Souvenirs d’une morte vivante/28

La bibliothèque libre.
Librairie A. Lapie (p. 265-292).


CHAPITRE XXVI


Lorsque le feu cessa à la rue Haxo, les officiers de Versailles criaient : « Jetez vos armes, il ne vous sera rien fait. » Quelques-uns confiants, allèrent à la mairie les déposer et ils ne revinrent pas !

Nos compagnons et moi, nous, nous étions réfugiés dans les derniers baraquements de la rue Haxo, près des fortifications.

(La rue Haxo finit boulevard Serrurier, le long des fortifications, entre la porte des Prés St-Gervais et la porte de Romainville.)

À cette époque il y avait peu de grands bâtiments dans ce quartier ; dans cette partie extrême de la rue, des gens plutôt pauvres avaient acheté dans les terrains vagues quelques parcelles à bon compte, sur lesquelles ils avaient construit des baraques en planches, ils louaient ces petits logements à bon marché, à des ouvriers encore plus pauvres qu’eux. C’est dans un de ces baraquements que nous nous trouvions au moment où les lignards firent irruption.

Nous nous demandions comment cela finirait pour nous. Pas bien, assurément ; du reste nous l’avions prévu. Les soldats allaient sans doute visiter partout et nous trouver ; nous étions décidés d’accepter bravement la responsabilité de nos actes.

Le citoyen Louvel de Montmartre, un des nôtres, homme sérieux d’une quarantaine d’années environ, me dit : « Dans un moment nous serons découverts, il n’y a pas de résistance possible, il faut subir notre sort, nulle issue pour fuir ; la porte de Romainville est occupée par l’armée prussienne, mais vous, je désire que vous tentiez la fuite.

(Au rez-de-chaussée, où nous étions, il y avait une petite fenêtre donnant sur les remparts.)

» je vais vous passer par la fenêtre, laissez-vous glisser, vous avez l’air jeune, peut-être ne serez-vous pas remarquée, on vous prendra pour un gosse du quartier. Si nous sommes fusillés, tant pis, nous avons fait notre devoir. »

Je fis de la résistance ; ce brave camarade me dit :

« Vous avez encore votre mère, pensez à elle et à nous, nous n’avons plus que quelques instants, vous entendez la rumeur, mettez en sûreté notre drapeau, brûlez le, plutôt que de le laisser prendre aux Versaillais, si vous parvenez à fuir, gardez-le comme un trésor, et qu’il soit encore une fois à la tête des défenseurs du droit pour l’humanité, au cas où une révolution nouvelle surviendrait. »

Le cœur serré, je fis ce que mes amis me conseillaient. Pendant les évènements, j’ai toujours porté un maillot qui m’enveloppait du cou au pieds, sur cette combinaison, j’enroulai autour de moi notre drapeau, de la taille à la partie supérieure de la poitrine ; aussitôt que je me fus revêtue : « Je suis prête à faire ce que vous voulez », leur dis-je.

Lorsque quatre hommes entrèrent bruyamment dans la cour, un sergent, un caporal et deux lignards ; ils se mirent à discuter avec un pauvre vieux âgé de 84 ans, marchant à peine. C’était le propriétaire de ces baraques, le sergent dit au pauvret :

— Canaille, vous avez donné asile à des fuyards votre compte est bon !

— Mais je n’ai donné asile à personne, dit-il, s’il y a des communards ici, je n’en sais rien, ils ne m’ont rien demandé, ils ont envahi. Je suis vieux, à moitié paralysé ; que voulez-vous que je puisse faire ?

Ils insultent le pauvre homme d’une façon indigne. Je veux m’élancer au dehors pour le défendre, dire la vérité ; mes amis me disent qu’il ne faut pas le faire, qu’il nous est impossible d’intervenir, que nous ne pourrions pas le sauver.

— Allons prépare-toi à mourir, espèce de crapule

Le pauvre vieux pleurant les supplia.

— Mais vous voyez bien que je me suis pas battu, comment aurais-je pu me battre ?

Ils n’eurent aucune pitié.

— Eh bien ! dit le malheureux vieillard, j’ai une grâce à vous demander avant de mourir. Je veux aller p… le long de mon mur pour la dernière fois. (Textuel)

— Vieille charogne, c’est pour t’évader que tu dis cela, nous la connaissons, tu sais.

Trouvant que le pauvre vieux ne marche pas assez vite, il le fait filer devant et lui donne un coup de pied au derrière ; le malheureux chancelle et tombe, il est relevé brutalement, collé au mur et fusillé.

Dire ce que j’ai souffert pendant cette scène atroce, ne peut se décrire.

Louvel me dit : « Nous sommes perdus, il nous faut agir, nous n’avons pas une minute à perdre. »

Nous nous serrâmes la main, ce fut notre dernier adieu, Mon compagnon me fit passer par la petite fenêtre, alors je me trouvai à terre, non loin du fossé des fortifications, seule. Sur le talus régnait un silence de mort. Chancelante, émue, je descends encore ; au prochain carrefour j’entends une rumeur confuse des bruits divers, des cliquetis d’armes s’entrechoquant, parviennent à mon oreille ; ce sont probablement mes compagnons qu’on emmène, on les fusille, peut-être !

Je marche dans la rue comme si j’étais ivre, ne sachant où diriger mes pas, je vais toujours, longeant le glacis, lorsque je rencontre à ma gauche une petite rue, aboutissant à la rue Haxo ; je m’y engage, là, d’instant en instant, des horreurs se passent devant mes yeux, et inconsciemment je regarde des tas de cadavres gisant au milieu de la rue ; des soldats, leurs fusils en faisceaux, l’insulte à la bouche, brutalisent les rares passants.

Quelques pas plus loin, au coin de la rue des Bois, j’ai vu un groupe très excité, un jeune homme, 18 ans à peine, venait d’être arrêté. Je voulus voir ce qu’il adviendrait du garçon.

L’enfant était avec son père, lequel avait été tué dans la mêlée ; la débâche arrive, le jeune garçon s’enfuit dans une maison à quelques mètres, où il était entré précipitamment dans une chambre, se couche sur le lit ; les soldats, fouillant l’immeuble, envahissent la chambre, le pauvre diable est arrêté, on lui visite les mains pour savoir s’il avait tiré ; elles n’étaient pas sales, mais il vient à l’idée d’un soldat zélé de visiter la chambre et le lit sur lequel le jeune homme s’était couché ; on y découvre un fusil caché ; par un simple hasard le pauvre enfant est perdu ; le propriétaire du fusil est absent, il est probablement mort !

Au coin opposé en pan coupé, il y avait un marchand de vin, le jeune homme fut adossé au mur.

On raconta à sa mère que son fils venait d’être arrêté. Elle accourt, folle de désespoir, elle se jette aux pieds de ces fusilleurs :

— Grâce ! Grâce ! dit-elle, mon fils n’a rien fait, mon mari a été tué dans la mêlée. J’ai six enfants ; mon fils est l’aîné, il est bon garçon, travailleur, il est mon seul soutien. Comment ferai-je pour élever mes petits si vous tuez mon enfant. Il n’a fait de mal à personne.

Rendez-moi mon fils, je vous en supplie. Vous aussi vous avez des mères et des frères qui vous attendent.

Les soldats légèrement émus hésitaient, mais en vain, tout à coup survint un officier qui, ne sachant pas au juste ce qui se passait, dit : « Faites votre devoir, fusillez-moi ça. »

La mère se relève pleine d’énergie et dit à son fils :

— Que puis-je faire pour toi ?

— Mère, dit-il, j’ai soif, apporte-moi à boire.

La mère bravement va au cabaret d’en face, apporte à son fils un verre de vin ; lui, élève son verre, crie : « Vive la Commune ! » le porte à ses lèvres et boit le contenu d’un trait. Il embrasse sa mère : « Tu embrasseras les gosses pour moi. » Se collant au mur, regardant les soldats en face, il met ses bras derrière le dos : « Je suis prêt ! »

Une décharge part. Tout est fini !

La pauvre mère s’écrie en leur montrant le poing : « Tas de lâches ! Tas d’assassins ! » Ils n’ont pas eu le courage de l’arrêter.

Après cette triste tragédie, je quitte la rue Haxo, je prends la rue des Prés-St-Gervais, je descends la Grand’rue de Paris ; partout des morts entassés ; des maisons en flammes. J’arrive près de la mairie, c’est effrayant à voir ; il y a des monceaux de corps humains, des femmes, des enfants empilés, des fédérés, parmi eux, deux des nôtres, à en juger par le costume.

J’entre chez un marchand de vin où nous avons été la veille. La femme était seule, elle me raconte qu’au moment de l’envahissement de la troupe, au milieu d’une panique épouvantable deux des nôtres se sauvant, sont allés se réfugier dans la mairie et se sont cachés derrière les battants de la grosse porte, avec plusieurs autres fédérés. Ils y furent écrasés.

Sur la place de la Mairie, j’ai vu des choses inouies, dégoûtantes. Sur une pile de morts il y avait une pauvre petite fillette qui pouvait avoir dans les huit ans, jolie, aux cheveux blonds bouclés ; un mauvais plaisant sans doute, de cette troupe de lignards avinés, avait eu la monstrueuse idée de relever les jupes de la pauvre petite, jusqu’à la poitrine.

À quel degré de bestialité ces malheureux soldats étaient-ils tombés ?

Je continue ma route, je traverse le canal ; dans mon parcours je vois des horreurs. On veut me forcer d’enlever des pavés à chaque barricade, je ne réponds pas, je file ; me prenant pour un gamin on me laisse passer. Inutile de dire qu’entre toutes les barricades il y avait des cadavres, les femmes étaient assez nombreuses. (Ces femmes héroïques, n’étaient pas venues expirer là pour le plaisir, comme l’ont écrit certains écrivains bien pensants. Les courtisannes de haut et bas étage ne seraient pas venues se fourvoyer au milieu de nos luttes, elles n’y auraient rien gagné.)

Je traverse la place du Château d’Eau, même tableau sur tout mon parcours. Les faibles, les lâches et les vainqueurs hissaient des drapeaux tricolores à toutes les fenêtres pour éviter l’invasion de l’armée versaillaise (le drapeau de la France, était le talisman sauveur presque à l’égal du scapulaire des catholiques romains).

Je descends la rue du Temple, la rue Turbigo, je me trouve à l’entrée de la rue St-Martin ; dans toutes ces rues si agitées la veille, il régnait un silence de mort. De place en place, des militaires l’arme au bras, marchent de long en large ; excepté eux, il n’y a pas un chat dehors. Tandis que les jours précédents il avait plu, ce jour-là, le soleil brillait sur toutes ces choses macabres.

Rue St-Martin, je passe devant un poste de police qui se trouvait à gauche ; un agent m’appelle :

— Où vas-tu, camin ? dit-il en mauvais français.

— Chez ma mère, lui répondis-je.

— Fiens ici que che de vouille, mondre moi des mains.

Dans mon for intérieur, je me disais : « cette fois ça y est ! » L’instinct de la vie me donne de l’audace ; résolument, je me prête à l’inspection, je lui montre mes mains, elles n’étaient pas poudreuses ; il fouille dans mes poches, il y trouve un petit carnet, dans lequel j’avais inscrit les faits les plus marquants depuis les évènements. J’avais une peur bleue qu’il me fouillât davantage et qu’il découvrît mon drapeau et mon poignard. J’eus l’intention, le cas échéant de les défendre chèrement, à ce moment là j’aurais tout osé. C’était la seule chose qui me restait à perdre. La vie, je n’y tenais guère.

L’agent de police me remit mon carnet ; et voyant mon calme, me dit : « Fas de vaire bendre ailleurs ! » Si cet homme avait su lire en français, assurément il ne m’aurait pas laissée partir.

Très calme, je poursuis ma route sans me précipiter[1].

J’arrive à la rue de Rivoli. Le quartier est bien différent de celui de Belleville où nous étions sympathiques. Une foule hurlante criait : « À mort les bandits ! » On désignait tout particulièrement dans un défilé de prisonniers, un homme grand et fort, à l’air audacieux, bravant du regard cette foule ignoble ; quelqu’un dit : « C’est cette canaille de général Eudes » alors je ne le connaissais pas, plus tard je l’ai connu, assurément ce n’était pas lui, Eudes était de taille moyenne. Tout ce qu’une voix monstrueuse peut débiter d’insultes, était vociféré par cette foule en délire. « Qu’on le pende le misérable, qu’on les fusille tous. »

Tous les prisonniers pris dans le parcours étaient escortés d’une haie de cavaliers, de soldats, l’arme prête à faire feu à la moindre résistance. On les conduisait à Versailles.

Il ne faisait pas bon alors manifester de la pitié, sans plus de cérémonie, on faisait entrer dans la danse, celui qui osait dire une parole humanitaire, on le mettait dans les rangs et il était dirigé comme les autres sur Versailles. Lorsque le défilé fut fini, il me vint à l’idée d’aller voir une amie de la Ferté St-Cyr, qui demeurait rue de la Verrerie et dont le mari était inspecteur des denrées alimentaires aux halles centrales.

Malgré mon costume, ils me reconnurent, ils me reçurent très bien et me forcèrent de manger ; ils ne voulurent pas me laisser partir ce soir-là. Le lendemain matin, je résolus d’aller voir dans le quartier, je voulais savoir s’il n’était rien arrivé de malheureux à ma mère. Mon amie me fit laisser mes vêtements de garçon et elle me donna une jupe, une robe, une jaquette et une capote, le tout ne m’allait pas dans la perfection.

Je quitte la maison, je traverse la rue de Rivoli, je gagne l’Hôtel de Ville ; partout je vois des ruines, c’est à peine si je puis me reconnaître dans ces désastres. Enfin j’arrive au Pont des Saints Pères ; dans quelques minutes je vais voir ma mère, me dis-je. « Je serai chez moi. » Quoique fatiguée, je reprends courage et je hâte le pas. Je suis sur le quai Voltaire ; plus qu’un instant et j’embrasserai ma mère.

Me voilà à l’entrée de la rue de Beaune, j’avance de quelques pas, tout parait triste et lamentable, je suis au coin de rue de Lille et de la rue de Beaune où se trouvait une boulangerie ; c’était dans cette maison qu’habitait ma mère, j’ouvre la porte, le boulanger en me voyant est tellement effrayé qu’il me regarde d’un air fou :

— Ce n’est pas vous, vous n’êtes pas Mme R. on l’a fusillée, sortez !

— Mais où est ma mère ? lui demandai-je.

Au bout de quelques instants il me reconnut et me répondit :

— Je ne sais pas.

C’est tout ce que j’ai pu obtenir de lui.

De là, je vais chez mon ancienne épicière dans la rue de Beaune, j’entre dans la boutique, la marchande est à son comptoir, elle a l’air épouvantée en me voyant, elle s’écrie :

— Je n’y puis rien comprendre puisque on vous a fusillée, vous n’êtes donc pas morte ? Partez, partez vite, vous avez été condamnée à mort par la cour martiale du 7me secteur, on vous croit morte, si vous êtes reconnue ils vont vous fusiller, ici, devant nous. Allez où vous voudrez, mais qu’on ne vous tue pas devant nous dans cette rue maudite.

— Ma mère, où est-elle enfin ?

— Je n’en sais rien, morte peut-être. Je vous aimais bien, mais pourquoi n’êtes vous pas morte pendant la révolution, ça aurait été mieux.

C’est tout ce que j’ai pu obtenir.

— Eh bien ! J’irai chez moi.

— Ne faites pas ça, chez vous, vous ne pouvez pas y aller, votre logement est occupé militairement, on a défoncé votre porte, on a mis des planches à la place, on a posé les scellés et ménagé une ouverture pour le service. Les soldats couchent dans votre chambre, on a dit des choses si horribles de vous, que lorsque votre chambre fut prise, avant d’y pénétrer, ils ont fait une visite sur le toit, le fusil à la main au cas où vous y seriez. Allez-vous-en, je vous en prie. Je vous dis tout ce que sais ; ne revenez jamais dans le quartier, ce serait un malheur pour vous.

Vraiment, je pensais que tous ces gens étaient devenus fous.

— Je n’y comprends rien, je n’ai fait de mal à personne. Pourquoi tout cela ?

— Partez ! je vous en prie.

J’avais le cœur serré ; en sortant de chez elle je me dirige vers la maison où j’habitais, rue de Lille. Sauf la nôtre, toutes les maisons du côté droit dans la direction de la rue du Bac étaient à moitié brûlées, les murs s’écroulaient, il y avait partout des cicatrices profondes.

Que me fallait-il faire ? « Eh bien, me disais-je, puisque tout est fini pour moi, car sans doute ma mère est morte et on n’a pas osé me le dire ; je vais retourner d’où je viens, rejoindre mes amis à la rue Haxo, j’irai me rendre et je subirai le même sort qu’eux. »

Je quitte la rue, je suis le quai Voltaire, je passe devant la boutique d’un armurier, lequel avait fait partie de la 7me compagnie du 17me de la Garde Nationale ; lorsque j’étais de service, j’avais quelques fois causé avec lui, je savais qu’il avait plutôt des idées larges.

J’ouvre la porte du magasin, la femme de l’armurier me reconnaît, elle vient à moi ; elle aussi est très surprise, mais plus intelligente que les autres, elle me fait entrer dans son arrière boutique, me fait asseoir et me raconte ce qui va suivre :

D’abord elle m’apprend que son mari est arrêté, qu’elle ignore pourquoi, sous prétexte qu’il s’est laissé dévaliser par les insurgés. Il est donc accusé d’avoir favorisé les Révolutionnaires contre le gouvernement légal, en laissant prendre les armes qu’il avait dans son magasin.

« Mais j’espère que cela n’aura pas de suites graves, parce que mon mari avait cessé son service depuis assez longtemps, ayant été malade.

» Pour vous, chère amie, je vais tout vous dire. Dans la nuit du mardi et la journée de mercredi, il s’est passé des choses atroces dans le quartier. Dans la rue du Bac, la rue de Lille, la rue de Beaune on a tiré par les fenêtres, plusieurs fédérés furent tués, alors une lutte effroyable s’en suivit.

» Votre mère très excitée, insultait les soldats qui voulaient pénétrer chez elle et chez vous.

» Le bruit circulait que la Cour des Comptes était en flammes, et que vous en étiez l’auteur. Votre mère devint furieuse quand on lui dit cela. Elle traite ces gens de menteurs, de brigands ; les soldats veulent la traîner à la barricade pour la fusiller, elle est si révoltée qu’elle leur crache au visage, « Rendez-moi mes enfants, criait-elle, vous n’êtes que des assassins. »

Ma mère était dans cette maison depuis plus de trois ans, cette scène émut le quartier.

Mme d’Arfeuille, locataire de la maison intervint, demanda qu’on laissât votre mère tranquille, disant d’elle, tout le bien possible, les soldats la lâchèrent. Cette dame, présentant sa carte, son nom impose aux soldats : elle emmena votre mère.

« Voilà tout ce que je sais sur votre mère. Est-elle morte ? Je ne le crois pas ; je ne sais pas où demeure Mme d’Arfeuille. Elle a quitté la maison ; par elle vous auriez pu savoir ce que vous désiriez. Pour le moment soyez prudente, si votre mère est morte vous n’y pouvez rien, si elle ne l’est pas, vous la retrouverez plus tard. Revenez me voir, si j’apprends quelque chose, je vous le dirai.

» Le mercredi 25 mai, vous avez été condamnée à mort par la cour martiale du 7me secteur, comme incendiaire. M. Astier, le propriétaire, arrivant de la province, où il avait vécu pendant tout ces événements, et grâce à votre mère trouva son immeuble en parfait état.

» Pour la récompenser, furieux de tout ce qu’on lui avait raconté, pensant que vous étiez tous morts, il mit en vente aux enchères, jusqu’aux habits de vos enfants et en retira la somme de 35 francs. Il est allé vous dénoncer au secteur, accompagné de ce garçon de café que vous aviez traité de lâche, parce qu’il s’était caché dans la cave pendant la guerre, au lieu de faire son service aux remparts. Ils étaient tous deux sous l’impression de la peur, et se faisaient délateurs infâmes !

» Il s’est passé dans la rue de Beaune, rue de Lille et rue du Bac des choses épouvantables. Vous avez connu le serrurier qui était de votre compagnie et demeurait rue Allain. Un bon père de famille, mais pauvre ; ils l’ont martyrisé, ils l’ont crucifié sur la devanture de sa boutique. C’était à rendre fou !… Qu’allez-vous faire ? Tâchez donc de gagner l’étranger, car assurément, ils vous fusilleront. »

— Pour partir il faut de l’argent et des vêtements, je ne puis aller chez moi, je n’ai plus rien. Comment peut-on m’accuser d’être l’auteur de l’incendie de la Cour des Comptes ?

— Vous avez des ennemis redoutables dans le quartier.

— Alors je n’ai plus qu’à me rendre au 20me arrondissement, où sont mes amis.

Je remercie cette dame, nous nous serrons la main, je ne l’ai jamais revue.

Je gagne le Pont Royal, la journée avait été belle. Lorsque je fus au milieu du pont, je me mis à contempler les effets du soleil couchant se reflétant dans les eaux de la Seine ; toutes les maisons riveraines des quais en ruines, à demi-écroulées s’estompaient comme dans un miroir, sur les deux rives. Au fond à droite, on voyait poindre au loin le clocher et les deux tours de Notre-Dame, de l’autre côté Auteuil. Cela était triste et beau. À ces heures-là habituellement Paris était si agité ! Pas le moindre bruit du côté des quais, on aurait dit habiter l’empire des morts. Tout cela lamentable comme moi-même. À force de regarder fixement ces images, je sentais en moi une attirance irrésistible, un moment j’eus l’idée de me précipiter dans le fleuve pour en finir ; puis comme l’animal blessé, sans m’en rendre compte, je me cramponnai à la vie. Pourquoi ? Je n’en savais rien. J’ai eu si souvent l’occasion de mourir depuis huit mois, me jeter à l’eau serait ridicule…

Était-ce vanité ou lâcheté ? Je n’aurais su le dire, je ne me crois pas lâche, cependant. Enfin le sentiment ou l’instinct de la conservation me fit détacher mes mains du parapet, et pour échapper au mirage, je m’éloignai machinalement, sans plus regarder autour de moi. Je continue ma route me dirigeant sur la Bastille pour me rendre à la rue Haxo. Les maisons brûlent toujours, je vois entassés des quantités de morts empilés dans des tombereaux, la tête pendante de côté et de l’autre des bras et des jambes ; c’était horrible à voir, des yeux à demi ouverts, le visage maculé de boue et de sang. Quelle triste tragédie !…

Dans la rue de Paris, il y a encore un grand tumulte, les barricades ne sont pas encore complètement enlevées, des soldats vont et viennent, il y a des cadavres çà et là, partout maisons et portes closes ; au milieu de ces désastres, je vois un service religieux ; enterrement avec croix et bannières, prêtres et enfants de chœur, tous en grande tenue de cérémonie, suivent un cercueil recouvert d’un drap rouge, sur le drap il y avait une tunique, des épaulettes d’officier et une épée. Cette scène à demi-éclairée par la lueur des incendies des maisons qui brûlaient encore, paraissait étrange.

Je me renseigne ; le mort était un comte qui avait commandé la chasse à l’homme, pour la plus grande gloire de Dieu, sans doute.

Voici ce qui était arrivé : Au moment de la prise du quartier, les fédérés se voyant perdus, s’étaient réfugiés dans les caves avec leurs fusils ; étant découverts, ils avaient fait feu ; le comte avait été tué. Il s’en suivit des luttes horribles dans les ténèbres, on avait bouché les issues des caves avec des sacs de terre. Tous pêle-mêle : vieillards, femmes, enfants furent tués !

Je monte encore, j’arrive à la rue Haxo. Elle était occupée par la troupe des cavaliers à cheval, carabine au poing faisaient les cents pas.

Devant la cour grillée où les otages avaient été fusillés, il y avait foule. Les fervents voulaient pénétrer dans l’intérieur, ramasser une touffe d’herbe, un brin-borion quelconque comme relique. Il y avait une grande manifestation religieuse, procession, etc.

On fouille toujours les maisons, je demande où se trouve le général-commandant de place et si les prisonniers sont toujours au dépôt. « Ils y sont toujours » a-t-on répondu. Je fais encore quelques pas et je me sens saisie par une main assez forte qui me pousse dans le couloir d’une maison, en même temps une voix me murmure : « Taisez-vous. » On m’introduisit dans une chambre à demi-obscure, au rez-de-chaussée, où je retrouve quatre des nôtres qui avaient pu s’y réfugier. Alors j’ai compris. Parmi eux se trouvait un des nôtres, le fils du brave homme qui voulait bien m’accueillir et nous offrir l’hospitalité, à ses risque et péril.

C’était un ancien marin en retraite, jouissant d’une assez bonne réputation dans le quartier, il était beau parleur et très familier avec les troupiers ; avec son air de bonhomie il leur inspirait confiance, par ce moyen il savait beaucoup de choses qui se passaient ; il était fin diplomate notre amphitryon, il nous mettait au courant du mouvement du quartier.

Un jour je lui dis :

— Mais vous leur montez le coup et s’ils s’en aperçoivent, gare !

— On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, me répondit-il.

Ce bon père sauvait son fils, ainsi que les camarades qui ont pu s’enfuir au moment du sauve-qui-peut où ils étaient cernés aux baraquements.

Le logement de ce bon vieux se composait de trois pièces humides et noires ; il se tenait dans la pièce d’entrée, les camarades s’étaient blottis dans la pièce du fond, et moi dans la pièce du centre ; nous étions à l’abri, mais tout nous manquait, il n’y avait pas de lit ; une table, trois chaises pour tout ameublement. On me fit hommage de la troisième chaise. Tous les six nous nous sommes groupés et nous avons délibéré. « Tout ça est bien, mais comment ferons-nous pour vivre ? Comment mangerons-nous ? » Tous nous avons fouillé dans nos poches et déposé nos capitaux sur la table (entre six, nous avions encore 12 francs 75 centimes pour attendre,… quoi, nous n’en savions rien).

Notre bon vieux nous dit : « N’ayez pas peur mes enfants, dans trois ou quatre jours tout ira bien, je n’ai pas touché ma pension depuis plusieurs mois, alors nous serons chouettes, quand y en a pour deux, y en a pour six ; je serai votre trésorier, vous avez besoin de vous refaire, je vais acheter du bouilli et je ferai une bonne soupe, avec un bon litre de vin, vous serez retapés. Mais motus ! Si on s’aperçoit du nid, gare à la nichée, alors nous serions tous f… ! Je sors, si l’on frappe à la porte que personne ne bouge. »

Les quatre garçons allèrent dans leur pauvre chambrette presque noire, s’allongèrent sur des couvertures pour y dormir.

Moi, roulée dans une couverture et la tête sur un oreiller que le bon vieux m’avait prêté ; je m’endormis si profondément que je me suis réveillée que le lendemain j’étais si fatiguée, abrutie, comme morte.

Lorsque la soupe fut cuite à point, ils ont tout fait pour me réveiller sans y parvenir. N’étant plus soutenue par une pensée, j’avais perdu toute volonté, j’étais inerte comme un chiffon. Cet état de prostration dura plusieurs jours. Lorsque je fus bien reposée, ma volonté est revenue, j’ai réagi. Ne pouvant vivre comme un chien couché, je me suis mise à aider notre bienfaiteur aux soins du ménage ; lui faisait la popote, moi je mettais un peu d’ordre aux habits, lesquels en avaient grand besoin.

Le maître de céans me présenta comme sa fille revenant de province, aux allants et venants, des curieux, tels que voisins, voisines et militaires qui venaient à toute heure faire des rondes dans toutes les maisons du quartier. Par ce stratagème, j’ai pu juger de la valeur morale et toute chrétienne de l’armée versaillaise, sur leurs propres concitoyens. Des lignards et autres venaient nous offrir des couvertures en laine pour 2 francs la paire, un autre une montre en or pour 5 francs. Je ne pus m’empêcher de dire à l’un d’entre eux en riant :

— Vous avez donc dévalisé les passants pour offrir de telles choses et à un tel prix ?

« Non, me dit-il, mais on trouve ça par terre, dans la rue ; si ce n’est pas moi qui le ramasse, ce sera un autre, moi je ne tiens pas à ces bibelots, j’aime mieux de l’argent. » Naturellement nous n’avons rien acheté.

J’ai vu des cadavres pieds nus en quantité ; cela paraissait si naturel qu’en passant un soldat quelconque regardât les pieds d’un mort et dît : « Le copain, il a des souliers plus chics que les miens. » Si la pointure correspondait à la sienne, il se déchaussait, retirait les souliers du mort, les mettait à ses pieds, laissait ses Godillots à côté du cadavre.

Les camarades s’ennuyaient dans leur taudis ; pendant plusieurs jours ils n’osèrent bouger. À toute heure de la nuit les cavaliers venaient frapper aux portes. Cet excès de zèle se calma, les rondes devenaient de plus en plus espacées. La misère nous menaçait, nous étions à la mi-juin. Le père de notre ami n’avait pas encore touché sa pension, le boulanger faisait encore crédit, mais il faisait la grimace, nous étions six, et comme nous n’avions que du pain à manger, cela filait vite. L’administration française n’est pas d’une promptitude exemplaire dans son service, en général, il faut passer par tant de filières avant d’atteindre le but ! À ce moment-là c’était pire encore, car tout était à refaire, les titres de pension à recevoir ne pouvaient suffire, les marchands voulaient de l’argent, pour nous c’était la famine à courte échéance.

Lorsque les patrouilles furent moins fréquentes, un des nôtres sortait pendant la nuit à tour de rôle, pour aller à la maraude, espérant nous procurer un peu de légumes, leur course fut vaine. Il y avait tant de soldats qui les avaient devancés ; ils revenaient toujours à vide. En réalité nous n’avions ni sécurité, ni repos, cette vie nous fatiguait et ne pouvait continuer.

Un évènement imprévu vint mettre un terme à notre inactivité. Au-dessus de nous il y avait une locataire qui avait eu vent de notre situation, elle ne disait rien, au contraire, elle cherchait à nous rendre service, indirectement, bonne femme dans le fond, mais ignorante et bête. Certains jours, on ouvrait les portes de Romainville pour faciliter le ravitaillement ; plusieurs essayèrent la fuite en se mêlant avec la foule autorisée. Le service extérieur de la ville se faisait par les Prussiens, mais il y avait toujours un officier supérieur de gendarmerie qui faisait arrêter les suspects. Or un jour le mari de cette femme voulut passer et il fut arrêté, quoiqu’il n’eut pas pris part aux évènements. Cette femme désolée vint nous faire part de son chagrin ; elle fit toutes les démarches possibles pour que son mari fût mis en liberté, tout fut inutile. Elle retourna encore une fois au secteur, il lui fut répondu, que son mari était parti le matin avec un convoi de prisonniers, qu’elle pouvait se rassurer, qu’il serait jugé et que s’il n’avait rien fait, il lui serait rendu. Elle vint furieuse nous reprocher de rester là cachés, pendant que son mari, qui n’avait rien fait, était expédié.

— Ce n’est pas juste, s’il y a un bon Dieu, il ne doit pas permettre de pareilles choses.

On voulait lui faire entendre raison, peine inutile. Nous lui disions :

— Notre arrestation ne fera aucun bien à votre mari ; à quoi bon nous faire du mal ?

Ce fut en vain. Dans la soirée elle revint, aussi extravagante que dans la matinée.

Assurément cette femme-là nous perdra, nous ne pouvons plus rester ici, disais-je à mes amis ; si nous sommes pris, notre bienfaiteur sera perdu, fusillé, la chose est certaine, pour nous avoir donné asile. Notre devoir est de partir, mais où aller ? Qu’allons-nous faire ?

Quand le quartier semblait plus calme, à onze heures du soir, nous prîmes une résolution et nous partîmes. isolément comme des voleurs. Notre pauvre vieux allait rester seul, son fils était aussi compromis

que nous. Lorsque nous le quittâmes, il avait de grosses larmes roulant sur ses joues bronzées. Mon petit Breton et moi, nous restâmes les derniers.

Soudain je me souviens de mon cher drapeau et de mon poignard, l’un gardant l’autre. Je ne voulais pas les abandonner. Pour la première fois depuis de longs mois je me suis mise à pleurer. Dans toutes les causes qu’on défend avec amour et avec conviction, il entre toujours un peu de fanatisme.

Ce bon vieux me dit :

— Je vous comprends, je suis un vieux marin et la couleur de mon pavillon était pour moi l’Étoile Polaire ! Je me serais fait tuer pour le défendre, mais, me dit-il, vous ne pouvez l’emporter avec vous ? Qui sait ce qui va vous arriver, sortant d’ici, vous serez peut-être arrêtée, votre drapeau sera pris et vous ne pourrez le défendre. Ici je veux bien tenter de le cacher, mais je ne sais comment tout cela finira !

— Non je ne veux pas vous exposer, mais que faut-il faire ?

— Le brûler… me répondit-il.

Le brûler, cela me semblait un crime, et pourtant en réfléchissant, je me suis décidée. Je défais mon drapeau qui était enroulé autour de ma poitrine. Je me souvins du premier jour où il nous fut remis, frais et brillant, avec son inscription en lettres dorées : « Défenseurs de la République » comme nous étions enthousiastes ce jour-là.

Je me souvins des luttes que nous avions soutenues à l’ombre de ses plis flottants au vent lorsqu’il reçut les cinq premières balles, ses glorieuses blessures ranimaient notre courage. Je me souvins de nos luttes, Neuilly, Issy, La Muette, Passy, puis enfin dans Paris lorsqu’il me fut confié par les camarades. À la Bastille comme nous l’avons défendu notre cher drapeau ! puis dans notre parcours, jusqu’à la rue Haxo. Que de héros morts en le contemplant. Maintenant, c’est moi qui dois le brûler ! De tout un bataillon, nous restions deux pour accomplir ce sacrifice. Ironie du sort, un Breton et moi ; puis notre bon vieux qui nous aida. Même pour l’anéantir, il nous fallait être prudent pour ne pas éveiller des soupçons.

Marie Desrue, (c’était le nom de notre Breton) sortit pieds nus, alla creuser un trou profond dans le jardin pour enfouir mon poignard. Lorsque je déposai notre cher drapeau entre les mains de notre vieil ami, il me semblait que j’allais brûler tous nos amis morts sous son égide. Lorsque tout fut fini, nous fîmes nos adieux au pauvre vieux, en le remerciant de toutes ses bontés. Qu’est-il devenu ?

Notre drapeau renaîtra de ses cendres, alors l’idée renouvelée et plus vivace que jamais, mieux comprise, aidera la marche du progrès vers un avenir social, meilleur et plus humain.

Lorsque je fus sortie, je me rendis rue de la Verrerie chez la personne qui m’avait prêté des vêtements. Elle fut surprise et contente de me revoir, ayant de bonnes nouvelles à m’apprendre. Un de nos amis, ignorant absolument si nous nous étions mêlés aux évènements était allé pour savoir ce que nous étions devenus au milieu des désastres de la rue de Lille et de la rue du Bac. Notre concierge lui dit avoir reçu deux lettres pour nous ; cet ami les demanda pour les remettre à notre famille. La concierge les lui remit. Elle lui dit aussi : « je crois que madame et monsieur sont chez Mme d’Arfeuille, mais je ne sais pas son adresse. »

Par ces lettres j’appris que mon mari n’était pas mort, qu’il avait été fait prisonnier dès l’arrivée des soldats à la prise de Passy. Cette lettre était adressée à ma mère. Naturellement, mon mari ignorait absolument ce qui s’était passé dans notre quartier et aussi ce que j’étais devenue. Cette lettre était écrite au moment de son départ des chantiers. Il ne savait pas encore où on les dirigeait. Il était impossible de lui écrire. Je ne savais donc qu’une chose, il n’était pas mort.

Nous ne savions comment il fallait faire pour avoir son adresse ; mon amie me dit une chose assez raisonnable : « Attendons quelques jours encore, peut-être écrira-t-il de nouveau, je retournerai rue de Lille, je n’ai rien à craindre, tranquillisez-vous, si votre mère n’est pas morte, nous la retrouverons. »

En passant par la rue St-Martin, je vis une affiche collée sur la porte du No 182 : « On demande une bonne piqueuse de bottines pour diriger et préparer le travail à la machine. S’adresser au 4me étage. Noël, fabricant de chaussures de luxe ».

Malgré tous les évènements par lesquels j’avais passé, j’étais toujours timide pour les questions de la vie ordinaire, je n’osais pas me présenter. Enfin, je fis un effort de volonté et je montai, je sonnai ; le cœur

me battait à se rompre, mais je ne pouvais plus hésiter. On m’ouvre, c’était M. Noël ; je lui dis que j’ai lu l’affiche et je viens me présenter.

Il me questionne sur ce que je sais faire, me demande où j’avais travaillé. Il s’aperçoit de mon embarras, alors il me dit : « Repassez lundi et nous verrons ». Ce « nous verrons » c’était le doute, ce mot retentissait en mon cœur comme un glas funèbre, je ne pouvais plus vivre d’incertitude, coûte que coûte je lui raconte mon histoire.

— Monsieur je vous ai tout dit. Voulez vous expérimenter ce que je peux faire, vous me payerez ce que vous voudrez, et si dans une semaine vous n’êtes pas satisfait, vous ne me garderez pas. Mais si je ne trouve pas de travail ici, j’irai me rendre ; je ne puis plus vivre dans les conditions où je suis, je n’ai pas même de lit pour me coucher.

Il réfléchit un instant et me dit :

— Venez demain matin, je vais en parler à ma femme et tout pourra s’arranger.

Le lendemain à huit heures du matin, je me rendis chez M. Noël. C’était un samedi, je m’en souviens. Cette première journée se passa assez bien ; depuis de longs mois j’avais une vie errante, il m’était pénible de rester assise ; le temps me parut lent. Monsieur et Madame m’invitèrent à dîner avec eux, puis me dirent qu’ils m’avaient préparé un lit pour le soir, que cela irait très bien si je n’ai pas d’objection à coucher dans l’atelier, qu’il n’y avait jamais personne après 7 heures dans cette pièce.

La semaine se passa bien, le samedi j’ai demandé si je pourrais continuer la semaine suivante : « Assurément, me disent-ils, si vous êtes contente de nous tout ira bien ; quant à nous, nous sommes très contents de vous. » Le patron me donna 25 francs pour ma semaine, me disant qu’à partir de lundi suivant il me payerait 30 francs par semaine. J’étais bien contente, mes misères financières allaient donc cesser. Encore une fois, le travail fut mon sauveur.

Je suis restée dans cette maison jusqu’au jour où je fus forcée de m’exiler, c’est-à-dire 14 mois.

Quelques jours plus tard, je revis mon ami auquel on avait remis mes lettres. Il avait découvert l’adresse de Mme d’Arfeuille, c’était rue de Rennes. Il avait essayé de voir ma mère, mais lorsqu’il s’était présenté chez cette dame, elle avait prétendu ne pas connaître Mme M., cependant, l’embarras qu’il avait remarqué dans les réponses lui avait fait conclure que certainement il y avait anguille sous roche. Le lendemain, un dimanche, je me rendis chez Mme d’Arfeuille, qui elle-même vint m’ouvrir.

À ma vue elle faillit tomber à la renverse, ses mains tremblaient, elle semblait sous le coup d’une hallucination. Enfin elle put s’écrier :

— Vous n’êtes donc pas morte ?

Ma mère qui écoutait sans doute, sortit d’une chambre, se jeta dans mes bras :

— Ma fille, ma fille, ma chère fille, si tu savais comme je t’ai cherchée dans Paris ; que de tas de cadavres j’ai remués pour te retrouver ! Avenue Victoria, parmi un grand nombre de fusillés, j’ai vu une petite femme vêtue comme tu étais alors, visage méconnaissable, elle avait, comme toi une alliance au doigt. Certaine que c’était toi, je l’ai longtemps embrassée. J’étais presque heureuse de te savoir morte ; car si tu avais été prisonnière, tu aurais trop souffert.

Convaincue que c’était toi, j’ai fait constater ta mort. Puis se tournant vers Mme d’Arfeuille :

— N’est-ce pas, madame, que ma fille va rester ici avec moi ?

— Vous, vous pouvez rester ici autant qu’il vous plaira, mais madame ne peut y rester, il faut qu’elle parte tout de suite.

— Alors je pars avec toi et je ne te quitte plus, s’écria ma mère.

— Mais comment ferons-nous pour coucher ?

— Je coucherai n’importe où, mais je ne te quitterai pas.

Elle laissa tout et nous partîmes ensemble. Dans la rue je lui raconte que j’ai du travail, etc. que je couche dans l’atelier sur un lit provisoire, qu’elle ne peut être avec moi, ni coucher avec moi.

Nous allâmes ensemble rue de la Verrerie où ma mère coucha pendant une semaine.

À mon retour je racontai à M. et Mme Noël que j’avais retrouvé ma mère et combien j’avais été heureuse de savoir que ni elle, ni mon mari n’étaient morts. M. Noël me demanda si ma mère pouvait nous aider, ne serait-ce qu’au ménage.

— Ma mère sait très bien travailler, mais elle n’est plus jeune (elle avait alors 63 ans).

— Ce soir après la journée finie, voulez-vous lui demander si elle consentirait à venir le plus vite possible, cela nous rendrait un grand service, le seul inconvénient est que je ne pourrai pas la coucher.

Naturellement toute heureuse, elle accepta. Dès le lendemain elle était installée avec moi ; on la paya 2 francs par jour, c’était une fortune pour nous.



  1. Les agents de police ayant été incorporés dans les régiments par la contre-révolution ; on avait embrigadé les Alsaciens et les Lorrains ayant opté pour la France. Ils furent enrôlés pour le service de police, ils comprenaient à peine le français.