Souvenirs d’une actrice/Tome 1/17

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Dumont (Tome 1p. 235-241).

XVII

Cailhava. — Le Club de midi à quatorze heures. — Laujon et ses chansonnettes. — Philipon de la Madeleine et son épitaphe. — Les dîners du Caveau.


Je retrouvai à Paris dans ce même temps (1791) Cailhava, que j’avais connu dans mon enfance. Il y avait chez lui, au Palais-Royal, trois fois par semaine, une réunion qui se tenait de midi à quatre heures, et qu’ils nommaient le Club de midi à quatorze heures. Les habitués de cette assemblée d’amis étaient le plus souvent le vieux Laujon, Philipon de la Madelaine, MM. Cailly et Vial père. Le plus jeune d’entre eux avait bien soixante ans, mais il est impossible de rencontrer des hommes plus spirituels, plus aimables et plus gais que ne l’étaient ces charmants vieillards, qui montraient avec coquetterie leurs cheveux blancs, comme l’a dit un de nos spirituels vaudevillistes.

Cailhava était très lié avec mon père ; c’était à Toulouse que je l’avais connu, et j’allais souvent déjeuner avec lui. Les jours de ses réunions, j’y menais quelquefois mes jeunes amies, et nous en revenions toujours enchantées, tant ces vieillards étaient aimables et bons. Ils me faisaient de charmantes paroles pour mes romances, dont de jeunes musiciens composaient la musique. C’étaient Lamparelli, d’Alvimar, Fabri-Garat, Bouffé, agréable chanteur de salon. On voyait que Laujon avait été un petit-maître du temps de Louis XV. Je le ravissais en lui chantant des morceaux de son Amoureux de quinze ans :

Qu’il est cruel de n’avoir que quinze ans !

— De n’avoir plus quinze ans, s’écriait-il.

Et sa jolie chansonnette de :

Philis, plus avare que tendre.

à laquelle Fabri-Garat avait fait un air simple et gracieux.

On se rappelle un mot charmant de l’abbé Delille, au sujet de Laujon.

Il y avait près d’un demi-siècle que l’auteur de l’Amoureux de quinze ans faisait des visites pour arriver à l’Académie française. Comme quelques membres de ce docte corps élevaient des difficultés, à raison du genre frivole que le solliciteur avait cultivé :

« Mes chers confrères, leur dit l’abbé Delille, je pense qu’il est important que M. de Laujon soit nommé cette fois, il a quatre-vingt-deux ans, vous savez où il va ? Laissons-le passer par l’Académie. »

Ce fut Laujon qui, n’ayant jamais voulu chanter la République, fut dénoncé à sa section. Le vaudevilliste Piis, qui était son ami, lui en donna avis et l’engagea à faire quelques couplets. Le vieillard se fit d’abord beaucoup prier, mais voyant qu’il s’agissait pour lui d’une question de vie ou de mort, il envoya à Piis quelques chansonnettes et mit au bas : le citoyen Laujon sans culotte pour la vie. Cailhava rappelait aussi ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse ; son port, sa démarche étaient d’un homme distingué. Il était auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels on peut compter : le Tuteur dupé ou la Maison à deux portes ; pièce d’un excellent comique, que n’eussent pas désavouée nos grands maîtres. Il avait composé quelques libretti et traduit des opéras italiens, et ses Ménechmes grecs ont été joués au théâtre de la République. C’est de lui que j’ai appris les plus jolis airs languedociens de Goudouli, son auteur favori.

Hélas ! lorsque je suis revenue de l’étranger, en 1813, aucun de ces bons vieillards n’existait plus. À mesure qu’on avance dans la vie, on fait tous les jours de nouvelles pertes : parents, amis, connaissances intimes, tout nous quitte ! Il suffit de dix ans pour cela. Ceux qui leur succèdent n’ont plus le même attrait pour nous ; ils ne nous ont pas vus parés des grâces de la jeunesse ; ils n’ont point assisté à nos triomphes, à nos succès ; ils ne savent rien de nous, et nous prennent au mot sur ce qu’ils voient. Ils se persuaderaient volontiers que nous avons toujours été ainsi, et sommes venus au monde à l’âge où ils nous ont rencontrés pour la première fois.

Lorsque je revins en France, je fus visiter le cimetière du Père-Lachaise, compter les amis jeunes et vieux qui m’y avaient précédés. Le luxe des tombeaux fut ce qui m’occupa le moins. Il y a partout des pauvres et des riches sur la terre ; mais dessous, c’est là qu’on est de niveau !…

Errants au hasard, mes yeux se fixèrent sur une modeste croix de bois noir ; j’y lus le nom de Philipon de la Madeleine. Il était mort dans un âge très avancé ; probablement ses vieux amis l’avaient précédé, et ceux qui restaient l’avaient oublié ! C’est du moins ce qu’annonçait une inscription touchante, écrite en lettres blanches, sur cette croix qui avait été mise par sa vieille gouvernante. La naïveté, le manque d’orthographe de cette inscription dictée par le cœur m’émurent au dernier point ! Je l’écrivis aussitôt, telle qu’elle était, sur un petit souvenir :


« Tout ses amis l’ont abandonnés,
« c’est moi Thérèse qui a fait
« mettre cette petite croi,
« que Dieu l’aie dans la saint garde. »

Il paraît qu’on l’avait écrite comme cela se trouvait sur le papier qu’avait donné cette bonne fille.

Philipon devait avoir une petite rente, je l’avais entendu dire à Cailhava ; mais c’est le sort des célibataires : ceux qui en héritent s’en occupent peu après leur mort. Depuis ce temps cependant le tombeau de ce joyeux chansonnier du caveau a dû être transporté ailleurs, car je l’ai cherché il y a quelque temps, et ne l’ai plus retrouvé.

On sait combien furent gais les dîners du caveau, où se réunissaient Désaugiers, Brazier, Rougemont et tous les chansonniers dont les noms sont si connus ! Les artistes musiciens voulurent aussi avoir leurs jours. Plus de trente d’entre eux se trouvant réunis pour chanter le charmant canon de Berton : Au guet ! au feu ! cela fit un tel tapage, qu’une multitude de peuple se rassembla devant le Rocher de Cancale ; la garde survint, et l’on eut toutes les peines du monde à lui persuader qu’on chantait un canon, et que ce canon n’était nullement dangereux pour la sûreté publique. On fit monter celui qui commandait le poste ; il se montra bientôt à la fenêtre, un verre de champagne à la main, et chantant avec les autres : Au guet ! au feu ! au guet ! au feu !