître dans aucun rôle de quelqu’importance. Les jeunes auteurs qui composent la société de Julie Talma voudraient lui en donner dans leurs pièces ; mais ce serait un titre d’exclusion pour leurs ouvrages. Je vous dirai mieux cela dans quelque temps.

« L. F. »
À la même.

« Madame,

« Le fameux décret dont il est question depuis long-temps vient de passer. Vous ne pouvez vous faire une idée de la révolution que cela a produit. La gaze derrière laquelle on jouait et l’on chantait sur un petit théâtre du boulevard a été déchirée par des jeunes gens. Les Beaujolais où l’on mimait sur la scène, tandis que l’on chantait dans la coulisse, se sont mis à parler et à chanter eux-mêmes. Enfin ils sont tous comme des fous.

« M. de Renier, surnommé le Cousin Jacques, titre qu’il prend dans son journal des Lunes, a déjà commencé. On engage tous les sujets à réputation : on prétend que de brillantes propositions ont été faites aux mécontents du faubourg Saint-Germain ; les gens de lettres le désirent beaucoup, parce que cela les affranchirait des entraves qu’ils éprouvent pour faire jouer leurs ouvrages.

L. F.

P. S. Ce que je vous disais au commencement de ma lettre est maintenant certain. Tout est en rumeur au faubourg Saint-Germain, on crie à l’ingratitude, surtout pour Talma, qui demande qu’on le classe dans un emploi, ou qu’on le laisse libre. Dugazon, son professeur et son ami, l’excite à s’affranchir des entraves qui l’empêchent de paraître avec avantage. Le Théâtre-Français fait valoir son engagement ; un procès va dit-on s’en suivre. L’on ne parle pas d’autre chose, et chacun prend parti dans cette affaire selon son opinion. David, Chénier, Ducis, tous les amis de Talma enfin, le poussent à rompre, mais le pourra-t-il ? Je vous écrirai tout cela avant peu ; puisqu’il faut toujours vous dire adieu.

L. F.

Au moment où je faisais part à madame Lemoine-Dubarry de cette révolution dramatique, le théâtre des élèves de l’Opéra reparaissait sous une nouvelle forme. On cherchait des chanteuses, j’y fus engagée. Avec la liberté des théâtres, on avait pris la liberté de tout jouer, mais les élèves devaient représenter plus particulièrement des traductions italiennes ; spéculation assez heureuse, attendu que l’opéra-buffa était en grande faveur et que fort peu de personnes entendaient à cette époque l’italien. On venait à notre théâtre pour comprendre les ouvrages que l’on représentait à la salle de Monsieur aux Tuileries, qui fut le premier théâtre où parurent les chanteurs italiens.

Comme nous devions jouer les traductions, on nous avait donné la facilité d’assister aux répétitions des ouvrages nouveaux ; cela nous formait le goût, car il y avait d’excellents chanteurs, Mengozzi, Viganoni, Nozzari, mesdames Baletti et Morichelli, et puis Raffanelli, ce délicieux acteur qui a laissé une réputation dont on se souvient encore et qui était si comique sans charge, si admirable dans le Matrimonio Secreto et dans Bartholo du Barbier de Séville. Préville qui l’entendait vanter, voulut le voir dans ce rôle dont il pouvait apprécier les moindres détails.

À la scène où il ouvre la fenêtre : « cette jalousie qui s’ouvre si rarement, » Préville remarqua qu’il en épousseta l’appui avec son mouchoir, Il se dit : « Voilà un acteur qui réfléchit sur son art ; il doit mériter sa réputation. » En effet il en fut enchanté, et il répétait souvent cette première remarque en disant aux jeunes gens auxquels il donnait des conseils : « Voilà comme l’on joue la comédie ! il ne suffit pas de dire passablement un rôle, il faut s’occuper des moindres détails qui vous ramènent à la vérité de la vie réelle. »

Raffanelli fut extrêmement flatté d’avoir obtenu le suffrage de ce grand comédien.

Barilli eut beaucoup de peine à remplacer Raffanelli. C’était cependant un fort agréable acteur, qui avait une très belle voix, et son devancier n’en avait pas du tout. Mengozzi, chanteur habile, en avait aussi très peu, mais une si excellente méthode qu’il remplaçait par l’art ce qui lui manquait de moyens naturels. Il était auteur de quantité de jolis morceaux.

Sé m’abandonne mio dolce amore,

était un des plus à la mode et des plus expressifs ; il a bien voulu me donner quelquefois des conseils dont j’étais extrêmement reconnaissante. En général j’ai eu beaucoup à me louer de l’obligeance des acteurs du théâtre Italien.

Plus tard vinrent madame Strinasaci, et Tachinardi et cette charmante madame Barilli qui fut l’idole du public, non-seulement pour son talent, mais pour ses vertus privées, pour sa bonté et sa bienfaisance. Elle fut enlevée trop tôt à l’admiration du public. Elle eut pour cortège à son convoi, tous les malheureux qu’elle soulageait journellement, et qui la pleurèrent comme une mère ; ce n’étaient point des pleurs payés, car ces pauvres gens étaient venus d’eux-mêmes. Ce fut une consternation dans le quartier de l’Odéon.

Nous eûmes, depuis, madame Grassini, qui représentait si bien une reine par la noblesse de son port. Pour juger de sa beauté, il faut voir son portrait, fait par madame Lebrun-Vigée. Madame Catalani vint après ; madame Catalani, que j’ai retrouvée dans les pays étrangers, toujours si bonne ! si serviable ! Elle y a joui d’une considération que l’on accorde rarement à ce degré. Elle était aimée pour elle-même, autant que pour son talent, et cet admirable gosier dont le larynx, selon l’opinion de plusieurs docteurs, était de la même nature que celui du rossignol.

Le désir de parler des chanteurs italiens m’a écartée de mon début au théâtre des élèves de l’Opéra et j’y reviens. La liberté de jouer tous les ouvrages me donna la facilité de choisir. J’avais assez de sûreté comme élève de Piccini pour ne pas craindre d’aborder des rôles importants. Je demandai donc celui de la Serva Patrona qui n’avait encore été joué en français que par madame Davrigny, la Damoreau de l’époque, et celui de Colette du Devin de village qui m’avait été montré par madame Saint-Huberty. Il paraissait si étrange, si audacieux alors que l’on osât jouer des ouvrages des grands théâtres, que la plus brillante société vint en foule pour se moquer de nous.

Dubuisson[1], auteur de Tamas Kou-li-Kan, traduisait tous les ouvrages italiens. C’était un homme fort brusque et fort peu poli, un véritable bourru bienfaisant. Lorsqu’il vit l’annonce de mes débuts dans la Serva patrona, il arriva chez notre impresario, chez qui je dînais, et son premier mot fut :

— Êtes-vous fou ? est-il bien vrai que vous allez faire jouer ces deux ouvrages ? et quelle est l’extravagante qui a la folle présomption de se mesurer avec madame Davrigny ?

— Mais c’est celle qu’on a destinée à chanter les rôles de madame Balletti.

— C’est bien différent ; on viendra pour connaître le sujet des ouvrages, on ne fera pas de comparaison.

— Eh bien ! monsieur, c’est moi qui ai l’audace de jouer la Servante-Maîtresse.

— Tant pis pour vous, car vous serez sifflée.

— Peut-être : lorsqu’on débute à l’Opéra-Comique, ne joue-t-on pas les rôles des sujets qui ont le plus de faveur ?

— Ce n’est pas de même.

Enfin il serait trop long de répéter toutes les choses aimables et encourageantes qu’il m’adressa à ce sujet. On le plaça à table à côté de moi, et, avec une coquetterie de femme, je fis ce que je pus pour le ramener de ses préventions. Je lui dis les raisons qui m’avaient déterminée, et je le priai de ne pas trop me décourager.

— Moi, me dit-il d’un ton plus radouci, je ne suis rien là-dedans, mais le public… Vous seriez à la hauteur de l’autre (ce que je ne crois pas), qu’on n’en conviendrait point.

— Enfin que faire ? la représentation est annoncée. Eh bien, si je tombe, je suis assez jeune pour me relever plus tard.

Le jour approchait. Je suppliai l’administration de ne laisser entrer aucune personne étrangère à la répétition. Craignant les critiques anticipées, je ne répétai le grand morceau de la Serva que pour les ritournelles et les rentrées ; je ne chantai pas. Je dois dire cependant que plus le moment approchait, plus je sentais mon courage se ranimer. Si j’eusse cédé au sentiment de la peur, j’étais perdue. Comme j’étais musicienne assez adroite, je savais ce que je pouvais risquer. La salle était comble, et les premiers balcons étaient occupés par un certain duc de Grammont et sa société. Il donnait le ton, et les artistes les plus célèbres allaient faire de la musique chez lui. Il avait dans son château, à la campagne, près Paris, un petit théâtre sur lequel on essayait souvent les opéras nouveaux, comme on lit un manuscrit en société avant de représenter la pièce. Le balcon qui faisait face au sien était rempli d’habitués ; ils parlaient si haut, que l’on entendait tout ce qu’ils disaient. Je ne descendis qu’au moment d’entrer en scène ; et comme j’avais une jolie toilette, une assez jolie tournure, dit-on, il se fit un mouvement dans la salle qui n’était pas trop à mon désavantage (les femmes ne s’y trompent guère). Toutes les lorgnettes étaient braquées, toutes les oreilles tendues, mais je ne cherchai en entrant qu’un seul individu : c’était mon bourru de Dubuisson. Il était en face de moi à l’orchestre, le front appuyé sur sa canne. L’entrée de Zerbine commençant par un morceau d’action, une querelle entre le valet et la soubrette, il n’y avait donc encore rien à juger ; mais le premier air, quoique peu important, est cependant du chant. On applaudit (un peu), seulement un encouragement. Dubuisson ne bougeait pas, il attendait le cantabile. Je le chantai sans fioriture, avec expression. Je fus très applaudie, et je vis mon bourru me faire : « Hum ! pas mal. » Cela me donna du courage pour l’air de Bravoura, qui commence le second acte. Les ritournelles des anciens opéras sont interminables. Cela peut avoir son bon côté, en ce qu’elles donnent le temps de se rassurer.

Je vis que les physionomies n’étaient plus aussi hostiles dans les loges, et que le parterre était bien disposé : cette fois, je risquai tout. « Allons, me dis-je, il faut faire le saut périlleux, il en arrivera ce qu’il pourra. » J’obtins un succès complet. Moins on avait attendu de moi, plus on trouva bien ce que je fis. J’entendais bourdonner à mon oreille : une jolie voix, de la légèreté, de la méthode, c’est au mieux. Après l’acte, mon antagoniste, le duc de Grammont vint sur le théâtre, m’accabla d’éloges, et me prédit que je serais une chanteuse distinguée. Il m’engagea à lui faire l’honneur de venir à ses soirées de musique, et dès ce moment il me prôna autant qu’il m’avait dépréciée auparavant.

Dans toute cette atmosphère d’éloges, je ne voyais pas celui que je cherchais ; je le découvris enfin dans un coin, causant avec le directeur. Je ne lui demandai rien, mais il me tendit la main, en me disant : « C’est bien ! » et j’avoue que cet éloge me flatta plus que les compliments qu’on venait de me prodiguer. Il n’est pas besoin de dire que dès-lors tout ce que je chantai fut applaudi. Je reçus une invitation du duc de Grammont, pour sa première soirée. Il avait appris que j’avais débuté à quinze ans au concert spirituel, que j’étais proche parente de madame Saint-Huberty, élève de Piccini ; en fallait-il davantage ?

Il eût été à souhaiter pour mon repos qu’il eût su tout cela plutôt. Une fluxion de poitrine fit craindre que je ne perdisse ma voix. Les médecins furent d’avis que je ne devais pas chanter, au moins d’une année. Ce fut cette circonstance qui me fit engager au nouveau théâtre de la rue de Richelieu, dirigé comme je l’ai déjà dit, par MM. Gaillard et Dorfeuil. Mademoiselle Fiat avait quitté ce théâtre après la mort de Bordier. Ce fut une perte. La femme de M. Monvel qui avait débuté n’avait pas réussi. Mademoiselle Saint-Per était malade ; ce fut donc moi à qui l’on fit jouer la soubrette, dans la reprise de Guerre ouverte. Ce n’était pas une petite tâche que de remplir ce rôle, établi par mademoiselle Fiat avec un rare talent. Aussi, ce fut encore au chant que je demandai un soutien. L’auteur me permit de placer une romance à la scène de la fenêtre. Cette romance assura mon succès. Ces applications  :

« Il y a dans la rue un amateur qui t’applaudit. Puisqu’on a du plaisir à t’entendre, il faut en chanter un second. »

furent saisies avec empressement. Dès ce jour, je fus la prima dona du théâtre, et M. Ducis me fit chanter dans Othello la romance du Saule, dans la coulisse, pour mademoiselle Desgarcins. Aussi dans le prologue de la réunion des deux théâtres, Dugazon ne manqua pas de me dire :

« — Ah ! toi, je te connais, tu as débuté dans le chant. »

C’était heureux pour commencer l’emploi des soubrettes.

  1. Il a péri en 1793. On jouait une de ses pièces le jour même où il fut conduit à l’échafaud.