Souvenirs d’une morte vivante/06

La bibliothèque libre.
Librairie A. Lapie (p. 39-45).


CHAPITRE IV


Nous avons été longtemps sans nouvelles de mon père.

Toutes les lettres que nous recevions étaient décachetées. Notre vie était assez triste.

Ma mère n’habitait plus la rue Jeanne d’Arc. Elle avait trouvé un petit appartement dans un quartier plus modeste. Elle trouva de l’ouvrage.

Moi j’étais restée à la pension Texier. Mademoiselle Elise Texier était notre sous-maîtresse, elle nous accompagnait dans nos promenades ; son frère Édouard partageait nos études et nos jeux. Il avait 12 ans au moment des événements qui changèrent sa vie et la nôtre. Madame Texier était une institutrice capable et expérimentée.

Monsieur Texier était un homme simple et bon, très instruit, un savant dépourvu de pédantisme. Il était très apprécié comme professeur au lycée d’Orléans. Il avait une santé très délicate. Cet homme de bien fut en butte aux tracasseries gouvernementales et policières, tout particulièrement à mon sujet. Voici dans quelle circonstance.

Un jeudi, nous étions en promenade, toutes les élèves, avec la famille Texier, nous marchions deux par deux, selon l’usage ; un homme s’approche de moi, me fait sortir des rangs. Ne sachant ce qu’il me voulait, je m’avance, il veut m’emmener. Aussitôt M. Texier me saisit par la main, me tire à lui, et dit à cet homme :

— Que voulez-vous à cette enfant. Elle me fut confiée par son père et sa mère, j’en suis responsable, je ne la remettrai qu’à sa famille.

— Alors vous savez donc où est le père ?

— Non, je l’ignore, mais si je le savais, je ne vous le dirais pas.

— Je voulais quelques renseignements, dit cet homme de police, je me suis présenté chez Madame M., elle était absente.

— Cela m’étonne, dit M. Texier.

Nous rentrâmes à la maison, notre promenade était terminée.

Voici ce qui était arrivé. Mon père avait prêté son passeport à M. Crémieux pour qu’il pût passer en Belgique. Celui-ci arrivé à Bruxelles fut arrêté ; on trouva sur lui le passeport, mais comme mon père ne s’était pas encore présenté à la police pour mettre sa situation en règle, on ignorait qu’il fût à Bruxelles.

La police belge avisa celle d’Orléans, ma mère fut mandée au Palais de Justice. Elle pensa que le procureur voulait sans doute la forcer à dire où était mon père.

Ma mère était si fatiguée de toutes ces tracasseries qu’elle ne voulut pas se présenter, elle s’absenta d’Orléans pendant quelques jours.

À son retour, M. Texier raconta à ma mère ce qui s’était passé.

Elle reçut de nouveau un ordre de comparution ; cette fois elle se présenta. Le procureur-général la questionna longuement ; lorsqu’il vit qu’il n’obtenait pas de réponse qui pût le satisfaire, il accusa ma mère d’avoir prêté à un certain M. Crémieux les papiers de mon père, dont ce monsieur avait été trouvé détenteur au moment de son arrestation à Bruxelles.

Nous avons su plus tard que M. Crémieux avait déclaré avoir trouvé ce passeport dans une des rues de Bruxelles. Cela n’empêcha pas la préfecture de police de faire une enquête.

Ma mère ne connaissait pas M. Crémieux, elle pouvait donc répondre en toute connaissance de cause et avec assurance.

Ma mère ne savait pas ce que cela voulait dire, elle a soutenu qu’elle ne connaissait personne à Bruxelles et qu’elle ne connaissait pas davantage M. Crémieux.

— Où est votre mari ? lui demanda le procureur.

— Pardon monsieur, vous êtes sans doute mieux renseigné que moi. Je serais bien heureuse si vous vouliez me l’apprendre. Depuis son départ je n’ai jamais entendu parler de lui ni de personne.

— On sait, madame, qu’on n’obtiendra des renseignements de vous que par la force, que vous étiez encore plus exaltée que votre mari. Nous savions jour par jour, heure par heure, ce qui se passait chez vous, les discussions qu’il y avait, les journaux qu’on y lisait, et les personnes qui s’y réunissaient.

— Puisque vous êtes si bien renseigné, pourquoi toutes vos questions ?

— Madame, si vous persistez à garder le silence, indiquant du doigt la porte de la prison communiquant avec la salle : d’ici à la prison il n’y a qu’un pas.

— Monsieur, répond ma mère, vous ne m’intimidez pas, vous ne me faites pas peur. Vous m’avez tout pris. Vous pouvez disposer de moi. Mais quand je serai en prison, vous vous occuperez de ma fille.

Ce monsieur voyant qu’il n’obtenait rien, se contenta de lui dire : Allez, madame, nous vous surveillerons.

Quelques semaines plus tard, un soir, ma mère reçut un petit billet de M. Texier, dans lequel il la priait de venir immédiatement. Elle se rendit en hâte chez lui. En arrivant elle vit tout bouleversé dans l’appartement. Toute la famille était en pleurs. Voici ce qui s’était passé. Monsieur Texier avait été prié de passer chez le procureur (impérial) — la république ayant été supprimée. — Voici ce qui lui fut dit et signifié :

— Vous avez fait partie de sociétés secrètes ?

— Non.

— Vous avez des relations intimes avec plusieurs membres de ces sociétés. Vous n’avez pas voulu faire votre devoir en nous aidant dans nos recherches.

— Monsieur, je suis professeur, ce n’est pas mon métier de renseigner la police.

— Vous n’avez pas voulu que votre jeune élève, mademoiselle M., répondît à quelques questions. Vous avez été même assez violent en retirant à vous avec force l’enfant.

— Monsieur, l’enfant m’a été confiée, j’en suis responsable, je l’ai dit à votre agent. J’ai fait mon devoir, je n’avais pas le droit d’agir autrement.

— À notre grand regret, je dois vous transmettre les ordres que nous avons reçus, vous concernant.

Étant donné vos bons services pendant votre longue période d’enseignement au lycée, vous ne serez pas arrêté, mais il faut vous expatrier. Vous avez quarante-huit heures pour quitter la France.

— C’est bien, je partirai.

En arrivant chez lui il s’évanouit ; il eut la force de résister pendant quelques temps, mais il ne put se contenir davantage, le coup était trop inattendu, trop cruel !

Mme Texier, en apprenant la terrible nouvelle, était désespérée. Elle ne partageait pas, sur tous les points, les idées de son mari, tandis que les enfants soutenaient leur père. Elle voyait, non sans raison, avec un grand chagrin, l’abandon immédiat de l’institution qu’elle avait fondée, son mari, brisé, n’ayant qu’une faible santé !

Chère amie, dit-il à sa femme, je m’en irai seul, tu resteras avec les enfants, et, lorsque je serai installé, vous viendrez, tous les trois, partager mon exil. Ils ne voulurent pas le laisser partir seul.

Mme Texier décida de partir avec lui. Mlle Élise Texier resterait avec son frère, elle liquiderait la situation. Quand tout serait fini, ils iraient à Bruxelles rejoindre leurs parents.

Ma mère resta pour les aider aux préparatifs du départ. Le surlendemain, par une soirée sombre, sous un ciel sans étoiles, nous nous rendîmes à 10 heures du soir à la gare, pour faire nos adieux à mon cher maître. Ce départ était navrant. En 48 heures il avait vieilli de dix ans. Je me souviens encore de ce triste moment et de cette cruelle séparation. Lui se cachait derrière un pillier de la gare pour nous dérober ses larmes.

« Adieu, chers amis, nous dit-il, nous ne nous reverrons jamais. »

Il m’embrassa bien fort en me disant : « Chère petite, tu ne seras plus heureuse maintenant, chez vous aussi le foyer est brisé. Sois bonne avec ta mère. Dans quelques heures j’embrasserai ton père pour vous deux. »

Tous, nous pleurions. Le sifflet aigu de la locomotive vint hâter la cruelle séparation. Nous restâmes quelques instants encore, jusqu’à ce que dans le lointain nous eûmes vu disparaître le train se dirigeant sur Paris.

M. Texier était un doux, aux idées généreuses et larges, apôtre de l’instruction intégrale au même degré pour tous. À cette seule condition la République serait bienfaisante et durable, disait-il. Il fut exilé, parce qu’il était un honnête homme.

Naturellement, à Bruxelles, il alla chez mon père qui le reçut jusqu’à ce qu’il pusse s’organiser en Belgique.

Je suis restée quelques semaines encore à la pension, jusqu’à ce que Mlle Texier eut fini de régler la situation, après, elle et son frère sont partis pour retrouver leur famille.

Des amis de Paris étaient venus nous tranquilliser sur le sort de mon père. Ils nous apprirent qu’il avait pu passer la frontière, grâce à son diplôme de Franc-Maçon ; il s’était dirigé sur Londres où il n’était resté que peu de temps. Ils nous racontèrent que mon père avait aidé à la fuite de M. Huttin, un monsieur très connu dans le mouvement à Orléans (homme supérieur) l’ayant précédé à Londres. Il put organiser avec des amis communs, un moyen de sauvetage assez original et assez compliqué. Ce monsieur partit d’Orléans il alla à pied jusqu’à Étampes, de là il prit le train jusqu’à Paris, où il se cacha chez des amis, pendant quelques jours. Puis il s’en alla de Paris à Dieppe (port marchand). Un ami le fit mettre dans une caisse capitonnée du fond et des côtés. Il fit beaucoup de trous sous le couvercle pour que l’air pénétrât dans l’intérieur de façon que M. Huttin pût respirer. Du côté du couvercle, cet ami inscrivit « fragile », Il accompagna la caisse, à Londres, ils étaient attendus à la gare par mon père et quelques amis. Ils prirent le colis dans une voiture et ils se dirigèrent du côté de l’appartement qu’ils avaient loué pour la circonstance, non loin de la gare. Dès leur arrivée ils ouvrirent la caisse. Il était temps : M. Huttin était presque évanoui. Il fut indisposé quelques jours. Mais après il alla mieux. Il était content, il avait la vie sauve et la liberté. Le voyage aurait été encore plus pénible s’il eût été expédié à Cayenne, comme l’ont été plusieurs de nos amis.