Souvenirs de 1848/1/12

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Calmann Lévy, éditeur (p. 151-166).



XII

LOUIS BLANC AU LUXEMBOURG


Comment l’Assemblée nationale va-t-elle résoudre le problème du prolétariat, de la misère, de l’esclavage moral et physique du travailleur ? Ce n’est pas seulement une question de paix, c’est une question de dignité, d’indépendance, de liberté en un mot.

La composition de la commission chargée de ce travail suprême n’annonce pas une volonté suffisante. Pourtant, comme le principe qui devait donner la vie à cette question n’a pas été violé au sein de l’Assemblée, nous ne sommes pas absolument avec ceux qui disent que la création d’un ministère du travail et du progrès était absolument indispensable en ce moment. Si les ministères de l’agriculture, des travaux publics, du commerce, de l’instruction publique, comprennent bien leur mission, les travaux de l’Assemblée imprimeront à ces diverses branches de l’administration la marche qu’elles doivent suivre pour le progrès et l’affranchissement du peuple. Un ministère spécial pour les travailleurs n’aurait pas eu plus d’initiative que l’Assemblée nationale ne compte en laisser au pouvoir exécutif, et nous eussions vu avec chagrin, soit Louis Blanc, soit tout autre socialiste avancé, assumer sur lui la responsabilité d’une lutte où l’hostilité des préventions personnelles l’eût poursuivi, contrarié, trahi, empêché, compromis, accusé à chaque instant et à tout propos.

Nous aimons bien mieux que l’Assemblée nationale, qui n’est responsable que devant le peuple, prenne sur elle toute la peine et tout le danger de l’entreprise. Ce n’est pas à dire que nous désirions la voir encore aux prises avec une manifestation qui, cette fois, serait sérieuse, universelle ; à Dieu ne plaise que nous regardions comme un bien ces ébranlements successifs qui ne réparent jamais le mal accompli ! C’est assez la mode, en politique, que chaque parti dise de ses adversaires : « Ils en feront tant, qu’ils attireront sur eux la foudre. » On a dit cela de Louis-Philippe pendant si longtemps ! La révolution de février est venue enfin pour sauver les principes et poser les bases de l’avenir. Mais tout ce qui avait été souffert durant la monarchie, toutes les larmes, tous les désespoirs de la misère, les tortures des victimes, tous les malheureux qui ont succombé à la fatigue et aux privations, tous les enfants étiolés par le travail prématuré, ou avilis par l’absence d’éducation et de protection, tout cela, hélas ! peut-il être compté pour rien ? Le mal enduré par l’humanité d’hier est-il non avenu ? L’Italie indignée va se lever contre l’égorgeur couronné de Naples ; mais rendra-t-on les enfants massacrés à leurs mères, les maris à leurs femmes, les pères à leurs fils ? Tout ce sang versé, tous ces cadavres qui crient vengeance ! Nous avons bien besoin de croire à la vie éternelle et à la solidarité des générations entre elles pour ne pas croire que de telles infortunes, de telles horreurs ne se réparent point !

Faisons donc, dans une sphère plus tranquille, des vœux pour que l’Assemblée nationale sanctionne au plus vite, aux yeux du peuple, sa propre existence, par des actes heureux et significatifs. Car, pendant qu’elle perd un temps précieux et l’occasion d’obtenir la confiance générale, la misère augmente, le pauvre souffre, les esprits s’aigrissent, l’humanité languit au moral et au physique ; et, pour qui aime l’humanité plus que la politique, ces malheurs-là sont sans compensation et brisent le cœur.

Mais il est juste que les hommes qui ont voulu, les uns avec ardeur, les autres avec âpreté, arriver au gouvernement de la nation, soient seuls responsables des destinées de la nation. Attendons-les à l’œuvre ; et, si le ciel fait un miracle, si l’Esprit-Saint descend sur ces têtes froides qui repoussent l’espérance comme une utopie, et si, tout à coup, ces hommes, qui ont cru soupçonner et insulter, dans la personne de Louis Blanc, les idées de l’avenir, se reconnaissent forcés par la logique d’entrer dans ces mêmes idées, laissons-leur-en le prétendu mérite. Que nous importe, à nous, par qui le bien se fasse, pourvu qu’il se fasse ? C’est toujours Dieu qui agit par les hommes, et quelquefois sa volonté mystérieuse est de rendre fécond ce qui paraissait stérile.

Quant à Louis Blanc, c’est un devoir pour nous de prendre acte de son rôle dans cette courte et mémorable phase révolutionnaire que nous venons de traverser. L’histoire ne s’arrête jamais, et chaque note fournie par les contemporains lui servira dans l’avenir. Il n’est rien d’insignifiant pour elle, et, lorsqu’un grand trouble, une grande confusion emportent les événements dans un tourbillon d’appréciations contradictoires, il est bon qu’une parole calme résume les émotions de la veille et les soumette à la discussion du lendemain.

Sans daigner faire aucune attention à la valeur des travaux de la commission du Luxembourg ; sans tenir compte de la grandeur de l’intention première, du dévouement des hommes qui ont consenti à risquer leur popularité dans un essai terrible ; sans respect pour le nom, le caractère, l’intelligence, le courage et la foi de ceux qui, de part et d’autre, travailleurs de la pensée et travailleurs de l’industrie, se sont associés pour une recherche à la fois ardente et sérieuse des moyens de salut public, l’esprit conservateur s’est élevé contre un seul point de détail, dont il s’est fait, contre Louis Blanc personnellement, une arme toute personnelle. On n’était pas d’abord courageux au point d’insulter les délégués du Luxembourg, dépositaires présumés de la pensée, ou tout au moins ; de l’aspiration des masses. On a même, dans les premiers jours, admiré et béni prudemment le jeune révolutionnaire socialiste qui assumait sur lui et sur quelques amis dévoués tous les dangers de la première rencontre avec la souffrance et la colère de ces masses lasses de souffrir, exigeantes, impérieuses, presque égarées par la croyance que l’application immédiate de la vérité sociale était dans le creux de la main du gouvernement provisoire.

Puis on s’est aperçu d’un fait auquel on n’avait jamais voulu croire avant février : c’est qu’il n’y avait rien de bon,, de généreux, de confiant, de sympathique et de disciplinable comme ces barbares dont on avait tant prédit l’invasion désastreuse. Peu à peu on s’est rassuré en voyant qu’à la parole de Louis Blanc, en face du travail sincère et consciencieux de la commission, ces sans-culottes effrénés ouvraient leur esprit et leur cœur à une explication fraternelle. Alors on s’est inquiété dans un autre sens. On s’est dit que les barbares pourraient bien être plus civilisés qu’on ne l’était soi-même, et que leurs idées menaçaient les privilèges et les abus du passé plus que toutes les barricades de février. On s’est évertué à les paralyser, à les concentrer, à les isoler dans l’enceinte de la Chambre des pairs, et un réseau d’insinuations perfides, de lâches et stupides calomnies s’est étendu autour du prétendu sanctuaire où trônait, disait-on, la personnalité d’une secte dangereuse, affiliée à des sectes exterminatrices.

Il faut dire par quelles énormes fautes, par quelles menaçantes utopies, par quels principes incendiaires le Luxembourg avait donné prise à cette rage de peur. D’abord, dans la pressante nécessité d’organiser la délégation, pour ainsi dire séance tenante, on s’en était remis à l’arbitrage du sort. Il en résulta qu’en effet les corporations ne se trouvèrent pas représentées d’une manière assez régulière, et que le mandat des délégués ne fut ni assez significatif, ni assez appuyé par la majorité des ouvriers de Paris. Ce fut un inconvénient grave sans doute, car on l’exploita bientôt auprès d’un grand nombre d’ouvriers de Paris, pour les détacher de toute solidarité de vœux et d’intérêts avec les délégués du Luxembourg.

Cette faute, qui paraît avoir été inévitable sous la pression des circonstances, nous la regardâmes comme un malheur ; la bourgeoisie conservatrice la regarda comme un bienfait du sort, car elle en fit aussitôt un crime, et, en peu de jours, on murmura de tous côtés à l’oreille des travailleurs dépendants, comme à celle des travailleurs fiers et jaloux de leur liberté d’opinion : « Vous voyez qu’on se passe fort bien de vous au Luxembourg, et qu’on va décider là de votre sort sans vous consulter. On enrégimente, sous le titre de délégués, une bande de pédants en blouse dont on va faire des fanatiques. On leur prêche des doctrines auxquelles vous ne comprenez rien, et dont le résultat sera, un beau matin, de vous faire tous passer, bon gré, mal gré, sous le niveau du communisme immédiat. Veillez et priez, car le cataclysme est imminent. On vous dépouillera de vos biens et on brisera vos affections. Nul de vous n’aura le droit de posséder son bourgeron et sa casquette ; et, quant à vos femmes et à vos filles… nous ne vous en disons pas davantage. »

C’était bien assez, en effet, pour jeter le trouble dans beaucoup d’esprits naïfs, tout nouveaux dans l’examen des idées, et incapables de se défendre des terreurs morales qu’un ébranlement soudain de la société produit toujours dans les masses. Qu’on ne nous dise pas que nous prêtons à la caste conservatrice des insinuations dont le peuple n’avait pas besoin pour trembler devant un fantôme. Le peuple est crédule, à Paris surtout, où il a l’imagination vive et impressionnable ; mais il faut que l’on invente quelque gros mensonge pour que la crainte lui vienne au cœur, car il a, au plus haut point, le courage physique et moral quand on le laisse à ses propres instincts. D’ailleurs, nous avons vu et entendu plus de cent fois ces missionnaires de l’épouvante, bien et dûment vêtus en bourgeois sous un petit essai de déguisement prolétaire, s’installant au milieu des groupes, et prêchant, en de certains jours, l’extermination des socialistes. La plupart du temps, craignant de passer auprès du peuple pour des agents provocateurs, ou de trouver par hasard devant eux quelque socialiste véritable qui les fit rougir de leurs calomnies, ils procédaient par le sarcasme, et Dieu sait qu’ils avaient peu d’esprit et de gaieté ; à cela seul, on voyait qu’ils n’étaient pas du peuple, car le sel conservateur est essentiellement lourd, et ne peut jamais arriver à l’atticisme parisien du véritable prolétaire.

L’inconvénient du tirage au sort des délégués suffisamment exploité, on passa à la menaçante utopie du Luxembourg : l’égalité des salaires. Comme nous ne pensons pas que Louis Blanc ait besoin d’un avocat posant sa défense d’une manière systématique, et que nous le savons homme à défendre lui-même ses idées et ses tentatives sans le secours de personne, nous dirons franchement que, après examen, l’égalité des salaires nous paraît un essai nuisible au succès de l’organisation égalitaire du travail. Séduits d’abord par l’enthousiasme qui fit accepter dans plusieurs ateliers cette inspiration hardie du dévouement fraternel, c’est dans le peuple même que nous avons trouvé des objections désintéressées qui nous ont frappé par leur justesse. Le salaire nous paraissant, dans l’avenir, devoir être remplacé par la fonction, nous ne voyons pas que ce mal transitoire et inévitable du salaire puisse être transformé en instrument de progrès. C’est chercher le moyen dans l’obstacle le plus formidable, c’est attaquer l’édifice par sa base, au risque de le faire crouler sur tous ceux qu’il protège encore, bien qu’il les protège mal et qu’il soit nécessaire de les attirer prudemment vers un autre abri. C’est enfin rendre, quant à présent, le dévouement si absolu, si sublime, si impraticable à tout homme qui n’est pas un saint et un martyr volontaire, que le grand nombre risquerait de regarder, pour longtemps encore, le dévouement comme une chimère dans le présent, comme une menace dans l’avenir. C’est pour cela que nous avons entendu des ouvriers d’un grand cœur déplorer cette trop généreuse tentative.

— Je suis faible, disait l’un d’eux : un plus fort que moi travaillerait donc le double à ma place ? Eh bien, dans l’état de misère où se trouve encore le travailleur, il se tuerait pour moi, et mon propre besoin de dévouement me défend d’accepter l’excès d’un dévouement qui tuerait mon semblable.

Voilà, selon nous, la seule critique sérieuse et consciencieuse qui ait été faite de l’essai d’égalité dans les salaires ; car elle était faite au nom de la fraternité ; et ce n’est pas au principe de l’égoïsme qu’il nous serait possible de donner raison contre la théorie de Louis Blanc.

Mais Louis Blanc n’a jamais fait appel à l’égalité des salaires que comme à une ressource extrême pour trancher des rivalités passionnées, et les maîtres eux-mêmes reconnaissent que l’adoption de cette mesure transitoire les a sauvés d’une catastrophe imminente. Il y aurait donc aujourd’hui, de la part des intéressés, une noire ingratitude à persister à se plaindre des idées romanesques du Luxembourg. Pour peu qu’ils eussent étudié l’histoire, ils sauraient que, dans les grandes crises sociales, les idées ne suffisent pas, et doivent absolument se traduire en raisons de sentiment. On ne gouverne les nations que par l’émotion, et Louis Blanc l’a dit lui-même, il a dû chercher dans son cœur plus que dans son cerveau la parole d’enthousiasme qui pouvait seule gouverner la passion.

Rien de tout ce qu’on a imputé au fanatisme de Louis Blanc n’est vrai, et ne s’est traduit par des faits absolus. Il n’a jamais dit, il n’a jamais voulu que l’État se fit socialiste, à ce point de détruire, même dans un avenir éloigné, la liberté individuelle, l’initiative du génie ou de la force. Il n’a jamais rêvé une société où l’homme, cessant d’être exploité par l’homme, la conséquence inévitable de cette réparation due à la dignité humaine serait l’exploitation aveugle de tous les hommes par un principe sans intelligence et sans entrailles. On s’est servi, pour pousser son système, de conséquence en conséquence, jusqu’à l’absurde, d’un système de sophisme bien connu, et contre lequel le peuple devrait enfin être en garde aujourd’hui. Les uns l’ont fait par mauvaise foi, d’autres par ignorance, d’autres encore par suite de cette légèreté française qui aime mieux condamner en riant que d’examiner, au risque de subir la fatigue d’une heure d’attention.

Hélas ! il faut bien avouer que nous en sommes encore là en France ! Nous étions menacés d’être envahis et divisés par les sectes. Nous avons tous crié, au lendemain de la révolution : Point de sectes ! et nous avons eu raison de vouloir chercher l’unité partout, sans exclusion d’aucun élément sérieux. Mais nous sommes un peuple mobile et poussant vite à l’extrême les conquêtes de sa raison impétueuse. À force de chercher la vérité partout, il nous arrive bientôt de ne plus vouloir la chercher nulle part, et, pendant que nous perdons notre temps à critiquer les points contestables d’un ensemble d’idées, nous oublions de saisir les choses excellentes qui se trouvent à côté et que nos ennemis se hâtent d’empoisonner et de détruire. Oui, peuple, l’ennemi vient, et, sous tes yeux, il enchaîne et refoule les forces vives de ta cause. Et pourtant, tu ris comme un enfant que tues, charmé d’avoir échappé à un danger imaginaire, sans voir qu’un abîme s’ouvrait sous tes pieds, et que tes prétendus sauveurs essayaient de t’y faire tomber tout doucement. Ah ! que de grandeur, que de courage, que de bonté, d’honneur et d’intelligence gaspillés sur la route du progrès, par ce grand prodigue, par ce héros des nations qui s’appelle la France !

Mais voici le moment d’être calme et d’examiner la justice de la cause. Tous les socialistes factieux sont en prison. La garde nationale bourgeoise veille, personne n’a plus peur, j’espère. Il serait possible de jeter un coup d’œil sur l’ensemble des travaux du Luxembourg sans craindre d’évoquer le spectre effrayant du communisme. Le rapport de ces projets de législation pour les travailleurs a été publié par plusieurs journaux dans les premiers jours de ce mois.

À cette époque, nous avions commencé un examen des idées émises jusque-là par Louis Blanc. En lisant ce rapport, nous crûmes devoir nous abstenir ; car le rapport lui-même répondait à toutes les objections, et les esprits les plus prévenus n’avaient qu’à en prendre connaissance pour abjurer toute hostilité et cesser toute interprétation infidèle. Mais la mauvaise foi ou l’entêtement ne tiennent compte de rien. Le rapport passa, sinon inaperçu, du moins sans discussion sérieuse. Le peuple n’eut pas le loisir de le lire, apparemment, et d’ailleurs le peuple n’est pas ergoteur. Il profite et se tait en attendant qu’il agisse.

Un simple aperçu des projets de la commission du Luxembourg suffirait pourtant pour démontrer aux esprits sincères que les idées de Louis Blanc, sur la situation, sont immédiatement praticables, et qu’elles offrent la solution la plus simple, la plus facile et la plus équitable du terrible problème de la misère.

Il ne s’agit ici ni de l’égalité des salaires (question purement accidentelle), ni de l’absorption de la propriété individuelle au profit de l’État. La commission développe simplement un projet dé colonies agricoles et industrielles et propose la création d’entrepôts publics de marchandises.

Il ne manque en France ni de landes à défricher, ni d’étangs à dessécher, ni de terrains marécageux à assainir. La population est mal répartie sur le territoire. Les campagnes manquent de bras, les villes en ont trop. Là est la principale cause du désordre dans la production et dans la consommation. Personne n’en doute aujourd’hui.

Or, voici l’utopie de Louis Blanc :

Il demande que, dans chaque département, l’État fonde une colonie instituée sous le régime de l’association, où l’on obtiendra non seulement des produits agricoles, mais aussi des objets de première nécessité ; où il y aura des forgerons, des tailleurs, des cordonniers, des bourreliers, etc., en même temps que des cultivateurs.

L’État pourra alors remplir sa fonction sociale, c’est-à-dire intervenir en protecteur pacifique partout où il y aura des droits à équilibrer, des intérêts à garantir, et placer tous les citoyens, membres de l’association, dans des conditions égales de développement moral, intellectuel et physique.

Dans ces colonies, les ouvriers sans ouvrage trouveraient un travail utile à la société et une existence assurée. Les orphelins, les vieillards et les infirmes y auraient de droit leur asile.

La commission ne s’est pas arrêtée seulement aux producteurs. Elle s’est aussi occupée des intérêts des consommateurs.

C’est le commerce qui se charge de distribuer les produits aux consommateurs, au moyen d’un tribut, souvent exorbitant, prélevé sur le producteur comme sur le consommateur. Livré au laissez faire, le commerce est une source d’abus sans nombre, de fraudes, de falsifications, de spéculations éhontées.

La commission proposait à l’État de réaliser, dans un but d’intérêt public, ce que l’association des capitalistes fait dans un but d’intérêt individuel, c’est-à-dire de créer de vastes entrepôts, d’immenses bazars, où, moyennant une légère remise, les fabricants déposeraient leurs marchandises, après qu’elles auraient été examinées quant à la qualité, expertisées quant au prix de revient. Les consommateurs viendraient s’approvisionner dans ces magasins à prix fixe, où l’on serait sûr de n’être point trompé.

Ajoutez à cet ensemble de mesures, la création d’une banque nationale industrielle et hypothécaire, qui émettrait des billets garantis par la valeur des marchandises déposées dans les magasins de l’État, et par la valeur des immeubles sur lesquels ils auraient un droit hypothécaire ; et vous aurez une idée sommaire des théories anarchiques ou romanesques de Louis Blanc et de la commission du Luxembourg.

Développer l’agriculture et la production des objets de première nécessité, en recevant, dans de vastes colonies agricoles, les ouvriers sans travail et leur famille ;

Rétablir la loyauté commerciale, diminuer le prix des objets de consommation en modifiant les relations commerciales, sans violenter aucune existence ;

Former, par le moyen des entrepôts (ce qui est déjà pratiqué dans plusieurs villes industrielles), une source de crédit aux industriels ;

Donner un instrument de travail à tous les travailleurs, procurer le signe du crédit à tous ceux qui possèdent un gage, immeuble ou marchandise ;

Voilà l’ensemble d’idées pratiques qui a soulevé tant d’orages, tant de méfiances et tant d’ingratitudes. Comme si toutes ces propositions étaient la fantaisie personnelle d’un seul homme ; comme si elles n’étaient pas toutes dans l’air que nous respirons depuis dix ans ; comme si, enfin, en les résumant et en les coordonnant, Louis Blanc les avait entachées de l’esprit de secte et rendues exorbitantes.

Eh bien, la commission de l’Assemblée nationale sera forcée de chercher dans ces mêmes mesures la solution du problème de la misère qui menace, à l’heure qu’il est, le producteur, le consommateur, le spéculateur lui-même. Elle y arrivera, ou elle périra moralement. À quoi bon, alors, avoir inauguré ses premières décisions par une attitude hostile envers le socialisme pratique du Luxembourg ? Pourquoi, d’avance, avoir semé dans la population tant de calomnies monstrueuses et ridicules ? — Mais Louis Blanc a sur l’avenir, dites-vous, des idées plus hardies, et, si on le laissait faire, il ferait table rase. — Où prenez-vous cela ? qu’en savez-vous ? Et que vous importe l’idéal philosophique de chacun de nous ? De quel droit fouillez-vous maladroitement, et sans aucune intelligence, dans l’intelligence d’autrui ? Depuis quand, dans une époque de scepticisme comme celle-ci, et vis-à-vis d’une classe particulièrement sceptique comme la vôtre, faut-il faire, quant à la religion de l’âme, une profession de foi qui soit identique à la vôtre, c’est-à-dire à une négation de toute croyance ? L’incrédulité intolérante ! Voilà une singulière conséquence donnée à l’esprit du xviiie siècle. Vous ne jugez pas les hommes par leurs actes, par leurs travaux ; vous n’en trouvez pas le temps, vous ne sauriez vous en donner la peine. Il est bien plus tôt fait de les mettre au ban de votre propre opinion, en les taxant de cacher au fond de leur pensée telle ou telle fantastique conséquence d’une prétendue doctrine dont vous êtes les auteurs, vous seuls.

1er juin 1848.